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Jean Jamin

Anthropologie fin de siècle


In: L'Homme, 1997, tome 37 n°143. pp. 165-178.

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Jamin Jean. Anthropologie fin de siècle. In: L'Homme, 1997, tome 37 n°143. pp. 165-178.

doi : 10.3406/hom.1997.370311

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1997_num_37_143_370311
En question

Jean Jamin

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Elias Canetti, Le territoire de l'homme.

Les fins de siècle — bien plus, et par définition rares, les fins de mil
lénaire — se prêtent à des rhétoriques du salut avec leur poids de repentirs
ou d'expiations, de rejets ou d'attentes, de réformes ou de renouveaux,
comme si la remise à zéro du compteur de millésimes ne pouvait que provoquer
une implosion de l'histoire. Apocalypse now.
La première séquence du film éponyme de Francis Ford Coppola — libre trans
position d'une longue nouvelle de Joseph Conrad publiée lors d'une précédente fin
de siècle1 — fait entendre le poète et chanteur de rock Jim Morrison psalmodiant
This is the end... sur des harmonies modales que viennent fouetter à intervalles
réguliers, en surimposition de la bande-son, des bruits crescendo et diminuendo de
pales d'hélicoptère. Un Marlow rebaptisé pour la circonstance capitaine Willard, à

* À propos de — et en réponse à — Catherine Coquery- Vidro vitch, « L'anthropologie ou la mort


du phénix ? », Le Débat. Histoire, politique, société, mai-août 1996, 90 : 114-128.
1. J. Conrad, Heart of Darkness, Blackwood's Magazine, London, février — mars — avril 1899.
Trad, franc. : Cœur des ténèbres, Paris, Gallimard, 1925 ; Au cœur des ténèbres, Paris, Aubier, 1980
(« Collection bilingue ») ; Au cœur des ténèbres, Paris, Gallimard, 1985 (« Bibliothèque de la
Pléiade »). Le film Apocalypse now a été réalisé en 1979, sur un scénario de John Millus et Francis
Ford Coppola, avec Martin Sheen dans le rôle de Willard et Marlon Brando dans celui de Kurtz.

L'Homme 143, juil.-sept. 1997, pp. 165-178.


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demi nu, alcoolisé, le corps noué - chairs congestionnées et muscles tétanisés à la


manière des figures de Francis Bacon — , brise du poing un miroir de la chambre
d'hôtel où il croupit, à Saigon, dans l'attente d'une mission. Heart of Darkness.
La nouvelle de Conrad avait pour théâtre une colonie d'Afrique noire, le film
de Coppola la guerre du Viêt-nam. Crise de la civilisation. Crise du regard sur les
autres civilisations. Le colon Kurtz, devenu colonel chez Coppola, à la recherche
duquel s'aventure Marlow-Willard en remontant un long fleuve à bord d'un cotre,
avait rédigé un mémoire destiné à une obscure « Société internationale pour la
suppression des coutumes indigènes », lequel se terminait par un post-scriptum
non moins obscur griffonné d'une écriture tremblante et dont on trouve un écho
étrange quelque quinze ans plus tard dans le journal d'ethnographe de Bronislaw
Malinowski2. Exterminate all the brutes.
Au cours de son périple, Marlow découvre, accrochée au mur d'un avant-poste
abandonné, une huile peinte par Kurtz, représentant une jeune femme vêtue d'une
toge au drapé antique, qui, brandissant une torche allumée, avance dans la nuit, les
yeux bandés. L'un des traits du génie filmique de Coppola est d'avoir voulu — je
présume — transposer cette peinture dans une scène, désormais célèbre, où
Willard, accompagnant un bataillon héliporté de marines, assiste en spectateur
hagard à l'attaque d'un village côtier vietnamien pris sous le feu croisé des balles
de mitrailleuse, des tirs de roquette et des flambées de napalm, le tout au son de la
Chevauchée des Walkyries que déversent à tue-tête (c'est le cas de le dire) les haut-
parleurs des hélicoptères américains. Étonnante dramaturgie de la civilisation occi
dentale qui, portant à tâtons ou à coups de crosse ses lumières — toutes ses
lumières, armes, cuivres et voix mêlés — , ne laisse qu'ombre, désolation et « déna-
turation » derrière elle. C'était, déjà, le propos d'Octave Mirbeau, autre auteur fin
de siècle, qui voyait chez les Européens des « sauvages pires que ceux de
l'Australie » et dans le jardin des supplices chinois autant une résistance à la banal
isation occidentale de la mort que le lieu, révélateur, de la pire cruauté humaine3.
Au cœur des ténèbres donc — qui sont aussi les ténèbres du cœur. En désobéissant
à Wotan, la Walkyrie Brünnhilde, punie de sommeil éternel sur un rocher encerclé de
flammes, annonce la fin du règne des dieux et le commencement des passions
humaines qui se révéleront aussi sombres qu'étaient impénétrables les voies des dieux...
Kurtz, en coupant toute communication avec la compagnie d'exploitation de l'ivoire
qui l'emploie (ou, dans le film de Coppola, avec l'armée américaine), personnifie la fin
de la civilisation conquérante, soi-disant porteuse de progrès, et annonce une ère de
soupçons, de mensonges et d'horreurs. La barbarie ne sera jamais qu'à visage humain,
quel que soit le Siegfried qui éveillera Brünnhilde ou le Marlow qui dénouera le ban
deau de la jeune femme au drapé antique. Malade, mourant, Kurtz, enfin rejoint par

2. Voir B. Malinowski, Journal d'ethnographe, Paris, Le Seuil (« Recherches anthropologiques »),


1985 [1967 pour l'édition originale anglaise] : 83. « En général, mon sentiment envers les indigènes
tend décidément à : " Qu 'on extermine les brutes ! " » Ce n'est pas la seule référence à Conrad et à
Heart of Darkness que l'on trouve dans ce Journal. Je renvoie, sur ce point précis, à la pénétrante
étude de James Clifford : « De la construction ethnographique d'un soi : Conrad et Malinowski » ,
chapitre de son ouvrage Malaise dans la culture. L'ethnographie, la littérature et l'art au XXe siècle,
Paris, Énsb-a, 1996 : 97-116 (1988 pour l'édition originale américaine).
3. O. Mirbeau, Le jardin des supplices, Paris, Fasquelle, 1899, et Paris, Gallimard, 1991, pour l'édi
tioncritique établie par Michel Delon (« Folio ») : 122 sq.
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Marlow, murmure ces paroles dans un dernier soupir : The horror, the horror..., qu'à
son retour en Europe ce même Marlow rapportera à la fiancée de Kurtz, non pas telles
quelles mais traduites, trahies, alors réduites à un seul vocable : son nom à elle.
Mensonge ! À peine dénoué, le bandeau devient un bâillon. The End of the Tether4.
Voilà donc posés pêle-mêle les éléments d'un décor fin de siècle. Voyons à
présent sur quelle scène et suivant quel ressort dramatique peut se jouer l'avenir,
en l'occurrence le futur d'une science de l'homme, puisque, à lire la récente livrai
sondu Débat citée en référence5, c'est bien de cela qu'il s'agit. Sur la couverture
de la revue, en grand corps et caractères gras, apparaît la question : « Quel avenir
pour l'anthropologie ? » The Rescue6.

Les historiens des religions connaissent bien ces phénomènes « fins de siècle »,
annonciatrices d'une possible fin des temps comme d'une possible renaissance. La
notion même de millénarisme n'a, du reste, pas d'autre origine : l'attente d'un nou
veau millénaire de justice et de bonheur où s'établirait une coïncidence entre l'Esprit
Saint et l'esprit humain, tel un retour à un Âge d'Or. La théologie de l'histoire ne ces
sera toutefois d'osciller entre le Dies Irae de saint Augustin et le Millenium de
Joachim de Flore, entre le pessimisme eschatologique et l'optimisme millénariste7.
Claude Carozzi et Huguette Taviani-Carozzi8 remarquent que ces obsessions, inquié
tudeset terreurs venues d'un autre âge — symbolisé, mettons, par l'An Mil — , ont
continûment hanté la conscience occidentale au point de périodiquement réapparaître
soit sous leurs formes purement religieuses, soit sous des formes détournées, déri
vées, en un mot : laïques. Le social, le culturel, le politique n'en ont pas été préservés,
on le sait9. Pas plus d'ailleurs que l'histoire des sciences proprement dite — pourtant

4. Allusion à une autre longue nouvelle de J. Conrad, écrite et publiée trois ans après Au cœur des
ténèbres, traduite en français sous le titre Au bout du rouleau, Paris, Gallimard, 1931 et Paris,
Gallimard, 1985 (« Bibliothèque de la Pléiade »).
5. On peut s'étonner que Le Débat, revue dont on attend naturellement qu'elle ouvre ses colonnes à
des débats de pensée et de société, ait fait suivre l'article de Catherine Coquery-Vidrovitch d'une
contribution un peu scolaire de Luc de Heush (qui, lui, plaide pour « maintenir l'anthropologie »),
écrite trois ans plus tôt et déjà publiée, sous ce titre, dans Social Anthropology (oct. 1993, 3, 1 : 247-
264). De sorte qu'on ne sait ni où ni quand se situe le « débat », pas plus qu'on ne sait qui répond
vraiment à qui, les auteurs ne faisant nullement référence à l'un non plus qu'à l'autre. À moins de
supposer qu'il s'agisse là d'un parti pris editorial visant à mettre en scène et en page les idées que
Catherine Coquery-Vidrovitch entend défendre, à savoir que l'anthropologie ne peut se maintenir
qu'à l'imparfait ! Notons que c'est une bien curieuse façon de mener le débat quand ses protagon
istes sont ainsi sortis d'espaces-temps différents !
6. Pour reprendre, là encore, un titre d'un roman de Conrad écrit en 1919 et traduit en français en
1936 : La Rescousse, Paris, Gallimard.
7. Voir à ce propos, outre l'ouvrage classique de Norman Cohn, Les fanatiques de l'Apocalypse, Paris,
Payot, 1962 (1957 pour l'édition originale anglaise), l'anthologie réunie, traduite et présentée par C.
Carozzi et H. Taviani-Carozzi, La fin des temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris, Stock,
1982 (préface de Georges Duby), ainsi que l'ouvrage de synthèse de Wilhelm E. Mühlmann,
Messianismes révolutionnaires du tiers-monde, Paris, Gallimard, 1968 (« Bibliothèque des Sciences
humaines ») (édition originale allemande : 1961), notamment la seconde partie qui porte sur l'ana
lysecomparative du millénarisme : 175-361.
8. Op. cit. : 235 sq.
9. Voir, entre autres, l'ouvrage au titre évocateur de Carl E. Schorske, Vienne fin de siècle, Paris, Le
Seuil, 1983 (1961 pour l'édition originale américaine), qui s'appuie sur cet aphorisme de Hugo von
Hofmannsthal : « Vienne, cette monstrueuse résidence d'un roi déjà mort et d'un dieu encore à naître ».
On peut aussi évoquer, bien sûr, le livre d'Oswald Spengler, Le déclin de l'Occident (1918) qui, bien
que traduit en français trente ans plus tard (Paris, Gallimard, 1948), eut un retentissement considérable.
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terreau de la rationalité — dont les représentations sont parfois soumises à un effet de


grossissement, alternativement monstrueux ou merveilleux, dû à cette optique millé
nariste : le cataclysme ou l'eudémonisme, mettons le nucléaire d'un côté, l'informa
tique de l'autre ! N'empêche que les ordinateurs peuvent être infectés par des virus ou
se rebeller contre leurs concepteurs, tel celui du film de Stanley Kubrick, 2001
l'Odyssée de l'espace, qui propulse l'un des héros vers un autre espace-temps d'où il
réapparaît sous la forme d'un fœtus astral renvoyé vers la terre... N'empêche
— comme l'a montré Françoise Zonabend10 — que l'utilisation d'une technologie
nucléaire, nécessairement de pointe tout en étant (parce que ?) à haut risque, n'exclut
pas de faire bon ménage avec une pensée qu'on appelle sauvage...
Il n'est pas nécessaire de multiplier ici les exemples des dérives et déraisons
que l'on prête à la science, ni de dresser le catalogue des illusions et aspirations
qu'elle fait naître. Sans aller jusqu'à ces peurs, attentes et scénarios extrêmes, sou
vent caricaturaux, mais dont l'efficacité dramatique est réelle (au point d'avoir
nourri maints ouvrages ou films expressément dits de science-fiction), observons
que les chercheurs eux-mêmes (ou, d'une façon générale, les intellectuels) ne sont
pas immunisés contre le syndrome prophétique ou eschatologique, que ce soit par
rapport à leur propre discipline ou par rapport à des disciplines connexes.
Quelques-uns ne manquent pas de prédire une « défaite de la pensée », d'autres
une « crise de la rationalité », d'autres encore n'hésitent pas à employer ce que
Thomas Pavel nomme une « rhétorique de la fin », laquelle équivaut à prononcer,
de l'intérieur ou de l'extérieur, un arrêt de mort symbolique des disciplines en
question, « à tracer leur fin narrative, fin qui, elle, doit bien témoigner de l'inévi
tableavènement d'un nouveau régime. . . » disciplinaire11.
Ainsi, dans la récente livraison du Débat, une historienne, connue pour ses
importants travaux sur l'Afrique noire — et s 'identifiant peut-être à la Clara de
Mirbeau — , en vient-elle à nous entraîner dans le jardin des supplices anthropolo
giques et à présager la fin de cette discipline dès le titre de son article, un titre
qu'atténue, certes, le point d'interrogation final, mais dont j'avoue que la logique
m'échappe : d'un strict point de vue mythographique, la question de la « mort du
phénix », utilisée ici comme métaphore, doit-elle se poser si l'on se rappelle que
l'oiseau fabuleux ne cesse de renaître de ses cendres ? C'est, assurément, le droit de
tout un chacun de produire des énoncés d'extinction ; encore faut-il qu'ils soient
fondés en raison. À la lecture de l'article de Catherine Coquery- Vidro vitch, on ne
peut manquer d'être surpris par l'emploi, volontaire ou non, de thèmes ou figures
qui paraissent directement empruntés à la rhétorique eschatologique, laquelle,
comme on le sait, n'est guère raisonnable, non plus, bien entendu, que rationnelle.

D'abord, on peut y reconnaître le thème de l'Âge d'Or, un âge d'or que l'anthr
opologie aurait connu dès le milieu des années 50, au moment où ses approches,
méthodes et analyses semblaient iriser l'ensemble des sciences sociales et
humaines, amenant celles-ci à découvrir et à donner sens à d'autres mondes
10. F. Zonabend, La presqu'île au nucléaire, Paris, Odile Jacob, 1989.
11. T. Pavel, Le mirage linguistique. Essai sur la modernisation intellectuelle, Paris, Éditions de Minuit,
1988 : 22.
Anthropologie fin de siècle 169

sociaux et culturels jusqu'alors laissés en marge de leurs préoccupations et object


ifs.Mais cela au prix d'une « désubstantivation » que l'anthropologie aurait fait
subir à nombre d'entre elles en leur réservant une fonction purement adjective :
anthropologie historique, économique, juridique, politique, etc.
Sans doute le trait est-il forcé, et surestimée la position hégémonique, supradisci-
plinaire, qu'aurait occupée (voulu occuper ?) l'anthropologie au tout début des
années 60. Reste que le jugement porté sur cette période (au cours de laquelle, c'est
vrai, l'anthropologie a connu une forte visibilité sociale et culturelle, jamais retrouvée
depuis) aurait nécessité d'être mieux fondé et plus nuancé. En fait — et en dépit de ce
qu'avance Catherine Coquery-Vidrovitch —, les anthropologues n'ont pas hésité à
s'associer à des chercheurs d'autres disciplines non seulement pour explorer leurs
domaines de prédilection (ce qu'on a désigné par l'expression « aires culturelles »),
mais aussi pour constituer leurs propres organes d'expression et de diffusion du
savoir (revues et collections d'ouvrages). Ce sont là des évidences historiques, insti
tutionnelles, que nombre d'entre nous connaissent bien pour les avoir vécues de près,
et ce sur un plan autre que formel. D'ailleurs, elles sont toujours visibles dans
1'« ours » des revues en question, mais semblent avoir échappé à Catherine Coquery-
Vidrovitch. Lors d'un entretien accordé en 1985 à la revue Z/Âne et auquel s'est joint
Jean Pouillon12, Claude Lévi-Strauss rappelle que, parmi les motifs qui ont présidé
à la fondation de ce qui allait devenir la première revue d'anthropologie française
— L'Homme —, l'un consista justement à ne pas séparer l'anthropologie des autres
sciences humaines ; bien au contraire, il fut délibérément convenu de faire ressortir
leur compénétration historique et épistémologique — ce (jui sera d'emblée concrét
isé par la présence, au comité directeur, d'un linguiste (Emile Benveniste) et d'un
géographe (Pierre Gourou). Fondés à peu près à la même époque par Georges
Balandier, les Cahiers d'études africaines convoquèrent historiens, linguistes,
sociologues, géographes et ethnologues dans leur comité de direction et dans leur
conseil de rédaction. Quant à la revue Études rurales, également créée en 1961 et
expressément consacrée aux sociétés paysannes, qu'elles soient européennes ou
exotiques, elle fut dirigée par un ethnologue, un historien et un géographe13. De son
côté, « sur le terrain », l'école dite de Farm, à Dakar, coiffait des recherches sur l'an
thropologie de la maladie, de la famille et de l'enfance, où se trouvaient associés des
médecins, ethnologues, psychologues, psychanalystes et philosophes14, et dont les
résultats furent, pour une large part, publiés dans la revue Psychopathologie afri
caine créée en 1965 par le psychiatre Henri Collomb15. Rappelons encore que, dès

12. C. Lévi-Strauss & J. Pouillon, « Entretien avec L'Âne sur L'Homme », L'Âne, janv.-févr. 1985,
20 : 1-IV (propos recueillis par Alain Grosrichard et Judith Miller).
13. Le sous-titre de cette revue est on ne peut plus explicite : Revue trimestrielle d'histoire, géographie,
sociologie et économie des campagnes.
14. L'ouvrage célèbre de M.-C. et E. Ortigues, Œdipe africain (Paris, Pion, 1966 ; 2e éd. : Paris, UGE,
1973 ; 3e éd. : Paris, L'Harmattan, 1984), témoigne de la fécondité des recherches pluridiscipli
naires qui ont été menées dans le cadre de cette école.
15. D'autres exemples pourraient être cités, tel celui des centres Orstom où se rencontraient sur le ter
rain — et souvent étaient amenés à y coopérer — des anthropologues, sociologues, économistes,
démographes, etc. Ou encore celui des « Recherches coopératives sur programmes » mises en place
par le Cnrs dès 1963, c'est-à-dire des recherches portant sur la définition et l'étude de problèmes
envisagés sous l'angle de différentes disciplines et abordés simultanément par des techniques mult
iples et par plusieurs laboratoires.
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l'acte de fondation institutionnelle de l'anthropologie en France en 1925 — pourtant


évoqué par Catherine Coquery-Vidrovitch (p. 1 15) — , la pluridisciplinarité que l'hi
storienne appelle de tous ses vœux à la fin de son article était déjà inscrite dans l'org
anigramme même de l'Institut d'ethnologie de l'Université de Paris, lequel fut dirigé,
et dont le programme fut défini, par un philosophe (Lucien Lévy-Bruhl), un socio
logue (Marcel Mauss) et un médecin militaire, anthropologue physique (Paul Rivet).
Bref, on est loin de ce « domaine réservé » auquel, selon Catherine Coquery-
Vidrovitch, les anthropologues de l'Âge d'Or auraient prétendu en rendant leur
champ d'études «plus ou moins inaccessible aux non-initiés » (p. 119) et en faisant
de leurs terrains, ou de ce qu'il en reste, de véritables « chasses gardées » (p. 121) !
Briinnhilde donc, toujours endormie...
En somme, je crains fort que l'auteur n'ait confondu rendement épistémolo-
gique et rendement médiatique de l'anthropologie. Si l'on se place dans sa pers
pective (laquelle s'attache expressément à examiner le rôle qu'a pu jouer cette dis
cipline dans l'ensemble de la société et dans les sciences humaines), il eût été
judicieux de scruter réellement son image de marque ou — dit plus crûment —
d'évaluer son effet de mode16, plutôt que de s'en remettre à des impressions ou des
souvenirs de lectures et d'inférer, à partir d'elles, l'existence d'une causalité de
type circulaire entre cet effet de mode et un soi-disant plein régime de scientificité
de la discipline — présupposé qui, évidemment, permet à l'auteur de dénicher des
arguments pour prouver ce qu'elle entend démontrer, à savoir qu'une baisse de
régime de l'anthropologie impliquerait qu'aujourd'hui elle soit passée de mode (et
inversement), mais qui l'empêche, bien entendu, de faire sérieusement la part des
choses... Se trouve écarté — du moins négligé — un problème pourtant bien
connu de l'histoire des sciences, qui consiste à s'interroger sur une éventuelle
interaction entre les stratégies discursives de légitimation d'une discipline, les
formes de sa réception sociale et les modes d'organisation rationnelle de son
savoir. Les unes ne sont pas nécessairement liées aux progrès, aux avancées théo
riques de ce savoir, pas plus que les autres ne sont déterminées seulement par son
niveau de conceptualisation. Toute science n'est pas forcément de circonstance, ni
toute discipline de millésime ! Ces stratégies discursives ou ces formes de récep
tionont même pu représenter des « obstacles épistémologiques » plutôt que des
« vecteurs épistémologiques » (pour reprendre ces formules de Gaston Bachelard).
Par exemple la publicité arrogante, qu'on appelait alors la « réclame », dont fut
entourée, de 1931 à 1934, la fameuse Mission Dakar-Djibouti était sans commune
mesure avec, mettons, le stade de maturation intellectuelle de l'anthropologie
française de l'époque, qui accusait un net retard par rapport aux pratiques et théo
ries des écoles anglaise ou américaine (ce retard ne sera comblé qu'après la fin de
la Seconde Guerre mondiale). De là à penser que cette médiatisation ait pu consti
tuer un frein au développement de l'anthropologie en France ou, à tout le moins,
provoquer une contraction de sa sphère d'échanges intellectuels... !
Sur un autre plan, il eût été intéressant de prendre en compte cette sorte d'effet-
écran que produit parfois la réception de certaines œuvres. Si, autre exemple, le
16. Tentative en partie réalisée par François Dosse (que notre auteur ne cite pas) dans Histoire du struc
turalisme, Paris, Éd. de la Découverte, Paris, 1991 pour le tome I (Le champ du signe, 1945-1966),
1992 pour le tome II (Le chant du cygne, 1967 à nos jours) (« Textes à l'appui »).
Anthropologie fin de siècle 111

succès d'estime et d'audience que connut Tristes tropiques dès sa parution a gran
dement contribué à faire connaître l'anthropologie auprès d'un large public, à
accroître, disons, son image de marque, voire à faire naître des vocations, il a pu
masquer l'apport théorique des Structures élémentaires de la parenté ou du moins
retarder l'appréciation de cet apport. Malgré la recension enthousiaste de Simone
de Beauvoir dans Les Temps Modernes, cet ouvrage, publié quelques années plus
tôt, ne sera guère lu en dehors d'un cercle très restreint d'anthropologues 17 (il fau
dra, en fait, attendre la seconde édition en 1966 pour que cet apport soit estimé à
sa juste valeur... et, surtout, largement reconnu).
Faute, sans doute, de s'être suffisamment interrogée sur l'histoire même de
l'anthropologie (ne serait-elle que française) et sur son contexte institutionnel
— évoqué ici d'une manière terriblement expéditive — , Catherine Coquery-
Vidrovitch en arrive à commettre des erreurs d'appréciation de taille, comme
celle-ci, par exemple, qui voit dans le journal de route de Michel Leiris, L'Afrique
fantôme n, « un des textes fondateurs de l'ethnologie culturelle africaniste fran
çaise » (p. 116), alors que les pairs et maîtres de celui-ci, tant Marcel Griaule que
Marcel Mauss, y virent plutôt un ouvrage de nature à desservir les intérêts de
l'ethnologie naissante et à compromettre de futures enquêtes de terrain !

Le second thème emprunté à la rhétorique eschatologique — ou, en tout cas, y


faisant allusion — semble bien être celui de la dégradation progressive de l'an
thropologie (la baisse de régime), assimilée en quelque sorte au Dvapara-yuga de
la cosmologie indienne, et marquée par le retranchement, le repli, l'impasse, l'is
olement. À l'Âge d'Or succède par conséquent la Chute. Après avoir été promu,
suivant la formule célèbre de Claude Lévi-Strauss, au rang d'astronome des
sciences sociales, l'anthropologue se trouverait donc — l'évolution de cette disci
pline-là l'y conduisant de toutes les façons — en face de trous noirs... Où l'on
rejoint, en somme, le « cœur des ténèbres », avec le risque de s'y perdre.
N'avoir plus rien à regarder (le bandeau) ni à dire (le bâillon), si ce ne sont fic
tions ou mensonges, tel celui proféré par Mario w à la fiancée de Kurtz — men
songes dont, vers le milieu des années 70, peut-être stigmatisé par la guerre du
Viêt-nam, tout un courant de l'anthropologie nord-américaine, dit postmoderniste
ou textualiste, curieusement passé sous silence par Catherine Coquery-Vidrovitch
alors qu'il exprime de l'intérieur une vive critique de la démarche anthropologique,
s'est fait le fureteur et le dénonciateur par une remise en cause radicale des capacit
és d'objectivation de la discipline : dès lors que l'on considère l'œuvre ethnogra
phiquecomme un texte, comme une fiction parmi d'autres, comme un système
optique de prismes et de reflets de la subjectivité de son auteur et, derrière lui, de
ses propres pratiques culturelles, il n'y a plus lieu de parler de mensonges. L'objet
reste intact, intouché, pour ne pas dire intouchable19. Des trous noirs aux quasars...
17. S. DE Beauvoir, « Les structures élémentaires de la parenté », Les Temps Modernes, nov. 1949,
49. Voir également C. Lévi-Strauss & D. Éribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988 :
11 sq.
18. Paris, Gallimard, 1934 (édition critique : Michel Leiris, Miroir de l'Afrique, Paris, Gallimard, 1996,
« Quarto »).
19. Voir infra, p. 179, Christian Ghasarian, « Les désarrois de l'ethnographe » .
172 Jean Jamin

À cette dégradation supposée de la pensée anthropologique, à sa baisse de


régime présumée, Catherine Coquery- Vidro vitch donne plusieurs raisons, voit
plusieurs causes. Une des plus importantes, d'ailleurs maintes fois signalée par les
ethnologues eux-mêmes, est la perte des objets empiriques traditionnels de l'an
thropologie : il n'y a plus de « sociétés primitives », soit qu'elles aient purement et
tragiquement disparu, soit que, sous la pression de la « mondialisation des
échanges » et de la « globalisation des phénomènes économiques », elles aient été
amenées à radicalement se transformer. L'épistémologie génétique, qui gouvern
ait la raison anthropologique, n'aurait donc plus de points d'application. Autant
dire qu'elle tournerait à vide. Où chercher le simple, en effet, quand celui-ci,
presque partout, se complexifie ? Y a-t-il même jamais eu du simple ? Reste que
ce constat n'a ni la nouveauté ni la troublante et dérangeante actualité que veut
bien lui découvrir Catherine Coquery- Vidrovitch. Faut-il, une fois de plus, rappe
ler ici ce qu'un des fondateurs de l'anthropologie moderne, Bronislaw Mali-
nowski, écrivait en 1922, par conséquent bien avant l'Âge d'Or de la discipline ?
Je le cite pour mémoire20 : « L'ethnologie se trouve dans une situation à la fois
ridicule et déplorable, pour ne pas dire tragique, car à l'heure où elle commence à
s'organiser, à forger ses propres outils et à être en état d'accomplir la tâche qui est
sienne, voilà que le matériau sur lequel porte son étude disparaît avec une rapidité
désespérante. Juste au moment où les méthodes et les buts de la recherche ethno
logique sur le terrain sont mis au point, où des chercheurs parfaitement formés
pour ce genre de travail ont commencé à parcourir les pays non civilisés et à étu
dier leurs habitants, ceux-ci s'éteignent en quelque sorte sous nos yeux. »
Cela, bien sûr, tendrait à prouver que, dès l'origine, la Chute était program
mée. Comme dans Au cœur des ténèbres de Conrad, les signes seraient donnés
avant leur interprétation afin de produire un effet de révélation plus marqué. Mais,
chez Conrad, la révélation ne conduit nulle part. Il n'y a pas de salut. Les ténèbres
mènent aux ténèbres. Est-ce à dire que la disparition de l'objet de l'anthropologie
provoquerait celle du sujet de l'ethnographie ? La baisse de régime serait-elle
donc causée par une cure d'amaigrissement ? On peut faire valoir que le dévelop
pement d'une discipline est pour une large part déterminé par des facteurs sociaux
et historiques ; encore convient-il de s'interroger sur le degré et le type de cette
détermination. Sans doute autant sinon plus que toute autre science humaine, l'a
nthropologie se présente comme une discipline sous influence21, mais influence
n'est pas synonyme de dépendance. Et qui dit détermination ne dit pas forcément
déterminisme (ce que, par contre, semble croire Catherine Coquery- Vidro vitch).
L'objet de l'anthropologie ayant rattrapé notre espace-temps, tel le fœtus
astral du film de Stanley Kubrick, celle-ci, revenue sur terre, aurait donc fait son
temps, rempli son rôle « dans la découverte du monde » (p. 124). Non seulement
elle ne serait plus à la mode, mais elle ne serait plus moderne (c'est vrai qu'outre-
Atlantique on la veut décidément post, c'est-à-dire postmoderne, poststructurale,
postcoloniale). Fille du colonialisme, comme on l'a souvent dit, elle serait deve-

20. B. Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1967 (1922 pour l'édi
tion originale anglaise) : 52.
21. Voir Jean Jamin, « L'histoire de l'ethnologie est-elle une histoire comme les autres ? », Revue de
Synthèse, juil.-déc. 1988, 3-4 : 469-483.
Anthropologie fin de siècle 173

Démolition du Musée d'ethnographie du Trocadero, en 1936.


(Cliché H. Lehmann.)
174 Jean Jamin

nue à la fois orpheline et stérile en raison même de la décolonisation et de l'acces


sion à l'indépendance des pays où elle s'exerçait. Catherine Coquery- Vidro vitch
en veut pour preuve son incapacité à se transmettre et se régénérer dans les pays
anciennement colonisés, notamment en Afrique noire, où, écrit-elle, il n'y a pas de
« chercheurs anthropologues » (p. 121), la « construction de systèmes de compré
hension globale que visaient naguère les anthropologues » étant entreprise par des
philosophes africains (ibid.). Outre le fait que cette assertion traduit une méconnaiss
ance, pour le moins surprenante, de la « fabrication des élites » en Afrique noire
et des conditions d'exercice de l'anthropologie, socialement et économiquement
coûteuses, je doute fort que des chercheurs comme Harris-Memel Fote (qu'elle
cite) et Georges Niangoran-Bouah (qu'elle ne cite pas), ou avant eux Jomo
Kenyatta (non plus cité), se reconnaissent avant tout comme philosophes...
Autre signe apparent de cette stérilité ou impuissance est le renoncement
— serait-il de pénitents ? — que les anthropologues manifesteraient aujourd'hui : ils
auraient abandonné toute idée de « mises en perspective de grande ampleur comme
elles furent tentées dans les années cinquante » (p. 126). Mais que dire alors des tr
avaux et ouvrages récents — pour ne signaler que ces auteurs-ci, de langue française,
qui ne semblent pas avoir particulièrement renoncé à toutes « mises en perspective
de grande ampleur » — produits par Françoise Héritier, Maurice Godelier, Bernard
Juillerat, Jean-Luc Jamard, Francis Zimmermann22 ou Marc Auge (seul auteur ment
ionné par Catherine Coquery-Vidro vitch et crédité par elle d'un effort de mise en
perspective de quelque ampleur, mais, comme on le verra plus loin, qu'elle ramène
à une simple « profession de foi ») ? « Actuellement », poursuit-elle, « beaucoup
d'entre eux [les anthropologues] se livrent à des analyses localisées très fines, mais
dont la parcellisation microrégionale [sic] fait oublier l'objectif affirmé comme prio
ritaire vingt ans plus tôt : celui de l'intelligence conceptuelle des systèmes sociaux.
Celle-ci a réintégré le domaine de la philosophie » (p. 126). D'où sans doute, est-on
tenté d'ajouter, elle n'aurait jamais dû sortir ! Après le thème de la Chute et du
Renoncement, voici venu, en somme, le temps du Retour... Mais sans que notre
auteur perçoive clairement — la rhétorique millénariste a ses propres ressorts et sa
propre ironie — que cette réintégration ne peut être en effet qu'un retour aux sources,
si ce n'est le Retour aux Origines... Dans son Histoire de l'ethnologie classique
publiée en 1937, Robert Lowie ne constatait-il pas, à propos de l'évolution de l'an
thropologie française, ceci : « Quant aux chercheurs formés pour travailler sur le ter
rain, il n'y en avait pas jusqu'à récemment. Le remède vint d'une façon inattendue.
Ce ne fut pas l'ethnographie qui [en France] stimula la théorie de la culture et, à tra
vers elle, d'autres disciplines. Au contraire la recherche sur le terrain fut finalement
stimulée par la philosophie »23 ?

22. F. Héritier, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l'inceste, Paris, Odile Jacob, 1994 et
Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996 ; M. Godelier, L'énigme
du don, Paris, Fayard, 1996 ; B. Juillerat, L'avènement du père. Rite, représentation, fantasme
dans un culte mélanésien, Paris, CNRS/Maison des Sciences de l'Homme, 1995 (« Chemins de
l'ethnologie ») ; J.-L. Jamard, Anthropologies françaises en perspective. Presque-sciences et autres
histoires, Paris, Éditions Kimé, 1993 (« Anthropologies ») ; F. Zimmermann, Enquête sur la
parenté, Paris, puf, 1993 et Généalogie des médecines douces, Paris, PUF, 1995 (« Ethnologies »).
23. R. H. Lowie, Histoire de l'ethnologie classique. Des origines à la 2e guerre mondiale, Paris, Payot,
1971 (« Petite Bibliothèque Payot ») : 179.
Anthropologie fin de siècle 175

Ce thème du Retour appelle tout naturellement celui du revival, du Renouv


eau.Hors la philosophie donc, point de salut pour comprendre la complexité du
monde moderne ! « Tout ce que l'on peut espérer », écrit Catherine Coquery-
Vidrovitch à la fin de son article (p. 128), « c'est que les philosophes (plutôt que
les anthropologues) nous aident à en concevoir la cohérence. Ce fut, de tout
temps, leur tâche. » À quoi je suis tenté de répliquer par cette remarque ironique
que Claude Lévi-Strauss fit en 1966 au sujet de ce droit de la philosophie à juger
le monde, fût-il moderne : « La philosophie est une modalité ethnographique de la
société contemporaine, qui donc doit être jugée " à plat " », ethnographiquement,
et je ne vois pas en quoi cette philosophie, objectivement définie, aurait subject
ivement le droit de juger de sa position par rapport au reste24 ».

En fin de compte, c'est par « frilosité » ou par « crainte de voir leur objet leur
échapper » que les anthropologues seraient amenés à camper fermement sur leurs
positions : aires ou isolats culturels qui, se rétrécissant comme une peau de chagrin,
les placeraient en danger constant d'induction, et leur feraient plus que jamais courir
le risque de prendre la partie pour le tout, le détail pour l'ensemble (p. 124). Mais
cette erreur de jugement que Catherine Coquery-Vidrovitch semble plus que
craindre pour notre discipline, et qui serait en partie provoquée par un « réflexe
défensif » — assimilable en réalité à une forme de conservatisme — , fait partie de
ces audaces épistémologiques qui ont marqué les fondements de l'ethnologie et
confirmé son originalité. Il constitue même l'un des vecteurs de toute recherche
anthropologique qu'en leur temps Robert Hertz puis Marcel Mauss avaient déjà
tracé : considérer chaque société, chaque culture « comme un universel concret ». La
partie dit bien quelque chose du tout. Point sur lequel Marc Auge n'a pas manqué de
revenir en levant cette confusion souvent faite — Catherine Coquery-Vidrovitch n'y
échappe pas — entre l'objet empirique et l'objet intellectuel de la discipline : « Le
but de l'anthropologie », écrit-il, « n'est pas de décrire les sociétés mais de les étu
dier : que la description soit le moyen de l'étude ne signifie pas qu'elle en soit la fin.
Que peut-on étudier dans une société, en dernière analyse, sinon des modalités
particulières d'institution, de fonctionnement, d'expression du social ? »25
D'un autre côté, le déficit d'exotisme que Catherine Coquery-Vidrovitch croit
déceler dans le champ de la discipline, ainsi que les perturbations de tous ordres
liées aux indépendances des anciennes colonies, auraient conduit nombre d'anthro
pologues « à se replier sur l'Hexagone ». Cette expression, souvent entendue, sou
vent reprise, est on ne peut plus irritante, non seulement à cause de son aspect
ligne Maginot mais en raison de l'ignorance qu'elle manifeste au sujet de la
construction historique de l'objet en anthropologie. Depuis les Idéologues du
Consulat — je pense l'avoir établi26 — , le « primitif», l'exotique, a toujours été
24. C. Lévi-Strauss, « Philosophie et anthropologie », entretien avec Les Cahiers de Philosophie, 1966, 1 : 55.
25. M. Auge, Symbole, fonction, histoire. Les interrogations de l'anthropologie, Paris, Hachette, 1979
(« L'esprit critique ») : 168.
26. Voir Jean Copans & Jean Jamin, Aux origines de l'anthropologie française. Les mémoires de la
Société des observateurs de l'Homme en l'an VIII, Paris, Jean-Michel Place, 1994 (« Les Cahiers de
Gradhiva ») ; J. Jamin, « Les objets ethnographiques sont-ils des choses perdues ? », in Jacques
Hainard & Roland Kaehr, eds., Temps perdu, temps retrouvé. Voir les choses dupasse au présent,
Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 1985 : 51-74.
176 Jean Jamin

pensé en même temps que le « populaire », le proche. L'essor de l'anthropologie


exotique, au début des années 50, n'a pas empêché que des recherches ethnogra
phiques (celles-là mêmes qu'au début de ce siècle Robert Hertz, en ce sens fort
ement encouragé par Marcel Mauss, inaugura) se poursuivent et se développent en
France ou sur des terrains européens. Ces recherches ne se sont aucunement limi
tées à l'étude des poches de traditions ou de survivances d'un monde rural (selon
une approche qui n'aurait été que folklorique), mais elles se sont également pen
chées sur les transformations et mutations de celui-ci, faisant là encore appel à la
pluridisciplinarité. Certaines d'entre elles n'ont d'ailleurs pas hésité à prendre à
bras-le-corps l'examen de problèmes sociaux résolument actuels, modernes, osant
donc la transposition de méthodes et de concepts forgés en d'autres lieux et pour
d'autres objets. Il suffit d'évoquer l'existence, certes éphémère, d'un Collège de
Sociologie (1937-1939) qui va tenter d'appliquer, d'une manière parfois imprud
ente, les catégories maussiennes du sacré à l'analyse de faits sociaux contempor
ains, qu'ils soient d'ordre politique (le nazisme), militaire (l'armée) ou d'ordre
symbolique et rituel (la fête, le carnaval). Plus près de nous, l'enquête menée au
début des années 50 par Lucien Bernot et René Blancart27, commanditée par Otto
Klineberg, responsable du « Tension Project » de l'Unesco, et administrée par
Claude Lévi-Strauss, s'attaque à la question des relations d'une communauté avec
l'extérieur, lointain ou proche. Nouville, un village français, prouvera — comme
peu de temps auparavant l'avait fait La tarasque de Louis Dumont — la validité et
la fécondité d'une enquête de type ethnographique sur une communauté dont la
culture était identique à celle de l'observateur (l'ouvrage de Bernot et Blancart
renouvellera même les cadres et procédés narratifs de la monographie classique).
La liste de ces travaux, dont certains jouèrent un rôle pionnier dans les réarrange
ments méthodologiques, voire conceptuels, de la discipline, pourrait être allongée.
Plutôt que de repli sur l'Hexagone, sans doute aurait-il mieux valu — et vaudrait-
il mieux — parler de déploiement.
Mises à mal par Catherine Coquery-Vidrovitch, les propositions théoriques de
Marc Auge, ses conceptions de la surmodernité et ses réflexions sur la contempo-
ranéité28 ne relèvent ni de la « profession de foi » ni de la « pirouette », comme
elle l'écrit, mais s'inscrivent dans cette voie de recherches et d'idées, continûment
élargie, parfois infléchie, depuis les origines de la réflexion anthropologique, par
la confrontation avec de nouveaux terrains et de nouveaux objets, ou par les ten
sions de son propre appareil conceptuel. Au fond, il ne s'agit là que d'un proces-
27. Sur cet aspect des choses, on pourra donc consulter : R. Hertz, Sociologie religieuse et folklore,
Paris, Puf, 1970 (lre éd. : 1928) ; Denis Hollier, ed., Le Collège de Sociologie, Paris, Gallimard,
1995 (« Folio essais ») ; L. Dumont, La tarasque. Essai de description d'un fait local d'un point de
vue ethnographique, Paris, Gallimard, 1951 (1987, pour la seconde édition augmentée d'une pré
face de l'auteur) (« Bibliothèque des Sciences humaines ») ; L. Bernot & R. Blancart, Nouville,
un village français, Paris, Institut d'ethnologie, 1953 (« Travaux et Mémoires de l'Institut d'ethno
logie ») ; réimpression augmentée d'une préface de Claude Lévi-Strauss et d'une introduction de
Françoise Zonabend, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1996 (« Ordres sociaux »).
28. Voir notamment M. Auge, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le
Seuil, 1992 (« La Librairie du XXe siècle ») et Pour une anthropologie des mondes contemporains,
Paris, Aubier, 1994 (« Critiques ») ; voir également les ouvrages de Christian Bromberger, ed., Le
match de football. Ethnologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Ed. de la
Maison des sciences de l'Homme, 1995 (« Ethnologie de la France »), et de Michèle de La Pradelle,
Les vendredis de Carpentras. Faire son marché en Provence ou ailleurs, Paris, Fayard, 1996.
Anthropologie fin de siècle 111

sus normal auquel l'évolution d'une discipline se trouve à la fois empiriquement


et théoriquement soumise : devoir rectifier, réorganiser son savoir, en élargissant
ses bases. Ce que Gaston Bachelard nommait le « mouvement dialectique » d'une
science. Il semble en être ainsi avec cette notion d'activité rituelle à laquelle Marc
Auge consacre de longues pages dans un livre récent29, notion ô combien tradi
tionnelle de l'anthropologie mais dont la compréhension s'est enrichie grâce aux
observations ethnographiques faites en terrain « proche ».
C'est Bachelard également qui, dans La formation de l'esprit scientifique,
avait fondé positivement, pour toute science, 1'« obligation d'errer »..., faisant des
troubles et lenteurs, des essais et erreurs la part du feu de la connaissance scienti
fique,parlant même de cette « pensée anxieuse » qui l'anime, de telle sorte que
l'état de crise que l'on évoque périodiquement à propos d'une discipline — et
c'est bien en termes de crise que Catherine Coquery- Vidro vitch parle de l'anthro
pologie — l'est par essence, non par accident. « Pensée anxieuse », soit ! Cela ne
veut pas dire qu'elle est impatiente. En revanche, l'impatience, l'attente fébrile,
est ce qui caractérise la pensée millénariste.

Impatiente, notre auteur l'est assurément. À défaut de trouver dans l'anthropo


logie actuelle des réponses que les anthropologues eux-mêmes ne peuvent formul
er que sous la forme de questions — qu'ils ne s'interdisent pas, d'ailleurs, de
s'adresser (là encore, évoquons Bachelard qui voyait dans la science l'exercice de
cette « raison risquée, sans cesse reformée, toujours auto-polémique »30) —, Cather
ine Coquery- Vidrovitch juge que « l'anthropologie, à proprement parler, n'existe
plus en tant que discipline particulière » (p. 128). Elle semble en trouver la preuve
dans la définition assurément « généraliste » qu'en donnent les récentes éditions
du Petit Robert (« Ensemble des sciences qui étudient l'homme »), mais dont on
notera qu'elle date de plus d'un siècle : c'est celle, en effet, que donnaient Paul
Broca et, bien avant lui, Louis-François Jauffret, à cette discipline qu'ils cher
chaient à fonder institutionnellement !
Bref, il m'aurait paru plus indiqué de dresser un inventaire, même rapide, de
ces questions, ou de faire pleinement état des attentes — de toute évidence fort
ement déçues — qu'une historienne de pays et sociétés qu'on disait naguère du
tiers-monde pouvait avoir vis-à-vis de l'anthropologie. Au lieu de cela, Catherine
Coquery-Vidrovitch — telle la figure antique peinte par le Kurtz à' Au cœur des
ténèbres — semble progresser les yeux bandés, une torche allumée à la main, pour
jeter la lumière sur une ombre dont elle ne peut cependant pas s'extraire et qu'elle
ne peut même pas voir... À moins que, trébuchant, elle n'en vienne à mettre le feu
aux poudres et définitivement réduire en cendres ce phénix épistémologique
que serait devenue l'anthropologie, dans l'espoir peut-être qu'un nouvel Hérodote
— retour aux origines ! — le fasse renaître sous un autre plumage... Mais, comme
l'écrit Thomas Pavel31, « la rhétorique de la fin des autres [en l'occurrence, celle

29. Auge, op. cit., 1994 : 81-126, et la recension par Marc Abélès de ce livre dans L'Homme, avr.-juin
1995,138:151-153.
30. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938 : 13.
31. Pavel, op. cit. : 22 (cf. n. 11)..
178 Jean Jamin

des anthropologues] exorcise la peur de devoir les affronter, rassure les âmes
vacillantes, coule dans le béton leur caractère incertain, précaire, aventureux, bref
ce qui précisément dans une autre rhétorique aboutirait à les rendre séduisants,
voire irrésistibles ».

École des Hautes Études en Sciences Sociales


Centre d'anthropologie des mondes contemporains
54 bd Raspail
75006 Paris

mots clés : cinéma — opéra — littérature — histoire de l'anthropologie — modernité

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