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Sociologie du travail "" (2004) """-"""


www.elsevier.com/locate/soctra

1 Article original

2 Le diable et les prolétaires.

F
Le travail dans les mines de Potosi, Bolivie

O
3

O
4 The devil and the proletariat:
Mine work in Potosi, Bolivia

PR
5

6 Pascale Absi D
7 Travail et mondialisation (UR 03), Institut de recherche pour le développement (IRD),
8 32, avenue Henri Varagnat, 93143 Bondy cedex, France
TE
9

10
EC

11 Résumé

12 Pour les mineurs de Potosi, l’extraction minière est plus que la conquête de la richesse du sous-sol
13 par l’effort et le savoir-faire humain. Intrusion dans un univers souterrain conceptualisé comme la
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14 demeure des ancêtres, des diables et des forces sauvages, il constitue une activité ritualisée qui tient
15 à la fois du pèlerinage et du parcours initiatique : l’apprentissage et l’exercice du métier sont
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16 conditionnés par l’intrusion de la divinité diabolique du minerai dans le corps des mineurs. En
17 abordant le travail de la mine sous l’angle d’une expérience du corps, cet article se propose d’explorer
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18 les fondements intimes de l’identité professionnelle des mineurs ainsi que l’imaginaire qui a
19 accompagné et soutenu, dans les Andes, l’émergence historique des travailleurs des mines comme
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20 catégorie sociale distincte de la paysannerie.


21 © 2004 Publié par Elsevier SAS.
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22 Abstract
U

23 For miners in Potosi, Bolivia, mining is more than a victory for acquiring underground wealth
24 thanks to hard work and human know-how. This intrusion into an underworld understood to be the
25 dwelling-place of ancestors, devils and wild forces is a ritualized activity, both a pilgrimage and an
26 initiation. Learning the job and doing the work are conditioned by the diabolic divinity of the mineral
27 world indwelling the miners, bodies. Mine work is examined from the angle of workers, bodily

Adresse e-mail : absi@bondy.ird.fr (P. Absi).

0038-0296/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS.


doi:10.1016/j.soctra.2004.06.003 SOCTRA-126
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28 experiences so as to explore both the quite intimate grounds of the occupational identity of miners and
29 the imagery that, in the Andes, emerged with miners as a social category distinct from the peasantry.
30 © 2004 Publié par Elsevier SAS.

31 Mots-clés : Mineurs ; Bolivie ; Représentations du travail ; Imaginaire ; Religieux ; Diable ; Identité profession-
32 nelle

33 Keywords: Miners; Conceptions of work; Imagery; Religion; Devil; Occupational identity; Bolivia
34

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35 De nombreux travaux ont souligné l’émergence tardive des travailleurs des mines
36 comme catégorie professionnelle, spécialisée et relativement stable, dans les Andes. À

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37 Potosi, il faudra attendre les années 1880 pour que se dessine un processus de prolétarisa-
38 tion massive favorisé par la modernisation des exploitations et les mesures prises pour

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39 discipliner et stabiliser la main-d’œuvre (Tandeter, 1997 ; Rodriguez, 1989)1 . Pourtant, dès
40 l’époque inca — et peut-être même avant —, l’extraction n’était pas uniquement artisanale.
41 Cependant, ce n’était pas des mineurs professionnels mais des paysans soumis ponctuelle-
42 ment aux corvées impériales (mitas) qui fournissaient aux grandes exploitations préhispa-
niques leur abondante main-d’œuvre. À la fin du XVIe siècle, le roi et les mineurs espagnols
43
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44 reprirent à leur compte ce mode de recrutement obligatoire. Ainsi, durant toute la colonie,
les mythiques mines de Potosi virent défiler des milliers de paysans mitayos2 venus des
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45
46 quatre coins de l’ancien Empire inca, travailler pour un an, et trop souvent mourir, afin
47 d’alimenter l’Europe en argent précieux3
48 Déjà à cette période, des paysans déracinés s’étaient installés dans les faubourgs des
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49 agglomérations minières et louaient, comme salariés, leur force de travail aux propriétaires
50 des mines. Cependant, jusque tard dans le XIXe siècle, des paysans saisonniers compo-
51 saient le gros des troupes des exploitations minières. Aujourd’hui encore, beaucoup de
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52 mineurs conservent des terres et des troupeaux et les liens très étroits qui les lient aux
53 communautés paysannes limitent le processus de prolétarisation. Cependant, la naissance
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54 des premiers syndicats miniers dans les années 1920, la diffusion d’une nouvelle concep-
55 tion du monde basée sur les droits des travailleurs et la relation ouvrier–capital ainsi que le
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56 surgissement d’une contestation organisée qui succède aux actes individuels de résistance
57 (absentéisme, vol de minerai...) témoignent d’une maturité ouvrière qui traduit l’émer-
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58 gence des mineurs comme classe (Lora, 1968–1970 ; Rodriguez, 1989). Jusqu’aux années
59 1980 et la fermeture des mines d’État, les mineurs de Bolivie allaient devenir le fer de lance
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60 du prolétariat révolutionnaire d’Amérique latine.


61 Sociologues, anthropologues et historiens se sont interrogés sur les conditions d’émer-
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62 gence, le contenu et l’évolution de cette conscience de classe en relation avec le contexte


63 économique et politique, les modes d’organisation de la production et la vie sociale des

1
Création de logements ouvriers, d’écoles et d’hôpitaux pour retenir les familles en ville, instauration de polices
minières, recours aux primes et aux sanctions, réglementation des fêtes et de la consommation d’alcool, etc.
2
Travailleurs soumis à la mita
3
Mises en exploitation par les Espagnols à partir de 1545, les mines de la montagne de Potosi constituent le plus
grand gisement argentifère du monde. Au cours du XXe siècle, on y exploita massivement l’étain jusqu’à ce que
l’effondrement des cours, au milieu des années 1980, entraîne le retour à la production d’argent.
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64 mineurs (Nash, 1979; Harris et Albo, 1984; Lavaud, 1991; Lavaud, 1999; etc.). Pour ma
65 part, jai choisi de partir des relations que les travailleurs entretiennent avec celui qu’ils
66 considèrent comme leur véritable patron — un diable d’argile qui distribue les filons aux
67 hommes en échange de leurs offrandes — pour explorer les fondements intimes de
68 l’identité minière4.
69 Au cours de cet article, nous verrons que les attributions de ce diable ouvrier témoignent
70 de la formation historique des mineurs comme classe en même temps qu’elles traduisent
71 leur situation sociale particulière : leur origine paysanne, leur insertion dans le monde

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72 industriel et urbain, l’intériorisation d’une identité professionnelle corporatiste et les
73 relations qu’ils entretiennent avec le reste de la société. À la fois double du mineur comme

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74 individu et comme classe socioprofessionnelle, ce diable qui prend également possession
75 de leurs corps et de leurs esprits est le véritable archétype des travailleurs des mines.

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76 Cette analyse prend pour objet les travailleurs des coopératives minières de Potosi. Elle
77 prétend cependant posséder une portée plus générale et évoquer une logique partagée qui

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78 traverse le monde des mineurs andins. Ceci dit, il est évident que ce dénominateur commun
79 se réalise différemment selon le contexte particulier de chaque exploitation. Ainsi, le fait
80 que les coopérateurs soient principalement d’origine paysanne façonne leur intimité avec le
81 maître diabolique du minerai ; en effet, les représentations symboliques et les procédures
D
82 rituelles des mineurs sont marquées par l’influence paysanne et agricole (Platt, 1983;
83 Salazar-Soler, 1990)5. Leur mode de rémunération à la production exacerbe également la
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84 dépendance des coopérateurs envers les pouvoirs du propriétaire diabolique des filons.
85 Cependant, les anciens ouvriers de la mine d’État de Potosi, plus urbains et syndiqués,
86 salariés et primés à l’avancée des travaux — non au profit —, reconnaissent eux-mêmes que
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87 leur relation avec le diable ouvrier aurait été aussi intense s’ils avaient été des coopérateurs.

88 1. Le travail dans les coopératives minières de Potosi


R
R

89 À Potosi, les coopératives minières surgirent d’une relation de production particulière


90 appelée q’aqcheo. Du XVIe au XIXe siècles, les q’aqchas étaient des travailleurs qui
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91 s’introduisaient clandestinement dans les exploitations afin d’y produire pour leur compte.
92 Au début du XXe siècle, le q’aqcha est devenu un travailleur qualifié, propriétaire de ses
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93 outils, qui travaille au pourcentage avec un propriétaire minier. Vers la fin des années 1930,
94 à Potosi, certains se regroupent en syndicats pour lutter contre les exactions des patrons qui
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95 obligeaient les q’aqchas à leur vendre la part de la production qui leur revenait à un prix
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4
Cet article est basé sur plus de trois années de recherches de terrain menées entre 1992 et 1998, à Potosi. À la
différence de ce qui se passe dans les mines privées et d’État où les visites sont contrôlées, le caractère artisanal de
la production coopérative permet une grande liberté pour l’enquête ethnographique. Dans un premier temps, j’ai
visité, de l’extérieur, un maximum d’exploitations (il en existe plus d’une centaine). Par la suite, la recherche s’est
centrée sur trois mines où les données ont été recueillies selon les méthodes classiques de l’observation et
d’entretiens informels menés à l’heure où les mineurs mâchent la coca, sur le parvis de la mine avant d’entrer
travailler et, durant la pause, sur leurs lieux de travail. En parallèle, j’ai rencontré en ville les mineurs les mieux
disposés pour des entretiens non directifs, mais plus formels, enregistrés en espagnol et en quechua.
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Du Pérou à l’Argentine, l’existence d’une divinité diabolique des minerais est attestée dans de nombreuses
mines andines.
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96 inférieur à celui du marché. Dans les années 1960, ils s’organisent en coopératives. Depuis,
97 le nombre des coopératives minières n’a cessé d’augmenter sur tout le territoire bolivien au
98 gré des convulsions du marché de l’emploi. En effet, leur capacité à absorber de nouveaux
99 travailleurs, indépendamment des besoins réels de l’exploitation et de sa rentabilité,
100 transforme les coopératives en véritables « éponges » à chômeurs et ce sans engager la
101 responsabilité de l’État. Ainsi, suite à la fermeture des mines nationales dictée par l’ajus-
102 tement structurel du milieu des années 1980, la plupart des 20 000 ouvriers d’État se sont
103 organisés en coopératives autogérées. Dans la montagne de Potosi — le fameux Cerro

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104 Rico —, ils sont plus de 5000 mineurs répartis dans une vingtaine de coopératives.
105 L’histoire des coopératives minières de Bolivie se confond donc avec celle des crises.

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106 Elle reflète également le désir d’ascension sociale des paysans andins qui, expulsés des
107 campagnes par le manque de terre et d’argent, viennent sans cesse grossir leurs rangs. À

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108 Potosi, près de 60 % des mineurs sont nés dans une communauté paysanne quechuaphone
109 des environs. Les autres sont souvent fils ou petit-fils de paysans. De fait, les familles de

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110 mineurs sur plus de trois générations sont très rares à Potosi. En effet, en cas de crises — et
111 celles-ci sont fréquentes dans une exploitation minière —, les travailleurs qui ont conservé
112 des terres se ré-enracinent dans leurs communautés d’origine.
113 Les migrants paysans débutent comme péons. Les péons sont des ouvriers journaliers
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114 employés par les associés des coopératives. Certains viennent ponctuellement travailler à la
115 mine durant les périodes de chômage agricole, d’autres se stabilisent à Potosi et entrepren-
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116 nent une carrière de mineur professionnel. Deux à quatre ans plus tard, une fois acquise
117 l’expérience nécessaire à leur autonomie — savoir travailler, localiser un filon, évaluer un
118 minerai... —, ils pourront, à leur tour, devenir membres associés de la coopérative.
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119 Les coopératives louent les mines à l’État et les répartissent, sous forme d’aires de
120 travail, à leurs associés en échange d’un droit d’entrée et d’un pourcentage de leur
121 production. Elles gèrent également le patrimoine commun : des locaux administratifs, des
122 véhicules et la petite infrastructure des mines (wagonnets, rails...), mais elles n’organisent
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123 ni la production ni la commercialisation du minerai. Certains associés travaillent manuel-


124 lement, à la barre-à-mine, seuls ou avec quelques péons. D’autres, lorsque la richesse du
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125 filon le permet, s’associent entre eux, mécanisent leur production et organisent de grandes
126 équipes de travail fortes de plusieurs dizaines d’employés. Environ deux fois par mois, ils
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127 négocient avec un des acheteurs de minerai de la ville, le prix de leur travail. Conditionnés
128 par la chance et le savoir-faire, les revenus de la vente sont très aléatoires. Certains filons
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129 mettent des mois avant de produire des bénéfices. Et si quelques privilégiés entretiennent le
130 mythe du mineur qui devient millionnaire, la pauvreté reste le lot de la plupart des
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131 travailleurs.
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132 Hasardeux, le travail est également extrêmement laborieux et périlleux dans ces mines
133 artisanales où les hommes peuvent rarement se tenir debout. Sans planification des exploi-
134 tations, les éboulements mortels ne sont pas rares ; sans aération, la silice ronge, jour après
135 jour, les poumons de tous les mineurs.

136 2. Le patron diabolique de la mine

137 Si la coopérative fournit le cadre légal de l’accès des travailleurs aux gisements, les
138 mineurs considèrent le diable de la mine — appelé Tio — comme son véritable patron. Jour
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139 après jour, il distribue son métal à ceux qui ont obtenu ses faveurs, transportant les filons
140 d’un endroit à l’autre des galeries, apportant parfois le minerai à dos de vigognes, amarré
141 par des vipères en guise de cordes, depuis d’autres montagnes pour ensemencer la mine.
142 Mais gare au travailleur qui exploiterait ces richesses sans l’avoir auparavant rassasié par
143 des offrandes : le Tio resté sur sa faim reprendrait ses filons ; il pourrait même retourner son
144 immense appétit contre l’infortuné. Ainsi, on dit des mineurs morts dans la mine qu’ils ont
145 été mangés par le Tio. En contrepartie de leur sacrifice, leurs aires de travail connaîtront une
146 productivité exceptionnelle.

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147 Les mythes racontent qu’avant l’arrivée des Espagnols et l’exploitation du Potosi, ce
148 n’était pas le Tio mais la divinité de la montagne qui exerçait sa juridiction sur les richesses

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149 minières. Ce n’est qu’après des années d’exploitation, une fois le Cerro Rico rassasié par
150 les nombreux accidents mortels soufferts par les premiers mineurs, que surgit le Tio comme

O
151 intermédiaire entre le travail des hommes et la fertilité minière. À la prédation anthropo-
152 phage exercée par la montagne succéda alors l’actuelle réciprocité alimentaire entre les

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153 hommes et le diable ouvrier. D’autres récits attribuent l’origine du Tio aux Espagnols qui,
154 poussés par l’ambition, instaurèrent son culte en enterrant l’ancienne divinité de la monta-
155 gne afin de s’approprier de ses richesses. D’autres encore font surgir le Tio de l’âme des
156 mitayos morts dans la mine.
157
D
Dans tous les cas, les mineurs, qui associent la genèse du Tio avec les débuts de
158 l’exploitation espagnole de Potosi, revendiquent avec lui une origine commune. Sans
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159 jamais évoquer l’existence d’une métallurgie préhispanique, ils attribuent à la colonisation
160 espagnole d’avoir à la fois inventé les travailleurs des mines et leur actuelle divinité. Alter
161 ego du mitayo indigène envoyé sous terre pour enrichir le royaume d’Espagne, la migration
162 souterraine du Tio s’apparente également au sort des dizaines de paysans qui se convertis-
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163 sent chaque jour au travail souterrain. Ainsi, les mythes d’origine du Tio dessinent-ils une
164 communauté de destin, à la fois historique — le mineur comme classe — et individuelle,
165 entre les travailleurs des mines et leur patron diabolique.
R

166 Aujourd’hui, le Tio est d’abord un compagnon de travail, un mineur de plus disent les
167 travailleurs auxquels il n’hésite pas à prêter main forte. Certains racontent qu’ils l’ont vu
R

168 remplir sa lampe et entrer dans la mine de nuit, alors que les grilles étaient fermées ; nombre
169 d’entre eux l’ont entendu vider une brouette ou perforer la roche, alors qu’ils se croyaient
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170 seuls. C’est d’ailleurs dans le langage des relations de production que sont formulées la
171 dépendance et les obligations mutuelles qui lient les hommes et la divinité. Le Tio parfois
C

172 traité de péon est, d’autres fois, appelé contremaître. Les mineurs ne peuvent produire sans
173 le patronage du Tio mais leurs offrandes le transforment également en leur obligé car le Tio
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174 a besoin des hommes pour s’alimenter.


175 Alors, au moins une fois par semaine, les mineurs se rassemblent autour de l’effigie du
U

176 Tio de leur équipe pour partager avec lui leur coca6, leurs cigarettes et leur eau de vie et
177 l’exhorter, parfois tendrement, parfois brutalement, à donner plus de minerai, à provoquer
178 moins d’accidents. Quelle que soit leur facture, le caractère anthropomorphe des représen-
179 tations d’argile du Tio est toujours saisissant. Pour peu qu’il fume, que la flamme vacillante
180 d’une lampe donne vie à ses yeux de verre et la première rencontre avec la divinité prend
181 une dimension inquiétante. Son sexe démesuré en érection souligne sa virilité féconde ; ses
182 cornes et ses pieds fourchus rappellent son identité diabolique.

6
Les mineurs chiquent également la coca dont les feuilles possèdent un effet stimulant et anorexigène.
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183 Le Tio doit ses attributs démoniaques aux missionnaires espagnols qui avaient cru
184 reconnaître le diable dans les divinités païennes des mines préhispaniques. Sous l’influence
185 de l’Église, l’image de l’enfer se surimposa également aux représentations indigènes pour
186 construire l’image actuelle de l’inframonde : un univers sauvage et fertile, à la fois distinct
187 et complémentaire du monde céleste et solaire où les missionnaire placèrent Dieu et les
188 saints. Aujourd’hui, le monde souterrain cristallise les héritiers d’anciens cultes envoyés en
189 enfer par les Espagnols, des êtres en marge de la société actuelle tels que les ancêtres et les
190 morts, des espaces et des temps propices à la communication entre les mondes (les sources,

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191 les grottes, les sommets des montagnes, les espaces sauvages, les heures avancées de la
192 nuit, etc.) et, bien sur, le diable catholique et ses avatars. Tous sont qualifiés par les mineurs

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193 de saqra, une voix quechua qui signifie esprit malin mais possède également le sens de
194 force, la puissance du monde sauvage. La présence d’une vierge et d’un christ au seuil de la

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195 mine alors qu’une fois pénétré dans les galeries, il est défendu de se signer ou de prononcer
196 le nom de Dieu sous peine d’incommoder le Tio, atteste de l’emprise de cette partition du

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197 monde sur le paysage religieux des exploitations minières. Pour la même raison, les
198 mineurs s’abstiennent de manger trop de sel ou d’en emporter dans la mine. Condiment du
199 baptême catholique, le sel risquerait en effet de faire fuir le diable et ses filons7
200 Forts et sauvages, l’inframonde et ses saqras sont à l’origine de nombreuses maladies
D
201 dont la plus fréquente est la frayeur — le susto —, qui débouche sur la perte de l’esprit. La
202 victime devra alors négocier rituellement son retour auprès des saqras, généralement en
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203 échange d’un sacrifice animal. Le surgissement du susto dépend du rapport entre la force de
204 l’esprit humain et la puissance de l’entité — ou espace-temps — saqra avec lequel il entre
205 en collusion. Les femmes et les enfants qui passent pour posséder un esprit plus faible y
EC

206 sont très vulnérables, y compris dans les lieux de faible intensité saqra comme les environs
207 de la maison. À l’inverse, certains saqras sont particulièrement puissants et peuvent
208 s’introduire dans les corps désertés par l’esprit8
209 Parmi tous les lieux de force du monde, il va de soi que les galeries minières qui frayent
R

210 aux hommes un chemin dans les ténèbres de l’inframonde diabolique constituent un
211 univers particulièrement sauvage, puissant et saqra. C’est la raison pour laquelle, disent les
R

212 mineurs, la mine n’est pas faite pour n’importe qui. Il faut être particulièrement fort pour y
O

213 travailler et supporter l’intimité quotidienne avec des puissances, par essence plus fortes
214 que l’esprit humain. Qualité personnelle du mineur associée avec sa virilité, cette disposi-
C

215 tion est renforcée par un transfert de force depuis le Tio vers le travailleur. Il a pour origine
216 un susto initiatique qui marque le passage de l’état d’homme à celui de mineur.
N
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217 3. De l’apprentissage du métier à la maladie initiatique

218 Surpris par la chute d’une pierre ou un bruit intempestif alors qu’ils se savaient seuls,
219 tous les travailleurs de la montagne de Potosi reconnaissent avoir été victimes de susto à

7
Peut-être en raison d’une association entre le Tio et le monde des vampires, les mineurs évitent également de
consommer ou emporter de l’ail dans la mine.
8
En quechua, les mineurs distinguent ainsi mancharisqa — le susto perte d’esprit — et j’ap’isqa — le susto
possession.
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220 leurs débuts dans la mine. Leurs compagnons, plus chevronnés, leur ont expliqué qu’il
221 s’agissait d’une manifestation du Tio, une sorte de bizutage préalable à leur admission dans
222 la société des saqras. Comme l’explique très significativement le témoignage suivant, c’est
223 au prix de la perte de son esprit que le novice devient un compagnon de travail des diables
224 chthoniens :

225 « La frayeur, c’est pour les nouveaux. Moi aussi ça m’a attrapé lorsque j’ai commencé à
226 travailler dans la mine, c’est comme un baptême. Moi aussi je suis tombé malade, j’avais

F
227 des sueurs froides, je prenais peur, je me réveillais la nuit. Mais après ça, plus rien, nous
228 ne tombons plus malade. C’est-à-dire qu’on s’effraye pour devenir membres, comme

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229 mineur et qu’on fasse partie de la mine. On guérit et cela ne nous attrape plus [...] Nous
230 avons tous connu cette étape de maladie, frayeur de la mine, frayeur du Tio, c’est comme

O
231 ça qu’on dit. Tous ont dû connaître ça, la première fois. Dans la mine, il y a beaucoup
232 d’esprits malins ; c’est pour ça que lorsqu’on dort dans la mine, on rêve de choses

PR
233 terribles, de monstres... Mais lorsque nous travaillons, des fois tu restes seul dans la
234 mine, alors l’esprit malin voit que tu travailles et il dit : « Non, ça c’est mon compa-
235 gnon. » Il ne peut plus rien te faire parce que tu es là tous les jours. C’est comme s’il
236 prenait possession de toi. Moi par exemple, je peux me promener dans un cimetière, sur
D
237 un pont ou n’importe où et il ne m’arrive plus rien. Mais, il y en a d’autres qui ont un
238 esprit plus délicat. » (Don Toribio Calisaya, 44 ans, associé à la retraite.)
TE

239 La perte et la capture de l’esprit par le Tio constituent ainsi un rite de passage au cours
240 duquel l’homme devient plus fort, plus saqra. La référence de Don Toribio au baptême
EC

241 chrétien est claire : le contact de l’esprit humain avec les esprits de la mine inscrit le novice
242 dans le monde saqra comme la descente de l’Esprit Saint sur le baptisé marque son entrée
243 dans la communauté de l’Église. Déjà fils de Dieu, le mineur devient également fils du
244 diable. Les travailleurs ne se surnomment-ils pas eux-mêmes, supaypa wawasninku, les
R

245 enfants du Tio9 ?


246 Sa capture permet à l’esprit et aux divinités de faire plus intimement connaissance. De
R

247 cette rencontre, l’esprit sort fortifié, investi de la force du maître de l’inframonde ; le mineur
O

248 pourra désormais puiser en lui la force nécessaire à son métier. Comme le souligne Don
249 Toribio, le transfert de force opéré par le susto initiatique est lié à un phénomène de
C

250 possession. Renforcé par son baptême souterrain, le mineur peut accueillir dans son corps
251 la puissance saqra. C’est donc l’intervention directe des divinités sur l’individu qui
N

252 sanctionne l’acquisition de sa nouvelle identité de mineur et l’exercice légitime de son


253 activité.
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254 Une fois ses offrandes thérapeutiques acquittées, le mineur ne connaîtra plus le susto que
255 dans le contexte précis d’une infraction : un manquement rituel ou une faiblesse d’esprit
256 (peur, manque de courage, paresse, émotions violentes...) contraire à son identité profes-
257 sionnelle. De sorte que cette pathologie sanctionne une véritable éthique du travail : un vrai
258 mineur, un maestro, ne doit pas seulement posséder un savoir-faire : il doit être fort d’esprit,
259 courageux, maître de ses émotions et remplir ses obligations rituelles.

9
Le terme supay signifie diable en quechua.
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260 4. Être mineur, devenir diable

261 Initiée par le susto, l’emprise du Tio sur les mineurs est sans cesse réactualisée par
262 l’alcool que les travailleurs consomment souvent pour se donner de la force avant de se
263 mettre au travail. En écho à l’assimilation par les missionnaires espagnols de l’ivresse aux
264 idolâtries démoniaques, les mineurs de Potosí considèrent l’alcool comme l’urine du maître
265 du minerai — de même que le vin est le sang du Christ, précisent les travailleurs. C’est donc
266 un peu de qualité saqra qu’ils absorbent en vidant leurs verres. Cette incorporation

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267 diabolique est assimilée à une possession : « Quand on boit, on a le diable en soi » — en
268 quechua, supay ukhunpi. La relation sémantique entre la forme verbale espagnolisée

O
269 qhayqearse, qui signifie le comportement débridé des personnes et qhayqasqa, maladie
270 panandine provoquée par les saqras, dissipe l’ambiguïté métaphorique de l’expression

O
271 supay ukhunpi. Sous l’emprise du Tio, les hommes saouls perdent l’esprit et leurs compor-
272 tements sont ceux de possédés. Mi-hommes, mi-diables, ils ne sont plus véritablement

PR
273 humains disent les mineurs ; c’est la raison pour laquelle les personnes en état d’ivresse ne
274 sont pas sujettes au susto
275 Le vendredi, à l’issue de la journée de travail, alors que le culte réunit les travailleurs
276 autour du Tio, la consommation d’alcool s’intensifie. C’est alors l’ivresse — et non plus la
D
277 mise en train — qui est recherchée, parfois jusqu’à la perte de conscience. Cette étape est
278 celle où le contact avec les forces saqras se fait le plus intime.
TE

279 L’osmose avec les divinités de la mine suppose une mise en disponibilité du corps. Tel
280 semble être le rôle du jeûne respecté par les mineurs tout au long de leur travail. En effet,
281 une fois la porte de la mine franchie, les travailleurs s’abstiennent de consommer autre
EC

282 chose que de la coca, de l’alcool et des cigarettes. S’ils ne sortent pas s’alimenter, ce jeûne
283 peut se prolonger durant 24 heures. Interrogés, les mineurs invoquent des raisons prati-
284 ques : la nourriture se gâte dans la mine, elle retient la poussière et donne le mal de mine.
R

285 Cependant, ce jeûne s’inscrit dans une logique de restriction alimentaire qui le dépasse.
286 Nous avons vu que les travailleurs s’abstiennent de manger ou d’emporter du sel dans la
R

287 mine sous peine de faire fuir le Tio et ses filons ; cet interdit éclaire le sens du jeûne :
288 favoriser le contact intime avec les divinités de la mine. Dans la culture inca, le jeûne,
O

289 l’exposition au froid ou à une chaleur excessive, les efforts physiques prolongés — autant
290 d’expériences qui sont le lot quotidien des mineurs — étaient, avec l’absorption de
C

291 substances enivrantes ou hallucinogènes, des techniques d’introspection pour provoquer


292 des visions (Salazar-Soler, 1990). Aujourd’hui, il semble bien que le jeûne du mineur,
N

293 comme les restrictions alimentaires rituelles des chamanes, conditionne le corps de
294 l’homme à recevoir la puissance saqra. Il le rend aussi particulièrement perméable à
U

295 l’alcool qui favorise le transfert de force du Tio vers le mineur.


296 Initiée par le susto, entretenue par l’alcool et le jeûne, l’emprise du Tio sur le travailleur
297 débouche sur une possession plus récurrente qui s’accompagne de l’acquisition des attri-
298 buts des saqras. D’une manière générale, tous les mineurs reconnaissent être plus nerveux,
299 plus anxieux, depuis qu’ils travaillent à la mine. Comme Armando, ils attribuent cette
300 transformation à l’emprise envahissante du Tio :

301 « Lorsque les mineurs travaillent dans la mine, ils deviennent différents, ils deviennent
302 un peu plus nerveux. C’est comme s’ils parlaient avec le démon, comme s’il entrait en
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P. Absi / Sociologie du travail "" (2004) """-""" 9

303 eux, qu’ils devenaient eux-mêmes un démon. C’est comme s’ils parlaient avec une
304 personne qui les mettrait mal à l’aise. Ils ont une amitié avec le Tio, c’est comme s’il était
305 leur père, leur famille, comme s’ils sentaient la même chose. Nous sentons ça. Nous ne
306 pensons plus qu’au minerai, on boit, on se saoule, et nous ne pensons plus à rien,
307 seulement au minerai. » (Armando Pimentel, 18 ans, péon, Pampa Oruro (Coopérative,
308 10 de noviembre).)

309 Désormais le mineur pense et agit avec son maître diabolique, il est obsédé par le métal,

F
310 de jour comme de nuit, puisque la mine occupe l’essentiel de son activité onirique.
311 L’influence exercée par le Tio est médiatisée par l’esprit mais aussi par le cœur. Dans les

O
312 Andes, outre ses fonctions vitales et affectives, le cœur est le siège de la pensée, de la
313 conscience et de la volonté. Et c’est bien parce qu’elle se joue dans le cœur que les

O
314 désordres engendrés par la possession diabolique altèrent ces facultés. Pour la même
315 raison, la communication du mineur avec la divinité transcende l’altérité pour s’établir au

PR
316 sein même du cœur de l’homme. « Ce sont les battements de ton cœur qui t’indiquent ce que
317 te demande le Tio... » explique un mineur en décrivant ce dialogue intérieur. Ainsi, le cœur
318 du mineur devient une annexe de l’inframonde ; jusqu’à son visage porte l’empreinte du
319 Tio :
D
320 « Lorsque nous entrons dans la mine, je me rends compte — pas seulement moi, mais
TE
321 presque tous les autres mineurs — nous devenons différents, le soir nous sortons
322 changés [de la mine]. [...] je pense que le Tio veut nous faire devenir comme lui, Tio. [...]
323 dans la mine, ce ne sont pas nos vrais visages, nous nous en rendons tous compte.
324 Peut-être cela vient du fait que nous avons mâché la coca, peut-être cela vient du fait que
EC

325 nous avons travaillé durement, jusqu’à ne plus en pouvoir, mais je ne crois pas. On s’en
326 rend compte. Parce que [c’est] à l’intérieur de la terre que nous entrons, n’est-ce pas, et
327 nous n’y sommes pas comme maintenant que nous sommes en train de parler, on dirait
R

328 qu’ensemble, avec les diables, nous sommes en train de travailler, qu’ensemble nous
329 mâchons la coca. Lorsque nous mâchons la coca, je crois qu’eux aussi, pareil, ils
R

330 mâchent la coca, et quand nous entrons [travailler] après avoir mâché la coca, je crois
331 qu’eux aussi ils travaillent, parce que lorsque nous sortons [de la mine] le soir, notre
O

332 visage est toujours différent. » (Don Leonardo, 46 ans, associé, San German (Coopéra-
333 tive Unificada).)
C

334 Parce que la force qui l’habite est de même nature que sa source diabolique, la présence
N

335 du mineur peut effrayer et provoquer le départ de l’esprit d’êtres plus faibles, comme les
336 produits cultivés. À l’approche du mineur, dit-on, les pommes de terre et le maïs s’effrayent
U

337 et les récoltes se perdent. Bien sûr, la majorité des coopérateurs possèdent des terres qu’ils
338 cultivent. Mais dans les campagnes où ils sont très minoritaires, les paysans voient d’un
339 mauvais œil l’intrusion de ces avatars du diable dont ils craignent les pouvoirs. La qualité
340 diabolique des mineurs se manifeste également par l’odeur minérale qu’ils dégagent. Cette
341 « odeur de soufre », qui résiste à la douche, prouve que le travailleur, comme son alter ego
342 diabolique, fait corps avec la mine.
343 L’amitié particulière entre les travailleurs et le diable minier est donc fusionnelle : elle
344 transforme peu à peu l’homme en Tio. Trop souvent au rendez-vous, la mort, qui dissout le
345 mineur dans le monde indifférencié des ancêtres et des saqras, est l’ultime étape de sa
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10 P. Absi / Sociologie du travail "" (2004) """-"""

346 transformation en diable. Significativement, l’expression « devenir Tio » est parfois utilisée
347 comme synonyme de mourir par les mineurs10
348 Ainsi, l’apprentissage du métier est vécu comme une véritable maladie initiatique. Il
349 bouleverse les corps et l’identité sociale des mineurs s’intériorise au plus profond d’eux-
350 mêmes, dans leur esprit et dans leur cœur investis par le Tio. Ils acquièrent un véritable
351 esprit de corps. C’est à l’issue de ce processus que le péon peut devenir un véritable maestro
352 capable non seulement de prendre en charge l’ensemble du processus productif mais aussi
353 de commercer avec les diables chtoniens.

F
354 Il y a encore quelques années, les péons étaient exclus des rites hebdomadaires qui
355 réunissent chaque vendredi les hommes de la mine autour du Tio. L’organisation du culte

O
356 confirmait alors, dans la sphère du religieux, la hiérarchie et les relations de production des
357 différentes catégories de travailleurs. Seuls les associés qui bénéficient directement des

O
358 profits de la mine, mais pas les péons salariés, sont à même de négocier directement les
359 richesses du sous-sol avec le Tio. Seuls ceux qui possèdent cette intimité fusionnelle avec le

PR
360 diable ouvrier peuvent boire, d’égal à égal, comme des collègues, avec le diable ouvrier.

361 5. Un écho souterrain du chamanisme


D
362 Telle qu’ils la décrivent, l’expérience initiatique des mineurs évoque de manière saisis-
TE
363 sante celle des chamans andins11. Ainsi, ces derniers utilisent également l’expression « j’ai
364 été effrayé » pour signifier le fait d’avoir été touché par la foudre, événement qui marque
365 l’élection chamanique. Les symptômes qui prolongent les deux initiations, le baptême
EC

366 diabolique des mineurs et la seconde naissance des guérisseurs, sont également très
367 proches. Le grand désordre intérieur, le bouleversement des sens et de la parole du futur
368 guérisseur rappellent le comportement du mineur dont l’esprit est prisonnier du Tio ; tous
369 deux subissent l’emprise exubérante des forces vives sur leur cœur12. Cet état durera
R

370 jusqu’à la réalisation d’un rituel thérapeutique qui rétablit l’équilibre. Mais, dans un cas
371 comme dans l’autre, il ne s’agit pas d’un simple retour à l’ordre antérieur : l’individu est
R

372 durablement transformé par le contact avec la divinité. Les chamanes, comme les mineurs,
373 disent se sentir différents : ils ne réagissent ni ne parlent plus comme les autres personnes.
O

374 Enfin, et surtout, la frayeur initiatique instaure une relation privilégiée avec l’entité (Tio ou
375 foudre) qui autorise le mineur et le chamane à exercer sa profession. Tous deux bénéficient
C

376 désormais d’une charge supplémentaire de force et entretiennent cette disposition particu-
377 lière par le jeûne et la consommation d’alcool.
N
U

10
J’ai montré ailleurs comment les accidents mortels de mineurs sont associés à un sacrifice humain, une
libération d’énergie vitale qui fertilise les gisements et solde définitivement la dette de l’homme envers la mine. Le
travail lui-même est conçu comme une déperdition inverse à la captation de force par le Tio. C’est cette circulation
énergétique généralisée qui permet à la fois aux hommes de travailler, aux mines de produire et aux divinités de
s’alimenter (Absi, 2003).
11
Cette comparaison avec l’expérience chamanique se base notamment sur l’ouvrage de Virginie de Véricourt
(Véricourt, 2000).
12
Dans le cas des guérisseurs, l’esprit n’est cependant pas directement invoqué : le foudroiement initiatique et la
possession de l’officiant lors des rituels sont décrits comme une altération du cœur qui est broyé, dévoré.
L’importance de l’esprit dans les croyances minières est due vraisemblablement à l’adoption de la notion
européenne du pacte comme don de l’âme au diable.
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P. Absi / Sociologie du travail "" (2004) """-""" 11

378 Le destin de certains mineurs devenus guérisseurs à l’issue d’un pacte individuel avec le
379 Tio (voir ci-dessous) témoigne de la perméabilité de l’état de mineur avec celui de
380 chamane. Ces deux corps de métier relèvent de ce que Gilles Rivière (Rivière, 1995) a
381 appelé un « complexe chamanique » andin, qui dépasse la seule figure des spécialistes
382 rituels. De sorte que c’est dans l’emprunt à la logique du chamanisme que se sont
383 construites les conceptions minières de l’apprentissage du métier et de la constitution des
384 travailleurs des mines comme corps professionnel spécialisé.

F
385 6. Vendre son âme au diable : le pacte individuel

O
386 En marge de la relation usuelle, et somme toute ordinaire, des hommes et du Tio que

O
387 nous venons de décrire, il en existe une, autrement subversive, où la tradition européenne
388 du pacte diabolique joue à son plein : le contrat individuel.

PR
389 Le pacte individuel avec le Tio consiste à s’assurer l’accès à des filons exceptionnels par
390 des offrandes, elles-mêmes exceptionnelles : des sacrifices humains dit-on, ainsi que l’âme
391 du pactiseur. Le pacte est conclu lors d’une rencontre à huis-clos avec la divinité qui
392 apparaît en personne aux travailleurs restés seuls dans les galeries. Grand, blond aux yeux
D
393 clairs, ceux qui l’ont rencontré décrivent le Tio sous les traits d’un gringo de belle allure
394 — la beauté du diable — et si à première vue, dans la lueur diffuse de la mine, son
TE

395 apparence humaine, son casque et sa lampe trompent les mineurs, certains détails ne
396 manquent pas de révéler sa véritable identité. Doña Francisa se souviendra toute sa vie du
397 jour où elle s’est retrouvée nez à nez avec le diable ouvrier :
EC

398 « J’avais quinze ans lorsque mon père est mort. Je suis montée à la mine, à San
399 Francisco. Alors moi, mon père était si pauvre, je pensais dans la mine : « J’aimerais bien
400 rencontrer le Tio, comme ça j’aurai de l’argent. » J’étais avec une amie, je marchais
R

401 devant avec ma brouette et je pensais en moi-même. Mon amie était restée loin
R

402 [derrière]. Dans l’obscurité, j’ai vu venir un monsieur avec sa lampe et ses bijoux. Mon
403 corps tremblait. Il avait un casque, une lampe et ses pieds brillaient. Tout brillait. Il était
O

404 blond, comme toi, ses cheveux étaient ardents et sa lampe, comme électrique, éclairait
405 puissamment. En ce temps-là, les lampes électriques n’existaient pas. Dans mon cœur,
C

406 ça palpitait : « Que vais-je rencontrer ? » Par derrière, mon amie m’a parlé et je me suis
407 tournée. Quand je me suis retournée, il avait disparu. Le Tio est comme ça. Si on ne
N

408 m’avait pas fait me tromper [si mon amie ne m’avait pas interrompue], je l’aurais
409 peut-être rencontré [dans le sens de passer un pacte avec le Tio]. Après, je suis tombée
U

410 malade. J’avais mal à la tête, le Tio avait attrapé mon esprit [...] Le lendemain, ma mère
411 a fait lire la coca pour moi. « Avec le Tio, ils se sont fait trompés, la maladie est à cause
412 de ça, il [le Tio] la cherche pour lui promettre quelque chose. » Le guérisseur a dit que le
413 Tio voulait me parler. Ça lui a coûté cher à ma mère pour me faire guérir. Moi j’étais
414 comme folle, le Tio était déjà dans mon corps, je voyais le gringo partout... Si on ne
415 m’avait pas fait me tromper, je serais peut-être riche aujourd’hui. J’aurais dit au Tio :
416 « Donne-moi de l’argent » et lui aussi m’aurait demandé quelque chose. Depuis ce jour,
417 je me suis dit que je ne penserai plus jamais au Tio. » (Doña Filomena Fernandez, 48 ans,
418 gardienne de la mine Carmen (Coopérative 10 de noviembre).)
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12 P. Absi / Sociologie du travail "" (2004) """-"""

419 Le pacte est par essence secret. C’est la raison pour laquelle l’arrivée inopportune de son
420 amie empêcha l’établissement du dialogue entre la gardienne de mine et le Tio. Frustré, ce
421 dernier s’empara de son esprit ; Doña Filomena ne devint pas millionnaire, elle tomba
422 malade.
423 La prédation de l’esprit prend ici la valeur d’un dédommagement face à la promesse non
424 tenue des offrandes exceptionnelles qui auraient dû accompagner le pacte ; on ne dérange
425 pas le diable pour rien. En revanche, lorsque le dialogue s’établit, l’homme et la divinité
426 fixent les termes du contrat — la nature et le calendrier des sacrifices — puis, tous deux

F
427 boivent ensemble pour sceller l’alliance13. À la différence de la mésaventure de Doña
428 Filomena, l’appropriation de l’esprit du mineur par le Tio n’est pas alors perçue comme un

O
429 état pathologique nécessitant l’intervention d’un guérisseur. Clause du pacte, elle est la
430 contrepartie non négociable des richesses exceptionnelles obtenues en échange. Tel un

O
431 Faust andin, le pactiseur accepte de se livrer corps et âme au diable de la mine.
432 Ce processus n’est pas différent par nature de la possession ordinaire de mineurs sans

PR
433 compromission. Seulement, il est plus intense et tandis que la possession ordinaire s’appa-
434 rente à une cohabitation entre l’emprise diabolique et la personnalité sociale de l’individu,
435 l’expérience des pactiseurs correspond à une prise de contrôle totale du cœur des hommes,
436 donc de leur volonté, par le Tio. Les pactiseurs se caractérisent par leur consommation
D
437 d’alcool hors norme, leur attitude violente et conflictuelle et leur langage libéré des règles
438 de la bienséance. À la fois incohérent dans sa forme et inconvenant sur le fond, ce
TE
439 comportement débridé est l’expression de la force diabolique qui a remplacé l’esprit
440 humain dans ses prérogatives d’animer le corps. C’est cette rupture avec les normes
441 sociales qui distingue la possession des pactiseurs de celle, nécessaire et socialement
EC

442 soutenable, des autres mineurs.


443 La personne soupçonnée d’avoir passé un tel pacte est d’ailleurs ouvertement condam-
444 née par les autres travailleurs qui reprochent aux pactiseurs, séduits par l’argent facile, de
445 transgresser les règles sociales et de substituer à leur sacrifice laborieux celui de tierces
R

446 personnes. Certains sont accusés de faire avorter de force des femmes pour offrir les fœtus
447 au Tio, d’autres de saouler leurs péons pour les livrer, sans défense, à l’appétit insatiable du
R

448 diable. De tels sacrifices sont d’autant plus inacceptables qu’ils sont l’expression exacerbée
449 d’abus de pouvoir par ailleurs quotidiens : abus des hommes sur les femmes et les enfants,
O

450 abus des associés sur leurs ouvriers. Alors que les rituels collectifs des associés assurent la
451 sécurité et la prospérité de leurs « dépendants », les pactes individuels mettent en danger la
C

452 vie de l’entourage des pactiseurs.


453 Les richesses qu’ils procurent sont d’ailleurs incapables de servir la reproduction
N

454 sociale. Au lieu de lubrifier l’économie familiale, l’argent du pacte est voué à être dilapidé
U

455 dans les bars et les lupanars de la ville. Et tandis que l’argent brûle les doigts du pactiseur,
456 ses filons disparaissent car le pacte est par nature, insoutenable sur le long terme. Il est
457 également admis que la mort du contractant — et donc l’appropriation définitive de son
458 âme par le Tio — solde inexorablement le pacte.
459 Seul le travail qui limite l’emprise du Tio sur le corps du mineur et exorcise les bénéfices
460 de la mine est donc à même de servir la reproduction sociale. Quant aux accusations de
461 pactes qui accompagnent le surgissement d’inégalités économiques trop criantes et l’ac-

13
Le pacte peut également prendre la forme d’une relation homosexuelle.
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P. Absi / Sociologie du travail "" (2004) """-""" 13

462 croissement du pouvoir social de certains mineurs, elles permettent de délégitimer certai-
463 nes des dominations à l’œuvre dans le monde minier.

464 7. Du mimétisme diabolique à la distinction sociale

465 Les rites et les représentations symboliques associés au diable ouvrier qui entérinent la
466 distinction entre le statut de péon et celui d’associé de la coopérative, définissent donc

F
467 également la manière dont doivent s’exercer les prérogatives liées à ce dernier. Véritable
468 code moral en action, le pacte individuel avec le diable place le sacrifice de soi par le travail

O
469 — et non l’exploitation des péons — comme une valeur incontournable de la déontologie
470 minière. Centrale à l’affirmation de l’ethos communautaire, la figure du Tio joue également

O
471 un rôle essentiel dans les relations des travailleurs du sous-sol avec d’autres catégories de la
472 société. La première distinction qu’elle met en œuvre est celle du genre.

PR
473 Si à certaines périodes de l’histoire de Potosi, des femmes entraient dans les mines et,
474 pour certaines, y travaillaient comme des hommes, dans l’actualité les travailleurs souter-
475 rains sont exclusivement des hommes14. Environ une petite centaine, les femmes qui
476 exploitent la montagne doivent se contenter de glaner le minerai à ciel ouvert. La moder-
D
477 nisation des exploitations et l’interdiction du travail souterrain des femmes à l’époque de la
478 mine d’État sont les principales raisons de leur disparition de l’intérieur des mines.
TE

479 Aujourd’hui, la division sexuelle du travail minier — les hommes à l’intérieur, les femmes
480 à l’extérieur — vient conforter la domination masculine en réservant aux hommes les
481 activités, plus rentables et plus valorisées, liées à l’extraction souterraine proprement dite.
EC

482 Mais c’est auprès du Tio que les mineurs trouvent les arguments les plus irréfutables de
483 cette mise à l’écart au fondement de leur identité professionnelle masculine.
484 Sur la base d’une conception agricole selon laquelle les minerais se reproduisent dans le
485 sein de la montagne comme des pommes de terre dans un champ, les travailleurs conçoivent
R

486 leur travail comme une relation sexuelle fertile avec la mine. Cette relation est placée sous
R

487 l’auspice du Tio. En effet, la force qu’il insuffle dans le corps des travailleurs est également
488 l’énergie sexuelle qui leur permet de posséder et de fertiliser la montagne. De sorte que la
O

489 production minière souterraine est, par nature, masculine. Non seulement une femme ne
490 pourrait pas faire produire la mine mais sa présence rendrait jalouse la montagne et ferait
C

491 disparaître les filons. Trop « faibles d’esprit » pour affronter sa puissance et la possession
492 diabolique, les femmes sont également les victimes désignées de la libido débridée du Tio
N

493 qui n’hésite pas à violer celles qui pénètrent dans la mine. Dans cette cosmologie, la figure
494 du Tio incarne ainsi le caractère masculin, défendu aux femmes, du monde souterrain et la
U

495 communauté de travail qu’il patronne devient, par essence, une communauté d’hommes15
496 L’intimité particulière avec le Tio qui distingue les hommes des femmes des mines, vient
497 également confirmer la rupture du travailleur avec son monde paysan d’origine. Pour les

14
On sait par exemple que, dans les années 1930, des femmes remplacèrent les mineurs partis faire la guerre
contre le Paraguay. Même aujourd’hui, deux ou trois femmes continuent à travailler « comme des hommes ».
Cependant, elles ne sont jamais prises en compte par les discours sur la division sexuelle de l’exploitation minière.
15
Quant à elles, les femmes s’identifient avec la Pachamama, la divinité panandine de la fertilité de la terre par
ailleurs confondue avec la montagne de Potosi.
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14 P. Absi / Sociologie du travail "" (2004) """-"""

498 migrants ruraux, la période d’apprentissage au cours de laquelle le péon fait ses premières
499 armes de mineur, correspond à une phase de stabilisation et d’insertion dans le monde
500 urbain. À cette occasion, le paysan va délaisser ses habits ethniques, connaître plus d’argent
501 qu’il n’en a jamais vu et adopter un certain nombre de comportements — depuis l’usage du
502 savon jusqu’à celui de la langue espagnole — en phase avec la société de consommation et
503 l’idéologie urbaine de la « civilisation » par opposition avec un monde rural qualifié
504 d’arriéré et de statique. Même si les liens qui l’unissent à sa communauté d’origine restent
505 très forts, le nouveau mineur va cesser de se considérer comme un paysan pour devenir

F
506 « quelqu’un de la campagne ». Évidemment, plus le séjour à Potosi se prolonge et plus la
507 prise de distance du mineur avec le monde paysan s’accentue.

O
508 Dans la mine, cette rupture programmée — bien que rarement réalisée sur une seule
509 génération — se manifeste par le mépris des associés envers les paysans récemment arrivés

O
510 qu’ils emploient comme péons. Dans les campagnes dont ils sont originaires, la domination
511 des mineurs peut conduire à l’accaparement des charges politiques et religieuses au

PR
512 détriment des paysans non migrants. Tout en enviant leur relative aisance économique, ces
513 derniers se montrent d’ailleurs très critiques envers les travailleurs des mines dont ils
514 dénoncent l’arrogance, l’individualisme et les mauvaises mœurs. En rappelant leurs origi-
515 nes paysannes, ils les accusent de s’être « déclassés ». Dans d’autres contextes, ces frictions
D
516 peuvent alimenter des conflits de classes autrement plus graves et violents. Ainsi, au cours
517 des années 1960, alors que les mineurs syndiqués de l’entreprise d’État avaient pris la tête
TE

518 de la résistance au gouvernement militaire, les syndicats paysans s’étaient alliés aux
519 généraux (Harris et Albo, 1984).
520 On comprend mieux maintenant le sens de la croyance selon laquelle les mineurs
EC

521 possédés par le diable effrayent les récoltes des paysans. De même que l’idée qui veut que
522 les champs semés par un mineur habité par le Tio ne produisent pas, elle entérine, dans le
523 registre symbolique, le processus de rupture entre le passé paysan du mineur et sa nouvelle
524 identité de classe. Car, même de retour sur ses terres, le mineur redevient rarement un
R

525 paysan parmi d’autres.


R

526 Cette ambivalence de la rupture et de la continuité entre les mondes paysan et mineur est
527 constitutive de la figure même du Tio. L’héritage paysan des représentations symboliques
O

528 de l’inframonde est très clairement perçu par les mineurs qui classent le Tio parmi les forces
529 vives de l’univers, particulièrement virulentes dans les campagnes et avec lesquelles les
C

530 agriculteurs sont plus familiers que les citadins. La plupart des chamans qui exercent dans
531 les mines sont d’ailleurs des paysans. Cependant, à la différence des esprits des montagnes
N

532 qui patronnent les communautés paysannes, le Tio n’est pas rattaché à un lignage et à un
533 terroir, mais à un corps de métier. Son culte favorise l’émergence d’une communauté dont
U

534 l’assise n’est pas familiale ou ethnique mais professionnelle et corporatiste, basée sur une
535 division sexuelle du travail beaucoup plus marquée que dans le monde agricole.
536 Pourtant, aux yeux des classes moyennes et supérieures de la ville de Potosi (petits
537 fonctionnaires, professions libérales, négociants, etc.), le statut des mineurs n’est guère
538 différent de celui des paysans. Paysans mal dégrossis, ignorants mais enrichis par la mine,
539 telle est en résumé l’idée que se fait la petite bourgeoisie des mineurs auxquels elle
540 reproche d’avoir emprunté les aspects ostentatoires de la civilisation urbaine sans pour
541 autant en maîtriser l’étiquette et les codes. Le mauvais usage de l’argent, le goût immodéré
542 pour l’alcool, la grossièreté et l’adultère, voire l’inceste, constituent l’essentiel des argu-
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P. Absi / Sociologie du travail "" (2004) """-""" 15

543 ments de ce discours ; le travail forcené de la mine alimentant le penchant du mineur pour
544 les plaisirs d’une vie qu’il sait trop courte. Ce portrait fait écho au caractère excessif que
545 reconnaît au mineur l’ensemble de la population de Potosi, y compris les petits commer-
546 çants et les artisans qui lui sont socialement très proches. Il coïncide également avec les
547 conséquences que les mineurs attribuent à la possession de leurs corps par le Tio et leur vaut
548 le surnom de « qhoya loco », « le fou de la mine ».
549 Si les mobilisations des coopérateurs sont beaucoup moins radicales que ne l’étaient
550 celles des syndicalistes révolutionnaires des mines d’État, ce portrait subversif se nourrit

F
551 également du souvenir des insurrections minières. Dans cette rhétorique, l’hérésie politique
552 et l’hérésie diabolique se confondent pour alimenter le fantasme de la bourgeoisie sur la

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553 menace que représentent les mineurs pour l’ordre établi et se traduisent par l’idée que les
554 mineurs ne sont ni de bons chrétiens ni des citoyens décents. Dans les années 1980, alors

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555 que les mineurs marchaient sur La Paz pour protester contre la fermeture des mines d’État,
556 tout événement impromptu qui survenait dans la capitale (accident de voiture, rupture

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557 d’une canalisation d’eau, etc.) était aussitôt attribué à l’inspiration diabolique des syndica-
558 listes du sous-sol (Cajias, 1994). Le geste des vieilles dévotes qui jetaient de l’eau bénite
559 sur les cortèges témoigne de cette même obsession démoniaque qui articule le politique et
560 le religieux. Quelques années auparavant, l’image du diable avait été utilisée par la
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561 propagande du général Banzer pour dénoncer l’appui des prêtres tiers-mondistes aux
562 syndicats miniers.
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563 Ainsi, la possession démoniaque et les attributs du Tio qui caractérisent, aux yeux des
564 mineurs, l’essence de leur identité professionnelle contribuent également à dessiner les
565 contours de la classe minière comme une catégorie sociale à la fois distincte des paysans,
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566 des autres travailleurs et du reste de la société.

567 8. Le Tio, archétype du mineur


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568 Ainsi, le diable des mines incarne un certain nombre de valeurs et des représentations
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569 auxquelles s’identifient les travailleurs des coopératives. Il est en quelque sorte le trait
570 d’union des différents registres socioculturels où se décline « l’être mineur » ; le fait qu’elle
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571 passe par la possession donne tout son sens à l’identification de l’homme avec son modèle.
572 Travailleur assidu, arpentant les galeries avec son casque et sa lampe, le Tio est d’abord
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573 un compagnon de travail. Sa force, son endurance, sa connaissance des filons lui valent le
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574 titre de maestro qui définit ceux d’entre les mineurs qui font preuve de ces qualités. Jusqu’à
575 son sexe en érection et sa libido débridée témoignent de la puissance virile revendiquée par
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576 les travailleurs. Ouvrier masculin, endurci, expérimenté et productif, amateur de femmes,
577 de feuilles de coca et d’alcool, le Tio apparaît ainsi comme un mineur idéal, une sorte
578 d’archétype professionnel16
579 Par ailleurs, nous avons vu comment en attribuant à la colonisation la création de tous les
580 travailleurs miniers du Cerro Rico, y compris celle du Tio, les mineurs revendiquent avec

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J’utilise le concept d’archétype dans le sens d’une image qui alimente les représentations collectives et
individuelles des mineurs et non dans l’acception d’un inconscient collectif où s’enracineraient les représentations
individuelles.
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581 lui une origine commune. Archétype du travailleur minier, le Tio personnifie donc égale-
582 ment son destin historique mais aussi social puisqu’il incarne la dialectique de la rupture et
583 de la continuité entre la mine et la campagne dont est issue la plupart des travailleurs.
584 Ourdie par les représentations rurales de l’inframonde, sa figure reflète l’héritage agricole
585 des mineurs. En même temps, sa spécialisation professionnelle, sa maîtrise de l’argent et
586 son intimité durable avec le monde souterrain, manifestent la rupture entre la mine et le
587 monde paysan. L’idée que le destin du mineur est de devenir Tio jusqu’à en mourir
588 confirme le caractère irréversible attribué à l’acquisition de l’identité minière. L’intimité

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589 fusionnelle avec le diable souterrain vient ainsi confirmer, dans le symbolique, la rupture
590 socioculturelle qui marque le passage du statut de paysan saisonnier travaillant comme

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591 péon dans la mine à celui de mineur coopérateur.
592 En devenant Tio, le travailleur cesse d’être un paysan, mais il ne devient pas pour autant

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593 un habitant des villes comme les autres. Et ce diable qui personnifie la classe profession-
594 nelle des travailleurs stigmatise aussi leur position sociale particulière. Qu’il soit considéré

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595 comme un communautaire déclassé par les paysans, comme un « Indien raffiné » par la
596 bourgeoisie de Potosí ou comme un être excessif pour le reste de la population, la dévotion
597 démoniaque du mineur vient confirmer sa marginalité. Le portrait diabolique que dressent
598 les citadins de ces mineurs violents et alcooliques, qui rendent un culte au diable, fait écho
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599 à la crainte des paysans face à leurs pouvoirs saqras
600 Le Tio est donc à la fois le double des travailleurs comme individus et l’archétype de leur
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601 catégorie sociale comme produit de l’histoire. Que sa personnalité renvoie à des références
602 historiques, culturelles et religieuses de la société qui a vu naître les mineurs n’est pas
603 surprenant. En effet, le surgissement du Tio actuel est vraisemblablement contemporain de
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604 l’apparition d’une classe minière relativement stable et prolétarisée, entre la fin du XIXe et
605 le début du XXe siècle (Salazar et Absi, 1998). De sorte que la figure de la divinité et celle
606 du mineur se seraient construites ensemble, l’une par rapport à l’autre, et par emprunts
607 mutuels. Dans l’exégèse minière, le travailleur est pétri par le souffle du diable de la mine,
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608 tandis que le Tio cannibale incorpore l’identité de ses victimes humaines. Bien sûr, les
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609 mineurs d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux du début du siècle dernier ; de
610 même, les inquiétudes des coopérateurs ont peu à voir avec celles des ouvriers des grandes
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611 entreprises. Mais les attributions du Tio ne sont pas non plus immuables. Au temps de la
612 Comibol (Corporation minière de Bolivie), la divinité s’était faite l’allié du prolétariat
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613 révolutionnaire ; dans les coopératives, sa dimension diabolique s’est déplacée vers les
614 profits des coopérateurs.
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615 Ainsi, c’est dans son adaptation au contexte productif que l’empathie entre les tra-
616 vailleurs des mines et le diable ouvrier alimente l’identité socioprofessionnelle des mi-
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617 neurs. Cependant, les mécanismes de cette empathie n’ont pas pour origine le monde
618 industriel. Ils s’enracinent dans une logique agricole et d’anciennes pratiques chamaniques
619 au travers desquelles les populations andines ont appréhendé et intériorisé le surgissement
620 des travailleurs des mines comme métier et catégorie sociale à part entière, déconnectée, au
621 moins en partie, du monde agraire. Cette constatation confirme l’importance de dépasser la
622 seule analyse des formes productives pour considérer l’impact des logiques et des repré-
623 sentations du milieu d’origine des travailleurs — ici le monde agricole et andin —, ainsi
624 que la manière dont celles-ci se transforment au contact de l’univers industriel, afin
625 d’appréhender la construction historique des identités ouvrières.
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626 Références

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