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Jamin Jean. Anthropologie fin de siècle. In: L'Homme, 1997, tome 37 n°143. pp. 165-178.
doi : 10.3406/hom.1997.370311
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1997_num_37_143_370311
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Les fins de siècle — bien plus, et par définition rares, les fins de mil
lénaire — se prêtent à des rhétoriques du salut avec leur poids de repentirs
ou d'expiations, de rejets ou d'attentes, de réformes ou de renouveaux,
comme si la remise à zéro du compteur de millésimes ne pouvait que provoquer
une implosion de l'histoire. Apocalypse now.
La première séquence du film éponyme de Francis Ford Coppola — libre trans
position d'une longue nouvelle de Joseph Conrad publiée lors d'une précédente fin
de siècle1 — fait entendre le poète et chanteur de rock Jim Morrison psalmodiant
This is the end... sur des harmonies modales que viennent fouetter à intervalles
réguliers, en surimposition de la bande-son, des bruits crescendo et diminuendo de
pales d'hélicoptère. Un Marlow rebaptisé pour la circonstance capitaine Willard, à
Marlow, murmure ces paroles dans un dernier soupir : The horror, the horror..., qu'à
son retour en Europe ce même Marlow rapportera à la fiancée de Kurtz, non pas telles
quelles mais traduites, trahies, alors réduites à un seul vocable : son nom à elle.
Mensonge ! À peine dénoué, le bandeau devient un bâillon. The End of the Tether4.
Voilà donc posés pêle-mêle les éléments d'un décor fin de siècle. Voyons à
présent sur quelle scène et suivant quel ressort dramatique peut se jouer l'avenir,
en l'occurrence le futur d'une science de l'homme, puisque, à lire la récente livrai
sondu Débat citée en référence5, c'est bien de cela qu'il s'agit. Sur la couverture
de la revue, en grand corps et caractères gras, apparaît la question : « Quel avenir
pour l'anthropologie ? » The Rescue6.
Les historiens des religions connaissent bien ces phénomènes « fins de siècle »,
annonciatrices d'une possible fin des temps comme d'une possible renaissance. La
notion même de millénarisme n'a, du reste, pas d'autre origine : l'attente d'un nou
veau millénaire de justice et de bonheur où s'établirait une coïncidence entre l'Esprit
Saint et l'esprit humain, tel un retour à un Âge d'Or. La théologie de l'histoire ne ces
sera toutefois d'osciller entre le Dies Irae de saint Augustin et le Millenium de
Joachim de Flore, entre le pessimisme eschatologique et l'optimisme millénariste7.
Claude Carozzi et Huguette Taviani-Carozzi8 remarquent que ces obsessions, inquié
tudeset terreurs venues d'un autre âge — symbolisé, mettons, par l'An Mil — , ont
continûment hanté la conscience occidentale au point de périodiquement réapparaître
soit sous leurs formes purement religieuses, soit sous des formes détournées, déri
vées, en un mot : laïques. Le social, le culturel, le politique n'en ont pas été préservés,
on le sait9. Pas plus d'ailleurs que l'histoire des sciences proprement dite — pourtant
4. Allusion à une autre longue nouvelle de J. Conrad, écrite et publiée trois ans après Au cœur des
ténèbres, traduite en français sous le titre Au bout du rouleau, Paris, Gallimard, 1931 et Paris,
Gallimard, 1985 (« Bibliothèque de la Pléiade »).
5. On peut s'étonner que Le Débat, revue dont on attend naturellement qu'elle ouvre ses colonnes à
des débats de pensée et de société, ait fait suivre l'article de Catherine Coquery-Vidrovitch d'une
contribution un peu scolaire de Luc de Heush (qui, lui, plaide pour « maintenir l'anthropologie »),
écrite trois ans plus tôt et déjà publiée, sous ce titre, dans Social Anthropology (oct. 1993, 3, 1 : 247-
264). De sorte qu'on ne sait ni où ni quand se situe le « débat », pas plus qu'on ne sait qui répond
vraiment à qui, les auteurs ne faisant nullement référence à l'un non plus qu'à l'autre. À moins de
supposer qu'il s'agisse là d'un parti pris editorial visant à mettre en scène et en page les idées que
Catherine Coquery-Vidrovitch entend défendre, à savoir que l'anthropologie ne peut se maintenir
qu'à l'imparfait ! Notons que c'est une bien curieuse façon de mener le débat quand ses protagon
istes sont ainsi sortis d'espaces-temps différents !
6. Pour reprendre, là encore, un titre d'un roman de Conrad écrit en 1919 et traduit en français en
1936 : La Rescousse, Paris, Gallimard.
7. Voir à ce propos, outre l'ouvrage classique de Norman Cohn, Les fanatiques de l'Apocalypse, Paris,
Payot, 1962 (1957 pour l'édition originale anglaise), l'anthologie réunie, traduite et présentée par C.
Carozzi et H. Taviani-Carozzi, La fin des temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris, Stock,
1982 (préface de Georges Duby), ainsi que l'ouvrage de synthèse de Wilhelm E. Mühlmann,
Messianismes révolutionnaires du tiers-monde, Paris, Gallimard, 1968 (« Bibliothèque des Sciences
humaines ») (édition originale allemande : 1961), notamment la seconde partie qui porte sur l'ana
lysecomparative du millénarisme : 175-361.
8. Op. cit. : 235 sq.
9. Voir, entre autres, l'ouvrage au titre évocateur de Carl E. Schorske, Vienne fin de siècle, Paris, Le
Seuil, 1983 (1961 pour l'édition originale américaine), qui s'appuie sur cet aphorisme de Hugo von
Hofmannsthal : « Vienne, cette monstrueuse résidence d'un roi déjà mort et d'un dieu encore à naître ».
On peut aussi évoquer, bien sûr, le livre d'Oswald Spengler, Le déclin de l'Occident (1918) qui, bien
que traduit en français trente ans plus tard (Paris, Gallimard, 1948), eut un retentissement considérable.
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D'abord, on peut y reconnaître le thème de l'Âge d'Or, un âge d'or que l'anthr
opologie aurait connu dès le milieu des années 50, au moment où ses approches,
méthodes et analyses semblaient iriser l'ensemble des sciences sociales et
humaines, amenant celles-ci à découvrir et à donner sens à d'autres mondes
10. F. Zonabend, La presqu'île au nucléaire, Paris, Odile Jacob, 1989.
11. T. Pavel, Le mirage linguistique. Essai sur la modernisation intellectuelle, Paris, Éditions de Minuit,
1988 : 22.
Anthropologie fin de siècle 169
12. C. Lévi-Strauss & J. Pouillon, « Entretien avec L'Âne sur L'Homme », L'Âne, janv.-févr. 1985,
20 : 1-IV (propos recueillis par Alain Grosrichard et Judith Miller).
13. Le sous-titre de cette revue est on ne peut plus explicite : Revue trimestrielle d'histoire, géographie,
sociologie et économie des campagnes.
14. L'ouvrage célèbre de M.-C. et E. Ortigues, Œdipe africain (Paris, Pion, 1966 ; 2e éd. : Paris, UGE,
1973 ; 3e éd. : Paris, L'Harmattan, 1984), témoigne de la fécondité des recherches pluridiscipli
naires qui ont été menées dans le cadre de cette école.
15. D'autres exemples pourraient être cités, tel celui des centres Orstom où se rencontraient sur le ter
rain — et souvent étaient amenés à y coopérer — des anthropologues, sociologues, économistes,
démographes, etc. Ou encore celui des « Recherches coopératives sur programmes » mises en place
par le Cnrs dès 1963, c'est-à-dire des recherches portant sur la définition et l'étude de problèmes
envisagés sous l'angle de différentes disciplines et abordés simultanément par des techniques mult
iples et par plusieurs laboratoires.
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succès d'estime et d'audience que connut Tristes tropiques dès sa parution a gran
dement contribué à faire connaître l'anthropologie auprès d'un large public, à
accroître, disons, son image de marque, voire à faire naître des vocations, il a pu
masquer l'apport théorique des Structures élémentaires de la parenté ou du moins
retarder l'appréciation de cet apport. Malgré la recension enthousiaste de Simone
de Beauvoir dans Les Temps Modernes, cet ouvrage, publié quelques années plus
tôt, ne sera guère lu en dehors d'un cercle très restreint d'anthropologues 17 (il fau
dra, en fait, attendre la seconde édition en 1966 pour que cet apport soit estimé à
sa juste valeur... et, surtout, largement reconnu).
Faute, sans doute, de s'être suffisamment interrogée sur l'histoire même de
l'anthropologie (ne serait-elle que française) et sur son contexte institutionnel
— évoqué ici d'une manière terriblement expéditive — , Catherine Coquery-
Vidrovitch en arrive à commettre des erreurs d'appréciation de taille, comme
celle-ci, par exemple, qui voit dans le journal de route de Michel Leiris, L'Afrique
fantôme n, « un des textes fondateurs de l'ethnologie culturelle africaniste fran
çaise » (p. 116), alors que les pairs et maîtres de celui-ci, tant Marcel Griaule que
Marcel Mauss, y virent plutôt un ouvrage de nature à desservir les intérêts de
l'ethnologie naissante et à compromettre de futures enquêtes de terrain !
20. B. Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1967 (1922 pour l'édi
tion originale anglaise) : 52.
21. Voir Jean Jamin, « L'histoire de l'ethnologie est-elle une histoire comme les autres ? », Revue de
Synthèse, juil.-déc. 1988, 3-4 : 469-483.
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22. F. Héritier, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l'inceste, Paris, Odile Jacob, 1994 et
Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996 ; M. Godelier, L'énigme
du don, Paris, Fayard, 1996 ; B. Juillerat, L'avènement du père. Rite, représentation, fantasme
dans un culte mélanésien, Paris, CNRS/Maison des Sciences de l'Homme, 1995 (« Chemins de
l'ethnologie ») ; J.-L. Jamard, Anthropologies françaises en perspective. Presque-sciences et autres
histoires, Paris, Éditions Kimé, 1993 (« Anthropologies ») ; F. Zimmermann, Enquête sur la
parenté, Paris, puf, 1993 et Généalogie des médecines douces, Paris, PUF, 1995 (« Ethnologies »).
23. R. H. Lowie, Histoire de l'ethnologie classique. Des origines à la 2e guerre mondiale, Paris, Payot,
1971 (« Petite Bibliothèque Payot ») : 179.
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En fin de compte, c'est par « frilosité » ou par « crainte de voir leur objet leur
échapper » que les anthropologues seraient amenés à camper fermement sur leurs
positions : aires ou isolats culturels qui, se rétrécissant comme une peau de chagrin,
les placeraient en danger constant d'induction, et leur feraient plus que jamais courir
le risque de prendre la partie pour le tout, le détail pour l'ensemble (p. 124). Mais
cette erreur de jugement que Catherine Coquery-Vidrovitch semble plus que
craindre pour notre discipline, et qui serait en partie provoquée par un « réflexe
défensif » — assimilable en réalité à une forme de conservatisme — , fait partie de
ces audaces épistémologiques qui ont marqué les fondements de l'ethnologie et
confirmé son originalité. Il constitue même l'un des vecteurs de toute recherche
anthropologique qu'en leur temps Robert Hertz puis Marcel Mauss avaient déjà
tracé : considérer chaque société, chaque culture « comme un universel concret ». La
partie dit bien quelque chose du tout. Point sur lequel Marc Auge n'a pas manqué de
revenir en levant cette confusion souvent faite — Catherine Coquery-Vidrovitch n'y
échappe pas — entre l'objet empirique et l'objet intellectuel de la discipline : « Le
but de l'anthropologie », écrit-il, « n'est pas de décrire les sociétés mais de les étu
dier : que la description soit le moyen de l'étude ne signifie pas qu'elle en soit la fin.
Que peut-on étudier dans une société, en dernière analyse, sinon des modalités
particulières d'institution, de fonctionnement, d'expression du social ? »25
D'un autre côté, le déficit d'exotisme que Catherine Coquery-Vidrovitch croit
déceler dans le champ de la discipline, ainsi que les perturbations de tous ordres
liées aux indépendances des anciennes colonies, auraient conduit nombre d'anthro
pologues « à se replier sur l'Hexagone ». Cette expression, souvent entendue, sou
vent reprise, est on ne peut plus irritante, non seulement à cause de son aspect
ligne Maginot mais en raison de l'ignorance qu'elle manifeste au sujet de la
construction historique de l'objet en anthropologie. Depuis les Idéologues du
Consulat — je pense l'avoir établi26 — , le « primitif», l'exotique, a toujours été
24. C. Lévi-Strauss, « Philosophie et anthropologie », entretien avec Les Cahiers de Philosophie, 1966, 1 : 55.
25. M. Auge, Symbole, fonction, histoire. Les interrogations de l'anthropologie, Paris, Hachette, 1979
(« L'esprit critique ») : 168.
26. Voir Jean Copans & Jean Jamin, Aux origines de l'anthropologie française. Les mémoires de la
Société des observateurs de l'Homme en l'an VIII, Paris, Jean-Michel Place, 1994 (« Les Cahiers de
Gradhiva ») ; J. Jamin, « Les objets ethnographiques sont-ils des choses perdues ? », in Jacques
Hainard & Roland Kaehr, eds., Temps perdu, temps retrouvé. Voir les choses dupasse au présent,
Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 1985 : 51-74.
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29. Auge, op. cit., 1994 : 81-126, et la recension par Marc Abélès de ce livre dans L'Homme, avr.-juin
1995,138:151-153.
30. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938 : 13.
31. Pavel, op. cit. : 22 (cf. n. 11)..
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des anthropologues] exorcise la peur de devoir les affronter, rassure les âmes
vacillantes, coule dans le béton leur caractère incertain, précaire, aventureux, bref
ce qui précisément dans une autre rhétorique aboutirait à les rendre séduisants,
voire irrésistibles ».