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Intro colloque 23/12/10 9:52 Page 1

PLAN*

I. Les droits fondamentaux au travail et le droit à la santé,


à la sécurité, à un environnement sain

p. 2 Propos introductifs : L’affirmation et l’invocation des droits fondamentaux individuels et collectifs au travail,
Michèle Bonnechère, Professeur à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne.
p. 9 Annexe aux propos introductifs.
p. 12 Le respect des droits fondamentaux sur les lieux de travail, Nicolas Sandret, Médecin-Inspecteur du
travail.
p. 18 Lutte contre le harcèlement moral et la violence au travail: le rôle du médecin du travail,
Chantal Moutet-Krebs, Médecin du travail.
p. 22 Génétique et emploi, Carole Girault, Maître de conférences à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne.
p. 28 Travail et droit à un environnement sain, Claire Vial, Professeur de droit public à l’Université d’Evry-Val
d’Essonne - Centre de recherches Léon-Duguit (EA 4107).
p. 33 La prévention des risques psychosociaux. L’exemple de la SNCF ou la trajectoire d’une entreprise,
François Wallach, Chef du département prévention et santé au travail de la SNCF.

II. Respect de la vie privée et familiale

p. 40 Le droit du temps de travail à la lumière des droits fondamentaux de la personne, Michel Miné, Professeur
de droit du travail au CNAM, Lise/Cnam/Cnrs.
p. 47 Mobilité et respect de la vie privée et familiale, Sylvie Joubert, Maître de conférences à l’Université
d’Evry-Val-d’Essonne.

III. Liberté d’expression, action collective

p. 53 La liberté d’expression au travail, Emmanuel Dockès, Professeur à l’Université Paris-Ouest-Nanterre


La Défense.
p. 58 La liberté religieuse sur les lieux de travail publics et privés, Claire Brice-Delajoux, Maître de conférences
en droit public à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne.
p. 65 Travailleurs sans papiers: un droit de grève « bridé » ?, Serge Slama, Maître de conférences en droit
public à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne, Centre Léon Duguit, et CREDOF Paris-Ouest-Nanterre.

IV. Quelles garanties concrètes ?

p. 73 Garantie des droits fondamentaux du salarié : éléments de jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de
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cassation, Alexandre Linden, Conseiller à la Chambre sociale de la Cour de cassation.


p. 80 Garantie des droits fondamentaux du salarié : Le point de vue d’un juge administratif, Yves Struillou,
Conseiller d’Etat.
p. 87 L’inspection du travail et les droits fondamentaux sur les lieux de travail, Paul-Eric Dross, Inspecteur du
travail détaché comme ATER à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne.
p. 92 Réflexions sur les garanties concrètes des droits fondamentaux au travail, Christian Said, Avocat au Barreau
d’Evry, ancien bâtonnier.

(*) Les textes publiés correspondent à la version écrite d’interventions au colloque organisé le 28 mai 2010 à l’université d’Evry,Val d’Essonne, par le Centre de
recherche Léon Duguit. La contribution de Mr F.Wallach , qui n’avait pu participer à la journée , est hors colloque. Des remerciements particuliers sont dus à Soumia
Aziria, doctorante de la faculté de droit d’Evry, qui fut la cheville ouvrière de la préparation des travaux.

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LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Propos introductifs : l’affirmation


et l’invocation des droits fondamentaux
individuels et collectifs au travail
par Michèle BONNECHÈRE, Professeur à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne

PLAN
Les droits fondamentaux ne sont pas une catégorie à part de droits. Ils
I. La qualification des
droits fondamentaux font la cohérence, l’identité d’un ordre juridique, et justifient une priorité, une
au travail protection, des limites... Des conceptions formelles visent les droits protégés par
A. Ambiguïté
B. Subversion la Constitution (1) ou par les normes internationales (2).

II. Le droit des


Notre perspective en décidant d’organiser la journée du 28 mai 2010 à
travailleurs à la santé l’université d’Evry, était axiologique : rattacher la « fondamentalité » à des valeurs,
physique et mentale
et à la sécurité
au devoir d’indignation et de résistance (3) devant des situations faisant du travail
un facteur de mort (4). Le respect des droits fondamentaux sur les lieux de travail
comme objet de recherche et objectif d’action, parce qu’il est une aspiration
profonde du monde du travail. La dignité de l’Homme au travail s’impose dès lors
que « le travail n’est pas une marchandise » (5). La primauté de la personne relève
ensuite d’un acte de foi : dans une philosophie personnaliste (6), la personne est
un accomplissement de l’individu par des engagements et des actes créateurs. Or
sans les droits de la personne et ses libertés, le contrat de travail aboutit à la
réification, la « dépossession » du salarié dénoncée par Marx (7).
La force de travail « obscur objet » (8) de ce contrat, a préoccupé la
doctrine juridique. Peut-on concilier la subordination (ou l’obéissance
hiérarchique) et les droits fondamentaux ? Cette question interpelle le droit du
travail au sens large, en tant qu’il surplombe l’opposition secteur privé-secteur
public (9). Elle se pose dans le contexte d’une crise économique où les hommes

(1) Dans sa décision 98-401 du 10 juin 1998, le Conseil (6) « Une civilisation personnaliste est une civilisation dont les
constitutionnel a visé les « droits et libertés fondamentaux structures et l’esprit sont orientés vers l’accomplissement
reconnus aux employeurs et aux salariés » et fait découler de comme personne de chacun des individus qui la composent...
l’article 4 de la Déclaration de 1789 « la liberté d’entreprendre, (avec) pour fin dernière de mettre chaque personne en état de
l’égalité devant la loi..., le droit à l’emploi, le droit syndical, pouvoir accéder au maximum d’initiative, de responsabilité, de
ainsi que le droit reconnu aux travailleurs de participer à la vie spirituelle », E. Mounier, Manifeste au service du
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détermination collective des conditions de travail et à la gestion personnalisme, Œuvres, p. 523, éd. Seuil, 1961.
des entreprises ». (7) «Or en quoi consiste la dépossession du travail ?... dans son
(2) Par exemple la Charte des droits fondamentaux de l’Union travail, l’ouvrier ne s’affirme pas mais se nie... il n’y déploie pas
européenne (reproduite au Dr. Ouv. 2001 p. 105). une libre énergie physique et intellectuelle mais mortifie son
(3) Au sens de l’appel de grands Résistants (R. Aubrac, G. Tillon, corps et ruine son esprit... dans le travail il se sent extérieur à
H. Bartoli, S. Hessel…) aux jeunes générations, du 8 mars 2004 soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et quand il travaille
(vivelaresistance.unblog.fr). il n’est pas lui.» K. Marx, « Ebauche d’une critique de
l’économie politique », Œuvres, (La Pléiade 1968), t. II, p. 59.
(4) Rapport du 4 février 2010 de l’Inspection du travail (S. Catala,
section 15 A) transmis au procureur de la République de Paris, (8) Alain Supiot a parlé de « l’obscur objet du contrat de travail »
après une série de suicides de salariés de France Telecom, (Critique du droit du travail, PUF, 1re éd. 1994, 2e éd. 2007) ;
concluant notamment à une mise en danger de la vie d’autrui M. Bonnechère, « Le corps laborieux » Dr. Ouv. 1994,
(article 223-1 du Code pénal) de la part de l’employeur. pp. 173-185 ; J.-M. Verdier, « Liberté et travail, problématique
des droits de l’Homme et rôle du juge », D. 1988 chr. 63.
(5) Déclaration de Philadelphie, 10 mai 1944, concernant les buts
et les objectifs de l’Organisation internationale du travail. (9) Se rappeler que les agents publics, non soumis au Code du
travail, relèvent des principes généraux du droit du travail
dégagés par le Conseil d’Etat.

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sont surtout considérés comme des moyens et des « ressources » (10), leur bien-être n’étant pas « une fin
en soi » (11).
Ces propos introductifs porteront en premier lieu sur le concept de droits fondamentaux au travail
(I), son ambiguité, mais aussi sa force (12). L’on insistera ensuite sur l’invocation et la justiciabilité des
droits fondamentaux au travail. Et puisque la liberté d’expression, la liberté religieuse, le respect de la vie
privée et familiale, le droit à un environnement sain font ici l’objet de fines analyses juridiques, l’on osera
joindre aux précieux exposés des médecins du travail nourris de leur expérience quelques remarques
juridiques concernant le droit des salariés à la santé physique et mentale (II), porteur de solutions
nouvelles, malgré le « manque d’ambition » des textes dans sa formulation, qui renvoie à une
construction, évoquée ici avec profondeur par le Docteur Sandret. D’éminents praticiens développent
aussi les « garanties concrètes » (13).

I. La qualification des droits fondamentaux au travail


Le concept est ambivalent, le champ exact du 18 juin 1998 sur « les droits fondamentaux au travail » :
qualificatif incertain. Des études doctrinales ont porté sur y est affirmée d’abord la liberté d’association et la
les rapports entre les droits fondamentaux et l’évolution reconnaissance effective du droit de négociation
du droit social (14) : importante démarche dénonciatrice collective. Cette déclaration, censée clarifier le rôle des
d’un risque d’affaiblissement des garanties légales normes internationales du travail face à la libéralisation
auxquelles ils se seraient substitués. Pourtant la brutalité du commerce mondial, est en même temps un exemple
des relations sociales engendrée souvent par de démarche sélective, voire minimaliste.
l’organisation du travail, ou les restructurations, amène les
1° Un choix restrictif dans la déclaration de 1998
salariés à chercher dans les droits et libertés
fondamentaux un rempart ultime, et ceci doit être mis en relative aux principes et droit fondamentaux de
évidence, ainsi que la mobilisation croissante des droits l’OIT
de la personne en droit positif du travail. En pleine remise en question de la nécessité des
normes internationales du travail, de moins en moins
A. Ambiguïté ratifiées, ce texte proclama que tous les Etats membres
Pourquoi ne pas dire « droits de l’Homme » ? Ceux-ci ont, du seul fait de leur appartenance à l’OIT, l’obligation
renvoient à des combats politiques (15). Les droits de respecter et promouvoir quatre droits fondamentaux,
fondamentaux seraient plus individualistes, catégoriels. parmi lesquels l’élimination de la discrimination en
Concentrer les droits sur la personne du travailleur serait matière d’emploi et de profession (17). N’y figurent ni le
prendre le risque d’oublier l’action collective (16). droit à la santé et sécurité dans le travail, ni celui à un
Critique étonnante, si l’on se réfère à la déclaration salaire minimum. La déclaration de 1998 est souvent
adoptée par l’Organisation internationale du travail le citée dans les instruments « soft » visant les activités des

(10) « On part des clients, on regarde les sites économiquement d’une problématique ambivalente », Dr. Ouv. 2002.343 ;
rentables, puis on rencontre les personnes et tout se I. Vacarie et A. Lyon-Caen, « Droits fondamentaux et droit du
complique car ce ne sont plus les chiffres qui sont en jeu ; on travail » in Mélanges J.M. Verdier, Dalloz 2000, p. 421.
est dans une considération humaine, mais c’est la logique du Également I. Meyrat, Droits fondamentaux et droit du travail,
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business qui commande » (propos d’un dirigeant cité in ed. ANRT 2004.
rapport Catala précité, p. 5). A rappeler : à partir de la fin (15) Les droits de l’Homme renvoient à des combats politiques,
2006, France Telecom a entamé un plan visant la suppression relève D. Lochak (Les droits de l’Homme, Repères, La
de 22 000 emplois, le changement de métier pour 10 000 Découverte 2009).
personnes, l’embauche de 6 000 autres.
(16) V. les interrogations de V. Champeil-Desplats, « Les droits et
(11) Quelques économistes francs-tireurs ont fait exception. cf. libertés fondamentaux en France, genèse d’une qualification »,
J.E. Stiglitz, « Emploi, justice sociale et bien être », Rev. int. in Droits fondamentaux et droit social, op. cit. p. 11 et s.,
trav. 2002, n° 1-2, p. 22 ; H. Bartoli, L’économie spéc. p. 13.
multidimensionnelle, Economica 1991, et L’économie, service
de la vie, PUG 1996. (17) Qui vient après : a) la liberté d’association et la
reconnaissance effective du droit de négociation collective,
(12) Y compris pour les « sans-papiers », comme l’expose ici b) l’abolition de toute forme de travail forcé ou obligatoire,
S. Slama à propos du droit de grève. c) l’abolition effective du travail des enfants.
(13) Se reporter aux interventions de P.-E. Dross, Yves Struillou,
Alexandre Linden, Christian Saïd, en particulier.
(14) A. Lyon-Caen et P. Lokiec (dir. ), Droits fondamentaux et droit
social, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2004 ; I. Meyrat,
« Droits fondamentaux et droit du travail : réflexions autour

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entreprises multinationales (18). En 2008, une autre : passage obligé du domaine des choses, des produits,
déclaration (justice sociale dans la mondialisation) des « ressources » à celui des personnes, non réductibles
intègre il est vrai le concept de « travail décent », qui à un « capital » (humain…). Cette logique doit renforcer
renvoie à des critères individuels et collectifs dont le la définition des finalités du contrat de travail (22). Mais
pivot est la dignité (18 bis), sur lesquels trop peu de le contrat ne suffit pas. Les droits fondamentaux
juristes travaillent (19). permettent la définition de « zones d’autonomie » au
profit des personnes (23) et contribuent à faire du salarié
2° Le droit fondamental est-il un droit minimum ?
un acteur, individuellement et collectivement, de sa
L’idée que l’ordre public doit s’en tenir à des principes condition. Cela vaut pour la lutte contre « les risques
généraux et de moins en moins impératifs sous-tend plus psychosociaux » : la présentation du salarié
d’une réforme en droit du travail. Le temps de travail, exclusivement comme victime ou comme devant
« figure de la déréglementation », illustre les inquiétudes bénéficier d’un « accompagnement » font oublier ses
de la doctrine « travailliste » de voir les droits droits d’expression et d’action (24). Les droits
fondamentaux servir de correctif à une flexibilisation des fondamentaux au travail n’ont de sens que par la
règles. La loi, d’abord « dérogeable », devient supplétive, concertation, la contradiction, la possibilité d’agir. Ils se
entraînant la convention collective de branche. Le posent nécessairement en terme de pouvoirs, ils sont
mouvement profite à l’accord d’entreprise, libre dans ses donc subversifs.
adaptations (20). Dans sa décision du 7 août 2008, le
L’examen du droit en vigueur nous apprend que les
Conseil constitutionnel (21) a présenté « la nécessité
droits fondamentaux sont rarement définis comme
d’assurer la protection de la santé, de la sécurité
tels (25). Au-delà d’une approche formelle, deux
matérielle, du repos et des loisirs » (onzième alinéa du
mouvements de fond apparaissent.
préambule de la Constitution) comme des limites au
champ des règles supplétives, mais il n’a pas censuré sur 1° La recherche d’une conciliation entre droits
ce fondement le texte devenu loi du 20 août 2008. fondamentaux et pouvoir
Risque de voir les droits fondamentaux correspondre à L’article L. 1121-1 du Code du travail (26) nous renvoie
un « noyau dur restreint » accompagnant une aux libertés publiques qui ont pénétré peu à peu le droit
déconstruction du droit du travail. du travail (27). Le renversement est dans la mise en
cause des pouvoirs de l’employeur opérée par la
B. Subversion
problématique des droits et libertés fondamentaux du
Les droits fondamentaux réintroduisent dans le monde travailleur subordonné : l’illicéité des restrictions est de
économique, de l’entreprise, la règle fondée sur des principe (nul ne peut). Mais l’article L. 1121-1 assure un
valeurs, la liberté, la sécurité, la vie spirituelle des salariés compromis : l’entreprise doit donner une justification

(18) Ce que relève C. La Hovary (Les droits fondamentaux au (23) F. Guiomard, « Droits fondamentaux et contrôle des pouvoirs
travail, origines, statut et impact en droit international, Puf de l’employeur », in Droits fondamentaux et droit social, op.
2009, p. 273 ; v. aussi P. Alston et J. Heenan, « An unintended cit. spéc. p. 80
consequence of the 1998 ILO Declaration on fundamental (24) V. Y. Clot, Le travail au cœur, pour en finir avec les risques
principles and rights at work », NYU J. int. law and politics, psychosociaux, La découverte 2010. L’auteur invite à ne pas
vol. 36, n° 2/3 2004, p. 221. ignorer la capacité des salariés d’agir collectivement sur la
(18 bis) F. Héas “Observation sur le concept de dignité appliqué transformation du travail et d’engager une « controverse » sur
aux relations du travail”, Dr. Ouv. 2010 p. 461. la qualité du travail.
(19) « Le travail décent », Rapport J. Somavia, 87e session de l’OIT (25) Dans un arrêt du 17 février 2010 (n° 08-43212) la chambre
(www.ilo.org) ; « La mesure du travail décent », RIT 2003, sociale qualifie les prescriptions de la directive du 4 novembre
vol. 142 ; M. Bonnechère, « L’optique du travail décent », 2003 en matière de temps minimal de repos de « règles de
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Dr. Ouv. 2007, p. 57, disp. sur http://sites.google. droit social d’une importance particulière », selon une
com/site/droitouvrier démarche proche de celle de la CJUE. Ce qui est droit
(20) V. l’étude infra de M. Miné, et aussi F. Canut, « Temps de fondamental pour une loi ne l’est pas nécessairement pour le
travail : le nouvel ordonnancement juridique », journée des Conseil d’Etat ou le Conseil constitutionnel, v. sur ce point v.
juristes du travail du 4 décembre 2009, www. afdt-asso.fr et Champeil-Desplats, loc. cit.
Dr. Soc. 2010 p. 379. (26) « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés
(21) Selon le Conseil constitutionnel (10 juin 1998) le législateur individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas
doit tenir compte « en particulier (des) droits et libertés justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni
fondamentaux reconnus aux employeurs et aux salariés ». Au proportionnées au but recherché ».
nombre de ceux-ci, la liberté d’entreprendre, la liberté (27) L’historique, qui commence avec l’arrêt Peintures Corona (CE
personnelle du salarié, l’égalité devant la loi, le droit à 1er février 1980, Dr. soc. 1980.310, concl. A. Bacquet,
l’emploi et le droit syndical, le droit des travailleurs de Dr. Ouv. 1980 p. 211, n. S. Alter) en a souvent été établi et ne
participer à la détermination collective des conditions de sera pas repris. V. Ph. Waquet, L’entreprise et les libertés du
travail et à la gestion des entreprises. salarié, ed. Liaisons 2003.
(22) E. Dockès, « De la supériorité du contrat de travail sur le
pouvoir de l’employeur », in Analyse juridique et valeurs en
droit social, études offertes à J. Pélissier, Dalloz 2004, p. 203.

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(objective) de toute restriction (possible donc) et s’en engendrer le progrès social, et que dans ce grand
tenir à des mesures proportionnées. Sur cette base de marché il était revenu à la CJCE d’introduire les droits
proportionnalité, le juge recherchera la conciliation, un fondamentaux dès les années 1970, tout en étant
point d’équilibre. Le raisonnement est une transposition réticente à utiliser le vocable en matière sociale. En
déformée du droit de la Convention européenne des relevant ensuite que le pas est franchi avec les arrêts
droits de l’Homme (28). L’article L. 1121-1 étant muet Viking et Laval et que leurs conséquences, certes
sur la sanction appropriée, le débat glisse parfois du négatives (33), seront dépassées. L’on ne souscrira pas
terrain de la violation des droits fondamentaux à celui de aux propos selon lesquels « l’affirmation de droits sociaux
la discrimination (le foulard), alors que les actes illicites par le droit communautaire n’empêchera pas ces droits
devraient dans les deux cas être frappés de nullité, d’être, procéduralement et statutairement, relégués au
comme cela est prévu en matière de discrimination. La second rang par rapport aux libertés de circulation »
jurisprudence est encore incertaine (29). (34). Un arrêt du 10 juillet 2010 (34) semble infirmer
Reste pourtant très fort le mouvement jurisprudentiel l’idée d’une soumission du droit fondamental (de
faisant référence, au-delà du Code du travail, aux négociation collective) au marché (35).
principes constitutionnels, à l’article 9 du Code civil et Par-delà les ambiguïtés, un renversement hiérarchique
admettant l’intervention de la Convention européenne est inévitable pour l’avenir. D’une part, la valeur juridique
des droits de l’Homme dans le champ du contrat de donnée par le traité de Lisbonne (la même que les
travail (30). traités) à la Charte des droits fondamentaux crée une
2° La mobilisation des normes universelles nouvelle dynamique que ne pourront ignorer ni le juge
et européennes communautaire, ni le juge national (sur qui pèse
l’obligation d’interprétation conforme). D’autre part,
Les droits fondamentaux proclamés par l’OIT le sont
l’adhésion de l’Union européenne à la Convention
comme des droits conditions, c’est l’idée du socle.
européenne des droits de l’Homme, dont le principe est
Liberté syndicale, droit de négociation collective doivent
acquis dans le même traité (article 6) (36) est un
assurer la réalisation des autres droits des travailleurs. La
événement majeur. Plus formellement qu’auparavant, la
Cour de Strasbourg, dans son arrêt Demir et Baykara c.
CJUE devra se conformer à l’interprétation donnée par la
Turquie (31), a de plus jugé utile de puiser, pour dégager
Cour de Strasbourg selon laquelle la liberté syndicale a
la portée de la Convention EDH sur la liberté syndicale,
pour corollaire le droit de grève et sa consistance est
dans l’ensemble des normes relatives aux droits sociaux
celle de la convention 87 de l’OIT ; elle n’a pas un
fondamentaux, posant ainsi un principe d’interprétation
caractère absolu, mais ignore les restrictions tirées des
essentiel.
libertés économiques.
Opposer les ordres juridiques et les normes
Il est vain de dénoncer l’ « Europe des marchands »
européennes ou internationales relatives aux droits
fondamentaux est une démarche erronée. Les sans prendre parti pour une interprétation des textes
dénonciations de la jurisprudence de la CJCE, selon fondée sur l’intercomplémentarité des normes
laquelle l’exercice des droits d’action collective doit être européennes et universelles relatives aux droits
concilié avec les exigences des libertés économiques de fondamentaux (37), qui seule fera prévaloir l’Europe des
circulation et être conforme au principe de droits de l’Homme.
proportionnalité (32), seraient plus fortes si elles Parmi les normes universelles, le Pacte du
ouvraient des perspectives. D’abord en rappelant que le 16 décembre 1966 relatif aux droits économiques et
traité de Rome tablait sur le progrès économique pour sociaux est invocable directement dans les rapports de
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(28) A l‘origine la règle de proportionnalité a permis à la Cour et des électriciens à payer 2,5 millions de couronnes suédoises
européenne des droits de l’Homme de contrôler les atteintes de dommages-intérêts et frais de justice, soit environ
(ingérences) des Etats aux droits et libertés. 250 000 euros.
(29) Se reporter infra à l’étude du Conseiller A. Linden. (34) P. Rodière, « L’impact des libertés économiques sur les droits
(30) Depuis l’arrêt Speelers, du 12 janvier 1999, à propos du libre sociaux dans la jurisprudence de la CJCE », Dr. soc. 2010.573,
choix du domicile, B. V. n° 7, Dr. soc. 1999, p. 287, note spéc. p. 578.
J.E. Ray, Dr. Ouv. 2000 p. 254, n. P. Moussy. (35) Arrêt Commission c/Allemagne du 10 juillet 2010, aff.
(31) Cour EDH, Grande Chambre, 12 novembre 2008, Demir et C 271/08, parlant du « juste équilibre » dans la prise en
Baykara c. Turquie, Dr. Ouv. 2009, 352, n. M. Bonnechère. considération des intérêts en présence (point 52).

(32) CJCE 11 décembre 2007, Viking line (International Transport (36) Les modalités dépendent de protocoles à négocier, ce qui
Workers ‘Union), aff. C-483/05 ; CJCE 18 décembre 2007, n’entame pas l’effectivité du principe.
Laval, aff. C-341/45. (37) V. études sur ce thème, J.-F. Flauss, Les petites Affiches 2001,
(33) Le 2 décembre 2009, dans l’affaire Laval, le tribunal suédois n° 148, p. 9, et M. Bonnechère, SSL 2004, nos 1187 et 1188.
du travail a condamné les syndicats suédois de la construction

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1) BONNECHERE 23/12/10 9:54 Page 6

travail selon l’important arrêt du 16 décembre 2008 « normativité par objectif » en insistant sur l’inversion des
(38). De l’objectif de justice sociale dans la déclaration objectifs dans le droit de l’Union européenne. S’agissant
de Philadelphie, Alain Supiot a dégagé le concept de de la santé-sécurité au travail, ce n’est pas le cas.

II. Le droit des travailleurs à la santé physique et mentale


et à la sécurité
L’idée même d’un droit des travailleurs à la santé est 2° La santé au travail est toujours définie comme
révolutionnaire, car c’est la primauté de l’humain sur le « physique et mentale ». Vision globale, introduite par la
« business ». Ne faisons pas l’impasse sur la finalité de la loi du 17 janvier 2002, faisant écho à la définition de
directive 89/391 (39) : « L’amélioration de la sécurité, l’OMS (la santé, un état complet de bien-être physique,
de l’hygiène et de la santé des travailleurs représente un mental et social) à laquelle s’est référée la jurisprudence
objectif qui ne saurait être subordonné à des communautaire dans un arrêt fameux du 12 novembre
considérations purement économiques ». 1996, où la Cour a approuvé le fondement choisi pour la
directive temps de travail : la protection de la santé
Les Chartes traitent de la santé au travail : « Tout
(39 bis). La définition de l’OMS donne du relief à la
travailleur a droit à des conditions de travail qui
récente reconnaissance du « préjudice spécifique
respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité ». « Toute d’anxiété » subi par les salariés exposés à l’amiante et se
personne a droit à son intégrité physique et mentale » trouvant » par le fait de l’employeur dans une situation
proclame la Charte des droits fondamentaux de l’Union d’inquiétude permanente » (40).
européenne. Droit à des conditions de travail
Dans le droit de la Sécurité sociale, l’évolution de la
équitables, dit la Charte sociale européenne. notion d’accident du travail a suivi : abandon de la
Malgré l’alinéa 11 du préambule constitutionnel visant référence à une lésion corporelle soudaine, prise en
la protection de la santé et la loi du 4 mars 2002, le droit charge du suicide même s’il n’est pas intervenu sur les
du travailleur à la santé a mis du temps à s’affirmer. lieux de travail. La présomption d’imputabilité ne joue pas
Pourtant la problématique des droits fondamentaux des alors, mais la désignation du travail comme la cause de
salariés pourrait connaître un nouvel essor dans ce son acte dans une lettre laissée par le salarié a été
domaine, où se manifeste le lien direct entre le collectif retenue avec d’autres éléments par le TASS des Yvelines
et l’individuel. Trois axes se présentent. pour établir que l’acte était survenu « par le fait » du
travail (41).
1° L’employeur est responsable de la sécurité et de la
3° Troisième pilier : l’obligation de garantir la sécurité et
santé des travailleurs dans tous les aspects liés au
la santé au travail, dont la définition et la substance font
travail, selon la formule de la directive communautaire
que progressivement la logique des droits fondamentaux
cadre du 12 juin 1989. Les obligations des salariés en la
rejoint et dépasse la logique contractuelle. Il faut revenir
matière ne mettent pas en cause cette responsabilité,
sur les grandes étapes. L’obligation légale d’assurer la
liée au pouvoir, qui doit se traduire par une politique
sécurité et l’hygiène au travail, résultant de nombreux
d’évaluation et de prévention des risques, indissociable textes, a été enrichie. Des principes fondamentaux de
de la gestion de l’entreprise (et de l’organisation du prévention dégagés : en premier lieu adapter le travail à
travail) avec l’affirmation d’une dimension collective : l’Homme, disent la directive et le Code du travail (42). A
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

information, consultation et participation des partir du 28 février 2002 avec les arrêts amiante de la
représentants des travailleurs. L’article L. 4121-1 (ancien Chambre sociale, le contrat de travail est mis à
article L. 230-2 issu de la loi du 31 décembre 1991) contribution. En vertu du contrat de travail, dit la Cour de
notamment transpose la directive. cassation, l’employeur est tenu d’une obligation de

(38) Soc. 16 décembre 2008, B. V n° 251, Dr. Ouv. 2009 p. 87, n. (40) Soc. 11 mai 2010, Dr. soc. 2010 p. 847, Avis J. Duplat, p. 839,
M. Bonnechère. Ce qui n’ouvre pas au salarié licencié sans Dr. Ouv. 2010 p. 604, n. P. Leroy et p. 612, n. F. Guiomard.
cause réelle et sérieuse un droit à réintégration (Soc. 14 avril (41) Selon le Tass des Yvelines, 9 mars 2010, n° 07-01555, un
2010 : le Code du travail, en subordonnant la réintégration du ensemble d’éléments (cumul de fonctions, objectifs signifiant
salarié à l’accord de l’employeur opère une conciliation une charge accrue de travail) ont provoqué un « stress
raisonnable avec... la liberté d’entreprendre). déstabilisant ».
(39) Directive cadre n° 89/391 du 12 juin 1989 sur l’amélioration (42) Sur ce point, transposition de la directive par l’art. L 4121-1,
de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. 4°.
(39bis) Dr. Ouv. 1996 p. 513

6
1) BONNECHERE 23/12/10 9:54 Page 7

sécurité de résultat. La nouveauté n’est pas la 10 novembre 2009 se situent d’abord sur le terrain de la
responsabilité contractuelle, mais l’obligation de résultat. preuve, car il peut être malaisé dans la pratique de
Il n’y a pas forçage du contrat. Tout contrat a une finalité distinguer les reproches ou même les sanctions liés à
sociale conforme à des valeurs : rôle du contrat de travail l’exercice normal du pouvoir de direction du travail et le
voulu par les juges dans la prévention des atteintes à la harcèlement. Sur ce point la Chambre sociale précise : le
santé, droit fondamental. salarié n’a pas à démontrer l’intention de « l’atteindre »,
Le contrat mais pas seulement le contrat. L’on trouve de lui nuire (47). De nouveau l’on est renvoyé au résultat
dès les années 2005-2006 des arrêts ne rattachant pas : « le harcèlement moral est constitué indépendamment
l’obligation de sécurité de résultat au contrat de travail, de l’intention de son auteur, dès lors que sont
parlant même de « droit à la sécurité dans le travail » caractérisés des agissements répétés ayant pour effet
(43). Ainsi l’arrêt Propara du 21 juin 2006 : une dégradation des conditions de travail susceptible de
« l’employeur est tenu envers ses salariés d’une porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié,
obligation de sécurité de résultat en matière de d’altérer sa santé ou de compromettre son avenir
protection de la santé et de la sécurité des travailleurs professionnel ».
dans l’entreprise » et l’absence de faute n’exonère pas Dans le strict respect de la lettre et de l’esprit du texte,
l’employeur d’être responsable du harcèlement moral de des méthodes de gestion du personnel peuvent
salariés par un cadre (43 bis). constituer un tel harcèlement. La Cour ajoute : « pour un
La démarche aboutit à l’arrêt Snecma du 5 mars salarié déterminé ». Les effets se constatent sur une
2008 : « il est interdit à l’employeur, dans l’exercice de personne déterminée, mais ce qui fait le harcèlement
son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui peut être collectif, peut relever de mesures découlant du
auraient pour objet ou pour effet de compromettre la pouvoir de direction et d’organisation du travail. Celle ci
santé et la sécurité des salariés » (44). Etait en cause est très souvent impliquée. Ainsi le 24 mars 2010 la
une nouvelle organisation du travail, ignorant les avis Chambre sociale, dans un dossier de harcèlement par
négatifs du CHSCT après expertise et du comité déqualification et mise sous tutelle vexatoire d’un cadre,
d’établissement dans un établissement classé Seveso : le rejette l’argument tiré de l’exercice du pouvoir de
droit fondamental à la santé-sécurité comme limite au direction dans l’affectation des salariés à un poste de
pouvoir de l’employeur. La Chambre sociale a redit travail (48). Cet argument sert aussi le cas échéant pour
depuis l’exigence d’effectivité attachée à « l’obligation de ignorer les avis du médecin du travail.
sécurité de résultat en matière de protection de la santé La logique de ces décisions jurisprudentielles doit être
et de la sécurité des travailleurs » sans faire référence au rapprochée du rapport adressé le 4 février 2010 par
contrat, notamment dans ses décisions du 3 février 2010 l’Inspection du travail au procureur de la République de
(45), où elle a rappelé que le fait pour l’employeur Paris au sujet de la série de suicides ou tentatives de
d’avoir pris des mesures n’est pas exonérateur de sa suicide de salariés des sociétés France Telecom et
responsabilité. L’on savait depuis l’arrêt Société Orange. Dans ce nouveau rapport Villermé se trouve un
Holophane du 6 février 2003 (46) que seul le résultat leitmotiv : malgré la gravité des faits, malgré les alertes
(absence d’atteinte à l’intégrité du salarié) permet au des CHSCT, des médecins du travail, non seulement le
juge de savoir si les mesures « nécessaires » ont été lien avec le travail a été contesté par l’employeur, mais
prises. L’évolution ne réside pas dans le caractère l’évaluation des risques n’a pas été faite réellement, et
« absolu » de l’obligation de sécurité, mais dans l’absence seules des mesures de prévention secondaires (cellules
de référence au contrat de travail. d’écoute, accompagnement) ont été prises. Alors qu’était
L’exercice du pouvoir de direction est pareillement en cause un plan de réduction d’effectifs accompagné de
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

susceptible d’être soumis au contrôle de la jurisprudence mobilités contraintes (49), alors qu’il fallait parler
relative au harcèlement moral. Les arrêts du d’organisation et de contenu du travail (50) non

(43) Soc. 28 février 2006, n° 05-41555, Dr. Ouv. 2006 p. 408, n. (47) Soc. 10 novembre 2009, Bull. V n° 248, Dr. Ouv. 2010 p. 123,
A. de Senga. n. P. Adam.
(43bis) Dr. Ouv. 2006 p. 535, n. F. Saramito. (48) Soc. 24 mars 2010, pourvoi n° 07-45414, inédit.
(44) Soc. 5 mars 2008, Sté Snecma, Dr. Ouv. 2008 p. 424, n. (49) V. l’éditorial de Maurice Cohen, « Restructurations mortelles »
F. Héas, Dr. soc. 2008. 605, obs. P. Chaumette. (RPDS, octobre 2009, 307).
(45) Soc. 3 févr. 2010, B. V n° 30. (50) Une information judiciaire pour infraction à l’article 223-1 du
(46) Soc. 6 févr. 2003, Bull. V n° 48, Dr. Ouv. 2003 p. 281, n. Code pénal (mise en danger de la vie d’autrui) est en cours, on
Y. Saint-Jours (arrêt relatif à l’existence d’une faute le sait.
inexcusable).

7
1) BONNECHERE 23/12/10 9:54 Page 8

seulement au plan individuel, mais dans l’échange l’obligation de prévention. Un jugement prud’homal (53)
contradictoire avec les représentants du personnel (51). a tiré les conséquences des limites apportées au pouvoir
Dans le prolongement de la jurisprudence Snecma, un de direction par le droit à la santé des travailleurs en
syndicat ou un comité d’entreprise doit pouvoir obtenir estimant dénué de cause réelle et sérieuse plusieurs
du juge la suspension d’une décision de réorganisation licenciements fondés sur une « inaptitude » en réalité
du travail, en tant qu’elle a pour effet de compromettre la résultant des méthodes de gestion mises en œuvre.
santé des salariés. Le Tribunal de grande instance de Certes les textes et la jurisprudence modifient peu la
Paris statuant en référé le 6 avril 2010 a ordonné la réalité vécue sur les lieux de travail et ceci contraint le
suspension d’un projet de délocalisation de la Société juriste à l’humilité. Les « combats juridiques » (54) valent
Générale jusqu’à l’information-consultation du CHSCT, en pourtant qu’on les mène, y compris dans les grèves des
estimant qu’une délocalisation d’un service (seulement « sans papiers ». Chacun doit pouvoir « vivre son travail »
douze personnes sur plus de six mille, disait la direction) (55) dans le respect de sa vie personnelle, produire par
est un « projet important » relevant de sa compétence son activité un travail de qualité, reconnu comme tel,
(« sans négliger les aspects psychologiques » dit l’impact des restructurations sur la santé des salariés doit
l’ordonnance) (51 bis). Au-delà des prérogatives du conduire à une responsabilité des entreprises et des
CHSCT, la problématique incontournable est celle du groupes, à la prise en compte des aspirations des
droit à la sécurité dans le travail dont parle la Cour de travailleurs et des analyses de leurs représentants. Les
cassation, et du droit à la santé physique et mentale, le droits de la personne expriment ici leur force pour
principe de proportionnalité, on l’aura relevé, étant hors chaque salarié, et dans le collectif. « Nous trouvons la
de propos. communion insérée au cœur même de la personne,
Au plan individuel, le pouvoir d’injonction du juge intégrante de son existence même » (56).
prud’homal, bien que débattu (52), devrait se fonder sur Michèle Bonnechère

(51) Un arrêt du 30 juin 2010 (n° 09-13640) fait une application (52) Soc. 1er juillet 2009, 07-44482, RDT 2009.589, et conclusions
concrète de l’article L. 4612-8 C. trav., en précisant qu’en J.-M. Béraud.
l’absence d’un CHSCT unique pour les sites concernés par (53) CPH Angers, 21 juillet 2010, 08/00771.
une décision d’aménagement important modifiant les
conditions de travail (d’une unité de France Telecom), tous les (54) E. Dockès (dir.), Au cœur des combats juridiques, pensées et
CHSCT « territorialement compétents » doivent être témoignages de juristes engagés, 510 p., Dalloz, 2007.
consultés : la concertation au plus près. (55) Selon l’expression de Y. Clot
(51 bis) RG 10/51557. Le jugement a été confirmé en appel. (56) E. Mounier, Manifeste au service du personnalisme, Œuvres,
t. I, p. 535, ed. Seuil 1961.
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8
1) BONNECHERE 23/12/10 9:54 Page 9

Annexe
Droit à la santé et organisation du travail :
quelques repères (1)
Un ensemble de documents récents mettent en évidence les effets des politiques de
réorganisation et de “management” sur la santé physique et mentale des travailleurs.
Il est indispensable de les consulter, ce qui est aisé sur le web. L’on trouvera ici également, à titre
de “repères”, un rappel de textes en vigueur.
M.B.

I. DES TEXTES en saisit immédiatement l’employeur sonnement et de 150 000 euros


(…). » d’amende ».
En cas de carence de l’employeur ou 3°) Accord national du 26 mars
1°) Code du travail
de divergence sur la réalité de cette 2010 sur le harcèlement et la vio-
- article L. 4121-1: « L’employeur atteinte et à défaut de solution trou- lence au travail (transposant l’ac-
prend les mesures nécessaires pour vée avec l’employeur, le salarié ou le cord-cadre autonome signé par les
assurer la sécurité et protéger la santé délégué si le salarié intéressé averti partenaires sociaux européens du
physique et mentale des travailleurs. » par écrit ne s’y oppose pas, saisit le 15 décembre 2006 sur le harcèlement
- article R. 4121-1 : « L’employeur bureau de jugement du conseil de et la violence au travail).
transcrit dans un document unique prud’hommes qui statue selon la
« Le harcèlement survient lorsqu’un
les résultats de l’évaluation des forme des référés. »
ou plusieurs salariés font l’objet
risques pour la santé et la sécurité - article L. 4612-3 : « Le comité d’abus, de menaces et/ ou d’humilia-
des travailleurs. » d’hygiène, de sécurité et des
tions répétés et délibérés dans des cir-
- article L. 1152-1: « Aucun salarié ne conditions de travail contribue à la
constances liées au travail, soit sur les
doit subir les agissements répétés de promotion de la prévention des
lieux de travail, soit dans des situa-
risques professionnels dans l’établis-
harcèlement qui ont pour objet ou tions liées au travail. La violence au
sement et suscite toute initiative qu’il
pour effet une dégradation de ses travail se produit lorsqu’un ou plu-
estime utile. Il peut proposer notam-
conditions de travail susceptible de sieurs salariés sont agressés dans des
ment des actions de prévention du
porter atteinte à ses droits et à sa circonstances liées au travail. (…)
harcèlement moral et du harcèlement
dignité, d’altérer sa santé physique ou
sexuel. Le refus de l’employeur est Les phénomènes de stress lors-
mentale ou de compromettre son
motivé. » qu’ils découlent de facteurs
avenir professionnel. »
- article L. 4614-12 : « Le comité tenant à l’organisation du travail,
- article L. 4141-3 : « Aucune sanc- l’environnement de travail ou une
HSCT peut faire appel à un expert
tion, aucune retenue de salaire ne mauvaise communication dans
agréé :
peut être prise à l’encontre d’un tra- l’entreprise peuvent conduire à
1° Lorsqu’un risque grave... est
vailleur ou d’un groupe de travailleurs des situations de harcèlement et
constaté dans l’établissement ;
qui se sont retirés d’une situation de violence au travail plus diffi-
de travail dont ils avaient un motif 2° En cas de projet important modi-
ciles à identifier. »
raisonnable de penser qu’elle présen- fiant les conditions de santé et de
tait un danger grave et imminent sécurité ou les conditions de travail
pour la vie ou pour la santé de chacun prévu à l’article L. 4612-8. » 4°) Directive 89/391 du 12 juin
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

d’eux. » 1989 concernant la mise en œuvre


de mesures visant à promouvoir
- article L. 2313-2 : « Si un délégué 2°) Code pénal, article 223-1
l’amélioration de la santé des tra-
du personnel constate, notamment « Le fait d’exposer autrui à un risque vailleurs au travail
par l’intermédiaire d’un salarié, qu’il immédiat de mort ou de blessures de
existe une atteinte aux droits des per- « Article 6, 1) : Dans le cadre de ses
nature à entraîner une mutilation ou
sonnes, à leur santé physique et men- responsabilités, l’employeur prend les
une infirmité permanente par la viola-
tale ou aux libertés individuelles dans tion manifestement délibérée d’une mesures nécessaires pour la protec-
l’entreprise qui ne serait pas justifiée obligation particulière de sécurité ou tion de la santé des travailleurs (...).
par la nature de la tâche à accomplir de prudence imposée par la loi ou le 2) L’employeur met en œuvre le
ni proportionnée au but recherché, il règlement est puni d’un an d’empri- mesures prévues au paragraphe 1 sur

(1) Cette note fait abstraction des repères jurisprudentiels,


pour lesquels on se reportera aux études jointes.

9
1) BONNECHERE 23/12/10 9:54 Page 10

la base des principes généraux de pré- liers organisés dans différents pays, priorité devrait être accordée aux ser-
vention suivants : mettent en évidence les effets des vices de santé au travail (SST) pour
a) éviter les risques restructurations d’entreprises sur la soutenir la santé des salariés, pendant
b) évaluer les risques qui ne peuvent santé des travailleurs dans un rapport et après les restructurations »).
pas être évités de 139 pages publié en avril 2009. Le
rapport mentionne aussi l’impact de
c) combattre les risques à la source b) Rapports sur Guyancourt
ces effets sur les « performances » de
d) adapter le travail à l’homme en (Renault) puis France Telecom,
l’entreprise.
particulier en ce qui concerne la d’un cabinet spécialisé dans la
conception des postes de travail ainsi « ...L’impact des restructurations sur
prévention des risques profes-
que le choix des équipements de tra- la santé s’étend bien au-delà des
sionnels.
vail et des méthodes de travail et de licenciements. Tout d’abord, il appa-
production, en vue notamment d’at- Un cabinet d’expertise agréé par le
raît de plus en plus que les salariés qui
ténuer le travail monotone et le travail ministère du Travail, Technologia, a
échappent aux réductions d’effectifs,
cadencé et de réduire les effets de produit deux rapports importants,
dans ce sens qu’ils réussissent à gar-
ceux-ci sur la santé… » l’un à la demande de la direction
der leur emploi, peuvent eux aussi
ressentir des effets importants sur leur générale de France Telecom, rendu en
santé. On appelle cela le « syndrome mai 2010 (« Etat des lieux sur le stress
4°) Directives 2000/43 du 20 juin
2000 sur l’égalité de traitement du survivant – ou du rescapé – des et les conditions de travail »,
sans distinction de race ou d’ori- licenciements » (Noer, 1993, 1997). 273 pages), l’autre à la demande du
gine ethnique, et 2000/78 du 27 Ensuite, le concept de restructuration CHSCT du Technocentre Renault de
novembre 2000 portant cadre ne se limite pas aux réductions d’ef- Guyancourt, daté de janvier 2008
général en faveur de l’égalité de fectifs, ni à sa forme la plus dure, à (« Analyse de trois suicides - Etude
traitement en matière d’emploi et des risques psychosociaux liés à l’or-
savoir la fermeture de l’entreprise
de travail (article 2 §3) : ganisation du travail », 272 pages).
(voir encadré 2.1). Une restructuration
Constitue une forme de discrimina- ne doit pas être considérée seulement Ce sont des documents « internes »,
tion interdite le « comportement
comme une « crise » temporaire. toutefois rendus publics sur plusieurs
indésirable... qui a pour objet ou pour
C’est devenu une caractéristique per- sites internet, et largement cités dans
effet de porter atteinte à la dignité
manente du monde du travail, suite à la presse. Il est donc recommandé de
d’une personne et de créer un envi-
l’introduction de nouvelles techniques s’y reporter, et l’on retiendra ici briè-
ronnement intimidant, hostile, dégra-
dant, humiliant et offensant ». de management (la gestion juste-à- vement des éléments primordiaux
temps, le travail en équipe, etc.) et à communs aux deux rapports.
des formes diverses et plus nom-
1. Le rôle de la charge de travail
breuses de flexibilité (travailleurs tem-
Les consultants voient dans la régula-
poraires, etc.). Ces formes de restruc-
II. DES RAPPORTS turations induisent toutes des risques
tion de la charge de travail une prio-

spécifiques pour la santé et la sécu- rité, soulignant que le système de


rité » (rapport Hires p. 29). management donne peu de visibilité,
a) Rapport HIRES (“Health in
et que la « culture du surengage-
restructuring”, la santé dans les
ment » s’ajoutant à l’augmentation
restructurations) pour la Parmi les orientations préconisées, des objectifs contribuent au dévelop-
Commission européenne, 2009. l’on relève : pement de situations de travail ten-
Suite aux restructurations majeures - « de nouvelles orientations à l’inten- dues (le « job strain » affecterait
engendrées en Europe, la DG Emploi tion des inspecteurs du travail 30 % de salariés de Guyancourt ). Un
de la Commission européenne affirme (« Inciter les entreprises à considérer salarié de France Telecom cité parle
vouloir, par le biais de son projet « La les principes généraux de prévention d’une surcharge « sciemment organi-
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

santé dans les restructurations » avant et pendant le processus de sée de manière à devenir insuppor-
(HIRES), inscrire ce thème à l’ordre du restructuration, en collaboration avec table sur les sites destinés à la ferme-
jour du « calendrier européen ». les représentations des employeurs et ture ». La charge de travail est vue
Une vingtaine d’experts sous la coor- des salariés, dans le but d’effectuer comme le principal vecteur de l’aug-
dination de Thomas Kieselbach, pro- une large évaluation et gestion des mentation du stress. A propos de
fesseur à l’Université de Brême risques « ) et France Telecom, Technologia ajoute
(Allemagne), à partir d’études de cas, - un renforcement du rôle des services que la taylorisation (qui sépare les
de preuves empiriques, et aussi d’ate- de santé au travail (« Une véritable tâches de conception de celles d’exé-

(2) Lors de la table ronde finale du colloque, portant sur les délégué syndical et membre d’un CHSCT à France (3) Par exemple sur www.observatoiredustressft.org
« garanties concrètes » du respect des droits Telecom-Orange, a beaucoup insisté sur la brutalité et
fondamentaux au travail, Jean Marc Lassoutanie, les effets pathogènes de ces mobilités.

10
1) BONNECHERE 23/12/10 9:54 Page 11

cution) est devenue le modèle d’orga- et s’arrête sur les raisons ayant justifié Quatre ordonnances de référé, citées
nisation et de management. la mise en œuvre du droit d’opposi- dans ce document, rendues sur la
2. L a question des mobilités tion à un accord de GPEC signé en contestation par l’entreprise de la
contraintes (2) 2006 par la seule CFTC. L’une d’elles, nécessité d’une expertise demandée
exprimée par la CGT, venait de ce que par un CHSCT, à Bordeaux, Toulouse,
Des mobilités « subies ou choisies
le salarié, « co-responsable » de son Créteil et Paris, avaient parlé de
sans être pour autant assez prépa-
reclassement, supportait l’essentiel de « risque grave » pour la santé des
rées » sont visées comme facteur de
l’effort consenti en matière de reclas- personnes, allant jusqu’à viser « une
« mise en difficulté ». Sur France
sement et d’adaptation à la situation politique managériale empreinte de
Telecom sont évoquées les consé-
de l’emploi, brutalité » (TGI Toulouse, 24 sep-
quences des mobilités fonction-
1. Le travailleur, « co-responsable » de tembre 2009).
nelles et géographiques, non en
tant que telles mais parce que son reclassement 4. Des mesures curatives individuelles,
« forcées » Alors que loi et jurisprudence font et un déficit de mesures de préven-
peser les obligations en la matière sur tion
« C’est la brutalité des réorganisa-
tions, des injonctions et des pressions l’employeur, dans le système prévu, En évoquant différents cas de suicide
à la mobilité qui ont été mal perçues, l’agent a la charge de la recherche ou tentative de suicide, le rapport de
et pour de nombreux salariés mal d’un nouvel emploi (interne ou l’Inspection du travail relève le plus
vécues ». externe) si son emploi est menacé souvent un refus de l’entreprise d’éta-
parce qu’il appartient à la catégorie blir un lien entre ces actes et le travail,
Le rapport Technologia sur France
des « métiers en décroissance » ou et l’adoption de mesures « cura-
Telecom, c’est à souligner, fut réalisé
parce que le site de travail est déloca- tives », susceptibles d’agir sur les
notamment à partir des réponses à un
lisé. Au départ du processus, le statut effets de facteurs avérés (« cellules
questionnaire envoyé à 102 000 sala-
de fonctionnaire a facilité ce type de d’écoutes », « accompagnement »,
riés (77, 9% ont répondu), et d’une
plan : le fonctionnaire peut être etc.), non sur les causes, c’est-à-dire
analyse portant sur 45 rapports d’ex-
changé d’emploi dès lors qu’il l’organisation du travail et les
pertises sollicitées par différents
conserve son grade, son échelon, sa méthodes de management.
CHSCT du groupe.
rémunération. L’on sait que l’Inspection du travail a
2. Les mobilités professionnelles et considéré réunis les éléments consti-
c) Rapport de l’Inspection géographiques contraintes tutifs du délit de mise en danger d’au-
du travail trui (art. L. 223-1 du Code pénal),
Cette question est largement évoquée
Avant que le parquet de Paris n’ouvre par ce rapport de février 2010, qui soulignant notamment que les risques
une information judiciaire sur les sui- réalise en fait une synthèse saisissante psychosociaux, risques liés à l’organi-
cides intervenus à France Telecom, un à partir des courriers et rapports réali- sation du travail, entrent dans la caté-
rapport lui avait été transmis par sés antérieurement par les inspecteurs gorie des risques susceptibles de
l’Inspection du travail sur le fonde- du travail en charge des différentes constituer un risque immédiat de
ment de l’article 40 du Code de pro- unités de France Telecom, en faisant mort ou de blessure au sens de ce
cédure pénale. En raison de cette pro- référence aux données du rapport du texte, puisqu’ils peuvent conduire à
cédure, ce très important document cabinet Technologia (supra), aux des suicides, dépressions ou mutila-
de 83 pages, remarquablement alertes des médecins du travail, des tions
motivé, ne peut être publié même en organisations syndicales, des CHSCT. Ont été également relevées des
partie. Dans la mesure toutefois où la infractions « délibérées », notamment
3. L’absence d’évaluation des risques
presse s’y est abondamment reportée, aux articles L. 4121-1, L. 4121-3 et
résultant des effets pathogènes de
invitant à le consulter sur internet, sa R. 4121-1 et suivants du Code du tra-
l’organisation du travail sur la santé
substance peut être évoquée sur l’es- vail, ainsi que l’existence de harcèle-
des travailleurs
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

sentiel. Tout juriste du travail se doit ment moral au sens de la jurispru-


de le lire (3). Sur demande de la Direction générale
dence de la Cour de cassation sur
du travail, les services d’inspection du
Reprenant les faits, le rapport de l’implication des méthodes de ges-
travail de toute la France avaient
l’Inspection du travail évoque l’ab- tion.
relevé dans les « documents
sence de tout accord collectif suscep-
uniques » d’évaluation des risques la
tible d’encadrer les 22 000 suppres-
non-prise en compte des risques psy-
sions d’emploi (réalisées entre 2006
chosociaux liés aux opérations de
et 2008 en raison notamment du
restructuration et de réorganisation et
grand nombre de fonctionnaires (4))
aux méthodes de management.

(4) D’où un problème de superposition et d’articulation des


sources.

11
2) SANDRET 23/12/10 9:55 Page 12

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Le respect des droits fondamentaux


sur les lieux de travail
par Nicolas SANDRET, Médecin inspecteur régional, Ile-de-France

PLAN « Tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé,
I. Quel concept de
sa sécurité et sa dignité », déclare la Charte des droits fondamentaux de l’Union
santé ?
européenne adoptée le 18 décembre 2000 (1). Qu’en est-il en 2010 en France ?
II. La promesse du
travail La presse, depuis une décennie, traite abondamment de la dégradation de la
santé dans le monde de l’entreprise et, plus généralement, du travail. Troubles
III. Les obstacles à la
promesse du travail
musculo-squelettiques, cancers professionnels, harcèlements, suicides font la une
des journaux, laissant penser que le travail n’est qu’un lieu de perdition. Est ainsi
IV. Une jurisprudence
souvent citée l’étymologie du mot « travail » : tripalium (mot latin de 1200,
révolutionnaire
désignant un instrument de torture). La question du respect de la santé au travail
V. Quelles actions pour serait une mauvaise question, sans réponse. Comme le préconisent certains, le salut
les services de santé
au travail ? ne viendrait que de la fuite, le retrait du travail.

VI. Une jurisprudence


Pourtant, les études montrent que la santé des demandeurs d’emploi est
qui arrive trop tard globalement plus dégradée que celle des salariés. Elles montrent également que
l’implication des demandeurs d’emploi dans la vie sociale, associative, sportive,
culturelle tend à se réduire au fur et à mesure que le temps de chômage s’allonge et
plus pour des questions d’élan de vie, de désir que pour des raisons financières.
Cette apparente contradiction est à mettre en lien avec les états de désespoir
profond, de révolte parfois, de colère des salariés à qui l’on annonce que « leur »
usine, « leur » atelier, « leur » bureau, « leur » magasin va fermer. Cris de désespoir
et de colère qui nous étonnent quand on sait que leurs conditions de travail
laissaient à désirer : exposition à des produits chimiques dangereux, au bruit,
cadence de travail élevée, travail de nuit, etc. Mais qu’importe, c’était leur travail,
leur savoir-faire, leur usine où ils « bossaient » avec leurs collègues. La perte
brutale d’un travail, d’un lieu où on a passé beaucoup d’années de sa vie, est vécue
comme un deuil, un divorce. A ce désespoir s’ajoute la peur des lendemains :
chômage ? intérim ? déménagement ?
Le travail présente cette ambivalence : il peut être constructeur ou
destructeur de l’identité, de la santé du travailleur.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

I. Quel concept de santé ?


Cette question est importante car selon la définition pas entendre parler leurs articulations, ne pas entendre
que l’on retiendra découleront des exigences, en ce qui parler leur dos, ne pas avoir du mal à respirer, ne pas
concerne les conditions de travail, très différentes au avoir la peau qui suinte car, dans leur travail, ils ont été
regard de la Charte des droits fondamentaux. exposés à tel ou tel produit, sans compter ceux qui, de
La première définition la plus évidente, « c’est le longues années après, vont découvrir cette toux, cette
silence des organes » : je suis en bonne santé si mon douleur lancinante, cette gêne qui vont se révéler être les
corps se tait ; c’est certes un peu simpliste et plat, mais premiers symptômes d’un cancer consécutif à une
beaucoup de salariés s’en satisferaient et aimeraient ne exposition ancienne à un produit cancérigène.

(1) Reproduite au Dr. Ouv. 2001 p. 105.

12
2) SANDRET 23/12/10 9:55 Page 13

Mais cette définition est par trop restrictive. En 1946, mental et social » (C. Dejours). La réponse adaptée est
l’OMS a défini la santé comme « un état complet de aussi bien celle du corps avec ses mécanismes de
bien-être physique, mental », visée utopique qui fait défense et de protection que celle du psychisme avec sa
penser à l’univers glaçant du Meilleur des Mondes de peau psychique, le deuxième corps qui protège
Huxley et qui, d’autre part, a le défaut d’être statique car l’intériorité ou celle du social qui essaie de se débrouiller
elle définit la santé comme un « état » gommant ainsi avec le réel. Cette définition de la santé plonge au cœur
d’un trait, d’un seul, les vicissitudes de la vie. Image de l’humain, de ses forces et de ses faiblesses, de ses
hédonique qui n’est pas sans rappeler les images de victoires et de ses défaites, de ses contradictions et de
publicité montrant des acteurs qui effectivement ses failles. La bonne santé est un état subjectif.
semblent vivre un « état complet de bien-être physique, L’altération de la santé se produit par conséquent dès lors
mental et social » grâce à la consommation de tel ou tel que quelque chose s’oppose à ce cheminement
produit. personnel et original du sujet.
Une troisième définition place plus la santé comme un Donc, une santé à construire tous les jours, remise
processus dynamique de construction personnelle entre sans cesse sur l’établi. Et c’est dans cette construction de
les différentes sollicitations et agressions. « Etre en bonne la santé au quotidien que le travail joue sans doute un
santé, c’est avoir les moyens d’un cheminement rôle essentiel, comme a su le développer C. Dejours et la
personnel et original vers un état de bien-être physique, psycho-dynamique du travail.

II. La promesse du travail


Mais, qu’est ce qu’est le travail ? Entre le travail prescrit plus à le faire : c’est, dans un premier temps, une source
et le travail réel, il y a un espace irréductible. Cela veut de souffrance et d’angoisse, mais il faut que j’y arrive et
dire qu’il y a toujours un apport de l’homme dans le je mobilise alors tous mes savoir-faire, toute mon
travail pour que celui-ci se fasse. Le travailleur apporte intelligence, ma sensibilité pour dépasser l’obstacle et
toujours plus que ce qu’on lui demande de faire. S’il ne vaincre la résistance du réel. Cela peut durer des heures,
faisait que ce qu’on lui demande, le travail ne se ferait des jours, des nuits, mais quel plaisir lorsque la solution
pas et cela est vrai pour tout type de travail ! jaillit ! Cette résistance du réel par le travail qu’elle suscite
Sur une chaîne de montage, on a demandé aux peut être source de plaisir et d’agrandissement de soi car
salariés de ne faire que ce qui était prescrit, au bout tout cet effort de mobilisation des capacités va
d’une heure, la chaîne s’est arrêtée car, sans arrêt, il y a augmenter l’intelligence, les savoir-faire, la sensibilité du
des variations, des incidents imprévus qui nécessitent salarié. Un menuisier expérimenté, quand il touche un
l’intervention de l’homme pour que cela continue à bois, est capable d’en parler et d’en prévoir la meilleure
fonctionner. utilisation car en touchant ce bois, il a en mémoire
On peut se demander pourquoi les hommes mettent incorporé tous les bois qu’il a travaillés, qui lui ont résisté.
plus que ce qui leur est demandé, alors qu’ils sont dans Enfin, le travail s’inscrit dans la sphère sociale. Il ne se
un rapport de subordination et que cela ne leur rapporte fait jamais seul : il se fait avec et pour autrui. Le travail,
pas forcément quelque chose en terme de salaire et de c’est la possibilité d’échange avec l’autre sur les difficultés
promotion. C’est là que se pose la question de la que je rencontre pour qu’il m’aide, qu’il partage ma
reconnaissance et la participation du travail dans la recherche de solutions. Cette possibilité de partage du
construction de l’identité psychique. travail, des difficultés que j’éprouve dans le travail, ne
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Nous sortons tous de l’adolescence avec des fragilités, peut exister que s’il y a une confiance partagée. A partir
des failles, des doutes et des espoirs et le travail est un de ce partage des difficultés pour faire le travail, donc de
des lieux où ces fragilités et désirs peuvent être en partie la résistance du réel, se créent des solidarités, s’élaborent
comblés par la reconnaissance apportée par le regard de des règles de métier. C’est le passage de la coordination
l’autre grâce au jugement de beauté fait par les pairs : à la coopération qui est le partage d’un bien commun
« tu as fait du beau travail » et grâce au jugement autour du travail.
d’utilité : « vous êtes utile au monde » fait par la Mais cette promesse du travail ne peut se réaliser que
hiérarchie, les clients, la société. si les conditions d’exécution du travail le permettent, or,
Enfin, le travail peut être une promesse de malheureusement aujourd’hui, il existe un écart de plus
développement de soi du fait de la résistance du réel. Le en plus grand entre ce qui serait nécessaire pour que
travail que je fais habituellement presque cette promesse de travail puisse se réaliser et la réalité, et
mécaniquement tout d’un coup me résiste, je n’arrive ceci à plusieurs niveaux.

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2) SANDRET 23/12/10 9:55 Page 14

III. Les obstacles à la promesse du travail


Le premier niveau est la question des nouvelles formés, que 38 % des locaux étaient inadaptés, que dans
organisations du travail et de l’évolution du travail. En 64 % des cas il y avait absence de vérification des
effet, la mise en place de nouvelles formes d’organisation niveaux d’empoussièrement et de maintenance, etc.
du travail comme la sous-traitance, le développement du Les résultats de cette campagne illustrent bien sur un
recours à l’intérim, au CDD, à la polyvalence, à point particulier le déficit d’application des textes, même
l’évaluation individualisée des performances, à la en ce qui concerne les produits cancérogènes et ceci
normalisation, à la traçabilité, mais aussi la production en après et malgré le scandale de l’amiante.
flux tendu, l’intensification et la densification du travail, la
Mais l’on constate le même déficit d’application du
chasse au temps mort sont autant de facteurs d’entrave à
côté du suivi médical des salariés exposés aux risques
cette promesse du travail. La mise en place de ces
CMR (cancérogène, mutagène, toxique pour la
nouveaux modes d’organisation du travail n’ont sûrement
reproduction). Par exemple, il y a une obligation pour les
pas pour but d’entraver la promesse du travail : elles
entreprises de faire des attestations d’exposition quand il
n’obéissent qu’à des critères de gestion à court terme,
y a eu une exposition à un produit cancérogène. Or,
mais c’est cette absence de vision globale sur ce qu’est
celles-ci ne sont globalement pas faites, ce qui vide de
le travail et leur aveuglement total, si ce n’est leur déni,
du fait que c’est l’investissement des hommes et des son sens une mesure qui permettrait aux salariés ayant
femmes qui mettent plus dans l’exécution de leur travail été exposés à un de ces produits d’être suivis
que ce qui leur est demandé qui permet que celui-ci se médicalement après la cessation de leur activité pour
réalise. Cet aveuglement risque d’ailleurs de se retourner essayer de détecter le plus rapidement possible les
peu ou prou contre le but attendu, y compris sur la cancers éventuels imputables à cette exposition (environ
rentabilité à court terme tant recherchée. 500 demandes de suivi post-professionnel en Ile-de-
France sont faites sur 8 000 nouvelles demandes par an
Au regard de la conception de la santé que nous avons
attendues en fonction du pourcentage de salariés
retenue, le texte de la Charte : « tout travailleur a droit à
exposés et du nombre de salariés partant à la retraite).
des conditions de travail qui respectent sa santé, sa
sécurité et sa dignité » nous semble manquer d’ambition. Cette non-application du droit trouve son corollaire
On aurait préféré lire que les conditions de travail (au dans le non-repérage des cancers imputables au travail,
sens large du terme, c’est-à-dire en incluant l’organisation ce qui revient à euphémiser la question. Une étude sur le
du travail) permettent, autorisent, facilitent cette cancer de la vessie faite en Ile-de-France dans le cadre
promesse du travail comme construction de la santé du plan cancer montre qu’il y avait eu moins de 10 %
physique, psychique, sociale du travailleur. des cancers de la vessie imputables au travail qui sont
Le deuxième niveau, c’est la non-application du Code reconnus comme tels. Ces chiffres confirment ce qui a
du travail dans un très grand nombre d’entreprises, en déjà été publié par l’Institut de veille sanitaire, mais il est
particulier des textes concernant la protection de la santé. très difficile de faire évoluer cette problématique de la
reconnaissance des cancers professionnels, comme
Prenons l’exemple des expositions aux produits
d’ailleurs celles de toutes les maladies professionnelles.
cancérogènes qui concernent 13 % des salariés d’après
l’enquête Sumer (enquête coordonnée par le ministère Les seuls cancers professionnels relativement bien
en charge du travail, réalisée par les médecins du travail reconnus aujourd’hui sont ceux en rapport avec l’amiante
auprès de 50 000 salariés tirés au sort et dont l’objet est car il y a eu la forte médiatisation du scandale de
de relever les expositions aux facteurs de risques l’utilisation de ce matériau alors que les conséquences à
professionnels de ces salariés). long terme de l’utilisation de celui-ci était connues. Cette
médiatisation en a fait une affaire de santé publique.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Il existe une réglementation concernant l’exposition à


ces produits et d’ailleurs à l’ensemble des produits Du côté de l’organisation du travail, nous retrouvons
chimiques qui est très cohérente, très bien faite. Ces cette même inapplication du Code du travail si nous
textes devraient, s’ils étaient appliqués, entraîner une nous référons aux textes (articles L. 1242-2 et L. 1251-6
prévention ou tout au moins une surveillance très et 7 du Code du travail) concernant le recours à l’intérim
importante dans les entreprises. Or, dans le cadre d’une et aux CDD limités à des situations très particulières,
campagne de contrôle faite par l’Inspection du travail sur augmentation de la charge de travail, remplacement de
deux ou trois mois en 2008, il s’avère que, sur 284 salariés absents, etc. Or, beaucoup d’entreprises
établissements travaillant le bois contrôlés, 50 % fonctionnent avec un effectif d’intérimaires qui peut
n’avaient pas de document unique d’évaluation des parfois avoisiner les 50 % de l’effectif. Ce qui est illégal.
risques, 50 % qui en avaient élaboré un ne Et pourtant combien de procès-verbaux sont retenus par
mentionnaient pas les poussières de bois comme le procureur, combien de sanctions ? Pourtant l’on sait
cancérogènes, que 76 % des salariés n’avaient pas été que l’intérim entraîne une augmentation de

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2) SANDRET 23/12/10 9:55 Page 15

l’accidentabilité comme de nombreuses études le les difficultés, altérations des conditions normales du
montrent et, d’autre part, il est facile d’imaginer que le travail qui concernent les gestes du travail (rythme de
statut d’intérimaire n’est pas le meilleur statut pour que le travail par exemple), les relations de travail (violence
travail tienne sa promesse d’épanouissement personnel. développée au travail, comportements hostiles vis-à-vis
Le troisième niveau correspond aux limites du Code des travailleurs qui concernent tout de même 17 % des
du travail qui ne couvre que certains aspects du travail salariés en 2003 d’après l’enquête SUMER).
pour lesquels il est facile, du moins théoriquement, de Globalement, toutes les situations où il y a
définir des normes à ne pas dépasser, des procédures à détournement abusif du lien de subordination, des règles
suivre (comme pour l’exposition au bruit par exemple) ; disciplinaires, du pouvoir d’organisation et du pouvoir de
cependant ces règles ne peuvent pas répondre à toutes direction.

IV. Une jurisprudence révolutionnaire


Dès lors, les articles L. 4121-1 et 2 du Code du travail organisation de travail de nature à compromettre la santé
sont bienvenus car ils renvoient l’employeur à une et la sécurité des travailleurs concernés. Le pouvoir de
obligation générale de protection de la santé physique et direction doit s’incliner face à des principes supérieurs : la
psychique des travailleurs qu’il emploie même s’il n’y a santé et la sécurité.
pas de sanction prévue en cas de non-observation de Cette jurisprudence est une vraie bouffée d’air pour les
cette obligation. acteurs de la prévention des risques de la santé des
La jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de salariés mais… combien de temps cette jurisprudence va-
cassation qui a traduit cette obligation en transformant t-elle mettre pour devenir effective et produire ses effets
l’obligation de moyens qui était faite à l’employeur en sur le terrain ? Espérons que cela se fasse très vite car, plus
une obligation de sécurité de résultat pour la santé des le temps passe, plus l’impression générale (pour ceux qui
salariés (2) est en ce sens révolutionnaire car elle met sont à l’écoute de ce qui se passe sur les lieux de travail)
l’entreprise, du moins en théorie, face à sa responsabilité et les remontées d’information que nous avons, est que
et a son obligation de sécurité de résultat du côté de la les conditions de travail, loin de s’améliorer, iraient plutôt
santé. Cette évolution devrait entraîner une révolution du côté de la dégradation, dégradation non seulement des
copernicienne dans l’abord et la mise en œuvre de la relations dans le travail qui entraînent beaucoup de
prévention dans les entreprises quand la portée de cette violence dont les suicides ne constituent que la partie
obligation aura été comprise. D’autant plus que, avec immergée de l’iceberg, mais aussi des aspects plus
l’arrêt Snecma du 5 mars 2008 (3), les juges sont classiques comme l’augmentation des rythmes de travail,
désormais autorisés à suspendre la mise en œuvre d’une du travail de nuit, du travail en équipe, etc.

V. Quelles actions pour les services de santé au travail ?


Mais qu’en est-il du côté des médecins du travail ? une approche nouvelle : la clinique médicale du travail
Ceux-ci ont été très longtemps cantonnés dans des dont l’objet est d’aider le salarié à mieux cerner ce qui se
visites systématiques dont le but était de déceler des passe au travail au regard de sa santé psychique et
atteintes au corps dues aux différentes expositions subies physique, de mieux comprendre comment le travail l’aide
par les salariés et de donner des avis d’aptitude ou à se construire ou au contraire fait obstacle à son
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

d’inaptitude. Rituel médical qui a progressivement été développement.


entrecoupé de visites d’entreprises durant lesquelles les La sommation de ces entretiens, analysant le rapport
médecins du travail faisaient le constat des conditions de de chaque salarié à son travail, leur a permis d’avoir une
travail, des expositions professionnelles et donnaient des meilleure compréhension du rôle positif ou négatif des
conseils aux employeurs, aux salariés et à leurs organisations du travail et alerter ainsi sur les répercutions
représentants sur les mesures à envisager face aux de celles-ci sur la santé des salariés, sans négliger les
risques générés par le travail. autres facteurs plus classiques qui peuvent avoir aussi un
Très vite, certains d’entre eux ont su, en s’appuyant sur effet sur la santé. Une réflexion plus globale au sein de
les connaissances apportées par l’ergonomie de langue l’entreprise pourrait être engagée.
française et la psychodynamique du travail, développer

(2) Soc. 28 fév. 2002, Dr. Ouv. 2002 p.166, n. F. Meyer. (3) Dr. Ouv. 2004 p. 473, n. F. Héas.

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2) SANDRET 23/12/10 9:55 Page 16

Avoir un point de vue du côté de la clinique médicale, Mais faire ce travail de clinique médicale du travail
c’est, en termes de prévention, s’appuyer sur les savoir- exige du temps. Temps de rencontre avec les salariés,
faire et les connaissances que les salariés ont développés nécessaire pour gagner leur confiance pour qu’ils ouvrent
autour de leurs règles de métiers pour se protéger. les portes de leurs règles de métiers et des règles de
prudence qui y sont inscrites. Mais, aussi temps de
Parfois, cette protection de la santé peut passer par
rencontre avec les salariés pour connaître l’entreprise.
des gestes ou des conduites qui, si on les regarde de
Il faut plusieurs années pour tisser des liens avant
l’extérieur, peuvent paraître dangereus ou absurdes.
d’accéder à ce qui n’est pas évident, à ce qui n’est pas
Citons l’exemple des salariés du bâtiment qui, pour ne montré et ce temps de rencontre, si les conditions sont
pas laisser la peur les envahir (car le travail est dangereux réunies, est un temps de prévention primaire car il
et si la peur les envahit, il ne leur est plus possible de permet d’anticiper en amont les difficultés qui peuvent
travailler) vont aller plus loin que ce qui est nécessaire du émerger potentiellement pour le salarié et pour la
côté du danger ou faire des gestes qui vont nier le collectivité.
danger, quitte à se mettre réellement en danger. Ils se C’est par exemple, lors de la mise en place d’une
mettent alors en situation d’être les maîtres du danger nouvelle organisation, d’un nouveau logiciel, d’un
plutôt que d’en être l’objet. nouveau procédé, pouvoir réfléchir, anticiper sur l’impact
qu’aura cette modification sur le travail réel de chaque
Ces conduites montrent que, pour protéger leur santé
salarié et ainsi anticiper sur les difficultés qui pourraient
psychique, ces salariés vont mettre éventuellement leur
apparaître pour les prévenir.
corps à l’épreuve éventuelle de blessures.
Jusqu’à il y a peu, les employeurs n’étant que dans
Faire de la prévention efficace, c’est pouvoir intégrer une obligation de moyens, malgré l’article L. 4121-1, les
dans la réflexion de prévention cette dimension alertes que les médecins du travail pouvaient faire étaient
inhérente au travail, sinon les préconisations de peu entendues et ne débouchaient que rarement sur la
prévention risquent de rester lettre morte. mise en œuvre de mesures de prévention.

VI. Une jurisprudence qui arrive trop tard


La jurisprudence qui a transformé l’obligation de Mais malheureusement, cette opportunité risque de
moyens en une obligation de résultat aurait pu changer la ne pas avoir de suite, cet apport de la clinique médicale
donne puisque, au-delà des atteintes reconnues dans le du travail qui n’est utilisé aujourd’hui que par une
cadre des maladies professionnelles ou des accidents du minorité de médecins risque de ne pas se développer.
travail, c’est l’ensemble du rapport au travail qui est En effet, la pénurie actuelle des médecins du travail qui
questionné, aussi bien pour la santé psychique que pour va s’intensifier dans les prochaines années risque d’y
la santé physique. mettre un terme très rapidement, le temps d’écoute
nécessaire ne sera plus disponible.
Cela aurait pu être un formidable levier qui aurait pu
La pénurie de médecins du travail va interdire cette
amener à une cohérence en termes de prévention et
prise en compte de la subjectivité des salariés dans leur
respect du droit fondamental à la santé au travail avec
travail car le temps va manquer et les médecins du travail
l’action des médecins du travail ; la clinique médicale du
sont et seront de plus en plus amenés à n’intervenir
travail trouvait là un fondement juridique essentiel.
qu’en cas de problèmes, donc en prévention tertiaire. Ce
L’introduction des intervenants en santé au travail dans sera un retour vers un simple constat des atteintes à la
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

les services de santé au travail permettait en plus d’armer santé des salariés occasionnées par le travail.
techniquement les médecins du travail et les entreprises Les intervenants en prévention des risques
pour analyser certaines expositions. En quelque sorte, ils professionnels observeront les conditions objectives du
pouvaient être une aide à l’objectivation des travail, feront des préconisations, mais sans ce regard en
représentations des risques que l’observation, l’écoute et profondeur que peut permettre un entretien médical.
l’accès à la subjectivité des salariés fait, par le médecin Nous risquons donc de rester à un niveau de pensée
du travail au fur et à mesure des consultations lui permet typique de l’hygiénisme industriel qui n’est pas en
de construire. Une double assise juridique et technique capacité de comprendre ce qui fait risque de l’intérieur
aurait pu renforcer l’action du médecin du travail au du travail. La prévention se limitera à des prescriptions
regard de la mission qui leur est confiée par le Code du très éloignées d’une prévention efficace.
travail, éviter l’altération de la santé des salariés du fait de L’éruption des problèmes psychosociaux, des suicides,
leur travail. des TMS et la très grande difficulté à aborder ces

16
2) SANDRET 23/12/10 9:55 Page 17

questions du côté du travail montre bien les limites de regard de l’obligation de sécurité de résultat puisque
ces approches qui s’exonèrent de la compréhension de l’ensemble de leurs salariés n’ont pas passé les visites
ce qui se joue au travail dans la construction de la santé réglementaires et, de plus, ils n’ont pas en main la fiche
des salariés. La réponse qui est de plus en plus apportée d’entreprise.
à ces questions, malgré un vague questionnement sur Enfin, l’Etat lui-même ne peut, en théorie, agréer les
les nouveaux systèmes d’organisation du travail, renvoie services de santé au travail au regard du Code du travail
trop souvent et de façon réductrice à la question de la puisque trop d’obligations réglementaires ne sont pas
gestion du stress. Cela permet, de fait, de faire remplies. Nous sommes là donc devant un système qui,
l’économie d’une pensée complexe sur ces questions et fondamentalement, a été grippé par cette pénurie de
les éventuelles remises en cause qu’elles pourraient faire médecins du travail au regard du droit actuel. L’Etat, quel
émerger sur les modèles économiques actuels. que soit le ministère concerné, en porte la responsabilité.
Autre conséquence et pas des moindres que peut Déjà mis en cause dans l’affaire de l’amiante en 2004,
amener la pénurie des médecins du travail, c’est la devant le Conseil d’Etat (4), l’Etat pourrait sur ce point,
manière dont les employeurs pourront répondre à comme d’ailleurs sur tous les aspects concernant
l’obligation qui leur est aujourd’hui faite, de sécurité, de l’inapplication du droit du travail, en particulier dans le
résultat, vis-à-vis de la santé de leurs salariés s’ils ne se champ de la santé au travail, voir sa responsabilité
posent pas la question des relations que nouent les engagée.
salariés avec leur travail dans la construction de leur santé
Conclusion
psychique.
Cette pénurie de médecins du travail met d’ailleurs Les résultats des recherches ergonomiques,
l’ensemble des acteurs ayant un rôle à jouer dans la économiques, sociologiques, psychodynamiques,
préservation de la santé au travail des salariés en psychologiques, juridiques, etc., montrent que la réponse
à la question du rapport entre la santé et le travail est
insécurité juridique. En effet, les services de santé au
plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.
travail ont une obligation d’accepter toutes les demandes
d’adhésion d’entreprises qui sont situées dans leur La mise en débat au niveau de la société dans son
champ de compétence. Or, ils n’ont pas les moyens en ensemble de la question des moyens à mettre en œuvre
temps « médecin du travail » pour assurer toutes les pour que les principes adoptés par la Charte des droits
prestations obligatoires, visites médicales et activités de fondamentaux de l’Union Européenne adoptée en 2000
tiers-temps. Les médecins du travail, du fait des deviennent une réalité est fondamentale et urgente.
sureffectifs, ne peuvent répondre aux obligations Cette mise en débat nous semble être de la
d’assurer toutes les visites prévues par le Code du travail responsabilité de l’Etat qui est le garant auprès de
ni les fiches d’entreprise. Les employeurs, de fait, ne chaque citoyen du respect des droits fondamentaux.
répondent pas aux obligations qui leur sont faites au Nicolas Sandret

(4) 3 mars 2004, Dr. Ouv. 2004 p.206 concl. E. Prada-Bordenave. Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

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3) MOUTETS KREBS 23/12/10 9:57 Page 18

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Lutte contre le harcèlement moral


et la violence au travail -
Le rôle du médecin du travail
par Chantal MOUTET-KREBS, Médecin du travail

PLAN Le harcèlement moral et les violences (internes ou externes) au travail


1. Les examens médicaux
font parties des risques dits « psychosociaux », ils en sont le stade ultime. On
2. La mission de conseil les appelle aussi parfois risques émergents. Ils font partie des situations graves
3. Les documents et par leur retentissement sur la santé des salariés, consécutives à des relations
rapports très dégradées dans l’entreprise. Le harcèlement moral, qu’il soit attribué à une
4. Les collaborations déviance individuelle ou à un mode de management particulier, a un effet très
délétère sur la santé mentale car les agissements sont répétés, « chroniques »
5. Les actions correctives
et préventives et délibérés. Les violences se manifestent par des agressions verbales ou
physiques, sont d’origine interne (entre salariés de l’entreprise) ou externe
(exercées contre un salarié sur son lieu de travail par une personne extérieure
à l’entreprise : client, usager, patient, élève). Elles interviennent dans un
contexte plus aigu. Ces risques sont particuliers dans ce qu’ils sont susceptibles
d’intéresser toutes les entreprises quel que soit leur secteur d’activité, et tous
les salariés quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle.
Les médecins du travail ont entamé une réflexion, se sont organisés
pour certains en groupes de travail, afin d’améliorer leur compétence à tous les
stades : de la détection à l’évaluation et à la prévention de ces risques. Ils
s’interrogent sur leurs pratiques et, en s’appuyant sur la réglementation,
tendent vers l’augmentation de leur efficacité. Comme pour les autres risques
professionnels, le médecin du travail contribue à leur prévention dans le cadre
de ses missions prévues à l’article R. 4623-1. Il agit dans l’intérêt exclusif de la
santé et de la sécurité des salariés dont il assure la surveillance médicale. Son
rôle est exclusivement préventif (art. L. 4622-3) : « éviter toute altération de la
santé des salariés du fait de leur travail ». Par santé il faut entendre et prendre
en compte non seulement la santé physique, mais aussi la santé mentale
introduite par la loi dite de modernisation sociale 2002-73 du 17 janvier 2002.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Pour exercer ses missions, le médecin du travail effectue des examens


médicaux (art. R. 4624-10 à 23) et conduit des actions en milieu de travail
(art. R. 4624-1 à 9).

1. Les examens médicaux connaissance de la problématique par le médecin du


travail. Ils se font sous couvert du secret médical, condition
Les examens médicaux occupent deux tiers du temps
indispensable pour libérer la parole du salarié. Ils peuvent
de travail du médecin. Si le Code du travail conserve la
avoir lieu dans un contexte d’urgence, notamment dans le
dénomination « examens médicaux », dans le cadre des
cas des violences, à la demande de l’employeur ou du
risques psychosociaux la dimension « entretiens médico-
salarié, dans un contexte de reprise du travail après un
professionnels » prend toute sa valeur, comme nous allons
arrêt maladie ou en accident du travail, parfois dans le
le voir. C’est le plus souvent le lieu de la prise de
cadre d’un examen périodique.

18
3) MOUTETS KREBS 23/12/10 9:57 Page 19

Le salarié est en état de souffrance psychique, dont les en un seul examen pour danger immédiat pour sa santé,
degrés sont variables. Le questionnement sur le vécu au le deuxième examen prévu à l’article R. 4624-31 (1) ne
poste de travail fait émerger la problématique. Dans la sera pas effectué (la seule évocation de l’entreprise
conduite de son entretien, le médecin du travail va entraîne…). Cette inaptitude concerne le poste de travail
s’attacher à mettre en évidence le lien entre l’état de santé mais parfois tous les postes de l’entreprise, lorsque
et la situation de travail. Pour y parvenir, souvent plusieurs l’origine de l’inaptitude ne permet pas de procéder des
entretiens sont nécessaires. Suite à l’évaluation de l’état de mesures individuelles de mutation ou de transformation
santé du salarié, permettant ou non le maintien au poste de poste (notamment dans les petites structures). Elle
de travail, le médecin du travail prend une décision en s’effectue le plus souvent, notamment dans les moyennes
terme d’aptitude. et les grandes entreprises, en deux temps, deux visites à
quinze jours d’intervalle.
Si l’état de santé permet le maintien
au poste de travail La décision d’inaptitude pénalise doublement le salarié
et doit rester une décision ultime, lorsqu’aucune autre
Le médecin rédige une fiche d’aptitude. Il peut
solution n’a pu être trouvée (changement de service,
préconiser des mesures à type d’aménagements de poste,
changement d’établissement…). En effet le salarié, victime
comme l’y autorise l’article L. 4624-1, ce qui est rarement
des risques générés par l’organisation de son entreprise,
le cas à ce stade. Il propose le plus souvent un nouveau
se trouve exclu de celle-ci pour le maintien de sa santé. Et
rendez-vous afin de poursuivre son évaluation. Il peut
plus encore, lorsque l’atteinte à sa santé notamment
inciter le salarié à décrire sa situation de manière très
mentale est sérieuse, sa reconstruction et le retour à
factuelle, située dans le temps, pour une mise à distance,
l’emploi peuvent demander plusieurs mois, l’excluant
mais aussi pour permettre son analyse. Il s’attache à
durablement de l’emploi.
rechercher des paramètres dans l’organisation de
l’entreprise qui favorise l’émergence de ces Dans tous ces cas, à la demande du salarié pour faire
problématiques. Dans sa mission de conseil, il peut valoir ses droits (droit du patient, devoir déontologique), le
encourager le salarié à faire un écrit à adresser à son médecin peut être amené à rédiger un certificat médical,
employeur décrivant la situation, et dont il recevrait une s’appuyant sur les données du dossier médical, qui ne
copie. Enfin, il peut déclencher une alerte individuelle mentionnera jamais de noms de tiers ni le terme
nominative, seulement avec l’accord du salarié, en harcèlement (notion juridique).
respectant le secret médical, adressée par écrit à Par ailleurs, il peut recommander une déclaration
l’employeur avec copie au salarié et dans le dossier d’accident de travail (notamment dans les situations de
médical, où il précise une altération de la santé, le lien violences) ou de maladie professionnelle (bien qu’il
probable avec la situation de travail et la dégradation des n’existe pas de tableau dans ce domaine aujourd’hui).
conditions de travail.
Le passage de l’individuel au collectif
Si l’état de santé ne permet pas La conduite des examens médicaux chez les autres
le maintien au poste salariés de l’entreprise peut mettre en évidence une
La reconnaissance d’une inaptitude temporaire peut problématique collective par l’identification d’autres
protéger le salarié. Il s’agit dans ce cas d’une incapacité altérations de la santé et notamment de la santé mentale,
totale de travail, justifiant un retrait temporaire du milieu de plaintes similaires chez d’autres salariés, d’un même
de travail. Le médecin du travail propose au salarié un contexte (même environnement de travail, même unité,
arrêt de travail (qui sera effectué par le médecin traitant) mêmes liens hiérarchiques…).
pour faire le point, le mettre à distance de la situation La mise en corrélation de ces éléments cliniques avec la
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

pathogène et entamer ou poursuivre un traitement. Les connaissance de l’entreprise, la vérification sur le terrain,
recommandations en matière de formulation au niveau de une possible approche par enquête, vont permettre
la fiche s’orientent vers « le salarié doit temporairement d’asseoir la conviction du médecin du travail.
être retiré de son milieu de travail et consulter son Dans ce cas encore, l’alerte se fera par courrier,
médecin traitant - A revoir lors de la visite de reprise ». mentionnant les constats cliniques au cours des entretiens
En cas d’atteinte grave de la santé, lorsque la individuels et rappelant à l’employeur ses obligations en
reconstruction de la santé mentale du salarié passe par la matière d’évaluation et de prévention des risques
rupture avec l’entreprise, la décision d’inaptitude définitive psychosociaux, avec une obligation de sécurité de résultat
peut s’imposer. Parfois, dans ce contexte dans l’urgence et l’incitant à les réduire (art. L. 4121-1 et suivants du Code

(1) L’on sait qu’à défaut d’urgence, le licenciement prononcé pour


inaptitude sans respect du double examen médical est nul selon
la jurisprudence.

19
3) MOUTETS KREBS 23/12/10 9:57 Page 20

du travail) ou, en cas de situation détériorée, à protéger la 3. Les documents et rapports


santé physique et mentale des salariés. Ces courriers
La réglementation met à la disposition du médecin du
pouvant être adressés en copie à l’inspecteur du travail et
travail un certain nombre d’outils sur lesquels il peut
au médecin inspecteur.
s’appuyer :
Enfin, et à titre préventif, les entretiens médicaux
- le dossier médical bien sûr, où le médecin consigne
permettent d’effectuer une veille en santé mentale, les éléments tenant à l’évolution de la santé du salarié et
facilitant une intervention en amont. ses plaintes éventuelles, sans ne jamais faire référence à
des personnes identifiables. En cas de litige entre le salarié
2. La mission de conseil
et l’employeur, ou en cas de contestation d’avis d’aptitude
Le médecin du travail a pour mission d’informer chaque et tout particulièrement dans les domaines que nous
entreprise des risques générés par son organisation, au abordons aujourd’hui, il peut être consulté par le médecin
même titre que ceux produits par son activité. Le conseil inspecteur. Le salarié peut en demander une copie soit
concerne le chef d’entreprise mais aussi les représentants personnellement soit pour transmission à son médecin
des salariés (délégués du personnel) et tout traitant ;
particulièrement les membres du CHSCT ; diverses voies - la fiche d’entreprise (art. D.4624-37) ; elle concerne
coexistent : depuis 2006 toutes les entreprises, y compris celles de
- sensibilisation de l’employeur à l’intégration des moins de 10 salariés. Elle fait apparaitre l’ensemble des
risques psychosociaux dans le document unique risques professionnels existant dans l’entreprise et le
d’évaluation des risques et à ses plans d’action ; nombre de salariés exposés. Les risques psychosociaux
doivent y figurer au même titre que les autres, ce qui était
- sensibilisation de tous les acteurs de l’entreprise (IRP,
peu le cas jusqu’alors. Elle doit s’attacher à prendre en
membres du CHSCT, partenaires sociaux, mais aussi et
compte les paramètres d’organisation, mais aussi ceux de
surtout les managers…) aux déterminants de ses risques
la formation, de la gestion de carrière et des compétences
et à leur prévention ;
qui sont déterminants dans ces problématiques. Enfin, elle
- dans les établissements de plus de cinquante salariés, doit être mise en discussion au CHSCT (ce qui est trop
au sein du CHSCT où nous siégeons à titre consultatif, peu souvent le cas). Elle peut être enrichie d’une lettre de
nous pouvons informer, sensibiliser et contribuer à la mise sensibilisation à ces risques, rappelant le champ de la
en débat de ces risques professionnels. En cas de responsabilité et d’obligation de résultat du chef
situation grave dans l’entreprise le médecin peut informer d’entreprise, de même que les courriers d’alerte dont
et proposer le recours à une expertise extérieure (experts nous avons déjà parlé.
CHSCT) ; - le rapport annuel d’activité de l’entreprise (art.
- quand il existe un règlement intérieur, il doit D. 4624-42) qui permet de mettre en évidence un certain
sensibiliser l’employeur, si ce n’est pas le cas, à nombre d’indicateurs de la souffrance au travail comme :
mentionner explicitement l’interdiction des harcèlements l’augmentation des visites à la demande des salariés, le
(moral et sexuel) et des violences internes ; nombre d’inaptitudes en identifiant les causes de
souffrance mentale, le nombre des pathologies
- les accords collectifs portant sur le stress, qui
psychiatriques, le nombre des orientations en
s’imposent aujourd’hui aux entreprises de plus de mille
consultations spécialisées, en particulier celles de
salariés, pourraient faire l’objet d’une consultation des
pathologies professionnelles.
médecins du travail. Ce n’est pas le constat que nous en
- quant au plan d’activité en milieu de travail (art.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

faisons dans la majorité des cas au sein des services


D. 4624-33) il peut participer à la sensibilisation de la
interentreprises ;
collectivité de travail, à l’évaluation de ces risques et
- les actions en milieu de travail : notre connaissance déboucher sur des actions correctives et de prévention
des conditions de travail, en complément des entretiens dans ce domaine.
médico-professionnels, repose sur notre présence sur le
terrain (visites d’entreprise, études de postes, rencontres 4. Les collaborations
avec les services de ressources humaines, l’employeur, les Elles se feront avec les intervenants en prévention des
salariés…) qui permet l’observation des salariés en risques professionnels (art. R.4623-26). L’équipe
situation de travail et l’analyse du travail réel. Seule une pluridisciplinaire des services de santé au travail (SST)
bonne connaissance de l’entreprise et de son organisation (obligation d’introduire la pluridisciplinarité dans les SST
peut éviter la mise en avant des conflits interpersonnels, 2004 arrêté du 24 décembre 2003 et circ. DRT 2004-01
des difficultés relationnelles et des fragilités individuelles. du 13 janvier 2004) s’étoffe progressivement et apporte

20
3) MOUTETS KREBS 23/12/10 9:57 Page 21

directement son appui aux médecins du travail par la de la démarche, évitant ainsi les dérives de la gestion
réalisation de missions directement dans l’entreprise. individuelle du stress dans l’entreprise.

Des intervenants en prévention des risques Les médecins du travail, en s’appuyant sur la
professionnels – IPRP – externes aux SST, en particulier réglementation et sur la jurisprudence, doivent contribuer
des ergonomes (pour l’analyse du travail et de au respect des droits des salariés dans le domaine de leur
son organisation) et des psychologues (ou santé et de leur sécurité. Ils doivent s’inscrire dans une
vision large du respect des droits fondamentaux,
psychosociologues spécialistes du travail) sont sollicités
sensibilisant les partenaires de l’entreprise à la notion de
sur le conseil du médecin du travail le plus souvent.
« bien-être » au travail.
Ces collaborations sont essentielles tant à la phase
Pour tendre vers ce bien-être il faut probablement
d’évaluation que pour la mise en place d’actions
prendre en compte : le respect des salariés en tant que
correctives. Tous ces acteurs contribuent à l’action de
personnes, le respect de marges d’autonomie suffisantes,
prévention. la reconnaissance de leur travail, le respect des collectifs
de travail comme lieu d’échanges, de construction et de
5. Les actions correctives et préventives
ressources, l’intégration de tous aux évolutions (voire aux
Si elles restent de la responsabilité de l’employeur, les mutations) de l’entreprise, le respect des droits à la
actions correctives et préventives réclament l’adhésion de formation contributive des évolutions personnelles et
tous les acteurs de l’entreprise (la direction dont le DRH, professionnelles, du développement de leurs
les membres du CHSCT et les délégués du personnel). A compétences et de la possibilité d’évolution tout au long
ce stade, le rôle d’un médecin du travail consiste de la carrière.
« probablement » à veiller à ce que le travail reste au cœur Chantal Moutet-Krebs

Droit du travail ou droit de la concurrence sociale ?


- Essai sur un droit de la dignité de l'Homme au
travail (re)mis en cause, par Marc Rigaux

Dans le présent essai l'auteur s'interroge sur le devenir du droit du travail, qu'il
perçoit comme une correction sociale marginale au marché libre du travail et à
la concurrence sociale. Certains phénomènes laissent supposer qu'on assiste à
une mutation et à une évolution d'un droit du travail protecteur vers un droit de
la concurrence sociale responsabilisant. L'inégalité économique entre le
travailleur et son employeur constitue de moins en moins un facteur
d'importance dans la conception du nouveau droit du travail. Le travailleur,
censé être devenu autonome, décide librement et consciemment de ses actes et
en est pleinement responsable. La concurrence sociale, autrefois désignée
comme source d'exploitation et d'exclusion sociales, est perçue comme
bénéfique pour la qualité du travail. Le législateur n'est plus appelé à corriger la
compétition entre les travailleurs; il doit seulement l'accompagner et en
sanctionner les abus manifestes. L'internationalisation et l'européanisation du
marché du travail ont profondément modifié les rapports de force entre le travail
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Sommaire :
et le capital. Les législateurs du travail nationaux n'arrivent plus à contrôler et à
* LE TRAVAIL COMME FACTEUR DE PRODUCTION EN ECONOMIE gérer convenablement le marché du travail et la concurrence sociale qu'il
CAPITALISTE
* LE MARCHE DU TRAVAIL ET LE DROIT
génère. Le droit de la dignité de l'Homme au travail semble (re)mis en cause. En
* LE DROIT DU TRAVAIL COMME CORRECTION MARGINALE AU se penchant sur les causes structurelles de cette évolution, l'auteur propose en
MARCHE LIBRE DU TRAVAIL
* LE DROIT DE LA SECURITE SOCIALE, LE DERNIER REMPART
toute modestie quelques démarches juridiques et institutionnelles, destinées à
CONTRE L'EXCLUSION SOCIALE sauvegarder l'essentiel du droit de la protection des travailleurs. L'ouvrage est
* LA LIBERALISATION DU MARCHE DU TRAVAIL : MENACE
EXISTENTIELLE POUR LE DROIT SOCIAL
conçu comme un libre propos. Bien que l'analyse de l'auteur parte d'une réalité
* D'UN DROIT DU TRAVAIL PROTECTEUR A UN DROIT DE LA juridique belge, ses réflexions et conclusions paraissent facilement transposables
CONCURRENCE SOCIALE RESPONSABILISANT?
* PRESERVER LA FONCTION EMANCIPATRICE DU DROIT DU
vers d'autres systèmes juridiques européens. Le fait que toute sa démarche se
TRAVAIL : UNE QUESTION DE SAUVEGARDE DE LA DIGNITE DE situe sur le plan plus abstrait des principes, n'y est sans doute pas étranger...
L'HOMME AU TRAVAIL
* DROIT DU TRAVAIL OU DROIT DE LA CONCURRENCE SOCIALE :
LE DEVENIR DE L'HOMME AU TRAVAIL COMME ENJEU EN Cet ouvrage a fait l'objet d'une notice bibliographique de Antoine Lyon-Caen,
GUISE DE SYNTHESE
RDT 2010 p.19
Bruylant - ISBN : 978-2-8027-2812-2 - 45 euros

21
4) GIRAULT 23/12/10 10:03 Page 22

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Génétique et emploi
par Carole GIRAULT, Maître de conférences à l’Université d’Evry

PLAN
La question des liaisons, nécessairement dangereuses,
I. Génétique et médecine du
travail
qu’entretiennent la génétique et l’emploi se pose depuis que la loi n° 94-
A. Incompatibilité avec les 654 du 29 juillet 1994, relative au don et à l’utilisation des éléments et des
principes fondamentaux
applicables en médecine
produits du corps humain (1), autorise l’examen des caractéristiques
générale génétiques d’une personne dans une finalité médicale ou scientifique. La
B. Incompatibilité avec les
lecture et l’examen des gènes ont en effet ouvert à la médecine une
principes fondamentaux
applicables en médecine du nouvelle perspective : prévoir l’apparition de certaines maladies avant la
travail manifestation des premiers symptômes dans l’objectif d’écarter les
II. Génétique et responsabilité conditions qui conduiraient à un état pathologique (2). Appliquée au milieu
de l’employeur du travail, la médecine prédictive conduit logiquement à ne pas affecter à
A. Délimitation de l’obligation de
sécurité de l’employeur un poste une personne qui risquerait d’y altérer sa santé en raison d’une
B. Délimitation de la définition prédisposition génétique.
des accidents du travail et des
maladies professionnelles. Il faut à cet égard distinguer deux séries de tests génétiques, les
tests préventifs et les tests prédictifs, seuls ces derniers présentant un
intérêt au regard de notre problématique. Les tests préventifs permettent de
déceler une maladie monogénique (ex : chorée de Huntington) dont
l’origine est exclusivement génétique. Un diagnostic positif signifie qu’il
existe, pour la personne, une certitude de développer la maladie. À côté de
ces tests, il existe des examens prédictifs, c’est-à-dire des tests de
susceptibilité ou de prédisposition utilisés pour détecter un gène
contribuant à l’apparition d’une maladie plurifactorielle reposant à la fois
sur un critère génétique et des critères environnementaux (ex : diabète,
maladies cardiaques, certains cancers, maladies auto-immunes, troubles
psychiatriques, etc.). Dans cette hypothèse, un diagnostic positif permet
simplement de présumer l’apparition et le développement de la maladie.
Pour ces tests de prédisposition ou de susceptibilité, il ne faut donc « pas
s’attendre à un résultat négatif ou positif mais à un simple peut-être » (3).
Néanmoins, il peut paraître intéressant de recourir à la génétique
dans le cadre du travail pour éviter d’exposer un salarié fragile et pour
permettre aussi à l’employeur de mieux prévenir les maladies
professionnelles. Une telle proposition se heurte cependant au respect des
droits fondamentaux. L’utilisation de la génétique comme axe de prévention
dans l’entreprise malmène le droit à la vie privée du salarié (la santé fait
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

partie de l’intimité de sa vie privée), son droit à la dignité et son droit à


l’emploi dans la mesure où elle peut conduire à sa mise à l’écart. Mais, de
son côté, l’employeur pourrait invoquer la liberté d’entreprendre, qui lui
confère le droit de choisir ses collaborateurs (4) en recourant à la sélection
et même invoquer le droit à la protection de la santé des salariés puisqu’il

(1) Loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation (3) M. Deschênes, Réflexion sur l’encadrement normatif de la mise
des éléments et produits du corps humain, à l’assistance en marché des tests génétiques, Ed. Thémis, 2005. Selon
médicale à la procréation et au diagnostic prénatal. l’auteur, certaines études évaluent à 15% dans la population, en
(2) Cf. C. Daburon, Médecine prédictive : les dangers d’un général, le risque de développer la maladie d’Alzheimer. Ce
nouveau pouvoir, Rev. Dr. Sanit. et Soc. 2001, p. 453. risque passe à 29% chez les personnes porteuses d’un gène
particulier (APOE 4) : comment doit réagir l’individu qui reçoit
une telle information ?
(4) Conseil constitutionnel, 20 juillet 1998, n° 88-244 DC.

22
4) GIRAULT 23/12/10 10:03 Page 23

en est le débiteur (5). La question de la conciliation entre ces droits et intérêts contradictoires implique,
en amont, une réflexion sur le rôle de la médecine du travail. Celle-ci est-elle amenée à devenir prédictive
et donc sélective ? D’autre part, le refus de l’employeur de cautionner de telles pratiques et de recourir à
des tests génétiques dans un souci de prévention pourrait-il avoir une incidence sur sa responsabilité ?

I. Génétique et médecine du travail

Contrairement au domaine voisin de l’assurance (6), la maladies génétiques touchant leurs proches. La pratique
loi n’interdit pas explicitement le recours à la génétique généralisée de tels examens sur les lieux de travail relève
dans le cadre du travail (7), seul l’usage qui en est fait davantage d’un « criblage génétique » dont il est difficile
étant susceptible de tomber sous le coup de l’interdiction de prétendre qu’il puisse avoir une utilité clinique.
des discriminations (8). Cependant, même en l’absence
- Le « patient » doit exprimer un consentement libre et
d’interdiction expresse, la mise en œuvre de tests
éclairé (10), ce qui pose notamment la question de la
génétiques dans le milieu du travail se révèle
liberté de choix d’un candidat à l’embauche…
incompatible non seulement avec les textes qui régissent
la médecine générale (A) mais également avec ceux qui - Toute personne bénéficie du droit de ne pas être
encadrent la médecine du travail (B). informée d’un diagnostic génétique (11), ce droit de
rester dans l’ignorance se justifiant par le fait que le
A. Incompatibilité avec les principes
diagnostic constitue une information angoissante, surtout
fondamentaux applicables en médecine
lorsqu’il n’existe pas de réelle solution thérapeutique.
générale
- Le résultat d’un examen génétique est strictement
Les premières lois dites de bioéthique ont inséré au
confidentiel (12). Il n’est adressé qu’au médecin
sein du Code civil et du Code de la santé publique des
prescripteur qui ne doit le communiquer qu’à la
textes rappelant les principes généraux sous-tendant
personne concernée.
l’administration d’une bonne médecine et formulant,
pour la première fois, les principes propres à l’examen - Enfin, le diagnostic génétique est, depuis la loi
des caractéristiques génétiques d’une personne. La n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique,
plupart de ces principes sont cependant inapplicables une information à caractère familial (13). En cas de
dans le contexte du travail : dépistage positif, le diagnostic doit normalement être

- L’examen des caractéristiques génétiques doit, en communiqué à la famille de la personne concernée, ce


premier lieu, être subordonné à l’existence d’une utilité qui dépasse largement les missions de la médecine du
clinique pour le patient (9). En général, ces tests sont travail. Une telle pratique constituerait une double
demandés par des patients qui ont un historique familial intrusion atteignant la vie privée mais aussi la vie familiale
particulier, qui cherchent à prévenir l’apparition de du candidat à l’embauche ou du travailleur.

(5) Conseil constitutionnel, 18 janvier 1978 n° 77-92 DC, 29 juillet (9) Art. L. 1131-6,1°, CSP ; art. 16-10, al. 1er, CC.
2005, n° 2005-523 DC. (10) Art. L. 1131-1, al. 4, CSP ; art. 16-10, al. 2 CC ; art. 226-25
(6) Art. L. 1141-1, CSP : « Les entreprises et organismes qui CP.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

proposent une garantie des risques d’invalidité ou de décès ne (11) Art. L. 1111-2, CSP ; art. 10.2 Convention pour la protection
doivent pas tenir compte des résultats de l’examen des des droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à
caractéristiques génétiques d’une personne demandant à l’égard des applications de la biologie et de la médecine,
bénéficier de cette garantie, même si ceux-ci leur sont transmis Oviedo, 1997.
par la personne concernée ou avec son accord. En outre, ils ne
peuvent poser aucune question relative aux tests génétiques et à (12) Art. L. 1131-1, al. 6, CSP.
leurs résultats, ni demander à une personne de se soumettre à (13) Art. L. 1131-1, CSP, cf. I. Vacarie, art. préc. ; C. Ruet,
des tests génétiques avant que ne soit conclu leur contrat et L’information relative aux caractéristiques génétiques, in
pendant toute la durée de celui-ci ». L’identité génétique de la personne : entre transparence et
(7) En ce sens, cf. M. Bonnechère, Santé-Sécurité dans l’entreprise opacité, sous la dir. P. Bloch et V. Depadt-Sebag, Dalloz, Coll.
et dignité de la personne au travail, Dr. Ouv. 2003, pp. 453 et s. Thèmes et commentaires, 2007, p. 103.
disp. sur http://sites.google.com/site/droitouvrier
(8) Cf. A. Cœuret, Le droit pénal du travail à l’épreuve des
discriminations, Mélanges dédiés à Bernard Bouloc, 2006,
p. 207 ; C. Daburon, art. préc. ; I. Vacarie, Du bon et du
mauvais usage des caractéristiques génétiques, Rev. Dr. Sanit. et
Soc. 2005, p. 195.

23
4) GIRAULT 23/12/10 10:03 Page 24

B. Incompatibilité avec les principes que le travail, le régime alimentaire, la pratique d’un
fondamentaux applicables en médecine sport, la prise de médicaments, de drogues ou d’alcool
du travail n’étant pas sans incidence sur le développement d’une
maladie plurifactorielle. En plus du dépistage génétique, il
Les médecins du travail ont un rôle exclusivement
faudrait donc soumettre le salarié à un véritable
préventif qui consiste à éviter toute altération de la santé
questionnaire sur ses habitudes de vie, nouvelle
des travailleurs du fait de leur travail, notamment en
indiscrétion peu respectueuse du droit au respect de
surveillant les conditions d’hygiène du travail, les risques
l’intimité de sa vie privée.
de contagion et l’état de santé des travailleurs (14). Leur
L’anticipation d’un état de santé ou de son évolution
mission de surveillance ne peut comprendre la recherche
revêt enfin un caractère aléatoire au regard duquel une
de prédispositions individuelles, toute prédiction en ce
décision aussi grave que l’inaptitude peut paraître
domaine conduisant à la sélection des travailleurs
disproportionnée. Dans une décision visionnaire du
génétiquement à risque. Deux tendances sont ainsi à
10 juin 1980, rendue à une époque où la médecine
éviter, celle qui, en premier lieu, irait de la prévention à la
prédictive n’existait pas encore, la CJCE estimait toutefois
prédiction, puis la seconde, qui conduirait de la prédiction
« qu’un avis d’inaptitude peut être fondé non seulement
à la sélection (15).
sur l’existence de troubles actuels, mais encore sur un
1° De la prévention à la prédiction pronostic, médicalement fondé, de troubles futurs,
Selon un premier mouvement, il pourrait être légitime, susceptibles de mettre en cause, dans un avenir
au nom de l’intérêt immédiat du travailleur, de prendre prévisible, l’accomplissement des fonctions
en compte l’examen de ses caractéristiques génétiques envisagées » (18).
pour évaluer son aptitude ou l’absence de contre- Pour contrer ce mouvement qui ne repose sur aucune
indication à un poste à risque. En ce sens, le Comité justification sérieuse (19) (quel que soit le résultat d’un
consultatif national d’éthique, saisi de la question dès test génétique, le médecin du travail ne peut garantir
1995, n’excluait pas le recours à l’examen des l’absence de risque), il est nécessaire d’imposer une
caractéristiques génétiques en cas d’impossibilité d’agir délimitation correcte de la notion d’aptitude. Celle-ci ne
sur l’environnement (16). La solution retint également peut reposer que sur l’état de santé actuel (20), sous
l’attention du Conseil d’Etat lorsqu’il refusa d’annuler le peine de devenir une aptitude « virtuelle ». Une telle
décret n° 2001-97 du 1er février 2001 portant solution conduirait immanquablement à la sélection des
modification du Code du travail et établissant les règles travailleurs en fonction de leur « productivité génétique ».
particulières de prévention des risques cancérogènes,
2° De la prédiction à la sélection
mutagènes ou toxiques pour la reproduction, après avoir
observé que « les médecins du travail disposent de Pour l’employeur, le pouvoir prédictif de la génétique
plusieurs éléments d’ordre génétique, comportemental présente de multiples avantages : réduction des coûts
ou historique pour apprécier les risques particuliers que liés à l’absentéisme, anticipation de la baisse de
courent individuellement les salariés à être exposés à productivité, meilleure rentabilisation des actions de
des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour formation et des promotions et enfin sélection des
la reproduction » (17). Le recours à la génétique n’est travailleurs les plus résistants, qui ont génétiquement une
toutefois pas approprié car un résultat négatif n’indique capacité de travail optimale.
pas que le travailleur ne sera pas malade, de telle sorte Mais la question du recours aux tests génétiques dans
qu’il est impossible d’attester l’absence de contre- le milieu du travail « s’inscrit à contre-courant de la
indication. En outre, une évaluation correcte du risque logique sous-tendant la législation européenne en
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

individuel impose de prendre en compte d’autres critères matière de santé et de sécurité » (21) et notamment de

(14) Art. L. 4622-3, Code du travail. (19) En ce sens, G. Lyon-Caen, Droit social, science, fausse-
(15) Cf. S. Douay, Travail et génétique : de la sélection préventive à science, in Le génome et son double, sous la dir. G. Huber, Ed.
la prévention sélective, L’Harmattan, Préface P.-Y. Verkindt, Hermes, 1996, p. 163.
2003 ; Tests génétiques en milieu du travail, de la sélection (20) L’article R. 4624-31 du Code du travail souligne d’ailleurs que
préventive à la prévention séléctive ?, in Documents pour le l’inaptitude est liée à l’existence d’un danger immédiat pour la
Médecin du Travail, n° 102, 2005, pp. 141 et s. santé ou la sécurité de l’intéressé, ce qui n’est pas le cas
(16) Avis n° 80 du 30 octobre 1995, Orientation des travailleurs lorsque l’apparition ou l’évolution d’une maladie est une
vers un poste comportant un risque, Rôle du médecin du simple éventualité et qu’aucun symptôme n’est encore
travail et réflexions sur l’ambiguïté du concept d’aptitude. apparent.

(17) CE, 9 octobre 2002, req. n° 231869, RJS 2003, 41, n° 49 ; (21) S. Douay, Tests génétiques en milieu de travail : aspects
Dr. Ouv. 2003.126, obs. C.Fuentes. juridiques en France, in Documents pour le Médecin du
travail, N° 102, 2005, p. 151.
(18) CJCE, 10 juin 1980, Mlle M. c./ Commission des
communautés européennes, Aff. 155 /78, Rec. p. 1797.

24
4) GIRAULT 23/12/10 10:03 Page 25

la directive du 12 juin 1989 concernant la mise en - d’adapter le travail à l’homme,


œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de - de prendre des mesures de protection collective en
la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. leur donnant la priorité sur les mesures de protection
Rappelons que, selon ce texte, l’amélioration de la individuelle.
sécurité et de la santé des travailleurs représente un
Le recours à la génétique dans le contexte du travail
objectif qui ne saurait être subordonné à des
conduirait à renverser la plupart de ces principes :
considérations de caractère purement économique.
l’employeur serait naturellement incité à négliger le
Les principes généraux de prévention édictés par la risque environnemental, le travailleur devrait s’adapter au
directive, et repris par le Code du travail à la charge de travail et les mesures individuelles seraient privilégiées
l’employeur (22), imposent notamment : par rapport aux mesures collectives de prévention.
- d’éviter les risques et d’évaluer ceux qui ne peuvent Si le recours à la génétique paraît infondé,
être évités, étant entendu qu’il s’agit du risque scientifiquement et juridiquement, il faut également être
environnemental et non individuel, certain que l’employeur qui choisit de négliger une telle
- de combattre le risque à la source, évolution n’engagera pas sa responsabilité.

II. Génétique et responsabilité de l’employeur


Ainsi que nous l’avons vu, les articles L. 4121-1 et de sécurité de résultat de l’employeur est-elle un
L. 4121-2 du Code du travail obligent l’employeur à argument en faveur du recours à la génétique ? À l’heure
prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la actuelle, aucun texte ne semble imposer une telle
sécurité et protéger la santé physique et mentale du interprétation. Il résulte en effet des articles L. 4121-1 et
travailleur. Depuis les arrêts Amiante, nous savons qu’il L. 4121-2 du Code du travail que l’employeur a
s’agit d’une obligation de sécurité de résultat (23) et que l’obligation d’évaluer le risque professionnel et non le
« le manquement à l’obligation de sécurité de résultat a risque personnel, propre à chaque travailleur. Son
le caractère d’une faute inexcusable lorsque le chef obligation porte sur le risque environnemental inhérent
d’entreprise avait ou aurait dû avoir conscience du au milieu du travail. Dans la mesure où sa responsabilité
danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris ne s’étend pas à ce qui relève de la vie privée du salarié,
les mesures nécessaires pour l’en préserver » (24). on ne saurait lui reprocher de commettre une faute en
Les progrès de la médecine prédictive invitent donc à n’évaluant pas le risque génétique (24 bis). Notons
délimiter précisément l’étendue de l’obligation de qu’une telle démarche le contraindrait à faire du « sur-
sécurité de l’employeur (A) ainsi que la définition des mesure » génétique, ce qui pourrait vite se révéler contre-
accidents du travail et des maladies professionnelles (B). productif !
Du point de vue pénal, sommes-nous également en
A. Délimitation de l’obligation de sécurité mesure de garantir que l’employeur ne sera pas poursuivi
de l’employeur pour blessures ou homicide par imprudence, voire pour
L’employeur a d’abord une obligation générale de délit de risque causé à autrui ? Cette dernière infraction
sécurité vis-à-vis du travailleur (1°). Mais il a parfois une est difficilement concevable car elle suppose que
obligation spéciale visant à protéger autrui (contrat de l’absence d’examen génétique expose le salarié à un
transport qui comporte l’obligation de conduire le risque immédiat et direct de mort, ce qui ne correspond
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

voyageur sain et sauf à destination) ou, plus largement, pas à la réalité. La causalité étant indirecte, il faudrait
l’intérêt général (2°). également apporter la preuve d’une faute de mise en
danger délibérée ou, en l’absence de texte, d’une faute
1° La protection du travailleur caractérisée pour établir une infraction non intentionnelle.
L’employeur qui n’impose pas des tests de Bien que l’aléa jurisprudentiel ne puisse totalement être
prédisposition alors que son activité est à risque commet- exclu, aucune faute ne peut a priori être retenue contre
il une faute inexcusable ? En d’autres termes, l’obligation un employeur qui, sans avoir évalué le risque biologique

(22) Art. L. 4121-2, Code du travail. salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par
(23) Soc. 28 février 2002 : « En vertu du contrat de travail le liant à l’entreprise », Bull. V n° 81, Dr. Ouv. 2002 p.166 n. F. Meyer.
son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une (24) Ass. plén., 24 juin 2005, Bull. A.P. n° 7, D. 2005, p. 2375,
obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui Y. Saint-Jours, Dr. Ouv. 2005 p. 473, n. F. Kessler.
concerne les maladies professionnelles contractées par ce (24 bis) En ce sens, cf. S. Douay, op. cit.

25
4) GIRAULT 23/12/10 10:03 Page 26

individuel, a pris toutes les mesures nécessaires pour développement d’une éthique utilitariste au profit d’une
écarter ou réduire le risque environnemental. Seule sa vision plus respectueuse de la personne humaine (27).
négligence en ce domaine devrait pouvoir engager sa L’accès possible aux données génétiques individuelles
responsabilité. pose en dernier lieu le problème de la délimitation du
Il est cependant des professions où l’employeur est domaine des accidents du travail et des maladies
tenu à une obligation particulière de prudence ou de professionnelles dans la mesure où il devient possible de
sécurité, argument parfois invoqué pour justifier le démontrer la part imputable, non pas seulement au
recours à la génétique au nom de l’intérêt général. travail, mais au patrimoine génétique de chaque
personne.
2° La protection de l’intérêt général
Le droit à la vie privée n’étant pas un droit absolu (cf. B. Délimitation de la définition
art. 8, CESDH), son application dans le cadre du travail des accidents du travail et des maladies
est limitée par les contingences du poste à pourvoir. Des professionnelles
restrictions peuvent y être apportées dès lors qu’il s’agit, Champ d’étude en plein essor, la génétique du
au-delà de la protection des travailleurs, d’éviter la mise comportement tend à démontrer que la plupart des
en péril de tiers. De la même façon que les tests de maladies professionnelles et même des accidents du
dépistage du virus HIV sont imposés dans certains travail pourraient avoir une composante génétique ; le
milieux professionnels dans un objectif de santé stress, la nervosité, l’agressivité, l’émotivité ne sont-ils pas,
publique, la protection de la collectivité pourrait ainsi être en effet, à l’origine de nombreux accidents ?
invoquée pour généraliser les examens génétiques sur
1° Les accidents du travail
les lieux de travail. Plusieurs textes internationaux
envisagent cette hypothèse, l’article 26 de la Convention Jusqu’à présent, il existe en ce domaine une
d’Oviedo prévoyant une clause générale de restriction présomption d’imputabilité au travail dès lors qu’un
aux droits garantis fondée sur la protection des droits et accident se produit sur les lieux de travail ou à l’occasion
libertés d’autrui (25). L’idée de restriction légitime se du travail. Les prédispositions individuelles de la victime
retrouve en droit interne à l’article L. 1121-1 du Code du ne permettent pas, à l’heure actuelle, d’enlever aux
travail, texte qui permet à la Cour de cassation de valider lésions leur caractère professionnel (28). Tant que l’état
le recours à des alcotests sur des salariés dont l’état pathologique préexistant et asymptomatique se révélera
d’ébriété serait de nature à exposer des personnes ou sans incidence sur la présomption d’imputabilité au
des biens à un danger (26). travail, le recours à la génétique ne pourra pas être
invoqué pour modifier la prise en charge des accidents
Bien que séduisante, la transposition de cette
du travail. Son impact pourrait en revanche être plus
jurisprudence au dépistage génétique ne parait ni
important sur la détermination des maladies
pertinente ni utile. D’un point de vue pratique, le contrôle
professionnelles.
ou le reclassement d’un travailleur ne présente aucun
intérêt lorsque sa maladie n’est pas symptomatique. Et 2° Les maladies professionnelles
lorsque les premiers symptômes apparaîtront, il sera La reconnaissance d’une prédisposition génétique
toujours temps d’appliquer le droit commun de la santé pourrait conduire à revoir les critères de distinction entre
au travail. Juridiquement, enfin, il suffit de fonder les maladies professionnelles et les maladies dites
l’interdiction du recours à la génétique non pas sur le ordinaires. La prise en charge des premières pourrait en
droit à la vie privée du travailleur, lequel connaît des effet être remise en question si le recours aux examens
restrictions, mais sur son droit absolu à la dignité, aucune génétiques permettait de dissocier, parmi les causes de
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

exception ne pouvant alors être admise. Seul ce la pathologie, la part imputable à l’environnement
fondement permet, en outre, de contrer le professionnel et la part imputable au patrimoine

(25) L’article 12 en vertu duquel « il ne peut être procédé à des (26) Soc., 22 mai 2002, Bull n° 176, Dr. Ouv. 2002 p. 549, n. A. de
tests prédictifs de maladie génétique qu’à des fins médicales » S. La régularité de l’alcootest est soumise à la possibilité d’en
peut ainsi faire l’objet d’une restriction fondée sur l’article 26. contester la régularité et à la nature du travail à accomplir.
Voir également la Recommandation 92 (1) du Conseil de (27) Cf. H. Gaumont-Prat, Les aspects éthiques des tests génétiques
l’Europe, principe 6 : « L’accès à certaines activités, en dans le cadre du travail, D. 2004, p. 535 ; B. Mathieu, Le
particulier l’emploi, ne doit pas être subordonné à une recours aux tests génétiques en matière d’emploi, un droit en
obligation de subir des tests ou un dépistage génétique. Mais construction, Dr. Soc. 2004, p. 257.
une exception est possible si elle est justifiée par des raisons
de protection immédiate de la personne concernée ou d’un (28) Soc., 15 novembre 2001, Bull. V, n° 349 : « Attendu que
tiers et est directement liée aux conditions spécifiques de cette relève de la législation professionnelle la lésion corporelle
activité ». survenue au temps et au lieu de travail, sauf preuve que
l’accident avait une cause entièrement étrangère au travail ».

26
4) GIRAULT 23/12/10 10:03 Page 27

génétique du travailleur. Il est certain qu’une telle mettre en œuvre « pour prévenir l’impact de la
évolution se ferait au détriment des travailleurs. Il en réalisation d’un risque génétique pour eux-mêmes ou
serait de même si une expertise génétique pouvait être pour la collectivité » (31).
ordonnée afin de vérifier si le travailleur ne souffrait pas, Les avantages du recours à la génétique, en termes de
en réalité, d’une maladie monogénique sur laquelle prévention individuelle, ne pouvant être ignorés, la
l’activité professionnelle n’a aucune incidence. solution repose probablement sur une meilleure
Ces perspectives nous invitent à proposer quelques information des travailleurs et des candidats à
pistes de réflexion en guise de conclusion. Plus que l’embauche sur les risques professionnels (32). Informer
jamais, alors que des principes directeurs doivent être plus en amont, si possible avant de suivre une formation,
formulés au niveau européen (29), il apparaît urgent de sur les risques encourus dans le cadre de telle ou telle
ne pas survaloriser le critère génétique et de s’interroger autre profession et sur l’existence de tests de
sur les limites du nouveau pouvoir de prédiction qu’offre prédisposition, permettrait à des personnes inquiètes,
la lecture des gènes. Le recours à la génétique dans le notamment en raison de leur histoire familiale, de
milieu du travail pourrait avoir pour effet de décharger la décider librement de recourir au diagnostic génétique.
collectivité de ses responsabilités en imposant au Une décision aussi intime doit rester un choix personnel
travailleur la responsabilité de sa propre destinée (33) sur lequel l’employeur n’a aucune prise et donc
génétique. S’inscrivant dans une vision utilitariste (30), aucune responsabilité.
une telle tendance contraindrait les travailleurs à tout Carole Girault

(29) Le Comité directeur pour la bioéthique du Conseil de l’Europe collectivité solidaire) son « risque » génétique, à en devenir en
a confié à un groupe de travail la mission d’élaborer avant le quelque sorte « moralement responsable », et à y adapter ses
31 décembre 2011 des projets d’instruments juridiques relatifs choix reproductifs, son mode de vie, son alimentation, de
aux tests génétiques dans le domaine de l’assurance et du manière à limiter au maximum l’impact négatif de ce
travail. « risque » sur lui-même, ses descendants et la collectivité ».
(30) En ce sens, cf. B. Mathieu, art. préc. (32) Cf. art. 27, Charte des droits fondamentaux de l’Union
(31) Cf. A. Rouvroy, Généticisation et responsabilité : les habits européenne : « Les travailleurs ou leurs représentants doivent
neufs de la gouvernance néolibérale, in Généticisation et se voir garantir, aux niveaux appropriés, une information et
responsabilités, Dalloz, Coll. Thèmes et commentaires, 2008, une consultation en temps utile ».
p. 111 : « Le diagnostic du risque, de la prédisposition ou de (33) S. Douay : « Prévention rime avec autodétermination et
la susceptibilité génétique incite le patient par anticipation à information et non avec soumission et discrimination », op.
agir de manière « rationelle et responsable », c’est-à-dire à cit., p. 83.
assumer personnellement (plutôt qu’à le transférer sur une

Négocier pour gagner


Guide pratique de la négociation collective
dans le secteur privé
Marie-Pierre Iturrioz
La loi d'août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale place la démocratie
dans le processus de négociation à tous les niveaux. Elle va contribuer à rendre à la
négociation collective son rôle de limite et de contre-pouvoir au pouvoir unilatéral de
l'employeur. La négociation collective n'aura jamais été autant en conformité avec sa
definition de « droit des salariés exercé par les syndicats ».
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Avec l'abrogation de la présomption irréfragable de représentativité, il revient aux


organisations syndicales, à chaque élection professionnelle, de « conquérir » leur
représentativité. Désormais, ce sont les salariés et eux seuls qui désigneront les
organisations syndicales qui les représenteront à la table des négociations et
conféreront un certain poids à leur signature. Cela constitue un véritable défi pour
les organisations syndicales.
Ce guide pratique propose une approche complète des règles de la négociation aux lendemains de la loi qui permettra à
chaque salarié de se retrouver tant au niveau de son établissement ou de son entreprise qu'aux niveaux de la branche et de
l'interprofessionnel. Il apporte des réponses claires et précises à des questions qui ne manqueront pas de se poser aux salariés
et à leurs représentants
Ce guide tend à replacer la négociation collective au centre des enjeux de l'activité de la CGT pour gagner de véritables
avancées sociales au plus près des revendications des salariés.
Rens. sur www.cgt.fr dans les pages “Guides pratiques” de la rubrique “Kiosque”

27
5) VIAL 23/12/10 10:04 Page 28

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Travail et droit à un environnement sain


par Claire VIAL, Professeur de droit public à l’Université Evry-Val-d’Essonne,
Membre du Centre de recherches Léon Duguit (EA 4107)

PLAN
I. Quel fondement
S e rendre à son travail, c’est se constituer prisonnier. C’est alors, peut-être,
invoquer ? pouvoir prétendre à la sauvegarde de son droit à un environnement sain, tel qu’il est
indirectement garanti par l’article 8 de la CEDH (1). En effet, la Cour européenne des
II. Quelle
protection droits de l’Homme a affirmé, dans un arrêt Brânduse c/ Roumanie du 7 avril 2009,
demander ? qu’un détenu pouvait utilement invoquer l’article 8 de la Convention, ceci afin de faire
cesser les nuisances olfactives qu’il devait supporter dans sa cellule du fait de la
présence d’une ancienne décharge d’ordures à proximité de la prison (2). Dans cet
arrêt, le juge européen a observé que la cellule du requérant était « le seul espace de
vie dont [il disposait] depuis plusieurs années » (3). Il a considéré qu’il n’y avait
aucune raison de ne pas protéger le droit du détenu au respect de sa vie privée dans
un tel cadre. Appliquant l’article 8 de la Convention, la Cour européenne n’a rencontré
aucune difficulté, en l’espèce, dans la mise en œuvre des principes qu’elle avait
dégagés dans l’arrêt López Ostra c/ Espagne du 9 décembre 1994 (4). Elle a ainsi
relevé que l’état de santé du requérant ne s’était pas dégradé du fait de la proximité
de l’ancienne décharge. Cependant, ce dernier a été contraint de subir des nuisances
affectant son bien-être et allant au-delà des simples conséquences d’un régime privatif
de liberté. Cette considération a permis à la Cour de conclure que la passivité des
autorités roumaines, dans cette affaire, emportait la violation de l’obligation de
protéger le droit de l’intéressé de vivre dans un environnement sain.
Si l’on ne perd pas son droit à un environnement sain aux portes d’une prison, on
ne le perd pas davantage lorsque l’on pénètre sur son lieu de travail. Certes,
l’environnement de travail n’est pas l’environnement. Quoi que... La notion
d’environnement est une « notion caméléon » (5) qui varie en fonction des textes dans
lesquels elle est définie. Et il arrive dès lors, parfois, que la notion d’environnement se
rapproche sensiblement de celle d’environnement de travail. Prenons l’exemple de la
définition donnée par la Commission européenne, en 1972, dans le cadre du premier
programme d’action communautaire en matière environnementale. L’environnement y
est décrit comme « l’ensemble des éléments qui forment, dans la complexité de leurs
relations, les cadres, les milieux et les conditions de vie de l’Homme et de la société, tels
qu’ils sont ou tels qu’ils sont ressentis » (6). L’expression « cadres, milieux et conditions
de vie » n’est pas très éloignée de l’expression « cadres, milieux et conditions de
travail ». Dans tous les cas, l’Homme, le travailleur, est au centre des préoccupations du
législateur. Il est protégé, par le droit de l’environnement dans un cas, par le droit du
travail dans l’autre. A cet égard, Michel Despax a relevé « l’exceptionnelle richesse des
eaux juridiques mêlées, celles du droit du travail et du droit de l’environnement » (7). Au
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

carrefour de ces deux droits, l’Homme doit pouvoir prétendre à la protection de son

(1) Sur la protection du droit à un environnement sain sur le (6) Communication de la Commission, du 24 mars 1972, sur un
fondement de la CEDH, v. notamment J.-F. Renucci, programme des Communautés européennes en matière
« Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) et d’environnement, JOCE, n° C 52, 26 mai 1972, p. 1.
environnement », J.-Cl. Europe Traité, fasc. 6527 ; C. Picheral, (7) « Adage » cité par D. Jans, « Regards croisés sur les droits
« L’hypothèse d’un droit à l’environnement », in « Perspectives fondamentaux au travail et à l’environnement », in « Travail et
d’un droit privé de l’environnement – A la recherche du statut Environnement (Points de rencontre et d’inflexion) », Actes du
juridique du « bioacteur » ? », Actes du colloque de Montpellier colloque de Toulouse du 5 déc. 2008, Revue Droit et Ville 2009,
des 11 et 12 sept. 2008, Bulletin du droit de l’environnement n° 68, p. 119. Pour une étude des relations entre droit du travail
industriel 2009, n° 19 supplément, p. 61. et droit de l’environnement, v. notamment M.-P. Blin-
(2) CEDH, 7 avr. 2009, n° 6586/03, Brânduse c/ Roumanie. Franchomme et I. Desbarats, « Environnement et droit du
(3) Arrêt précité, § 67. travail », J.-Cl. Environnement et Développement durable, fasc.
2330 ; F. Héas, « La protection de l’environnement en droit du
(4) CEDH, 9 déc. 1994, n° 16798/90, López Ostra c/ Espagne. travail », Revue de droit du travail 2009, p. 565.
(5) Selon l’expression de M. Prieur, in « Droit de l’environnement »,
Dalloz, 5e éd., 2004, p. 1.
28
5) VIAL 23/12/10 10:04 Page 29

« espace de vie », selon l’expression de la Cour européenne des droits de l’Homme. Ou qu’il se trouve,
l’Homme bénéficie du droit de vivre et, partant, de travailler dans un environnement sain.
Plusieurs raisons militent en faveur d’une telle solution. Premièrement, dénier au travailleur le droit
à un environnement sain heurterait la conception universelle des droits fondamentaux. En outre, comme l’a
remarqué Damien Jans, lors du colloque « Travail et environnement » qui s’est tenu à Toulouse en 2008,
« l’abandon du droit à la protection d’un environnement sain aux portes de l’entreprise » présenterait
l’inconvénient de créer « une discrimination entre les travailleurs et les personnes présentes dans
l’entreprise sans relever de cette qualité » (8).
Deuxièmement, le droit à un environnement sain ne se confond pas avec le droit à la santé, en
particulier dans l’esprit du juge européen (9). Cependant, tous deux entretiennent des relations
extrêmement étroites (10). Or le contrôle de l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur (11) semble
évoluer, à l’heure actuelle, vers la reconnaissance d’un véritable droit à la santé au travail (12). En
témoigne l’arrêt qu’a rendu la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 11 mai 2010, à propos de
l’indemnisation du préjudice d’anxiété subi par les victimes de l’amiante (13). On ne comprendrait pas,
dans ces conditions, que dans le même temps où le droit à la santé des travailleurs est sauvegardé, le
droit à un environnement sain leur serait refusé.
Troisièmement, rappelons que le développement durable repose sur trois piliers : le pilier
environnemental, le pilier social et le pilier économique. Dans la stratégie en faveur du développement
durable que la Commission a établie en 2001, on peut lire qu’il faut à l’Union européenne « une croissance
économique qui favorise le progrès social et respecte l’environnement, une politique sociale qui stimule
l’économie, et une politique de l’environnement qui soit à la fois efficace et économique » (14). La mise en
œuvre de cette stratégie passe, avant tout, par l’intégration des exigences environnementales dans les
autres politiques publiques, dont la politique sociale (15). S’il faut prendre en considération la protection de
l’environnement lors de l’élaboration des règles s’appliquant aux lieux de travail, quoi de plus naturel que
de garantir le droit à un environnement sain des travailleurs ? Il n’y a qu’un pas, en effet, du droit de
l’environnement au droit à l’environnement (16).
Quatrièmement, le milieu de travail, pour être artificiel, n’en partage pas moins certains éléments
structurels avec le milieu naturel (17). La pollution engendre un même risque pour l’Homme et le travailleur.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on ne peut être que frappé par la similitude des outils de prévention
et de gestion du risque en droit de l’environnement et en droit du travail (18). Si le travailleur s’identifie
pleinement à l’Homme du point de vue du risque environnemental, il n’y a aucune raison de le différencier
s’agissant de la sauvegarde de son droit à un environnement sain.
Cinquièmement, enfin, si l’on se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne sous l’article 8 de la
CEDH, on ne peut que conclure à la possibilité pour le travailleur d’invoquer son droit à un environnement
sain (19). En effet, en sauvegardant le droit au respect de la vie privée sur le lieu de travail, en particulier

(8) D. Jans, « Regards croisés sur les droits fondamentaux au travail et du droit à l’environnement, tout en étant la conséquence du
à l’environnement », contribution précitée, p. 149. développement du droit de l’environnement, en est aussi la
(9) En ce sens, V. l’arrêt Brânduse c/ Roumanie, précité, § 65. cause. En ce sens, v. par exemple P. Coenraets, « Du droit à
l’environnement au droit de l’environnement », in « L’actualité
(10) En raison des liens privilégiés qu’entretiennent l’environnement du droit de l’environnement », Actes du colloque de Bruxelles
et la santé. En ce sens, v. notamment G. Memeteau, des 17 et 18 nov. 1994, Bruylant, 1995, p. 577, spéc. p. 578.
« Environnement et droit de la santé », J.-Cl. Environnement et L’auteur explique que l’ensemble des règles formant le droit de
Développement durable, fasc. 2310 ; T. Tauran, « La protection l’environnement constitue « le support technique destiné, en
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

de l’environnement et le Code de la santé publique », principe, à garantir l’effectivité d’un droit à l’environnement ».
Environnement 2010, étude 7.
(17) En ce sens, D. Jans, « Regards croisés sur les droits
(11) En vertu de l’article L. 4121-1 du Code du travail notamment. fondamentaux au travail et à l’environnement », contribution
(12) En ce sens, v. notamment J. Martinez, « Les mouvements précitée, p. 149.
d’extension du droit de la santé au travail », La Semaine (18) A cet égard, V. P. Steichen, « Travail et environnement : le risque
Juridique Social 2009, n° 16, 1170. écologique causé par l’entreprise au plan communautaire et
(13) Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241 à n° 09-42.257, Sté interne », in « Travail et Environnement (Points de rencontre et
Ahlstrom Labelpack, Dr. Ouv. 2010 p. 604, n. P. Leroy et p. 612, d’inflexion) », Actes du colloque de Toulouse du 5 déc. 2008,
n. F. Guiomard. Revue Droit et Ville 2009, n° 68, p. 75.
(14) Communication de la Commission du 19 juin 2001, (19) La référence à la CEDH et à la jurisprudence rendue sous cette
« Développement durable en Europe pour un monde meilleur: dernière est d’autant plus pertinente que l’on a pu constater que
stratégie de l’Union européenne en faveur du développement la Chambre sociale de la Cour de cassation était
durable », COM (2001) 264 final, pp. 2-3. particulièrement sensible à l’application de la Convention. En
(15) En vertu du principe d’intégration posé à l’article 11 du TFUE ce sens, v. J. Mouly et J.-P. Marguénaud, « La Chambre sociale
(ex article 6 du TCE). de la Cour de cassation, pionnière de la diffusion de la
Convention EDH en France », La Semaine Juridique Social
(16) S’agissant des relations entre droit de l’environnement et droit à 2009, n° 1, 1001.
l’environnement, il est généralement admis que la consécration

29
5) VIAL 23/12/10 10:04 Page 30

dans l’arrêt Copland c/ Royaume-Uni du 3 avril 2007 (20), la Cour applique avant tout l’article 8 de la
Convention aux travailleurs. Puisque l’article 8 permet de protéger le droit à un environnement sain, au titre
du droit au respect de la vie privée, le travailleur peut se plaindre, sur ce terrain, des nuisances
environnementales graves qui affectent directement son bien-être.
Au vu de ces considérations, le doute ne parait pas permis : l’Homme bénéficie du droit à un
environnement sain sur son lieu de travail. Avant même sa reconnaissance dans les textes internationaux et
internes, ce droit fondamental a été garanti grâce à la mise en œuvre d’un solide ensemble de règles en
matière d’hygiène et de sécurité. On pourrait dès lors se demander quel intérêt il y aurait pour le travailleur
à invoquer son droit à un environnement sain en dehors de ces règles, de manière autonome. La
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme nous éclaire sur ce point.
En effet, selon la Cour, la protection des droits fondamentaux suppose parfois l’adoption de mesures
positives de la part de l’Etat. La théorie des obligations positives a été dégagée dans l’arrêt Airey c/ Irlande
du 9 octobre 1979 (21). Elle a déployé tous ses effets dans l’affaire López Ostra, justement à propos du droit
de vivre dans un environnement sain (22). Dans cette dernière affaire, l’Etat espagnol a été condamné pour
ne pas avoir adopté les mesures propres à protéger le droit de la requérante au respect de sa vie privée,
contre les émanations d’une station d’épuration privée. En d’autres termes, le juge européen a confirmé,
après l’arrêt Young, James et Webster c/ Royaume-Uni du 13 août 1981 (23), que la Convention était
applicable aux rapports interindividuels et qu’elle bénéficiait ainsi d’un effet horizontal indirect. Relevons au
passage que ce dernier arrêt avait été rendu à propos des relations de travail (24).
Revenons à l’intérêt, pour le travailleur, d’invoquer son droit à un environnement sain de manière
autonome, à la lumière des arrêts considérés. La garantie du droit à l’environnement suppose un
comportement positif de l’Etat et sa passivité peut être condamnée. Autrement dit, à la responsabilité
classique de l’employeur, en cas de manquement à son obligation de sécurité, peut s’ajouter celle des
autorités publiques (25). La sauvegarde du droit à un environnement sain sur le lieu de travail peut être fort
utile en cas de défaillance de la part de l’Etat, par exemple dans le cas où ce dernier n’aurait pas adopté les
dispositions propres à prévenir un risque environnemental.
Il reste à définir les conditions dans lesquelles le travailleur peut invoquer son droit à un
environnement sain. A cet égard, deux interrogations peuvent être soulevées : d’abord, quel fondement
invoquer (I) ? Ensuite, quelle protection demander (II) ?

I. Quel fondement invoquer ?


Les sources internationales et internes du droit à un Au niveau européen, le droit à un environnement sain
environnement sain sont désormais nombreuses et est explicitement consacré par la Convention d’Aarhus du
variées (26). 25 juin 1998. Cette convention a été ratifiée par la
En droit international, le droit à un environnement sain France le 28 février 2002. Ses stipulations sont donc
a pour la première fois été reconnu dans la Déclaration invocables, sous réserve de leur effet direct, devant les
de Stockholm du 16 juin 1972. Mais ce texte ne saurait juridictions internes (28).
être invoqué devant les juridictions internes dans la Dans le cadre du Conseil de l’Europe, la CEDH ne
mesure où il est dépourvu de valeur contraignante (27). protège pas le droit à l’environnement. Cependant,
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

comme nous l’avons vu, le juge de Strasbourg a su pallier


cette absence par son interprétation constructive des

(20) CEDH, 3 avril 2007, n° 62617/00, Copland c/ Royaume-Uni. La (25) En ce sens, D. Jans, « Regards croisés sur les droits
Cour avait déjà eu l’occasion d’affirmer que la notion de vie fondamentaux au travail et à l’environnement », contribution
privée n’excluait pas les activités professionnelles ou précitée, p. 150.
commerciales (CEDH, 16 déc. 1992, n° 13710/88, Niemietz c/ (26) A cet égard, V. notamment M. Prieur, « Droit à
Allemagne, § 29). l’environnement », J.-Cl. Libertés, fasc. 1460.
(21) CEDH, 9 oct. 1979, n° 6289/73, Airey c/ Irlande ; obs. F. Sudre, (27) En ce sens, v. CE, 6 juin 2007, n° 292942, Commune de
in Grands arrêts de la CEDH, PUF, 5e éd., 2009, p. 18. Groslay e.a.
(22) Arrêt précité ; obs. F. Sudre, in GACEDH, ouvrage précité, p. 29. (28) En ce sens, v. CE, 28 juill. 2004, n° 254944, Comité de
(23) CEDH, 13 août 1981, n° 7601/76 et 7806/77, Young, James et réflexion, d’information et de lutte anti-nucléaire ; CE, 26 août
Webster c/ Royaume-Uni. 2009, n° 312200, Terrain militaire de la Chaume.
(24) L’arrêt Young, James et Webster c/ Royaume-Uni a en effet été
rendu à propos d’un accord de « closed shop » subordonnant
l’accès à un emploi à l’affiliation à un syndicat.

30
5) VIAL 23/12/10 10:04 Page 31

stipulations de la Convention, en particulier de Enfin, la Convention d’Aarhus a été approuvée par le


l’article 8 (29). Conseil, au nom de l’Union, le 17 février 2005 (32), et
S’agissant de l’Union européenne, la Cour de justice n’a elle a été traduite dans l’ordre juridique communautaire,
et donc interne, par un règlement (33) et deux directives
jamais eu l’occasion, jusqu’à présent, de protéger le droit à
(34). Une troisième directive est en cours d’adoption
un environnement sain en tant que principe général du
(35). Ces textes peuvent être invoqués, sous réserve de
droit communautaire. Elle pourrait cependant reconnaître
l’effet direct de leurs dispositions, devant le juge
et garantir un tel droit en faisant référence à sa source
national (36).
privilégiée d’inspiration, la CEDH. En effet, la Cour ne se
réfère pas seulement au texte conventionnel mais aussi à En droit interne, le droit à un environnement sain a
d’abord été consacré par l’article L. 110-2 du Code de
la jurisprudence rendue sous ses stipulations. L’arrêt
l’environnement (37). Il a ensuite été introduit dans le
Schmidberger du 12 juin 2003 semble d’ailleurs aller dans
bloc de constitutionnalité par la Charte de
ce sens (30). En l’espèce, le juge communautaire a
l’environnement de 2004. L’ensemble des dispositions
privilégié les droits à la liberté d’expression et de réunion
de cette Charte a valeur constitutionnelle, selon les
au détriment de la libre circulation des marchandises. Or,
termes employés par le Conseil constitutionnel dans sa
ces deux droits étaient exercés dans le cadre d’une
décision du 19 juin 2008 relative à la loi sur les
manifestation d’écologistes. On peut penser que la
OGM (38).
solution de la Cour aurait été la même dans le cas où le
Le Conseil d’Etat a repris la jurisprudence du Conseil
droit invoqué aurait été celui de vivre dans un
constitutionnel, dans sa décision Commune d’Annecy du
environnement sain.
3 octobre 2008 (39). Et la question de l’applicabilité
Toujours dans le cadre de l’Union, l’article 37 de la directe des dispositions de la Charte ne semble plus
Charte des droits fondamentaux dispose qu’ « un niveau soulever de réelles difficultés, du moins pour certaines
élevé de protection de l’environnement et l’amélioration d’entre elles (40). Il ne semble pas non plus qu’il y ait
de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de d’obstacles sérieux à l’invocation du droit à
l’Union et assurés conformément au principe du l’environnement dans le cadre du référé-liberté (41).
développement durable ». Certes, la Charte a désormais Ceci donne au droit à l’environnement une plus-value par
une valeur contraignante et ses dispositions pourraient être rapport au droit à la santé, qui n’a pas été reconnu
invoquées devant les juridictions internes (31). Cependant, comme une liberté fondamentale au sens de l’article
l’article 37 ne reconnaît pas véritablement le droit à un L. 521-2 du Code de justice administrative (42).
environnement sain, sa formulation renvoyant simplement Enfin, la Charte de l’environnement peut être invoquée
au respect du principe d’intégration qui figure à l’article 11 devant le juge judiciaire, seule la Chambre criminelle de
du TFUE. la Cour de cassation ayant eu à son prononcer, pour

(29) Peuvent également être invoqués, en matière environnementale, de certains plans et programmes relatifs à l’environnement, et
les articles 2 et 6 de la CEDH. A ce sujet, V. J.-F. Renucci, modifiant, en ce qui concerne la participation du public et
« Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) et l’accès à la justice, les directives 85/337/CEE et 96/61/CE du
environnement », fascicule précité. Conseil, JOUE, n° L 156, 25 juin 2003, p. 17.
(30) CJCE, 12 juin 2003, C-112/00, Schmidberger, Rec. I-5659 ; obs. (35) V. la proposition de directive du Parlement européen et du
C. Vial, « Libre circulation des marchandises et protection des Conseil relative à l’accès à la justice en matière
droits fondamentaux : à la recherche d’un équilibre », Revue d’environnement, du 24 oct. 2003, COM (2003) 624 final.
trimestrielle des droits de l’Homme 2004, n° 58, p. 435 ; obs. (36) En ce sens, s’agissant par exemple de l’accès à l’information, v.
M. Bonnechère, Dr. Ouv. 2004, p.493. CE, 7 août 2007, n° 266668, Association des habitants du
(31) En ce sens, v. récemment Cass. soc., 6 juill. 2010, nos 09-40.428 littoral du Morbihan.
et 09-40.430. (37) Issu de la loi n° 95-101, du 2 févr. 1995, relative au
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(32) Décision 2005/370/CE du Conseil, du 17 févr. 2005, relative à renforcement de la protection de l’environnement, JORF, 3 fév.
la conclusion, au nom de la Communauté européenne, de la 1995, p. 1840.
convention sur l’accès à l’information, la participation du public (38) Cons. const., déc. n° 2008-564 DC, 19 juin 2008, loi relative
au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière aux organismes génétiquement modifiés, Rec. p. 313.
d’environnement, JOCE, n° L 124, 17 mai 2005, p. 1.
(39) CE, 3 oct. 2008, n° 297931, Commune d’Annecy ; obs.
(33) Règlement (CE) n° 1367/2006 du Parlement européen et du B. Mathieu, « Incertitudes quant à la portée de certains principes
Conseil, du 6 sept. 2006, concernant l’application aux inscrits dans la Charte constitutionnelle de l’environnement »,
institutions et organes de la Communauté européenne des La Semaine Juridique Edition Générale 2009, n° 7, II 10028.
dispositions de la Convention d’Aarhus sur l’accès à
l’information, la participation du public au processus (40) V. ainsi, s’agissant de l’article 5 de la Charte qui pose le principe
décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, de précaution, CE, 6 avr. 2006, n° 283103, Ligue pour la
JOUE, n° L 264, 25 sept. 2006, p. 13. protection des oiseaux e.a.

(34) Directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil, du (41) En ce sens, V. implicitement CE, 11 mai 2007, n° 305427,
28 janv. 2003, concernant l’accès du public à l’information en Association interdépartementale et intercommunale pour la
matière d’environnement et abrogeant la directive 90/313/CEE protection du lac de Sainte Croix, de son environnement, des
du Conseil, JOUE, n° L 41, 14 fév. 2003, p. 26 ; directive lacs, sites et villages du Verdon e.a. ; obs. J.-M. Février,
2003/35/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 mai Environnement 2007, comm. 127.
2003, prévoyant la participation du public lors de l’élaboration (42) V. CE, 8 sept. 2005, n° 284803, Garde des Sceaux.

31
5) VIAL 23/12/10 10:04 Page 32

l’instant, sur son application dans le cadre de la européenne, sur le fondement de la CEDH, d’une part ;
destruction des plants d’OGM (43). la Cour de justice, sur le fondement de la Convention
Le travailleur du secteur privé ou du secteur public qui d’Aarhus et de ses textes d’application, d’autre part. Le
voudra invoquer son droit à un environnement sain choix entre ces instruments dépendra non seulement de
devant les juridictions internes disposera de nombreux l’effet direct de leurs dispositions mais aussi du contenu
fondements juridiques : la Convention d’Aarhus, les de ces dernières. En d’autres termes, ce choix devra être
directives prises pour son application, la CEDH et la effectué en considération de la protection que le
Charte de l’environnement. Il aura également accès aux travailleur est en droit de demander.
juridictions supranationales européennes : la Cour

II. Quelle protection demander ?


En réalité, la sauvegarde du droit à un environnement n’est pas inconnu du droit du travail (46), et qui doit
sain permet au travailleur d’invoquer plusieurs droits. conduire les autorités à agir même en l’absence de
D’abord, pour reprendre la formulation de l’article 1er de certitude scientifique quant à la réalisation du risque.
la Charte de l’environnement, « le droit de vivre dans un S’agissant du volet procédural du droit à un
environnement équilibré et respectueux de la santé ». A environnement sain, le droit du travail prévoit déjà des
ce droit matériel s’ajoutent des droits procéduraux : le mécanismes d’information et de participation au sein de
droit à l’information, le droit à la participation au l’établissement. L’invocation des droits à l’information et à
processus décisionnel, le droit à l’accès à la justice. la participation en matière environnementale ne présente
L’ensemble de ces droits est garanti tant par le droit dès lors qu’un intérêt limité dans les relations entre le
européen que par le droit interne (44). travailleur et son employeur (47). En revanche, le
S’agissant du volet matériel du droit à l’environnement, travailleur pourrait utilement les invoquer dans ses
nous avons pu constater que la protection de relations avec les pouvoirs publics.
l’environnement ne se confondait pas avec celle de la Quant au droit à l’accès au juge en matière
santé. Dans l’arrêt Brânduse c/ Roumanie, en particulier, environnementale, il devrait guider les juridictions
le juge européen a souligné que l’état de santé du lorsqu’elles apprécient l’intérêt à agir du travailleur ou des
requérant ne s’était pas dégradé du fait des nuisances institutions représentatives du personnel (48). Dans une
environnementales. La Cour a insisté sur le niveau élevé conception extensive du droit au juge, il devrait même
de pollution atmosphérique à proximité de la décharge et permettre une plus grande efficacité dans l’exécution des
l’inconfort total qui en résultait pour les habitants de la décisions de justice. En effet, la Cour européenne a jugé,
zone polluée (45). Le terme « inconfort » nous paraît dans l’arrêt Okyay c/ Turquie du 12 juillet 2005, que le
important. Le travailleur pourra en effet invoquer le droit droit à un tribunal, en matière environnementale,
à un environnement sain dans un contexte où le risque comprenait le droit à l’exécution des décisions de justice
sanitaire n’est pas particulièrement élevé. Ceci constitue définitives (49).
un avantage dans la mesure où les règles d’hygiène et En conclusion, la sauvegarde du droit à un
de sécurité qui s’appliquent sur le lieu de travail visent environnement sain sur le lieu de travail paraît non
généralement à prémunir le travailleur contre les activités seulement nécessaire, mais également réalisable. Elle
qui pourraient nuire gravement à sa santé. conduit à la fusion de trois droits fondamentaux en un
Par ailleurs, la mise en œuvre du volet matériel du seul. L’Homme ne bénéficie plus seulement du droit au
droit à l’environnement suppose le respect de plusieurs travail, du droit à la santé et du droit à l’environnement : lui
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

principes dont certains sont particulièrement protecteurs. est garanti le droit au travail dans un environnement sain.
Il en va notamment ainsi du principe de précaution, qui Claire Vial

(43) V. par exemple Cass. crim., 27 mars 2008, n° 07-83009. dans ce processus des institutions telles que l’inspection et la
(44) V. M. Prieur, « Droit à l’environnement », fascicule précité. médecine du travail ».

(45) Arrêt précité, § 66. (47) Que ce dernier soit un employeur privé ou un employeur
public.
(46) V. ainsi A. Bugada, « La loi Bachelot du 30 juillet 2003 et la
protection du personnel dans les entreprises à risque », La (48) Sur les limites actuelles de l’action en justice des institutions
Semaine Juridique Entreprise et Affaires 2005, n° 1, 30. L’auteur représentatives du personnel, en cas d’atteinte à
relève que le droit de l’hygiène et de la sécurité est « le siège l’environnement, v. notamment M.-P. Blin-Franchomme et
d’un principe de précaution censé guider les décideurs ». Selon I. Desbarats, « Environnement et droit du travail », fascicule
l’auteur, le principe de précaution, appliqué sur le lieu de précité.
travail, conduit à « ce qu’on peut appeler un droit procédural de (49) CEDH, 12 juill. 2005, n° 36220/97, Okyay e.a. c/ Turquie.
la sécurité d’entreprise qui organise la formation, l’information,
la représentation et la consultation des travailleurs et associe

32
6) WALLACH 23/12/10 10:05 Page 33

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL


La prévention des risques psycho-sociaux :
l’exemple de la SNCF
ou la trajectoire d’une entreprise
par François WALLACH,
Chef du Département Prévention et Santé au Travail de la SNCF *

PLAN
L es entreprises de chemin de fer, ont dès leur création, cherché à obtenir
I. Quelques dates un bon niveau de sécurité de l’exploitation, composante fondamentale qui a fait
importantes pour la la réussite de ce mode de transport. Entreprises de service, les entreprises
SNCF
ferroviaires ont vite compris que la sécurité et la qualité de l’exploitation
II. La trajectoire de la passaient par la qualité et la sécurité de leur personnel. C’est ainsi que l’on a vu
SNCF de 1993 à 2009
se mettre en place une médecine intégrée, un service social, un économat…,
III. Aujourd’hui autant de services pour offrir une qualité de vie au travail décente et s’attacher
les compétences du personnel malgré la rudesse et les exigences du métier allant
IV. Demain
jusqu’à embaucher les veuves des agents morts en service !
En 1938 les compagnies ferroviaires donnaient naissance à la SNCF dans
ce contexte où la vie professionnelle structurait en grande partie la vie familiale.
L’évolution de la société, l’augmentation de l’offre commerciale aux
particuliers, le développement du crédit pour les équipements, la volonté de
séparer sa vie professionnelle et sa vie familiale, un certain rejet du corporatisme
pour s’intégrer dans la société « banale » ont petit à petit conduit les agents de la
SNCF à se détourner des offres matérielles de leur entreprise, la conduisant à
fermer les économats, à modifier son parc locatif… Seule la médecine et l’action
sociale sont restés des éléments forts de l’identité ferroviaire.
Comment en arrive-t-on alors à la situation actuelle où les entreprises
cherchent à nouveau à offrir des services (conciergerie, garde d’enfants, révisions
de voitures…), à améliorer la qualité de vie au travail, à recréer de la convivialité
parce qu’elles ont fait le constat, pour elles alarmant, que le personnel est plus
exigeant quant au maintien d’un bon équilibre entre les contraintes de la vie
familiale et de la vie professionnelle, du fait du travail du conjoint, des charges
de garde avec la multiplication des familles recomposées, l’augmentation des
distances domicile-travail consécutive à l’emballement des prix de l’immobilier…

I. Quelques dates importantes pour la SNCF


Depuis sa création, la SNCF a fait de la sécurité des matière de sécurité du personnel, risque souvent mortel
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

circulations et de la sécurité du personnel une véritable lorsqu’il se concrétise.


valeur d’entreprise partagée par tous les agents, cette
Malgré cette volonté farouche d’obtenir un très fort
exigence étant également source de la première des
niveau de sécurité, il se produit des accidents, parfois
fiertés : être la référence sécuritaire dans les transports.
graves et la seconde partie des années quatre-vingt
L’association entre la sécurité des circulations et la
est le théâtre d’une série d’accidents dramatiques :
sécurité du travail a une double racine : d’une part, les
Flaujac, Argenton-sur-Creuse, Saint-Pierre-du-Vouvray,
méthodes utilisées sont les mêmes : règlement précis,
Gare de l’Est, Gare de Lyon.
formation rigoureuse, contrôle très présent pouvant
aboutir à la sanction ; d’autre part, le risque ferroviaire qui Force était de constater que les méthodes utilisées ne
obère la qualité du service est le risque majeur en produisaient plus leurs effets parce qu’elles se décalaient

* F. Wallach est aujourd'hui responsable de Wallco, cabinet de


conseil en prévention des risques
33
6) WALLACH 23/12/10 10:05 Page 34

trop des comportements des individus hors de changement ne se fait pas tout de suite et globalement
l’entreprise. car il s’agit d’une véritable révolution : on ne cherche plus
C’est pour l’entreprise un véritable choc et une remise à conformer l’homme au poste, mais on tient compte
en cause intellectuelle, dont le résumé se trouve dans le des qualités et des défauts de l’homme pour construire
préambule du premier rapport annuel sur la sécurité les systèmes de sécurité. Et quand on a commencé à
ferroviaire publié en 1986 : « reconnaître que l’homme tirer la pelote, tout vient : on s’intéresse certes à la
est faillible, ce n’est pas du laxisme, c’est de la fiabilité humaine, mais aussi à ce qui peut, dans le travail,
prévention ». fragiliser l’homme. C’est ainsi qu’en 1993, pour la
On commence alors à se poser la question de la première fois, on évoque le stress, dans le cadre de la
fiabilité humaine, des facteurs humains qui peuvent prise en compte du stress post-traumatique des agents
interférer dans le système de sécurité : c’est le début de de conduite confrontés à ce que l’on appelle
ce qu’on appellera « les facteurs humains ». Ce pudiquement « un accident de personne ».

II. La trajectoire de la SNCF de 1993 à 2009


De 1993 à 2009 la SNCF a suivi, en plusieurs étapes 2003 : ouverture du pôle de soutien psychologique à
qui sont détaillées ci-dessous, une trajectoire qui l’a tous les agents en difficulté psychique, quelle qu’en soit
menée d’une réparation individuelle des effets des l’origine.
risques psychosociaux à la mise en place d’une politique 2006 : première enquête « Flash Stress » sur un
de prévention collective. échantillon de 11 000 agents dont on peut retenir les
1993 : prise en compte du stress post-traumatique éléments suivants :
des agents de conduite confrontés à des accidents de • Le niveau moyen de stress est comparable au reste
personne. de la population (34 % des agents présentent un
1999 : création d’une formation à la détection et à la stress modéré), 5 % de la population présente un
prévention des situations conflictuelles, ainsi qu’à leur stress sévère qui nécessite une prise en charge
gestion (positionnement de sécurité, limites et médicale ;
possibilités légales d’intervention). • Le métier n’est pas un facteur discriminant par
2000 : création d’un plateau d’assistance à Rennes, rapport au stress ; sans doute faut-il y voir là un effet
accessible 24 heures sur 24, pour les contrôleurs. C’est, « travailleur sain » lié à la politique de surveillance
sans aucun doute, le premier élément préventif puisqu’il médicale soutenue des agents exerçant des fonctions
permet à un contrôleur en difficulté dans son train de sécurité (la moitié des effectifs environ) ;
(difficulté technique dans le confort ou difficulté • Le stress est multicausal et parmi les causes figure de
relationnelle avec un voyageur) de se faire conseiller par façon incontestable une dimension professionnelle
un ancien contrôleur, donc « du métier », afin de prendre comme figurent une dimension individuelle et une
du recul pour mieux apprécier la situation, ce qui a deux dimension familiale ;
bénéfices immédiats : baisse de la pression
• Les femmes présentent un niveau de stress
événementielle et donc du stress associé et reprise de la
sensiblement supérieur à celui des hommes.
situation sur des bases validées.
Une deuxième enquête a été conduite en 2009, et les
2001 : création de la cellule épidémiologie au sein du
résultats donnent les mêmes tendances que l’enquête
service médical de la SNCF, cellule qui mènera par la
de 2006.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

suite les enquêtes sur l’ensemble de la SNCF (cf. infra).


2001 : création du pôle de soutien psychologique,
composé d’une dizaine de psychologues cliniciens, pour
répondre aux demandes des agents ayant été confrontés
à un accident de personne ou victime d’une agression.
Par un système d’astreinte, le pôle est accessible 365
jours par an et 24 heures sur 24.
2001 : création au sein du service médical du pôle
« psychopathologie et travail » qui regroupe des
médecins du travail, des infirmières, des psychiatres
consultants à la SNCF pour proposer des actions, des
formations…

34
6) WALLACH 23/12/10 10:05 Page 35

III. Aujourd’hui
A la suite de la première enquête “Flash Stress”, il a été En complément des deux premières actions décrites
décidé de mettre en place une sensibilisation des ci-dessus, fin 2009 et début 2010 un travail paritaire a
managers et une formation des médecins du travail pour, permis à la SNCF de proposer un premier document de
d’une part, améliorer la connaissance des maladies référence pour une démarche sur l’amélioration de la
psychiques et, d’autre part, renforcer la vigilance des qualité de vie au travail et sur la prévention du stress,
managers quant aux changements de comportement des démarche structurée en onze nouvelles mesures que
salariés qui pourraient être le signe d’une difficulté d’ordre nous allons détailler ci-dessous, ces mesures venant
psychologique. conforter les actions déjà en cours.
C’est ainsi qu’a été créée et mise en place une Ces onze mesures se mettent en place de façon
sensibilisation appelée « Dialogues Stress » à destination progressive car elles occupent différemment l’espace
des managers ; plus de 1800 en auront bénéficié à la fin « temps proximité » comme le montre le schéma ci-
de l’année 2010. dessous :
Cette sensibilisation est construite autour de trois cas
scénarisés : un état dépressif, une anxiété réactionnelle et
un surmenage. Ces trois cas font l’objet d’un film d’environ
un quart d’heure, construit autour des dialogues médecin-
agent, agent-encadrant et encadrant-médecin. Après la
projection de chacun des trois films, un dialogue s’instaure
entre les participants ; ce dialogue est régulé par un trio
composé d’un médecin du travail, d‘un psychiatre
consultant à la SNCF et d’un manager (directeur
d’établissement, ou manager de direction régionale ou
centrale). Avec ces trois contributions, l’ensemble du
champ du questionnement des participants est couvert.
Parallèlement, pour éviter tout à la fois de réduire les
risques psychosociaux à une dimension individuelle ou de
Mesures pour améliorer la qualité de vie
théoriser à un niveau non-opérationnel, il a été également
au quotidien
déployé des diagnostics « qualité de vie au travail » qui
permettent, par un travail d’une demi-journée avec un Déploiement des diagnostics qualité de vie au
collectif de travail, son médecin du travail et un
travail présentés plus haut en priorisant deux situations
représentant du CHSCT, d’établir un diagnostic des facteurs
du collectif de travail :
de tension et des piliers d’équilibre du collectif étudié. Il
s’en suit la mise en place d’un plan d’actions locales et • lorsque des indicateurs traditionnels (absentéisme,
rapides pour améliorer les situations. qualité de la production, indice de fréquence des
accidents du travail, alertes CHSCT, retard dans les repos
Ce diagnostic organisé autour de douze thèmes
et congés…) laissent à penser que le collectif est en
s’appuie sur les travaux de Michel Vézina de l’Université
proie à des difficultés de fonctionnement car en
Laval à Québec. Un exemple de résultat de diagnostic est
donné ci-dessous. dégradation lente et continue ;
• lorsque le collectif de travail va
être impacté par un changement
professionnel (nouvelle organisation,
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

nouvelle technologie, nouveau


produit…) ; dans ce cas un
diagnostic préalable à la mise en
œuvre du changement permettra de
voir les domaines sur lesquels on
peut s’appuyer car en pilier
d’équilibre et ceux qui, déjà en
tension, mériteront une attention et
un traitement particuliers. Lorsque le
changement sera réputé terminé, il
sera intéressant de refaire un
diagnostic local pour s’assurer qu’il
ne reste pas de tensions résiduelles

35
6) WALLACH 23/12/10 10:05 Page 36

sur ce que le chef de projet aura pu considérer comme proposés. Un bilan annuel de ces services, de leur
des détails, mais qui seront des irritants dans la vie utilisation et de leur efficacité sera effectué par le service
quotidienne du personnel. médical de l’entreprise.

Déploiement des « Dialogues Stress » Le rôle des CHSCT


jusqu’aux managers de proximité Les CHSCT jouent un rôle central dans la prévention
Au-delà des 1 800 managers de second rang et état- des risques professionnels, qu’ils concernent la santé
major des établissements qui ont été sensibilisés, nous physique ou mentale des agents. Les CHSCT ont un rôle
devons d’une part intégrer cette sensibilisation dans la naturel de veille et d’alerte face à des situations
formation initiale de tous les managers, mais également susceptibles d’occasionner ce type de risques.
l’adapter pour la diffuser aux managers de premier rang. Ils participent notamment :
Cette adaptation est nécessaire pour deux raisons :
• à l’analyse des facteurs relatifs à l’organisation et aux
– Le nombre de personnes à sensibiliser – plus de processus de travail : aménagement du temps de travail,
7 000 – oblige à revoir le format des sensibilisations, en dépassements d’horaires répétés ou anormaux,
particulier quant à la présence d’un psychiatre. Nous mauvaise adéquation du travail à la capacité et aux
nous appuierons donc sur des médecins du travail moyens mis à disposition des travailleurs ;
volontaires, partenaires au quotidien de ces managers
• à l’analyse des risques liés aux conditions et à
pour diffuser cette sensibilisation en présence d’un
l’environnement du travail : exposition à un
manager du staff d’un établissement également
environnement agressif, bruit, promiscuité importante,
volontaire.
chaleur, substances dangereuses…
– Certains managers de premier rang éprouvant eux-
Les CHSCT, qui sont associés aux diagnostics menés
mêmes des difficultés dans leur travail, il sera plus délicat
au sein de leur unité, débattent de leurs résultats. Ils sont
d’utiliser les supports actuels, certains managers risquant
également associés à la mise en œuvre des programmes
de s’identifier au cas présenté et d’avoir une lecture très
d’action destinés à réduire l’exposition au stress.
personnelle des éléments pédagogiques fournis par les
animateurs. Nous réfléchissons donc à une adaptation L’association des CHSCT à la prévention des risques
des supports (films et livrets d’accompagnement), voire à psychosociaux, fondée sur une logique de proximité, doit
l’utilisation de supports externes (ANACT, INRS). tenir compte, pour tous ses membres (hiérarchie,
médecin, représentants du personnel), de la géographie
Renforcer le rôle d’alerte de la médecine du travail des entités (temps de déplacement).
A l’instar de l’accord national, la SNCF reconnaît « le
Redonner la parole aux collectifs de travail
rôle-pivot du médecin du travail soumis au secret
médical, ce qui garantit au travailleur de préserver son La cohésion et la solidarité des collectifs de travail
anonymat, dans un environnement pluridisciplinaire » constituent des facteurs majeurs de la qualité de vie au
(art. 6). La présence à la SNCF d’une médecine du travail travail et donc de prévention du stress au travail. La prise
intégrée, ainsi que d’une médecine de soins, est de en compte des cultures-métiers est également reconnue
nature à faciliter la prévention et l’accompagnement des comme un facteur majeur d’acceptation des
risques professionnels. Cette prévention repose changements et tout particulièrement dans des
largement sur l’effort de coopération entre les différents entreprises historiquement construites autour de ces
acteurs, notamment par exemple dans le cadre des valeurs comme l’est la SNCF. La participation des
« conférences santé au travail » qui ont pour objet collectifs de travail à la préparation de ces changements
d’examiner les situations individuelles d’agents en et à leur mise en œuvre est donc recommandée.
difficulté, en présence du médecin du travail et de la
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Les dirigeants de proximité sont naturellement les


hiérarchie. mieux placés pour favoriser l’expression de leurs équipes
Par ailleurs, les médecins du travail sont invités à faire et la direction de l’entreprise souhaite les y aider. C’est le
remonter régulièrement, à la direction des Ressources sens de la mesure d’allègement de leurs missions qui
humaines, au travers d’une « note d’ambiance » colligée devrait leur permettre de redonner de la place à l’écoute
par le médecin de région, l’analyse qu’ils font de la sur les lieux de travail dans des conditions adaptées aux
situation. différents métiers, et particulièrement lorsque des
Prenant appui sur les compétences multiples existant évolutions importantes se présentent.
chez les personnels médicaux, paramédicaux, sociaux, Ce temps réservé au dialogue au sein des équipes
l’entreprise favorisera le développement d’initiatives aura également pour objet d’échanger sur les
susceptibles d’améliorer la prise en charge des agents en dysfonctionnements dans la vie quotidienne au travail,
difficulté (soutien psychologique, relaxation, les améliorations possibles de la qualité de vie au travail,
sophrologie…) et pouvant entrer dans les services des relations d’équipes, des conditions ou de

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l’organisation du travail… Leur préparation pourra être Alléger les missions du manager de proximité
confiée à un animateur extérieur au collectif de travail pour consacrer le temps nécessaire à l’écoute de
(RRH, consultant interne…). La hiérarchie ses agents
communiquera sur les actions engagées à la suite des Les cadres de terrain expriment spontanément un
propositions faites lors de ces moments d’écoute. assez bon taux de satisfaction quant à leur fonction ; ils
Compte tenu des spécificités d’exploitation de se sentent autonomes et compétents mais se déclarent
l’entreprise, temporelles ou spatiales, deux organisations confrontés à des charges de travail excessives, qui les
innovantes de cette expression des salariés seront contraignent à de fortes amplitudes horaires. Ils déclarent
souvent manquer de temps à consacrer à leurs équipes.
expérimentées :
L’efficacité de la politique de prévention des risques
• un recours aux NTIC pour permettre à chacun de
psychosociaux repose sur l’engagement de l’ensemble
s’exprimer (borne interactive par exemple) ;
de la chaîne hiérarchique en partant du plus haut niveau
• des réunions de collectifs de travail fondées sur le de l’entreprise.
partage d’un territoire local plus que sur l’appartenance à
C’est dans cet esprit que la direction a invité chacune
un métier ou à une structure organisationnelle.
des branches de l’entreprise à présenter, dans les
prochains mois, un programme d’allègement de la
Mesures pour recentrer le management
charge de travail des managers de proximité, dirigeant
sur les agents
d’unité opérationnelle (DUO) et dirigeant de proximité
Parce qu’il est proche, parce qu’il lui revient de donner (DPx), afin de créer les conditions leur permettant de
le sens des évolutions et parce qu’il est responsable de la consacrer le temps nécessaire à l’écoute de leurs
qualité et de la sécurité du travail des agents, le équipes.
management est un maillon essentiel de la chaîne de
Mettre en place des renforts pour permettre
prévention du stress. Il lui revient en effet :
l’allègement des tâches des managers de proximité
- de réduire l’inquiétude générale des agents face aux
La réduction de la charge de travail des managers de
changements qui s’annoncent ;
proximité ne pourra pas se faire uniquement par
- de détecter les situations à risques et les signes suppression de missions non prioritaires. Elle demandera
avant-coureurs d’agents en difficulté ; le plus souvent un transfert de charges vers un autre
- de proposer des solutions ou des relais pour leur agent, opérationnel ou coordinateur au sein de l’équipe.
prise en charge. Cette démarche pourra éventuellement aboutir à la
création de renforts ponctuels de cadres placés auprès
Il n’est cependant pas seul dans cette mission ; il
des managers les plus sollicités. L’entreprise dégagera
bénéficie pour cela des compétences pluridisciplinaires
ainsi, au titre de la présente démarche, sur les deux
du service médical et du service de l’action sociale de la
années à venir, des moyens supplémentaires, à travers
SNCF, mais également des autres compétences à des postes d’assistants désignés auprès d’un à deux
disposition (préventeur, pôle mobilité, psychologues). dirigeants, à titre temporaire. L’enveloppe consacrée à
En s’appuyant sur les rendez-vous managériaux cette mesure sera évaluée en fonction des besoins
programmés (projets d’équipes, réunions d’ateliers…), il reconnus. La décision de création d’un poste d’assistant
revient aux managers d’ouvrir le dialogue et d’aborder, est prise par le directeur de région ou le directeur
au-delà de la performance professionnelle de l’instant, d’activité, sur demande d’un directeur d’établissement.
les perspectives professionnelles et d’apprécier les
Faire bénéficier les managers
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

contraintes personnelles qui peuvent les affecter et de


en difficulté des mêmes soutiens que les agents
rechercher s’il en existe des causes professionnelles. A
Si le rôle des managers est souvent mis en avant dans
l’inverse, une absence de prise en compte de difficultés
le bien-être des agents, cette attitude ne doit pas
individuelles ou des décisions conduisant des agents ou
pour autant conduire à stigmatiser l’encadrement
des cadres à demeurer sans affectation peuvent avoir
intermédiaire, ni à considérer qu’il n’est pas lui aussi
des conséquences fâcheuses pour les agents concernés ; exposé à des difficultés.
ainsi, lorsque qu’un agent est amené à quitter son poste
En particulier, la clarté des objectifs fixés au niveau
ou que son poste est supprimé, les managers doivent lui
individuel et collectif, l’effort de communication et de
proposer dans les meilleurs délais des postes ou des
transparence sur les enjeux de progrès d’un site ou d’un
missions conformes à ses compétences. établissement, sur le rôle de chacun au sein des collectifs
Pour obtenir ce résultat, des mesures en direction des de travail, constituent autant d’éléments nécessaires à la
managers seront mises en œuvre. qualité de fonctionnement quotidien des équipes.

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6) WALLACH 23/12/10 10:05 Page 38

Il leur revient de veiller à ce que la fixation d’objectifs proximité avec le soutien des experts préventeurs des
individuels et la mesure des résultats associés ne puissent établissements. En effet, il s’agit d’une marque de
conduire à des mises en cause personnelles, ni à reconnaissance très forte que de se soucier des risques
l’exacerbation de rivalités ou de compétitions internes au et des éventuelles difficultés auxquels sont exposés ses
sein des équipes. L’encadrement veille à ce que le agents.
management par les résultats soit indissociable du respect
Mesures pour revitaliser le pilotage
des individus et de l’esprit de solidarité et d’équipe.
du changement
Ce qui vaut pour la protection des agents vaut tout
autant, voire davantage, pour les managers eux-mêmes, Visibilité des changements
soumis à la double pression de leurs propres agents et des évolutions d’organisation
d’une part, souvent inquiets face aux changements
Il est nécessaire de donner de la visibilité aux
annoncés et de leur hiérarchie ensuite, en attente sur
changements d’organisation relevant de la compétence
leur aptitude à mettre en œuvre rapidement et
du Comité central d’entreprise (CCE), tant pour en
efficacement les projets. Ils doivent donc pouvoir recourir
préparer la conception que pour en planifier le processus
en toute liberté et confidentialité aux services offerts par
de concertation. Dans ce but, l’entreprise propose que
l’entreprise : médical, psychologique…
chaque branche ou domaine présente au CCE son
Par ailleurs, pour réussir à assurer ces missions, « projet industriel » (changements d’organisation
l’encadrement doit : envisagés…), une fois par an et de façon répartie sur
• disposer d’un niveau d’information sur les l’année pour l’ensemble des branches (dans le cadre par
orientations stratégiques de l’entreprise suffisant pour exemple d’une réunion de la commission économique)
donner du sens aux évolutions envisagées ; et qu’une synthèse de l’ensemble soit remise au CCE.

• bénéficier des formations nécessaires : dialogues, Ce mode de fonctionnement a pour finalité de


stress, maîtrise du risque social… permettre le débat sur les orientations stratégiques de
l’entreprise et de garantir la cohérence des projets des
• disposer d’une autonomie suffisante dans
différentes entités.
l’organisation et le fonctionnement du collectif de travail
dont il a la responsabilité ; Méthode de conduite des changements
• disposer d’une écoute et d’un soutien solide de la Une fois les impacts évalués de façon pluridisciplinaire,
part des directions d’activité ou domaine et transverses; il sera alors important de s’assurer par de l’écoute
• pouvoir faire appel à la médiation lorsqu’une situation régulière des salariés, par des réunions d’information,
conflictuelle et interpersonnelle résiste à toutes les qu’on maintient l’équilibre entre les insatisfactions liées à
tentatives managériales. tout projet de changement et les compensations qui
existent ou qui peuvent en découler. Par exemple :
Ouvrir le chantier de l’évaluation des risques quelles marges de manœuvre ou d’autonomie les agents
psychosociaux au poste de travail peuvent-ils retrouver dans cette nouvelle organisation ?
Conforté dans son management par les mesures ci- Quels moments ou quelles actions peuvent permettre de
dessus, le dirigeant de proximité pourra, dans le cadre de souder le nouveau collectif de travail ? Comment limiter
la réglementation actuelle, s’engager dans une évaluation les effets de l’isolement d’un agent dans sa nouvelle
des risques sociaux au poste de travail. A cet effet une situation de travail ?
grille vient d’être mise en place reposant sur une analyse Tout changement important ayant des conséquences
construite autour de cinq axes : sur les personnels des unités concernées sera, dans le
respect des principes qui avaient été identifiés lors du
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

• risque résultant d’une situation d’isolement


géographique ou professionnel ; séminaire sur l’amélioration du « dialogue social » réalisé
en juin 2007 entre la Direction et plusieurs organisations
• risque résultant d’un changement impactant le
syndicales, conduit autour des cinq principes suivants :
collectif de travail ou le poste ;
- Avant présentation aux IRP concernées, les principaux
• risque résultant de l’environnement du poste de
éléments constitutifs du projet seront présentés aux
travail (sûreté, conditions de travail, locaux…) ;
organisations syndicales. L’acceptation d’un projet est
• risque lié au management (latitude décisionnelle, facilitée par le fait que, le plus en amont possible, un
objectifs, horaires, souplesse de fonctionnement…) ; échange est organisé entre les acteurs (syndicats,
• risque lié à la relation au travail et aux conditions personnels, encadrement, voire acteurs extérieurs) sur les
d’exercice (pérennité de la mission, conflits de valeur…). enjeux et les finalités de ce projet.
Cette évaluation, en cours d’expérimentation d’ici la fin - Cette présentation peut notamment conduire à décider
de l’année 2010, sera ensuite menée par le manager de de l’opportunité de conduire une concertation spécifique

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6) WALLACH 23/12/10 10:05 Page 39

de projet, conformément aux préconisations de l’accord de sur les parcours professionnels, les formations, la mobilité
2004 sur la « prévention des conflits ». des agents, l’équilibre vie familiale-vie professionnelle…).
- Tout projet de changement important devra inclure un - La direction d’établissement ou de région en charge
volet social, et identifier les conséquences humaines et d’un projet doit pouvoir ajuster son calendrier de mise en
sociales des évolutions envisagées. œuvre, pour intégrer le mieux possible les principes de
- Le personnel doit pouvoir être directement associé aux concertation précédents (1).
différentes étapes du projet, notamment lorsque sont Les différentes phases de cette méthode doivent faire
examinées les conséquences sociales de celui-ci (impacts l’objet d’un enregistrement et d’une traçabilité sous
pilotage du responsable du volet social du projet.

V. Demain
Cette démarche demande à être en permanence • la rénovation des collectifs de travail car ils
consolidée et adaptée pour qu’elle s’intègre totalement constituent un des plus puissants régulateurs en matière
dans le management quotidien de l’entreprise et puisse de risques psychosociaux. C’est d’ailleurs les deux items
être efficace face aux nombreux changements qui « soutien social de la hiérarchie » et « soutien social des
continueront d’impliquer l’entreprise sous les effets de la collègues » qui ressortent comme les plus forts piliers
concurrence, des évolutions technologiques ou de la d’équilibre dans presque tous les diagnostics “qualité de
réglementation. Cela sous-entend qu’elle soit portée par
vie au travail” effectués. La vivacité de ces collectifs de
l’ensemble de l’entreprise parce que chacun aura compris
travail nécessite que le manager en soit le pivot central
que l’amélioration de la qualité de vie au travail est un
avec une charge de travail compatible avec cette mission,
levier efficace de la performance globale de l’entreprise. En
mais également que les dimensions territoriales de ces
ce sens, deux actions complémentaires ont d’ores et déjà
collectifs de travail restent raisonnables, faute de quoi le
été initialisées :
collectif se délitera et les agents se trouveront souvent en
Elargir le périmètre de prévention des risques situation d’isolement. Ce risque est d’autant plus fort hors
psychosociaux au périmètre du « mieux vivre au travail » en des grandes agglomérations et des grands centres
y intégrant : ferroviaires.
• la lutte contre la pénibilité au travail, démarche
fortement enclenchée depuis fin 2007 lors de la réforme Valoriser les enjeux économiques de la prévention
des régimes spéciaux, dont celui des cheminots. Après en général et de la prévention des risques psychosociaux
avoir évalué la pénibilité de tous les emplois de en particulier. En effet, les études internes et externes
l’entreprise, nous entrons maintenant dans une phase de montrent que la performance de l’entreprise est obérée
réduction de cette pénibilité en agissant sur trois leviers : la par le manque de maîtrise des risques au premier rang
réduction technique de la pénibilité (ergonomie, assistance desquels les risques psychosociaux. Les enjeux estimés
à l’effort…), l’équilibrage des cycles de travail pour faire du fait du stress excessif, de la désorganisation des
baisser la pénibilité moyenne et les parcours collectifs de travail face à des difficultés individuelles, des
professionnels pour permettre, grâce à des étapes avec effets du vieillissement qui vont augmenter la sensibilité
une pénibilité moindre, de réduire l’exposition globale à la des agents à la difficulté sont de plusieurs centaines de
pénibilité.
millions d’euros par an et sans doute de l’ordre du
• la suppression des irritants que constituent tous les milliard d’euros pour une entreprise de la taille de la
petits dysfonctionnements au quotidien, qui entravent le
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

SNCF.
bon fonctionnement et dont le coût de suppression est
Approcher la prévention des risques psychosociaux
faible. Une autonomie supplémentaire donnée au
comme une démarche d’investissement immatériel est la
management permettra d’une part de mieux les détecter
grâce au dialogue avec les agents et de les supprimer condition majeure de réussite dans cette démarche.
grâce à une marge de fonctionnement supplémentaire. François Wallach

(1) Ce dernier point est particulièrement important car « le temps attentes ou accompagner ceux pour qui les attentes ne seront
des hommes » n’est pas celui des organisations ni de la gestion. pas satisfaites. Il ne faut considérer le projet comme réellement
Pour pouvoir mener à bien un projet de changement en y mis en œuvre que lorsque toutes les situations personnelles
faisant adhérer le personnel, il faut pouvoir y intégrer ses sont traitées et ont trouvé une solution acceptée.

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LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Le droit du temps de travail à la lumière


des droits fondamentaux de la personne
par Michel MINÉ,
Professeur de droit du travail au CNAM, LISE/CNAM/CNRS

PLAN
Le droit du temps de travail est un droit touffu en quête de repères
I. Des droits fondamentaux
de la personne, vecteurs de (1). Les droits fondamentaux de la personne offrent des balises pour élaborer,
résistance à des mettre en œuvre, interpréter, voire parfois paralyser et sûrement réformer ce
aménagements du temps
de travail
droit. Il en est ainsi notamment en matière de vie personnelle et familiale.
A. La décision unilatérale de Ces droits fondamentaux de la personne sous-tendent déjà des règles légales
l’employeur questionnée
B. La production collective
et des solutions jurisprudentielles ; avec une intensité variable et plus ou
interrogée moins explicitées, ces droits comblent des silences de la loi ou renforcent son
C. La loi mise en cause
propos.
II. Des droits fondamentaux Le droit du temps de travail applicable résulte de la confrontation
de la personne, sources
d’inspiration du droit du entre plusieurs intérêts exprimés dans différentes demandes juridiques :
temps de travail
A. Un mouvement amorcé
- de l’employeur (extension de la « flexibilité », définie comme le
B. Un mouvement à intensifier transfert sur les salariés des risques de l’entreprise en matière de répartition
et modification du temps de travail (2) et de coûts du travail),
- des salariés aspirant à exercer leurs droits fondamentaux notamment
pour mener une vie familiale normale (3) (amélioration des conditions de
travail et de l’articulation de la vie professionnelle avec la vie personnelle et
familiale, augmentation de la rémunération…),
- de la Société (amélioration de la situation de l’emploi par la
réduction du temps de travail ou par son augmentation, la durée du travail
étant perçue comme un levier de la politique publique de l’emploi pour
favoriser le « droit à l’emploi » ; articulation des temps de la Cité).
Suivant les branches d’activité, les entreprises, voire les qualifications,
les compromis sont variables et plus ou moins équilibrés, parfois
déséquilibrés au profit d’une demande.
Ces confrontations traversent l’histoire du droit du temps de travail.
Ainsi, en France, au cours de la période moderne, ce droit à son origine vise la
sauvegarde de la santé de travailleurs pour des raisons démographiques ;
dans cette perspective sont adoptées les premières législations sur le travail
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

des enfants puis des femmes.


Avec la création de l’Organisation Internationale du Travail et, en
France, la législation du Front populaire, le droit du temps de travail est
davantage marqué par le souci de répondre à des exigences des personnes au
travail (réduction de la durée du travail), tout en satisfaisant des demandes
des employeurs (imposition de l’horaire collectif). Après le Protocole de

(1) M. Miné, Le droit du temps de travail, préf. A. Lyon-Caen, et des libertés fondamentales, Charte sociale européenne
LGDJ, 2004, spéc. p. 174. révisée, droit communautaire, Code civil…), voir notamment
(2) « Horaires atypiques et contraintes dans le travail », DARES - « Le droit de mener une vie familiale normale », in
Premières synthèses, mai 2009, n° 22.2. T. Grumbach et L. Pina (coord.), 35 heures, Négocier les
conditions de travail, Éd. L’Atelier, 2000.
(3) Sur les fondements juridiques de ce droit (Conventions de l’OIT,
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme

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7) MINE 23/12/10 10:09 Page 41

Grenelle, en mai 1968, c’est sur un terrain plus qualitatif que les demandes des salariés vont commencer
partiellement à être intégrées dans la législation (il s’agit d’aménager le temps de travail dans une
perspective d’amélioration des conditions de travail et de reconnaître une certaine autonomie à des
salariés dans la fixation de leurs horaires (4)).
Depuis 1982, le droit du temps de travail est surtout convoqué pour répondre à des impératifs
gestionnaires. En effet, depuis l’ordonnance du 16 janvier 1982, le droit du temps de travail est devenu le
laboratoire de la dérogation in pejus. Les lois se succèdent à rythme soutenu pour répondre à des
demandes des entreprises en favorisant la « flexibilité » par le biais des « accords dérogatoires ». Dernière
étape en date, la loi du 20 août 2008 qui, à travers un objectif de simplification, réduit le contenu
obligatoire des accords collectifs nécessaires pour mettre en œuvre les dérogations et donc les garanties
pour les salariés.
Au niveau de l’Union européenne, dans le cadre de la nouvelle procédure de révision de la
directive n° 2003/88 sur le temps de travail, la communication de la Commission Baroso II, destinée à la
première phase de consultation des partenaires sociaux (5), est une illustration emblématique de ces
confrontations et des dérives possibles (6). Ainsi, il y est énoncé que :
« La protection de la santé et de la sécurité des travailleurs doit rester l’objectif premier de toute
réglementation relative au temps de travail (…). Il convient toutefois de fixer d’autres objectifs. Les
dispositions de l’Union concernant le temps de travail jouent un rôle très important dans l’amélioration
de l’équilibre entre travail et vie de famille (…). La réglementation sur le temps de travail peut
également avoir un effet notable sur la capacité des entreprises à faire face de manière plus flexible à
un environnement extérieur en évolution. Le fait d’appliquer une plus grande flexibilité sur les délais de
production et les horaires d’ouverture peut constituer pour les entreprises un avantage de coût
concurrentiel (…) » (7).
En vue de satisfaire ces objectifs, la Commission propose aux partenaires sociaux de négocier sur
la définition du temps de travail, la durée maximale du travail, etc. sur la base des propositions qui ont
été refusées lors du Comité de conciliation du 27 avril 2009. Ce faisant, la Commission, chargée de veiller
au respect des Traités, minore le fait que la directive a pour fondement les dispositions de l’article 153
concernant « l’amélioration du milieu de travail pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs ».
En réponse, la CES n’a pu que rejeter cette proposition de négociation (8). La Commission serait bien
inspirée de reformuler sa proposition en respectant les prescriptions de la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne (9) et les engagements internationaux des États membres.
Un droit plus équilibré entre les différentes attentes légitimes est nécessaire et semble parfois en
cours de construction. Dans ce rééquilibrage, qui implique de nouveaux arbitrages, le rôle du juge
apparaît essentiel, en droit du travail comme dans d’autres branches du droit. Ici se dessine un
« rééquilibrage des sources du droit… vers un droit plus jurisprudentiel », les droits fondamentaux étant
porteurs d’une nouvelle logique juridique de « défiance envers la loi » (10) et parfois envers les contrats,
individuels mais également collectifs, en puisant dans d’autres sources, internes et surtout
internationales et européennes (11).
Dans ce mouvement complexe et évolutif, les droits fondamentaux de la personne peuvent remplir
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

plusieurs fonctions. D’une part, ces droits fondamentaux permettent de résister à certains aménagements
du temps de travail. D’autre part, ils inspirent un nouveau paradigme au droit du temps de travail. Une
rapide relecture du droit positif du temps de travail à la lumière des droits fondamentaux de la personne
est ici proposée.

(4) Ces horaires individualisés renouent avec une revendication (8) Résolution du Comité exécutif de la CES, adoptée le 2 juin
ouvrière datant de la révolution industrielle : « L’ouvrier prend 2010.
l’ouvrage à son heure ! ». (9) Voir notamment l’art. 31.
(5) Art. 154 (2) TFUE. (10) L. Marino, « Les droits fondamentaux émancipent le juge :
(6) E. Dockès, « L’Europe anti-sociale », RDT mars 2009. l’exemple du droit d’auteur », JCP G n° 30-34, 26 juill. 2010,
(7) Communication du 24 mars 2010, COM (2010) 106 final ; p. 1523.
spéc. § 4 « Les objectifs d’un réexamen en profondeur ». (11) M. Miné (dir.), Le droit social international et européen, Éd.
d’Organisation, 2010.

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7) MINE 23/12/10 10:09 Page 42

I. Des droits fondamentaux de la personne vecteurs de résistance


à des aménagements du temps de travail
Le travailleur est avant tout une personne singulière d’autres affaires, le refus de la qualification de temps de
avec des attentes et titulaire de droits travail ne convainc pas (15).
fondamentaux, opposables à l’employeur (que sa L’aménagement du temps de travail se montre parfois
décision soit unilatérale ou légitimée par un accord brutal dans sa négation de droits fondamentaux,
collectif). L’employeur ne peut pas employer les notamment quand il est constitué par une absence de
compétences, les capacités de travail de la personne du tout horaire de travail. Cette absence d’horaires entraîne
travailleur en ignorant ses attentes légitimes et ses droits une mise à disposition permanente du salarié envers son
fondamentaux. L’employeur peut restreindre l’exercice de employeur, situation que le juge sanctionne, sur la base
droits de la personne, mais il ne peut pas supprimer leur de différents fondements suivant les situations d’espèce
exercice au sein de son entreprise ; ces restrictions (16). La variation d’une partie des heures de travail, d’un
devant être justifiées et proportionnées au but légitime
mois sur l’autre, crée également pour la salariée une
poursuivi (12).
contrainte générant un préjudice que l’employeur doit
Il convient d’examiner certains aménagements du réparer (17).
temps de travail, souples pour les gestionnaires
Quand des horaires de travail existent, une
d’entreprises mais s’avérant rigides pour les salariés et de
modification imposée par l’employeur, dans le cadre de
nature à porter atteinte aux droits fondamentaux à une
son pouvoir de direction, peut avoir pour effet de
vie personnelle ou au droit de mener une vie familiale
bouleverser le contrat de travail et de ruiner l’exercice de
normale. Il s’agit alors de redécouvrir des ressources
droits fondamentaux.
juridiques permettant de résister à ces aménagements
Il en est ainsi quand une société décide d’affecter une
du temps de travail. Les aménagements du temps de
salariée, veuve et seule avec ses deux jeunes enfants, sur
travail sont donc à revisiter, qu’ils soient mis en œuvre
par décision unilatérale de l’employeur ou avec un nouveau site éloigné et à des horaires plus tardifs. Le
l’assentiment des partenaires sociaux. Au sein d’une licenciement de la salariée, qui a refusé ce changement
jurisprudence riche et évolutive, quelques exemples sont au regard de sa situation familiale, est jugé dépourvu de
à signaler, au regard de la principale source de droit en cause réelle et sérieuse, la modification des conditions
cause en n’oubliant pas qu’en matière de temps de de travail portant atteinte à sa vie personnelle et
travail plusieurs sources sont souvent imbriquées. familiale (18).
En matière de modification par passage d’un horaire
A. La décision unilatérale de l’employeur de jour en horaire de nuit (ou l’inverse), le licenciement
questionnée du salarié qui refuse de travailler de nuit, alors même
Tout d’abord, c’est le socle de ce droit, la mesure du que ce travail de nuit est prévu par la convention
temps de travail qui doit retenir toute l’attention. collective applicable et par son contrat de travail, est
L’employeur ne peut pas exclure du temps de travail dépourvu de cause réelle et sérieuse (19).
certains temps qui répondent aux critères légaux ou L’aménagement du temps de travail, encore le plus
communautaires et qui empiètent sur la vie du salarié. utilisé et le moins complexe, est le recours par
Ainsi, le salarié à qui il était imposé de participer à des l’employeur aux heures supplémentaires. Au regard de
soirées scientifiques organisées sous forme de cocktails ses différents paramètres de mise en œuvre (délai de
dînatoires peut considérer qu’il était bien en situation de prévenance du salarié, niveau – nombre d’heures à
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

temps de travail, lors de ces soirées, même s’il disposait effectuer et fréquence…), cet aménagement peut porter
d’une liberté de mouvement ; sa demande de rappel de atteinte à des droits fondamentaux. Dans ce cas, le
salaire aboutit avec succès (13). Cette solution s’avère salarié est alors en droit de refuser d’effectuer ces heures
conforme à la jurisprudence européenne en matière de supplémentaires, sans que son refus puisse revêtir un
mesure du temps de travail (14). En revanche, dans caractère fautif (20). Dans certaines branches

(12) Art. L. 1121-1 C. trav. (17) Soc. 7 mai 2008, n° 06-42.185.


(13) Soc. 5 mai 2010, n° 08-44.895. (18) Soc., 13 janv. 2009, n° 06-45.562; Soc., 14 oct. 2008,
(14) CJCE 1er déc. 2006, A. Dellas et a., D. 2006, n° 25, p. 1722. n° 07-40523, Dr. Ouv. 2009 p. 16, 5e esp., n. F. Canut.

(15) Ex. : Soc. 7 avril 2010, n° 09-40.020, Dr. Ouv. 2010-505, n. (19) Soc. 24 mars 2010, n° 08-43.324.
S. Carré (temps d’attente d’un chauffeur). (20) Ex. : Soc. 16 mai 1991, Dr. soc. 1994-856, note J. Mouly.
(16) Soc. 29 sept. 2004, Dr. Ouv. 2005-114, et Soc. 26 janv. 2005,
n° 02-46.146, requalifications de contrats à temps partiel en
contrats à temps plein.

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7) MINE 23/12/10 10:09 Page 43

professionnelles, le refus du salarié peut s’appuyer sur salariés concernés » ; dès lors que l’information avait été
des dispositions des accords nationaux communiquée aux « seuls chefs d’équipe », « ce régime
interprofessionnels qui prévoient que les heures était inopposable aux salariés » (27).
supplémentaires sont uniquement destinées à répondre Le salarié qui doit se tenir à la disposition de son
à des besoins conjoncturels (21) ; une demande de employeur peut considérer que ce temps sans travail,
l’entreprise d’effectuer fréquemment des heures même à son domicile, n’est pas du temps libre du fait du
supplémentaires contrevient donc à ces prescriptions non respect par l’employeur du délai de prévenance en
conventionnelles… matière de modification des horaires (28). L’exercice des
droits fondamentaux, notamment à une vie personnelle
B. La production collective interrogée
ou pour mener une vie familiale normale, implique de
L’employeur doit respecter les droits fondamentaux de pouvoir s’organiser ; le temps sans travail n’est pas ipso
la personne. Cette exigence s’applique également aux facto du temps libre pour exercer ces droits.
délégations syndicales qui négocient et concluent des Cette jurisprudence trouvera à s’appliquer dans le
accords collectifs (et par extension aux élus du personnel cadre du nouveau dispositif légal de « répartition des
qui pourraient négocier de manière dérogatoire des horaires sur une période supérieure à la semaine et au
accords d’entreprise). Les organisations syndicales ne plus égale à l’année » (29).
sont pas habilitées à conclure une disposition qui aurait
De manière générale, l’employeur doit appliquer de
pour effet de restreindre l’exercice des droits
manière loyale les dispositions conventionnelles, en
fondamentaux des personnes au travail, pour lesquelles
particulier les prescriptions d’un accord d’entreprise qu’il
elles négocient (22), et à échanger des droits des
a conclu. Ainsi, une salariée doit obtenir réparation du
personnes, droits non patrimoniaux dont elles ne sont
préjudice subi du fait de l’impossibilité d’émettre ses
pas propriétaires (23). Les partenaires sociaux doivent
préférences concernant la répartition de ses heures de
notamment veiller à ne pas causer de discrimination
travail alors que l’accord d’entreprise prévoyait qu’il avait
indirecte par le biais de dispositions conventionnelles
pour objectif de « permettre de faciliter les conditions de
(24).
vie des salariés travaillant à temps partiel et de donner à
Quand l’entreprise met en œuvre une modulation de chacun, à chaque fois que cela est possible, la maîtrise
la durée du travail, l’instauration de ce système au regard de son temps de travail » (30).
des variations des durées du travail imposées au salarié
selon les périodes de l’année constitue une modification C. La loi mise en cause
de son contrat de travail (25). Bien que les horaires de La question devient plus délicate quand c’est la loi elle-
travail soient considérés comme relevant du pouvoir de même qui est en cause, quand des dispositions légales
direction de l’employeur et par conséquent des sont susceptibles de porter atteinte à ces droits
conditions d’exécution du contrat de travail, l’accord fondamentaux de la personne et que l’employeur
exprès du salarié est nécessaire au regard des applique la loi. La loi, source particulière du droit, ne peut
bouleversements opérés par cette modification sur plus ignorer le droit, qui existe à travers ses différentes
l’exercice de ses droits fondamentaux. Cette évolution autres sources, et l’État n’est plus au-dessus du droit.
jurisprudentielle (26) mérite l’approbation. L’expérience judiciaire du CNE constitue une illustration
La mise en œuvre d’une modulation implique la emblématique de ces données essentielles : une
conclusion d’un accord collectif, de branche ou ordonnance, régulièrement adoptée, a été jugée
d’entreprise, et la consultation des représentants du contraire à un engagement international de la France et
personnel. En l’absence des institutions représentatives donc inapplicable (31) et l’employeur qui avait appliqué
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

du personnel dans l’entreprise, des dispositions ce texte et qui de ce fait a subi une condamnation civile,
conventionnelles prévoient que l’employeur peut à la demande du salarié, peut en demander réparation à
« instituer cette modulation après information des l’État (32).

(21) ANI du 23 mars 1989 et du 31 oct. 1995, signés par les (26) H. Gosselin, « Le temps de travail, Jurisprudence récente de la
organisations patronales « représentatives, mais non étendus. chambre sociale de la Cour de cassation », Dr. soc. 2010-374.
(22) F. Canut, « Temps de travail : le nouvel ordonnancement (27) Soc. 9 mai 2009, RDT 2009, p. 521, note M. Véricel.
juridique », Dr. soc. 2010-379, spéc. p. 382. (28) Soc. 14 févr. 2001, Moulinex, Dr. soc. 2001-573.
(23) CJUE, 12 oct. 2010, aff. C-45/09, §§ 41-53. (29) Art. L. 3122-2 C. trav.
(24) Soc. 9 janv. 2007, Sté Sporfabric, RDT avril 2007, p. 245. (30) Soc. 7 mai 2008, n° 06.43-989, Dr. Ouv. 2008-572, n. N. Bizot.
(25) Soc. 28 sept. 2010, n° 08-43.161, RDT 2010-725, n. (31) Soc. 1er juill. 2008, n° 07-44.124, Dr. Ouv. 2008-512, n.
F. Canut ; Soc. 23 sept. 2009, n° 07.44-712. A. Chirez.
(32) TA Montpellier, 29 mars 2010, n° 0902407.

43
7) MINE 23/12/10 10:09 Page 44

En matière de confrontation des règles légales du En matière de temps d’astreinte pendant les temps de
temps de travail avec les droits fondamentaux de la repos (38), la situation est voisine. Dans les mêmes
personne, une telle configuration est à envisager décisions, la législation française a été considérée
sérieusement. Ainsi, la loi permet à l’employeur de contraire au droit européen non communautaire.
conclure avec des salariés des forfaits en jours (33). Mais Ces décisions européennes peuvent bien entendu être
le Conseil de l’Europe considère que ce système de mobilisées dans le cadre de contentieux du contrat de
mesure du temps de travail constitue une violation de la travail, devant le Conseil de prud’hommes, ou de
Charte sociale européenne révisée, notamment du fait contentieux d’accords collectifs, devant le Tribunal de
de la durée du travail hebdomadaire excessive grande instance ; le juge étant appelé à interpréter la
autorisée (34). Charte sociale européenne révisée au regard des
décisions du Conseil de l’Europe et plus particulièrement
Ignorant ces décisions, la France n’a pas réformé sa
du Comité européen des droits sociaux.
législation pour se mettre en conformité ; bien plus, la
législation a été modifiée dans le sens d’une aggravation Des employeurs qui ont appliqué la loi, en matière de
de la situation au regard de l’atteinte à l’exercice de droits forfaits en jours ou d’astreintes, pourraient alors se voir
fondamentaux. Après les lois du 2 août 2005 et du condamnés à indemniser des salariés qui ont subi des
20 août 2010, des salariés « cadres et non cadres » préjudices de ce fait (39).

peuvent subir le régime des forfaits en jours et, dans le Autre illustration. La loi du 10 août 2009 élargit les
cadre légal, travailler jusqu’à treize heures par jour, et ce possibilités de dérogation à l’interdiction d’ouverture et
jusqu’à 235 jours par an (avec un accord individuel) d’emploi de salariés le dimanche (39 bis). L’employeur
voire environ 272 jours (jusqu’à 282 jours au maximum, titulaire d’une dérogation, de droit ou sur demande, peut
avec un accord collectif). Dans ces hypothèses, le temps ouvrir son magasin le dimanche, en toute légalité. Quand
disponible pour mener une vie personnelle ou une vie est-il de la situation des salariés ? Dans certains cas, la loi
est silencieuse sur la question du volontariat des salariés
familiale normale s’avère des plus limité, avec des
appelés à travailler le dimanche (40). Ces salariés ne
répercussions négatives possibles sur la santé et en
sont pas automatiquement astreints à travailler le
matière d’égalité professionnelle (35) ; l’articulation vie
dimanche du fait de l’autorisation dont bénéfice
professionnelle-vie personnelle et familiale devient vaine
l’employeur ; cette autorisation joue dans la relation de
alors que cette « articulation est un corollaire de l’égalité
l’entreprise à l’égard de l’État mais pas dans la relation de
de traitement entre hommes et femmes » (36). Après la
l’employeur à l’égard de chaque salarié. Ainsi, des salariés
réduction des exigences légales concernant l’accord
pourraient légitimement refuser de travailler le dimanche
collectif de mise en place du régime dérogatoire du
sur le fondement de leur droit de mener une vie
forfait en jours, le défaut d’entretien annuel entre
familiale normale (41). Il a déjà été jugé que le salarié
l’employeur et le salarié en la matière devrait, au regard est en droit de refuser l’augmentation du nombre de
des conséquences de ce régime, amener le juge à dimanche matins travaillés, même en présence d’une
écarter l’application de l’accord collectif instaurant cette clause contractuelle de variation (42).
dérogation (37).
Pour que le respect de ces droits fondamentaux soit
A la suite de deux nouvelles réclamations collectives effectif, au bénéfice des personnes concernées, la
(n° 55 et 56/2009), le Comité européen des droits violation de ces droits doit être sanctionnée par la
sociaux, du Conseil de l'Europe, a adopté deux décisions sanction la plus élevée (43). Ainsi, quand un salarié
de condamnation de la France, le 23 juin 2010, refuse un aménagement du temps de travail qui porte
conformes aux décisions précitées de 2004, rendues atteinte à ses droits fondamentaux, la décision de
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

publiques le 14 janvier 2011. sanction de l’employeur devrait être frappée par la nullité

(33) P.-Y. Verkindt, « Les conventions de forfait », Dr. soc. 2010-387. méconnaissance des engagements internationaux de la France
(34) Décisions du Comité Européen des Droits Sociaux d’oct. et (CE 8 févr. 2007, n° 279522).
déc. 2004, Résolutions du Conseil des ministres du 5 mai (39 bis) M. Poirier “Le repos dominical après la loi du 10 août
2005, Sem. Soc. Lamy 2005-1228. 2009”, Dr. Ouv. 2010-22.
(35) M. Miné, « Brefs propos sur la promotion et l’ignorance de (40) Voir notamment : L. 3132-25 C. trav.
l’égalité entre les femmes et les hommes par le droit du (41) Une affaire est pendante devant le CPH Créteil, suite au refus
travail », Revue du MAGE, n° 15, 2010. de travailler le dimanche sur cette base (la conciliation a
(36) CJCE 17 juin 1998, Hill, aff. C-243/95. échoué le 25 janv. 2010).
(37) Art. L. 3121-46 C. trav. (42) Soc. 17 nov. 2004, Dr. soc. 2005-227, note C. Radé.
(38) Art. L. 3121-6 C. trav. (43) J.-M. Verdier, « Libertés et travail. Problématique des droits de
(39) L’Etat est tenu de réparer l’ensemble des préjudices qui l’Homme et rôle du juge », D. 1988, chron. P. 69. M. Grévy,
résultent de l’intervention d’une loi adoptée en

44
7) MINE 23/12/10 10:09 Page 45

(44), permettant une réparation intégrale. Une réparation l’enjeu du respect des droits fondamentaux sur les lieux
seulement indemnitaire, notamment pour licenciement de travail.
sans cause réelle et sérieuse, n’est pas à la hauteur de

II.Des droits fondamentaux de la personne


sources d’inspiration du droit du temps de travail
Le droit du temps de travail, qui n’est pas qu’un pas prévu la modification de la répartition de la durée du
instrument de gestion de la « force de travail », doit travail, le refus du salarié ne constitue pas un motif de
permettre à la personne d’exercer ses droits licenciement, soit le contrat a prévu des cas et modalités
fondamentaux au sein de l’espace-temps du travail et en de modification, le refus du salarié ne constitue pas un
dehors (classiquement il s’agit notamment de limiter le motif de licenciement si ce changement n’est pas
temps de la sujétion à l’entreprise). Le mouvement compatible avec des « obligations familiales
amorcé est à intensifier. impérieuses ». Ce « droit de refus », à géométrie variable,
pourrait utilement être intensifié, là encore, par le recours
A. Un mouvement amorcé
au droit de mener une vie familiale normale.
La loi, qui devrait être la source naturelle d’équilibrage La loi prévoit des dispositions sur des congés liés à des
entre les différentes attentes légitimes, articule situations et des évènements familiaux. Les congés
timidement ces droits fondamentaux avec certains annuels payés, dont « la fonction est le repos, la prise de
aménagements du temps de travail obtenus par des distance et la détente » (47), peuvent permettre
employeurs. d’exercer le droit à une vie personnelle et/ou à une vie
En matière de travail de nuit, la loi prévoit que familiale normale. Dans cette perspective, le juge
« lorsque le travail de nuit est incompatible avec des européen vient intensifier ce droit pour le salarié malade
obligations familiales impérieuses, notamment avec la (48). Le principe posé affirme que le salarié est titulaire
garde d’un enfant ou la prise en charge d’une personne d’un droit à congés payés, qu’il ait fourni une prestation
dépendante, le salarié peut refuser d’accepter un de travail ou qu’il en ait été empêché du fait de son état
changement de ses horaires de travail sans que ce refus de santé (49). Les règles d’application prévoient
constitue une faute ou un motif de licenciement » (45). notamment que le salarié qui a acquis des jours de
Cependant, malgré cette disposition, des salariés qui congés et qui n’a pas été en mesure d’en bénéficier, du
refusent de travailler de nuit pour des raisons familiales fait de son arrêt de travail, ou qui a été en arrêt maladie
sont licenciés; il en est ainsi notamment pour un salarié au cours de son congé, doit bénéficier des jours acquis et
« père de deux enfants, qui étaient à l’époque âgés de non pris à son retour dans l’entreprise (50).
11 et 4 ans, et dont l’épouse travaillait loin du domicile »
(46). Cette disposition légale, qui ne vise que des B. Un mouvement à intensifier
situations particulières, apparaît en-deça des potentialités Les droits fondamentaux de la personne, précieux
du droit de mener une vie familiale normale, qui repères pour imaginer la nécessaire rénovation du droit
mériterait dès lors d’être mobilisé. du temps de travail en offrant des lignes directrices et
La situation est comparable en ce qui concerne le des modes de raisonnement (50 bis), sont à articuler
régime légal du travail à temps partiel. Soit le contrat n’a avec plusieurs fondements juridiques.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

« Réflexions autour de la sanction des droits fondamentaux en (48) CJCE gr. ch. 20 janv. 2009, aff. C-350 et C-520/06, Concl. av.
droit du travail », Dr. Ouv. 2006-114. gén, 24 janv. 2008 §§ 77 et 79 ; cf. Le droit social
(44) C’est la mesure « qu’exige toute méconnaissance d’un droit international et européen, préc., spéc. chap. 4.
fondamental », J.-M. Verdier, « Au-delà de la réintégration et (49) A la suggestion de modifier une disposition du Code du travail
de l’indemnisation des grévistes : vers une protection pour assurer sa mise en conformité avec le droit
spécifique des droits fondamentaux des travailleurs », Dr. soc. communautaire, il a été répondu : « La directrice des Affaires
1991-709. civiles et du sceau a fait savoir que le ministère du Travail est
(45) Art. L. 3122-37 C. trav. ; L. 3122-44 pour un retour sur un conscient de cette incompatibilité qui sera réglée à l’occasion
poste de jour. d’une prochaine modification législative du code du travail »
(Cour de cassation, Rapport annuel 2009, du 15 avril 2010).
(46) CA Versailles 24 fév. 2006, Dr. Ouv. 2006-598.
(50) Soc. 24 fév. 2009, CPAM de Creil, n° 07-44.448, Dr. Ouv.
(47) Concl. Av. gral, 24 janv. 2008 § 58, sous CJCE 20 janv. 2009, 2009-229, n. E. Richard ; CJCE 10 sept. 2009, aff. C-277/08.
infra.
(50 bis) P. Lokiec “Les transformations du droit du temps de
travail”, Dr. Ouv. 2009-418 et 484, spec. p. 487.

45
7) MINE 23/12/10 10:09 Page 46

De manière générale, l’employeur doit « adapter le familiale normale, etc.), il est débiteur d’une obligation
travail à l’individu » (51). L’entreprise doit donc penser le pour lui permettre la mise en œuvre effective de ses
travail et son organisation en fonction de la personne droits fondamentaux. En cas de réponse négative,
humaine. Il devrait en être ainsi notamment en matière l’employeur doit s’appuyer sur des éléments objectifs et
de temps de travail (durée et répartition). Cette pertinents, son refus doit être justifié et également
adaptation du travail à la personne concerne en proportionné (l’employeur doit tenir compte des droits
particulier la charge de travail qui a des incidences sur fondamentaux en présence).
l’exercice de droits fondamentaux (52). Au-delà de dispositions légales particulières (55),
Au regard de l’exigence de loyauté (53) et de l’heure est à une reconnaissance d’un droit subjectif du
l’impossibilité de supprimer l’exercice des droits salarié au choix concernant son temps de travail, à une
fondamentaux (54), l’employeur doit essayer de flexibilité inspirée par l’exercice des droits fondamentaux
répondre aux attentes légitimes du salarié (un de la personne du salarié (56).
aménagement d’horaires pour exercer son droit à une vie Michel Miné

(51) Dir. n° 89/391 du 12 juin 1989 et Dir. n° 2003/88 (considérant (55) Horaires individualisés, art. L. 3122-23 et s. C. trav.
11 et art. 13); art. L. 4121-2-4° C. trav. (notamment L. 3122-26 al. 2 concernant les aménagements
(52) C. Dejours (dir.) et J.-C. Valette (coord.), « Entre vie d’horaires au bénéfice des proches d’une personne travailleur
personnelle et travail : la place du sujet », Étude IRES-CNAM, handicapé) ; Temps partiel à la demande du salarié, art.
2007. Voir ANI du 23 mars 1975. L. 3123-5 C. trav. ; etc.

(53) Art. L. 1222-1 C. trav. (56) Sur le choix du lieu de travail à la demande d’une salariée
pour raisons familiales : Soc. 24 janv. 2007, n° 05-40639,
(54) Art. L. 1122-1 C. trav. Dr. Ouv. 2007-282 (rendu au visa de l’art. 8 de la CESDH et
de l’ancien art. L. 120-4 C. trav.).

Le régime du pouvoir de l’employeur


par Alexandre FABRE
Le pouvoir de l’employeur est une figure centrale du rapport de travail, qui a toujours
fasciné la doctrine. D’où vient ce pouvoir qui structure le travail-salarié ? Du contrat qui le
génère, du droit de propriété qui le fonde, de la loi qui l’encadre, de la jurisprudence qui le
découvre ? Et si cette question n’était finalement plus d’actualité. Maintenant que le
pouvoir de l’employeur n’est plus contesté dans son existence même, l’heure n’est-elle pas
à la compréhension des règles qui le prennent pour objet ? C’est précisément à cette
question que la présente étude s’est efforcée de répondre en examinant comment le droit
du travail crée, façonne, limite, en un mot, régit le pouvoir de l’employeur.
Il en ressort principalement que ces règles, loin de former un ensemble unique, se divisent
en deux grandes catégories selon qu’elles portent sur le pouvoir général de l’employeur ou
sur les pouvoirs spécifiques que ce dernier se voit attribuer par le contrat ou l’accord
collectif de travail.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Le pouvoir général fait l’objet d’un régime pluriel, aussi varié que les actions unilatérales de
l’employeur sont nombreuses : licenciement, sanction disciplinaire, changement des
conditions de travail, décision de gestion, discrimination, différence de traitement, etc.
Malgré sa grande diversité, ce régime a pour trait essentiel de rationaliser le pouvoir de
Prix de thèse 2007 (ex aequo) l’employeur, en lui assignant des finalités légitimes et en appréciant son caractère adéquat.
de l’Association française de
droit du travail de la sécurité Les pouvoirs spécifiques que l’employeur tient du contrat ou de l’accord collectif font
sociale - Prix André Isoré généralement l’objet d’une analyse ambivalente, partagée entre la tentation d’y voir de
décerné par la Chancellerie des simples déclinaisons du pouvoir général et celle de les considérer comme une stricte
Universités de Paris
application de la volonté des parties. Et si le régime de ces pouvoirs résidait plutôt dans la
combinaison de ces deux logiques ? Puisqu’il s’agit d’une forme hybride de négocié et
L.G.D.J. Bibl. de droit social t. 52 d’unilatéral, ne conviendrait-il pas, en effet, que ce soit l’accord de volontés des parties qui
ISBN : 978-2-275-03573-4 fixe les conditions dans lesquelles l’employeur se voit attribuer, donc peut exercer, ces
432 pages - 2010 - 38 euros
pouvoirs ?

46
8) JOUBERT 23/12/10 10:10 Page 47

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Mobilité et respect
de la vie privée et familiale
par Sylvie JOUBERT, Maître de conférences à l’Université d’Evry

PLAN
La mobilité est le maître mot du monde d’aujourd’hui et du monde
I. La mobilité dans le respect de la
vie privée et familiale du travail en particulier. Cette actualité est observable tant dans le privé
A. La mobilité, élément de la relation que dans le public. Dans le privé, bien sûr, et semble-t-il naturellement, la
de travail qui ne heurte pas, par
principe, le respect de la vie privée compétitivité y régnant l’asseyant, depuis une décennie, comme un mal
et familiale
nécessaire. Dans le public aussi et de façon plus nouvelle avec le vote de la
B. La mobilité, élément de la relation
du travail participant au respect de toute récente loi du 3 août 2009 sur les mobilités (1). Celle-ci constitue une
la vie privée et familiale
véritable révolution en faisant éclater le statut des fonctionnaires afin de
II. La mobilité contre le respect de permettre les restructurations des administrations d’État menées
la vie privée et familiale
A. La mobilité peut heurter le respect aujourd’hui dans le cadre de la révision générale des politiques publiques
de la vie privée et familiale et, demain, les mouvements des territoriaux nécessités par les
B. La sanction du respect de la vie
privée et familiale, élément de regroupements prévisibles des catégories de collectivités territoriales.
subjectivisation et de recul du
contrat Au cœur des relations actuelles du travail, la question apparaît donc
particulièrement sensible à une époque où la société accorde,
parallèlement, une importance croissante à l’épanouissement personnel et
familial, à l’enracinement social, au travail du conjoint et à la propriété du
logement, données qu’une mobilité contrainte peut évidemment
bouleverser. Du point de vue juridique, la confrontation entre l’instrument
juridique qu’est la mobilité et le droit de la personne, la liberté
fondamentale du respect de la vie privée et familiale, garantie par nos
sources internes comme externes (2), s’en avère dès lors intéressante.
La mobilité semble heurter aisément et par principe même la vie
privée et familiale. Or, tel n’est pas le cas pour le droit positif. La mobilité
coexiste, sans difficulté, en effet, avec un tel principe et s’exerce même au
profit de celui-ci. Ce n’est, dès lors, que si elle est abusive qu’elle encoure
la sanction du droit. A cet égard, il conviendrait de noter un réel
approfondissement de l’Etat de droit par le contrôle tout neuf des clauses
de mobilité au titre du droit au respect de la vie privée et familiale. Le droit
positif justifierait ainsi d’une appréhension bien comprise de l’intérêt des
entreprises et d’une efficace protection des salariés (3). En réalité, l’examen
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

entrepris nous amènera à constater que ces derniers, en perdant la libre


disposition de leur lieu de travail, ont peu gagné avec la garantie du respect
de leur vie privée et familiale.

(1) Loi n° 2009-972 du 3 août 2009 relative à la mobilité et aux (3) Par ex, J. Mouly : Une mutation géographique ne constitue pas
parcours professionnels dans la fonction publique, JO 6 août en elle-même une atteinte à la liberté fondamentale du libre
2009. choix du domicile, JCP éd. G. n° 51, déc. 2006 ; B. Bossu :
(2) Article 9 du Code civil, article L. 1121-1 du Code du travail, Délimitation géographique de la clause de mobilité. JCP soc.
article 28 de la Convention européenne des droits de l’Homme. n° 50, déc. 2007 ; D. Corrignan-Carsin : La clause de mobilité
ne doit pas affecter les éléments essentiels du contrat de travail
ni porter atteinte au droit du salarié à une vie personnelle et
familiale, JCP éd. G. n° 49, déc. 2008 ; J.-Y. Frouin : Protection
de la personne du salarié, intérêt de l’entreprise et construction
prétorienne du droit du travail, JCP soc. n° 9 mars 2010.

47
8) JOUBERT 23/12/10 10:10 Page 48

I. La mobilité dans le respect de la vie privée et familiale


A. La mobilité, élément de la relation de La mobilité s’exerce aussi dans le cadre de clauses de
travail qui ne heurte pas, par principe, mobilité, valables en elles-mêmes du fait de la
le respect de la vie privée et familiale décontractualisation partielle du lieu du travail (7). Le
principe même de la clause n’est donc pas contrôlé au
1. La validité de la mobilité dans l’entreprise titre du respect de la vie privée et familiale. Le contrôle
Le contrat de travail, c’est a priori un accord de volonté de la clause sur ce point est, certes, difficile car il n’est
qui, s’il respecte les lois en vigueur, lie les parties en ses pas aisé de préjuger que la clause porte dès le départ
éléments auxquels ils se sont obligés, les éléments du une atteinte excessive à la vie privée et familiale (8).
contrat. Or, le lieu du travail n’est plus en lui-même un C’est, en tout état de cause, lors de la mise en œuvre de
élément du contrat de travail. S’il est mentionné, en effet, la clause que le conflit se fait jour et c’est à cette seule
dans le contrat de travail, il n’a la valeur désormais que date donc que le juge contrôlera les effets de la mobilité
d’une simple information : ”La mention du lieu de travail sur la vie privée et familiale du salarié.
dans le contrat de travail a valeur d’information à moins La clause de mobilité, comme toutes les clauses du
qu’il soit stipulé par une clause claire et précise que le contrat, n’en est pas moins soumise à un contrôle de
salarié exécutera son travail exclusivement dans ce lieu” validité. Le juge vérifie qu’elle a un champ d’application
(4). Cela n’a pas toujours été le cas et force est de valable. La zone géographique d’application doit, à ce
constater que le droit est incroyablement malléable titre, être définie de façon précise et ne pas conférer à
quant les nécessités économiques font loi. En effet, le l’employeur le pouvoir d’en étendre unilatéralement la
lieu du travail était considéré jusqu’en 1999 comme un portée (9). Il est normal que soient sanctionnées les
élément essentiel du contrat de travail, alors clauses trop générales qui donnent un pouvoir
qu’aujourd’hui seul le secteur géographique de discrétionnaire à l’employeur. Les obligations des parties
l’entreprise l’est (5). Le lieu du travail peut donc être ne sont pas alors suffisamment déterminables au sens
modifié, en cours de contrat, et ce en l’absence comme des règles de l’article 1129 du Code civil (10).
en présence d’une clause de mobilité. L’employeur ne peut imposer des variations de l’aire
En l’absence d’une clause de mobilité au contrat, la géographique d’application de la clause au gré des
mobilité est par principe admise à l’intérieur du secteur restructurations postérieures à la conclusion du contrat
géographique de l’entreprise. La délimitation de ce de travail sans modifier celui-ci (11). Le juge opère aussi
secteur géographique est ainsi une donnée sensible, un contrôle classique des effets de variabilité de la clause
contrôlée par les juges. Elle est pour ceux-ci une donnée quant aux autres éléments du contrat de travail
objective, bien que la prise en compte de données (rémunérations, horaires), interdits au nom de
subjectives, notamment familiales, propres au salarié modifications du contrat non consenties (12).
puisse être relevée (6). La mobilité est juridiquement, à Le juge préserve, enfin, la liberté du choix du domicile
l’intérieur du secteur géographique, une modification des même si “une mutation géographique ne constitue pas
conditions de travail et non une modification du contrat en elle-même une atteinte à la liberté fondamentale du
de travail. Elle ne nécessite donc pas l’accord du salarié salarié quant au libre choix de son domicile” (13).
et trouve sa seule limite dans la validité même du cadre Elle n’implique pas nécessairement, en effet, un
dans lequel elle s’exerce. La décision de mobilité n’est changement de domicile et n’empêche pas le salarié de
donc pas contrôlée au regard du principe du respect de choisir librement son domicile. Le juge contrôle donc en
la vie privée et familiale, étant présumée régulière dans la réalité les seules clauses de résidence qui peuvent
zone géographique d’application du contrat de travail. accompagner les clauses de mobilité. La libre
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(4) Cass. soc. 3 juin 2003, Dr. soc. 2003 p. 884, Dr. Ouv. 2003 (9) Cass. soc. 7 juin 2006, n° 04-45.846, Dr. Ouv. 2006 p. 529 ;
p. 527, note F. Saramito et P. Moussy. confirmée par Cass. soc. 14 octobre 2008 n° 07-42352,
(5) Cass. soc. 4 mai 1999, Bull. civ. 1999, V, n° 128. Dr. Ouv. 2009 p. 15, 3e esp., note F. Canut.

(6) M. Del Sol. Variations jurisprudentielles sur le lieu de travail. La (10) “Il faut que l’obligation ait pour objet une chose au moins
Semaine juridique social n° 36, 5 sept. 2006, 1663. déterminée quant à son espèce. La quotité de la chose peut
être incertaine, pourvu qu’elle puisse être déterminée”.
(7) Cass. soc. 10 juin 1997, Bull. civ. 1997, V, n° 210 : “en
procédant à un changement des conditions de travail en (11) Cass. soc. 19 avr. 2000, n° 98-41078.
exécution d’une clause de mobilité, l’employeur ne fait (12) Confirmation par Cass. soc. 14 oct. 2008, n° 07-40.092 et 07-
qu’exercer son pouvoir de direction” ; Cass. soc. 11 juill. 2001, 41.454, Dr. Ouv. 2009 p.15, 1re et 2e esp., note F. Canut.
Bull. civ., V, n° 265 : “la mise en œuvre d’une clause de (13) Cass. soc. 28 mars 2006, JCP S. 2006, 1381, note P.-Y.
mobilité n’entraîne pas de modification du contrat de travail”. Verkindt, Dr. Ouv. 2006 p. 489, note P. Moussy.
(8) G. Loiseau. La police des clauses du contrat de travail : le
paradigme de la clause de mobilité. La Semaine juridique social
n° 3, 13 janv. 2009, 1013

48
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détermination du domicile est remise en cause en 1. La mobilité, un droit des fonctionnaires au profit
principe par la fixation d’un domicile dans le contrat (14), de la vie privée et familiale
sauf s’il est indispensable à l’activité professionnelle du L’idée de mobilité était si peu liée à la situation des
salarié (15). fonctionnaires que, pendant longtemps, elle a constitué
une revendication puis est devenue un droit et même
2. Les impératifs de statut
« une garantie fondamentale de leur carrière » (17).
de certains fonctionnaires d’Etat
Une revendication car la mobilité devait s’exercer dans
La mobilité est une nécessité aussi pour l’Etat
le cadre d’un corpus juridique en rendant l’exercice
s’agissant de certains de ses personnels et de ses corps
difficile : multiplicité des statuts particuliers et des corps
d’armée en particulier. Ceux-ci étaient, au demeurant, les
(18), obstacles statutaires à la mobilité (19),
quasi seuls concernés par la mobilité forcée jusqu’à la loi
hétérogénéité des rémunérations, et plus
du 3 août 2009 sur la mobilité. L’article 7 de la loi du
particulièrement des régimes indemnitaires entre les
24 mars 2005 portant statut général des militaires (16)
différents corps, gestion de carrière peu individualisée ne
énonce à leur égard qu’ils “peuvent être appelés à servir
valorisant pas la mobilité dans le parcours professionnel,
en tout temps et en tout lieu”. Le statut évoque en son
indemnisation peu incitative de la mobilité. Un droit
article 1er le terme de disponibilité et non de mobilité,
toujours à l’initiative du fonctionnaire dans le cadre des
terminologie qui résume le caractère hautement
deux types de mobilité que permettaient alors le statut,
obligatoire des sujétions pesant, à ce titre, sur les
une mobilité normale résultant des ouvertures de postes
militaires. Cette disponibilité est, en effet, très large et des candidatures spontanées et une mobilité
puisqu’elle recouvre l’obligation d’une mobilité encouragée pour les postes difficiles ou à compétences
géographique comme fonctionnelle. rares (20). Le statut n’ouvrait pas véritablement encore
Le respect de la vie privée et familiale cède donc aux fonctionnaires ou plutôt aux administrations la
juridiquement le pas à l’intérêt du service militaire, sous mobilité « imposée » par une délocalisation ou une
réserve de la classique erreur manifeste d’appréciation et suppression d’activité (21).
de la plus nouvelle atteinte disproportionnée à même de Juridiquement, on distinguait alors la mobilité selon
justifier de la sanction du droit. qu’elle s’effectuait dans un même corps ou cadres
d’emplois ou hors ceux-ci. Au sein d’un même corps ou
B. La mobilité, élément de la relation du
cadres d’emplois, la mobilité se faisait exclusivement par
travail participant au respect de la vie
la voie de la mutation. Et si elle pouvait théoriquement
privée et familiale
être imposée, c’était compte tenu des demandes
La mobilité ne heurte ainsi pas, par principe, la vie formulées par les intéressés et de leur situation de
privée et familiale. Elle peut même en assurer le respect famille (22). La mobilité s’exerçait également entre corps
comme le montre sa mise en œuvre dans le secteur ou cadres d’emplois, voire entre fonctions publiques, par
public où elle a pendant longtemps été une la mise à disposition, le détachement, le placement en
revendication, un droit des fonctionnaires plus qu’une position hors cadre ou la disponibilité (23).
sujétion imposée par l’employeur (1.). C’est en cette La mobilité, dans les conditions ainsi décrites, a été
dernière qualité qu’elle est par contre traditionnellement notamment utilisée au profit du respect de la vie privée
appréhendée dans le secteur privé, même si une et familiale. L’article 60 de la loi du 11 janvier 1984
évolution en la matière peut être constatée (2.). portant dispositions statutaires relatives à la fonction

(14) Cass. soc. 12 janv. 1999, Speelers, RJS 1999 n° 151, Dr. Ouv. n’était pas en état de reprendre son travail au terme d’un
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

1999 p. 254, note P. Moussy. congé de maladie.


(15) Cass. soc. 13 juill. 2004, n°02-44.958, visant les intérêts (22) Loi n° 84-16 du 11 janv. 1984 portant dispositions statutaires
légitimes de l’entreprise. relatives à la fonction publique de l’Etat.
(16) Loi n° 2005-270, JO 26 mars 2005. (23) La mise à disposition permettait au fonctionnaire d’exercer des
(17) Solennellement proclamée par l’article 14 de la loi du 13 juill. fonctions en dehors du service auquel il appartenait, tout en
1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires. continuant à relever de son corps d’origine. Le détachement
était la position du fonctionnaire placé hors de son corps mais
(18) 1 700 corps encore pour la seule fonction publique d’Etat il y continuant à bénéficier de ses droits à l’avancement et à la
a quelques années, nombre ramené à 500 depuis lors. retraite dans ce corps. Le placement en position hors cadre
(19) Certains corps ne prévoyaient pas la possibilité d’intégrer des permettait à un fonctionnaire de servir dans une
fonctionnaires relevant d’autres corps. administration ou une entreprise publique, dans un emploi ne
(20) Un droit peu utilisé au vu des derniers chiffres disponibles : au conduisant pas à pension, ou dans un organisme national,
31 décembre 2004, 4,9 % des agents civils de l’État sans bénéficier de ses droits à l’avancement et à la retraite
n’exerçaient pas leur activité dans leur administration dans son corps d’origine. La disponibilité était la position du
d’origine. fonctionnaire placé hors de son administration, sans bénéficier
de ses droits à l’avancement et à la retraite dans son corps
(21) Le détachement pouvait exceptionnellement être prononcé
d’origine.
d’office, idem pour la disponibilité à l’égard d’un agent qui

49
8) JOUBERT 23/12/10 10:10 Page 50

publique de l’Etat en témoigne en garantissant à confirmée néanmoins, semble le démentir. La Cour y


certaines catégories de fonctionnaires placés dans une reconnaît que la décision de l’employeur de refus de
situation familiale ou privée difficile (24) un droit de mutation sur un poste disponible porte atteinte de façon
priorité pour l’attribution des mutations. disproportionnée à la liberté de choix du domicile (26).
Certains en ont conclu à la création d’un droit à la
2. La mobilité, une sujétion pour le secteur privé mutation géographique pour des raisons familiales au
mais aussi un droit pour le respect de la vie profit du salarié (27).
privée et familiale
La mobilité présente ainsi un visage plus complexe
La mobilité, pour assurer le respect de la vie privée et que celui intuitivement ressenti, ce que révèle tout autant
familiale, n’est pas naturelle au secteur privé. Une son examen quand elle s’oppose au respect de la vie
décision récente de la cour de cassation (25), non privée et familiale.

II. La mobilité contre le respect de la vie privée et familiale


La mobilité confrontée à la vie privée et familiale situation personnelle et familiale du salarié a pu évoluer
illustre, à première approche, l’idée que le lien de et s’opposer, dès lors, à la mobilité.
subordination, inhérent au contrat de travail, n’annihile On ne trouve de définition nulle part de la vie privée et
pas toute l’autonomie de la personne et que lui sont familiale. De la jurisprudence il ressort qu’ont été pris en
conservés des droits, ses libertés fondamentales, le compte la grossesse de l’épouse (28), le handicap d’un
minimum qui le constitue en tant qu’être humain qu’il enfant (29), le nombre d’enfants (30), l’âge des enfants
n’a pouvoir d’abandonner. Des droits, donc, au-delà du (31), le veuvage (32), l’absence de permis de conduire
contrat de travail que l’évolution récente de la et l’inaccessibilité du nouveau lieu de travail par les
jurisprudence de la Cour de cassation confirmerait au transports en commun (33). Le domicile du salarié est,
bénéfice du salarié (A). C’est cette évolution qu’il s’agit par contre, une donnée inopérante. L’examen des
d’apprécier (B). fondements juridiques de ces décisions est essentiel car
ils délimitent, par le système de preuve qui les
A. La mobilité peut heurter le respect accompagne, la portée des garanties offertes au salarié.
de la vie privée et familiale Quand on évoque la vie privée et familiale, on pense
en premier lieu à l’article 8 de la CEDH, appliqué
1. Sa sanction en droit privé
anciennement par la Cour de Strasbourg aux relations de
Le juge sanctionne depuis dix ans, au titre de la travail (34). Or, ce n’est pas lui qui a été mobilisé. Seule
violation de la vie privée et familiale, la mise en œuvre la question de la liberté du domicile a justifié que la cour
des clauses de mobilité. La clause de mobilité ne porte de cassation y recourt (35). Le juge a préféré utiliser la
pas en elle-même atteinte à la vie privée et familiale, bonne foi contractuelle (36), ce qui est somme toute
mais il est davantage concevable que tel soit le cas normal en raison du caractère intuitu personae du
quand elle est mise en œuvre. Le contrat de travail contrat. L’implication de l’employeur empêche qu’il fasse
s’exécute sur plusieurs années. Entre la signature du abstraction de la vie personnelle et familiale du salarié
contrat et le jour de la mise en œuvre de la clause, la (37). Après avoir imposé à l’employeur de démontrer

(24) Les fonctionnaires concernés sont les fonctionnaires séparés (30) Cass. soc. 14 oct. 2008, n°07-40.523, Dr. Ouv. 2009 p. 16, 5e
de leurs conjoints pour des raisons professionnelles les esp., n. F. Canut.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

concernant directement, ou concernant le conjoint ou la (31) Cass. soc. 19 mars 2003, n° 01-40128.
personne avec laquelle ils sont liés par un pacte civil de
solidarité (PACS), ainsi que les fonctionnaires ayant la qualité (32) Cass. soc. 13 janvier 2009, n° 06-45562.
de travailleur handicapé reconnu par la Cotorep. (33) Cass. soc. 10 janvier 2001, Bull. civ., V, n° 3 ; Cass. soc.
(25) Cass. soc. 24 janv. 2007, n° 05-40.639, Dr. Ouv. 2007 p. 282, 2 juill. 2003, n° 01-40128.
rendu au visa de l’article 8 de la Convention EDH. (34) J.-P. Marguénaud, J. Mouly. Les incursions de la Cour
(26) “L’employeur ne peut refuser la demande d’une salariée de se européenne des droits de l’Homme en droit du travail : une
voir attribuer en mutation l’un des postes disponibles, celle-ci œuvre encore en demi-teinte. Revue de droit du travail 2008
ayant été contrainte de changer son domicile pour des raisons p. 16.
familiales sérieuses, alors, de surcroît, que la décision de (35) Cass. soc. 12 janv. 1999, précité ; Cass. soc. 24 janvier 2007,
l’employeur informé depuis plusieurs mois de cette situation, précité.
de maintenir son affectation initiale, portait atteinte de façon (36) Cass. soc. 18 mai 1999, Bull. civ., V, n° 219 ; Cass. soc.
disproportionnée à la liberté de choix du domicile de la 23 février 2005, n° 03-42 018, Dr. Ouv. 2005 p. 213, n.
salariée et était exclusive de la bonne foi contractuelle”. P. Moussy.
(27) Semaine juridique social n° 15, 11 avr. 2007, 1243. (37) M.-C. Escande-Varniol. Mise en œuvre d’une clause de
(28) Cass. soc. 18 mai 1999, Bull. civ., V, n° 219. mobilité géographique : les écueils à éviter. Recueil Dalloz
(29) Cass. soc. 6 févr. 2001, Bull. civ., V, n° 41. 2009 p. 1799.

50
8) JOUBERT 23/12/10 10:10 Page 51

que la décision de mobilité repose sur un motif légitime, respect de la vie privée et familiale sanctionnée, depuis
la Cour de cassation a durci sa jurisprudence en jugeant 2003, sur le fondement de l’article 8 de la CEDH (44).
que la bonne foi de l’employeur est présumée. Il Les choses se présentent aujourd’hui différemment
appartenait alors au salarié de faire preuve de l’abus en pour la fonction publique puisque la mobilité est le
apportant “des éléments concrets prouvant que la mise maître mot de la réforme du statut. La réforme de l’État
en œuvre de la mobilité est faite dans des conditions entreprise dans le cadre de la révision générale des
étrangères à l’intérêt de l’entreprise ou exclusives de la politiques publiques comme les recompositions
bonne foi” (38). territoriales en projet impliquent, en effet, la suppression
En 2008, la Cour de cassation a assoupli le système d’un grand nombre d’emplois et contraignent les
en fondant, pour la première fois, sa décision sur l’article fonctionnaires concernés à la mobilité. Dans ce contexte,
L. 1121-1 du Code du travail (39). Les conditions de le statut est apparu inadapté, ce qui a justifié nombre
preuve sont, dans ce cadre, plus favorables. La preuve d’ajustements ces dernières années (45), mais surtout
est, en effet, partagée. Le salarié doit démontrer l’atteinte sa profonde réforme par la loi du 3 août 2009 sur les
à un droit ou une liberté, l’employeur doit justifier de sa mobilités.
proportionnalité (40). Celle-ci prévoit qu’en cas de restructuration d’une
Les sources à disposition du juge pour sanctionner administration de l’Etat ou de l’un de ses établissements
l’atteinte à la vie privée et familiale apparaissent ainsi publics administratifs, le fonctionnaire peut être placé en
multiples. Elles peuvent d’ailleurs se combiner entre elles situation de réorientation professionnelle. Et que lorsque
comme en témoigne le double visa opéré, dans les « le fonctionnaire a refusé successivement trois offres
décisions de 2008, à la bonne foi et à l’article L. 1121-1 d’emploi public fermes et précises correspondant à son
du Code du travail. Le juge a donc toute latitude pour grade et à son projet personnalisé d’évolution
faciliter l’administration de la preuve ou ne pas le faire. Le professionnelle, et tenant compte de sa situation de
peu d’utilisation par la Cour de cassation de l’article 8 de famille et de son lieu de résidence habituel », la
la CEDH ne semble, à cet égard, pas un hasard car les réorientation professionnelle prend fin. Le
droits qu’il protège, “les droits fondamentaux” ont une fonctionnaire peut alors être placé en disponibilité
portée plus grande que “les droits des personnes et des d’office ou, le cas échéant, admis à la retraite.
libertés individuelles” visés par l’article L. 1121-1. De telles dispositions rendent perplexe au regard de
Contrairement aux premiers, ces derniers ménagent, en l’affirmation parallèle et toute récente, par le Conseil
effet, une pesée entre la contrainte imposée au salarié d’Etat, comme garantie fondamentale des
dans sa vie personnelle d’un côté, et les impératifs de fonctionnaires,de l’« obligation pour l’administration de
l’entreprise de l’autre, à travers le contrôle de la recueillir l’accord du fonctionnaire intéressé pour
justification et de la proportionnalité (41). On reste ainsi l’affecter à un emploi ne correspondant pas aux
dans le cadre connu d’une police du contrat (42), d’une missions afférentes au grade » (46).
police du contrat nationale, au surplus, hors de portée De telles dispositions font, en tout état de cause, de la
des interventions intempestives de la Cour européenne mobilité imposée dans ce cadre au fonctionnaire une
des droits de l’Homme (43). sujétion très proche du droit privé sous l’aune, à son
instar, du respect de la vie privée et familiale. Les
2. Sa sanction en droit public
fonctionnaires semblent, il est vrai, dans une situation
La jurisprudence administrative sur la mobilité et le privilégiée par rapport aux salariés du droit privé puisqu’il
respect de la vie privée et familiale est mince, aussi est tenu compte de leur lieu de résidence habituel.
mince que l’était le domaine de la mobilité forcée jusqu’à L’avenir nous dira plus précisément si tel est le cas.
la loi mobilité. L’intérêt du service prédominait, sous
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

réserve du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation B. La sanction du respect de la vie privée


et l’absence d’atteinte disproportionnée au droit au et familiale, élément de subjectivisation

(38) Cass. soc. 23 févr. 2005, préc. (43) Même type d’approche avec la question prioritaire de
(39) Cass. Soc. 14 oct. 2008, n° 07-40.523 préc. constitutionnalité.

(40) Le juge doit “rechercher concrètement si la mise en œuvre de (44) CE 10 décembre 2003, Bouley, req. n° 235640 ; CAA
la clause contractuelle ne portait pas une atteinte au droit de Marseille, 25 mai 2004 M. Claude X., req. n° 99MA01029 ;
la salariée à une vie personnelle et familiale et si une telle CE 24 nov. 2008, ministre de l’Intérieur, req. n° 318499.
atteinte pouvait être justifiée par la tache à accomplir et était (45) Dans les années récentes, de nombreuses mesures législatives,
proportionnée au but recherché”. Cass. soc. 13 janv. 2009, réglementaires ou indemnitaires ont eu pour objectif de
précité, confirmant les arrêts de 2008. supprimer les freins à la mobilité.
(41) M.-C. Escande-Varniol, précité. (46) CE 28 déc. 2009, SYNTEF-CFDT et autres, req. n° 316479 ; E.
(42) G. Loiseau. La police des clauses du contrat de travail : le Marc. Mobilité imposée, mobilité choisie : un équilibre
paradigme de la clause de mobilité. La Semaine juridique instable entre intérêt du service et droits des agents. AJDA
social n° 3, 13 janv. 2009, 1013. 2010 p. 568.

51
8) JOUBERT 23/12/10 10:10 Page 52

et de recul du contrat direct à l’article 8 de la CEDH. Une telle évolution est


néanmoins enclenchée. Comment l’apprécier?
Le droit du travail se rapproche du droit des personnes
comme en témoigne la civilisation observée depuis Est-ce mieux pour l’employeur ? Oui et non ; oui car il
quelques années du contrat de travail (47). La sanction accroît son pouvoir de mobilité, non car il y perd en
de la vie privée et familiale confirme une telle logique car sécurité de la règle, l’évolution de la vie privée et familiale
l’employeur qui entend mettre en œuvre une clause de de son salarié étant une donnée hors de sa portée (49).
mobilité ne peut le faire qu’en tenant compte de la Est-ce mieux pour le salarié ? Oui mais résolument non
situation in concreto du salarié. car ce qu’il perd, sa sécurité, son consentement à son
Force est alors de constater l’accentuation de la lieu de travail, ne peut être raisonnablement compensé
subjectivisation de la relation du travail (48) et le recul par la sanction éventuelle, au terme d’un long procès,
corrélatif du contrat. Ce recul est juridiquement naturel d’une atteinte non « proportionnée » à sa vie privée et
puisque ce qui caractérise une liberté fondamentale est
familiale. C’est donc surtout la règle, la règle de droit en
qu’elle ne peut être négociée. On n’a pas la disposition
ce qu’elle exprime de sécurité, qui semble la grande
juridique des libertés, leur imprescriptibilité s’impose. Ce
perdante de l’histoire.
recul va, de plus, dans le sens du renforcement du droit
du plus faible, le contrat ayant montré ses limites en la Le débat est d’ailleurs ouvert dans la doctrine depuis
matière. Le débat sur le contrat est, au demeurant, un certain nombre d’années (50). Entre déstabilisation
ancien, au regard de la place prise progressivement par partielle et progrès du droit, la subjectivisation qu’illustre
l’ordre public social dans les relations du travail. L’examen entre autres la thématique exposée est diversement
entrepris amène néanmoins à reposer la question en un appréciée (51). Ce qui est sûr est que notre relation au
temps où les catégories protégées que nous constituions pouvoir que la règle de droit met en forme évolue.
viennent à éclater. Robert Lafore l’illustre, en particulier, à travers l’exemple
A partir du moment où le lieu du travail est de la juridicisation des problèmes sociaux : “Alors
décontractualisé et la mobilité reconnue valable qu’antérieurement, le partage juste des droits et des
juridiquement, la position du salarié est fragilisée. Sa vie obligations opérait au niveau de méta-catégories
privée et familiale se trouve, en effet, et de fait collectives dont l’appartenance suffisait à organiser des
bouleversée par une décision de mobilité. Les solutions
statuts protecteurs, c’est dorénavant davantage à
rendues ces dernières années sur la mobilité concrétisent
l’échelle de chaque individu qu’il s’établit, en requérant
les contreparties mises en place. Ainsi, le salarié n’a pas
de chacun une adhésion à des normes en échange des
gagné une protection supplémentaire. La protection du
prestations” (52). Etre libre en droit, n’est-ce pas alors
contrat est retirée au profit d’une application directe des
droits et libertés. En réalité, nous n’en sommes pas être libre de droits ?
encore là puisque la Cour de cassation refuse le recours Sylvie Joubert

(47) A. Chirez. Pouvoir de direction des personnes en droit français (51) Par ex., E. Jaulneau - La subjectivisation du droit. Etude de
du travail : de l’unilatéralité à l’assentiment. RJP/NZACL droit privé. Thèse 2007, Université d’Orléans. “L’analyse
Yearbook 2004. macro-juridique permet quant à elle de faire le point sur les
(48) Subjectivisation relevée, par ex., par M. Del Sol, A. Chirez, incidences du phénomène sur le système juridique. A cet
précités. égard, l’analyse révèle que la subjectivisation du droit peut
conduire, par une maximisation croissante de la volonté
(49) M. Del Sol, précité. individuelle, à un schéma d’anti-subjectivisation, en rupture
(50) Par ex, J. Chevallier. L’Etat post-moderne. LGDJ 2003, qui avec la logique première de la subjectivisation du droit”.
souligne l’hyper-subjectivisation de notre droit post-moderne. (52) R. Lafore. La juridicisation des problèmes sociaux : la
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

construction juridique de la protection sociale, Informations


sociales 2010/1 n° 157.

52
9) DOCKES 23/12/10 10:12 Page 53

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

La liberté d’expression au travail


par Emmanuel DOCKÈS,
Professeur à l’Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense

PLAN
Proclamée par tous les textes internationaux relatifs aux droits de
I. Les moyens collectif
d’expression
l’être humain (1), la liberté d’expression est visée par la Déclaration de
A. Le droit d’expression, modalité 1789, comme « l’un des droits les plus précieux de l’Homme » (2). Sans
spécifique de la liberté
elle, pas d’information, pas de débat, pas de pluralisme et donc, cela va
d’expression
B. La liberté d’expression des sans dire, pas de démocratie. Sans elle, et cela est moins souvent
représentants du personnel et des
rappelé, l’être humain est isolé, enfermé en lui-même. La liberté
syndicats
d’expression est une liberté de communication à autrui, une liberté
II. La protection de l’expression relationnelle. Elle protège la faculté d’extérioriser, par l’écrit ou la parole,
des salariés
des pensées, des opinions. Brider cette liberté, c’est non seulement
provoquer le despotisme, mais c’est encore interdire l’existence sociale
de l’individu dans sa plénitude d’être pensant.
Cette logique porte aussi bien dans la sphère du droit public que
dans celle du droit privé. L’article L. 1121-1 du Code du travail le
proclame : l’individu n’abdique plus aucun de ses droits fondamentaux
en entrant dans l’entreprise. Il est aujourd’hui évident pour tous qu’ici,
comme ailleurs, il importe de garantir la liberté d’expression, tant pour
interdire le despotisme que pour protéger l’être humain dans ses
dimensions pensantes et communicantes.
Le principe est clair. Son application est parfois plus difficile.
Comme toute liberté fondamentale, la liberté d’expression a deux
faces, l’une protectrice, l’autre distributive (3). La première vise à protéger
celui qui en use, celui qui s’exprime. La seconde vise à accorder à chacun
les moyens concrets de s’exprimer (4). La sphère publique est
actuellement écartelée par les mouvements qui tirent en sens contraire
chacune de ces deux faces. La protection perd de sa vigueur, comme en
atteste le contrôle montant des journalistes, chroniqueurs et humoristes.
Il faut s’en inquiéter. Dans la même période, la deuxième face de la
liberté d’expression, la face attributive, se découvre une vigueur nouvelle
au travers principalement de l’internet. Les blogs, facebook et autres
youtube ont démultiplié les moyens d’expression. Et il faut s’en réjouir
comme naguère on se réjouissait de la généralisation de l’éducation et de
la maîtrise de l’écriture.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Dans l’univers du travail, ces deux faces évoluent de manière


moins contrastée. Il est vrai qu’en la matière, la liberté d’expression est
encore loin d’avoir atteint le niveau de protection accordé dans la sphère
publique.

(1) Art. 10 Convention européenne de sauvegarde des droits de (4) On évitera d’appeler ce deuxième aspect liberté « concrète »
l’Homme et des libertés fondamentales ; art. 11 Charte des ou « réelle », l’exigence de protection n’étant pas moins
droits fondamentaux de l’UE ; art. 19 du Pacte international concrète et réelle que l’exigence d’attribution de moyens.
relatif aux droits civils et politiques.
(2) Art. 11 Déclaration des droits de l’Homme de 1789.
(3) Cf. E. Dockès, Valeurs de la démocratie, Dalloz 2005, p. 21
et s.

53
9) DOCKES 23/12/10 10:12 Page 54

I. Les moyens collectif d’expression


L’aspect attributif de moyens de la liberté d’expression La jurisprudence limite l’impact de ces textes à
est historiquement premier en droit du travail. Cela l’expression dans ces réunions spécifiques (7). La
pourrait étonner l’interprète habitué à considérer que formulation d’opinions en dehors de ce cadre relève de
l’aspect distributif des droits fondamentaux est postérieur la liberté d’expression en général. Et les textes du « droit
à leur aspect protecteur. Il n’en est rien (5). En droit d’expression » n’ont pas à en régir l’exercice.
social, ce fut même l’inverse. Les droits fondamentaux Cette séparation ne doit pas pour autant être exagérée.
premiers y furent des droits dits de deuxième génération, C’est à juste titre que l’arrêt Dassault du 8 décembre
comme le droit syndical, le droit d’élire des représentants 2009 (8) prend appui aussi bien sur le droit d’expression
ou le droit de grève. Ces droits ont pour finalité stricto sensu que sur la liberté d’expression pour invalider
d’accorder des moyens effectifs de pression, mais aussi une charte d’entreprise qui imposait une autorisation
simplement d’expression, aux salariés. Le salarié isolé est préalable pour l’utilisation de toute information « à usage
de facto le plus souvent trop faible pour oser s’exprimer interne ». La restriction de la liberté d’expression était, au
ou pour le faire de manière audible. Permettre le collectif, dire de l’arrêt, trop imprécise pour passer la double
c’était aussi donner à la pensée et à l’opinion du salarié exigence de justification et de proportion de l’article
un canal d’expression possible. Le délégué du personnel, L. 1121-1 du Code du travail. La Cour ajoute à cela qu’un
dont les fonctions se sont longtemps limitées à la principe d’autorisation préalable ne saurait être imposé
présentation des réclamations des salariés (6), est dans le cadre du droit d’expression des articles L. 2281-1
emblématique de cette dimension des droits collectifs. et suivants du Code du travail. Cette marche de concert
Plus spécifiquement, la problématique de la liberté de la « liberté » et du « droit » n’a rien de surprenant, le
d’expression dans l’ordre du collectif pose des questions droit n’étant au fond qu’une modalité d’application
sur deux points, le « droit d’expression » des salariés et la spécifique de la liberté.
liberté d’expression des représentants du personnel et D’autres passerelles semblent possibles. Ainsi, selon
des syndicats. l’article L. 2281-3 du Code du travail, « les opinions que
les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie
A. Le droit d’expression, modalité professionnelle, émettent dans l’exercice du droit
spécifique de la liberté d’expression d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un
Les articles L. 2281-1 et s. du Code du travail licenciement ». Conformément à sa lettre, ce texte a été
consacrent sous le nom de « droit d’expression » un droit limité au « droit d’expression » stricto sensu (9). Une
limité quand à ses modalités, puisqu’il ne s’exerce qu’au règle identique a cependant été tirée de la liberté
sein de réunions spécifiques, dédiées à l’expression, aux d’expression en général. Celle-ci protège d’une manière
lieux et temps de travail. Il s’agit donc d’un droit générale la communication des opinions (10). Et il va de
individuel qui s’exerce collectivement. Ce droit est aussi soit que, sauf abus, l’exercice d’une liberté ne saurait
limité quant à son objet, puisqu’il ne vise que motiver une sanction ou un licenciement.
l’expression sur le contenu et les conditions du travail. Le L’arrêt Clavaud du 28 avril 1988 (11) était allé
Code du travail incite à la mise en place de ces réunions, chercher cette solution par une interprétation a fortiori de
en prévoyant notamment une négociation collective l’actuel article L. 2281-3. La jurisprudence ultérieure a
annuelle obligatoire à leur sujet (L. 2281-6 C. trav.). condamné cette lecture extensive (12). Mais elle en a
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(5) Sur l’histoire commune des droits distributeurs et des droits (8) Soc. 8 déc. 2009, n° 08-17191, P, Avis B. Aldigé, SSL. 2009, 14
protecteurs, notamment sous les révolutions françaises de 1789 et 21 déc. 2009, n° 1425 et n° 1426-1427 ; J . Porta « Le juge et
et 1848, v. not. M. Borgetto, La notion de fraternité en droit l’éthique : l’affirmation d’un contrôle (à propos des codes de
public français, LGDJ 1991, pp. 144-189. L’opposition des droits conduite et alertes professionnelles) » Dr. Ouv. 2010 p. 244.
sociaux ou réels aux droits civiques ou formels a été largement (9) V. réf. cit. note 7.
surestimée, à la suite notamment de Karl Marx. Elle n’a plus
guère de signification utile aujourd’hui (v. E. Dockès, préc.). (10) Art. 11 DDHC 1789 : « La libre communication des pensées
et des opinions est un des droits les plus précieux de
(6) Cette fonction toujours centrale est actuellement visée à l’art. l’Homme ».
2313-1, al. 1 du Code du travail.
(11) Soc. 28 avr. 1988, pourvoi n° 87-41804 ; Bull. V, n° 257 ;
(7) Selon la jurisprudence, ce droit s’exerce seulement dans ces Dr. Ouv. 1988.250, concl. H. Écoutin, note A. Jeammaud et
réunions collectives organisées : Soc. 16 nov. 1993, Dr. soc. M. Le Friant : « l’exercice du droit d’expression dans
1994.42 ; Soc. 28 avr. 1994, 92-43917, Bull. civ. V, n° 159 ; l’entreprise étant, en principe, dépourvu de sanction, il ne
Soc. 14 déc. 1994, Dr. soc. 2000.163, concl. J. Duplat, note pouvait en être autrement hors de l’entreprise où il s’exerce,
J.-E. Ray ; Soc. 7 oct. 1997, 93-41747, Bull. V, n° 303 ; Soc. sauf abus, dans toute sa plénitude ».
14 déc. 1999, pourvoi n° 97-41995, Bull. civ. V, n° 488,
Dr. Ouv. 2000 p. 247 ; Soc. 2 mai 2001, pourvoi 98-45532, (12) V. préc. note 7.
Bull. civ. V, n° 112.

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9) DOCKES 23/12/10 10:12 Page 55

repris la solution, en la déduisant directement de la Un point du droit positif demeure toutefois marqué par
liberté d’expression (13). les temps anciens où la liberté d’expression semblait
La nuance est subtile, excessivement telle peut-être. Il bannie de l’entreprise. Il s’agit de l’article L. 2142-6 du
serait plus simple d’admettre à l’avenir que l’article Code du travail. Celui-ci prévoit qu’une convention
L. 2281-3 du Code du travail doit bien se lire, a fortiori, collective peut accorder le droit d’utiliser l’intranet aux
comme posant une immunité valide tant dans l’exercice syndicats, et encore cette communication « doit être
du droit d’expression stricto sensu que dans l’exercice de compatible avec les exigences de bon fonctionnement
la liberté d’expression en général. du réseau informatique de l’entreprise et ne doit pas
entraver l’accomplissement du travail ». L’a contrario de
B. La liberté d’expression des cet article est rude : en l’absence de convention
représentants du personnel et des collective (et donc si l’employeur s’y oppose), les
syndicats moyens de communication modernes pourraient être
interdit aux syndicats dans l’entreprise.
Vecteur, d’expression des pensées et opinions des
salariés, mais aussi source d’informations et diffuseurs de Le rattachement des moyens informatiques de
leurs opinions propres, les représentants des salariés et communication à la liberté d’expression est pourtant
des syndicats dans l’entreprise doivent bénéficier d’une désormais indéniable. Il est reconnu tant par le Conseil
liberté d’expression particulièrement protégée. constitutionnel (16) que par la Cour de cassation (17).
La conformité de l’article L. 2142-6 du Code du travail à
Cette liberté conforte la jurisprudence qui encadre
la Constitution et aux traités internationaux apparaît ainsi
strictement les exigences de « confidentialité » que
douteuse, d’autant que la liberté syndicale vient ici
l’employeur souhaiterait mettre à la charge des élus.
renforcer la liberté d’expression. Y aurait-il là matière à
Selon celle-ci, les membres du comité d’entreprise et les
une de ces fameuses questions prioritaires de
représentants syndicaux ne sont tenus à une obligation
constitutionnalité ? A moins que la question de la
de discrétion qu’à l’égard des informations « présentant
conformité de l’article L. 2142-6 aux traités qui visent la
un caractère confidentiel et données comme telles par
liberté d’expression et la liberté syndicale puisse suffire à
l’employeur ou son représentant » (14). De cette double
écarter ce texte rétrograde. Un droit à l’utilisation de
condition, la plus importante est sans doute l’exigence
l’intranet pourrait alors être reconnu aux organisations
d’un caractère objectivement confidentiel. Ce caractère
syndicales représentatives ou semi-représentatives dans
doit être interprété restrictivement : toute exigence de
l’entreprise. Le tout, bien entendu, sous la réserve
confidentialité est, par définition, une restriction à
habituelle de l’abus dans l’exercice de cette liberté (18).
l’exercice de la liberté d’expression. Elle est donc passible
du contrôle de justification et de proportionnalité de
l’article L. 1121-1 du Code du travail (15).

II. La protection de l’expression des salariés


L’affirmation de l’applicabilité des droits de l’Homme critique fut assimilée à une insubordination fautive, voire
dans l’entreprise fut tardive. Sa consécration légale dut gravement fautive (20).
attendre la loi du 4 août 1982 au sujet du règlement La protection qu’offre la liberté d’expression des
intérieur, puis la loi du 31 décembre 1992, pour salariés a permis l’abandon de cette vision. Cette liberté
atteindre la généralité (19). La liberté d’expression, fut d’abord accordée au salarié en dehors des temps et
comme les autres libertés fondamentales, fut victime de lieu de travail, lorsqu’il échappait ainsi au pouvoir de
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

cette lenteur. Longtemps, toute expression d’opinion direction de l’employeur (21). Elle ne fut qu’ensuite

(13) En ce sens, v. par exemple Soc. 18 juin 2002, pourvoi n° 00- (18) Pour une utilisation jugée abusive de l’intranet, lorsque l’accès
43966 « l’exercice de la liberté d’expression des salariés dans à l’intranet est accordé aux syndicats, v. Soc. 22 janv. 2008,
l’entreprise et en dehors de celle-ci ne peut justifier un pourvoi n° 06-40514 (courriel envoyé par l’intranet à tous les
licenciement », sauf abus ce que l’arrêt rappelle. salariés, alors qu’il était sans lien entre la situation sociale de
(14) Soc. 12 juill. 2006, Bull. civ. V, n° 256 ; RDT 2006.402-403, l’entreprise et sans rapport avec l’activité syndicale du salarié).
obs. H. Tissandier. (19) Art. L. 120-2 devenu L. 1121-1 C. trav.
(15) Sur la question plus générale des clauses de confidentialité, au (20) V. encore Soc. 4 févr. 1992, pourvoi n° 89-43611
regard des droits fondamentaux, v. O. Leclerc, « Sur la validité (21) V. Soc. 28 avr. 1988, Clavaud, préc. note 11 ; Soc. 5 mai
des clauses de confidentialité », Dr. soc. 2005.173. 1993, pourvoi n° 90-45893 ; Soc. 12 nov. 1996, 94-43859,
(16) Déc. n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Hadopi, pt. 12. Bull. civ. V, n° 373.
(17) Soc. 5 mars 2008, n° 06-18907, Bull. civ. V, n° 55, arrêt qui
reconnaît l’existence d’une « liberté de communication
électronique », certes limitée en l’espèce.

55
9) DOCKES 23/12/10 10:12 Page 56

reconnue au salarié y compris lorsqu’il se trouvait dans Cour de cassation. Celle-ci n’hésite pas, assez
l’entreprise, soumis à ce pouvoir (22). Avec la régulièrement, à casser des arrêts d’appel ayant qualifiés
généralisation de la portée des droits fondamentaux, la les propos d’un salarié d’abusifs ou d’excessifs, dès lors
solution s’impose aujourd’hui avec une certaine que la Cour juge que pareille qualification ne s’imposait
évidence. C’est dans une même formule que la pas (26).
jurisprudence le rappelle régulièrement : « le salarié jouit,
Il résulte de ces décisions que l’entreprise n’est pas un
dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté
lieu où la soumission s’impose même en paroles. La
d’expression » (23).
Cour de cassation reconnaît aux salariés un véritable droit
Les difficultés se focalisent sur les limites reconnues à de critiquer (27), même si cette critique est exprimée en
cette liberté. Appuyée sur la théorie de l’abus de droit, la termes vifs (28). Et ce droit n’est pas réservé aux seuls
Cour de cassation définit ces limites par l’utilisation de salariés situés au sommet de la hiérarchie (29),
trois termes : la liberté d’expression ne saurait permettre contrairement à ce que la motivation de certains arrêts
« des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs » (24).
lue a contrario aurait pu laisser penser (30).
Les deux premiers termes tombent sous le sens, le
Ce droit de critiquer n’est pas cependant sans limites.
caractère illicite de l’injure et de la diffamation n’est pas à
Outre la prohibition de l’injure et de la diffamation, il est
démontrer, ces actes étant même pénalement
à noter que le caractère réitéré et systématique de la
sanctionnés (25). La difficulté se concentre donc sur le
critique peut favoriser la caractérisation de l’abus (31),
troisième de ces termes, celui des propos « excessifs ».
Ce qualificatif est aussi flou qu’il est possible de l’être. alors qu’un fait isolé sera plus facilement qualifié
L’« abus » est caractérisé en cas d’« excès »... Ces deux d’« imprudence » qui « ne saurait caractériser à elle
termes pouvant apparaître largement synonyme, cela ne seule » un abus de la liberté d’expression (32).
nous renseigne guère. Selon l’interprétation extensive ou S’inspirant du droit de la diffamation (33), la Cour de
restrictive de ce qui peut être qualifié d’« excès », la cassation considère que l’exactitude des faits allégués,
liberté d’expression sera effectivement protégée dans les même lorsque ceux-ci sont graves et pénalement
entreprises ou non. Il est nécessaire de plonger plus sanctionnés, permet d’exclure l’abus de la liberté
avant dans la casuistique pour tenter d’en tirer les d’expression (34). Cette solution s’imposait, sous peine
grandes lignes du droit positif en la matière. d’interdire aux salariés d’une entreprise de donner l’alerte
Cette plongée ne peut qu’être difficile. Elle n’est pas lorsqu’ils sont témoins de faits graves. Réciproquement,
impossible. D’autant que le contrôle de la qualification le caractère mensonger des faits permet de conclure
des faits est ici exercé avec une relative rigueur par la facilement à un abus (35), et ce plus encore lorsque ce

(22) Soc. 14 décembre 1999, pourvoi n° 97-41995, Bull. civ. V, (29) V. par ex. Soc. 7 juillet 2010, n° 08-45560, liberté
n° 488 ; Soc. 2 mai 2001, pourvoi 98-45532, Bull. civ. V, d’expression d’une « accueillante juridique » à temps partiel
n° 112 . et à durée déterminée dans une association d’aide aux
(23) Outre les arrêts précités, v. not. Soc. 22 juin 2004, 02-42446, victimes et de médiation judiciaire ; Soc. 2 mai 2000, pourvoi
Bull. civ. V, n° 175, Dr. Ouv. 2005 p.116 n. E. Gayat et A. de n° 98-41557 (liberté d’expression d’une enseignante dans un
Senga ; Soc. 8 décembre 2009 préc. note 8 ; Soc. établissement scolaire).
29 septembre 2010, n° 09-41543, n° 09-41544. (30) V. not. Soc 14 décembre 1999, pourvoi n° 97-41995, Bull. civ.
(24) V. not. Soc 14 décembre 1999, pourvoi n° 97-41995, Bull. civ. V, n° 488, Dr. Ouv. 2000 p. 247, lequel note pour motiver
V, n° 488 ; Soc. 15 décembre 2009, n° 08-44222 ; 16 juin l’absence d’abus que le salarié exerçait des fonctions « de très
2010, n° 09-40065 ; 19 octobre 2010, n° 09-42180. haut niveau ». Ce type de sur-motivation de la décision n’est
plus utilisé dans la jurisprudence récente.
(25) Les articles R. 621-2 et R. 621-1 du Code pénal font de la
diffamation et de l’injure non publique des contravention de la (31) Soc. 11 février 2009, n° 07-44127. V. cpdt, Soc. 19 octobre
1re classe. La diffamation publique et l’injure publique sont 2010, n° 09-42180 pour un cas dans lequel la Cour d’appel
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

des délits, prévus par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de note que le salarié « a multiplié les accusations, les
la presse (articles 29 et 33). contestations, les polémiques et les sous-entendus », sans que
cela suffise, pour la Cour de cassation, à caractériser un abus
(26) V. par ex. Soc. 2 mai 2001, pourvoi 98-45532, Bull. civ. V, dans l’exercice de la liberté d’expression.
n° 112 ; Soc. 19 décembre 2007, 06-42804 et 06-42805 ;
9 novembre 2009, n° 08-41927 ; 9 novembre 2009, n° 08- (32) Soc. 9 janvier 2002, pourvoi 99-45875.
42806 ; 19 octobre 2010, n° 09-42180. (33) La preuve de la vérité des faits diffamatoires publics ou non
(27) Pour des lettres de critiques des dirigeants de l’entreprise, publics exonère le coupable d’une diffamation (L. 29 juill.
considérées comme n’excédant pas les limites de la liberté 1881, art. 35, al. 3, et C. pén., art. R. 621-1, al. 2 C. pénal).
d’expression, envoyées par des salariés au Conseil (34) Soc. 29 septembre 2010, n° 09-41543 ; n° 09-41544 : « la
d’administration de l’entreprise ou de l’association, et (ou) à Cour d’appel qui a estimé que les informations qu’il était
certains salariés, v. not. Soc. 21 septembre 2010, pourvoi reproché à la salariée d’avoir communiquées à la presse et à
n° 09-42382 ; Soc. 7 juillet 2010, n° 08-45560 ; Soc. l’Assemblée nationale étaient exactes, a fait ressortir l’absence
15 décembre 2009, n° 08-44222 ; Soc. 9 novembre 2009, d’abus ».
n° 08-42806. (35) Soc. 27 octobre 2010, n° 08-44446, inédit « accusations
(28) V. not. Soc. 9 novembre 2009, préc. ; 13 février 2008, n° 06- graves et non fondées » ; Soc. 29 avril 2009, nos 07-44798 et
41500. 07-44813, allégations caricaturales faisant suite à des
accusations injustifiées.

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9) DOCKES 23/12/10 10:12 Page 57

mensonge, intentionnel, est fait dans l’intention de salarié devra pouvoir étayer son propos. Il n’apparaît pas
nuire (36). nécessaire qu’il prouve les faits qu’il allègue.
Le juriste sait qu’entre le mensonge volontaire et Réciproquement, la preuve de l’inexactitude de
l’exactitude, il est tout un monde. Et c’est bien entendu l’allégation ne doit pas suffire à entraîner la
dans ce monde que le tracé de la frontière entre l’illicite condamnation du salarié. En revanche, que le salarié soit
et le licite est difficile. Pour la Cour de cassation, le salarié incapable d’apporter le moindre élément étayant son
qui relate ou témoigne d’un fait de harcèlement moral propos semble permettre le plus souvent de caractériser
est protégé contre toute sanction ou licenciement, une certaine mauvaise foi de sa part, et donc un abus
« même si les faits allégués sont non fondés », pourvu dans son exercice de la liberté d’expression.
qu’il ait été de bonne foi (37). La solution a le mérite de Au final, la jurisprudence de la Cour de cassation
la clarté. Elle n’a cependant été adoptée qu’au sujet du semble en la matière relativement équilibrée. Le temps
harcèlement moral, par interprétation de l’article L. 1152- où toute expression contraire à la doctrine du chef
2 du Code du travail. Sa généralisation à tous les cas d’entreprise était considérée comme une insubordination
d’exercice de la liberté d’expression reste douteuse. fautive est clairement révolu. Les salariés n’abdiquent
Pour conclure à l’absence d’abus, une décision récente plus, aux portes de l’entreprise, de leur qualité d’êtres
note que la fausseté des allégations du salarié n’était pas humains pensants, ni de leur droit de communiquer à
établie (38). Cependant qu’une autre décision reconnaît autrui leurs pensées et leurs opinions. La fermeté même
au contraire un tel abus, au motif que le salarié de ces opinions exprimées n’est plus condamnable. Seul
reconnaissait que ses graves accusations « ne reposaient l’humour ou l’« insolence » semblent encore sur la
sur aucune preuve » (39). Le doute profite dans le sellette (40). On peut le regretter, ce mode d’expression
premier cas au salarié, dans le second à l’employeur… étant le seul qui puisse permettre de faire passer certains
Nous sommes dans la nuance fine, inévitable dans toute messages. A l’heure où le droit à l’insolence semble plus
étude de casuistique. menacé que naguère dans la sphère publique, peut-être
Il apparaît de bon sens de considérer que, hormis les serait-il souhaitable d’en reconnaître la possibilité,
cas dans lesquels un texte spécial vient protéger le occasionnelle, dans l’entreprise.
salarié, plus les faits dénoncés sont graves et plus le Emmanuel Dockès

(36) Soc. 16 novembre 1993, pourvoi n° 91-45904, Bull. civ. V, (39) Soc. 15 juin 2010, n° 09-41550.
n° 278. (40) V. Soc. 26 mai 2010, n° 09-40419 ; 29 avril 2009, n° 07-
(37) Soc. 10 mars 2009, n° 07-44092, Bull. civ. V, n° 66 ; RDT 44798 et n° 07-44813. Arrêts qui relèvent tous deux
2009, n° 453, note P. Adam ; ibid. 376, obs. B. Lardy-Pélissier ; l’insolence du ton avant de conclure à l’abus du salarié. Il est
Dr. Ouv. 2009, p. 456, obs. P. Rennes ; Soc. 29 septembre cependant difficile d’en déduire une prohibition générale de
2010, n° 09-42057 ; 27 octobre 2010, n° 08-44446. l’insolence, les arrêts susvisés pointant d’autres faits
(38) Soc. 9 novembre 2009, n° 08-41927. susceptibles de justifier un tel abus.

Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

57
10) DELAJOUX 23/12/10 10:13 Page 58

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

La liberté religieuse
sur les lieux de travail (publics et privés)
par Claire BRICE-DELAJOUX,
Maître de conférences en droit public à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne

PLAN
I. La liberté de croire
Les lieux de travail correspondent à des endroits où les individus
A. Une liberté en principe très passent en pratique une très grande partie de leur temps. Il est donc légitime
bien protégée…
de s’intéresser à la façon dont leurs droits fondamentaux s’y exercent. En
B. …sous réserve du cas
particulier des salariés de droit réalité, des restrictions particulières vont s’y développer pour tenir compte
privé recrutés par des d’impératifs dont la nature varie selon que ces lieux de travail relèvent du droit
entreprises de tendance
privé ou du droit public (1).
II. La liberté d’exprimer sa foi
A. Dans la fonction publique :
En droit français, la liberté religieuse constitue un droit fondamental à
l’expression du culte s’efface certains égards particulièrement touché par ces restrictions. C’est ce que nous
devant le principe de laïcité
allons pouvoir observer en distinguant les deux volets que recoupe cette
B. Dans l’entreprise privée : un
principe de protection de la liberté : celle, d’une part, de choisir sa religion et de la vivre dans son for
liberté de culte en pratique
intérieur, manifestation de la liberté de conscience (I). D’autre part, la liberté
largement entamé
C. Des éléments de d’exercer les rites liés à cette religion qui correspond à une manifestation de la
convergence dans la gestion liberté d’expression (II).
des demandes d’absence
pour cause religieuse : la
prise en compte du bon
fonctionnement du service
ou de l’entreprise
I. La liberté de croire

C’est une liberté en théorie très bien protégée (A), ses opinions ou de ses croyances ». En vertu de l’article 9
sous réserve du cas particulier des salariés de droit privé de la Convention européenne des droits de l’Homme
recrutés par des entreprises de tendance (B). (CEDH) : « Toute personne a droit à la liberté de pensée,
de conscience et de religion (…) ». Quant à l’article 14
A. Une liberté en principe très bien de la CEDH, il prohibe les discriminations. L’article 18 du
protégée… Pacte relatif aux droits civils et politiques met l’accent
La liberté de choisir sa religion et de la vivre dans son davantage sur le volet personnel de la liberté religieuse. Il
for intérieur est juridiquement assimilable à la liberté de prévoit : « 1. Toute personne a droit à la liberté de
conscience. Elle bénéficie d’une protection très forte tant pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique
pour les agents publics que pour les salariés de droit la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une
privé. Cette situation est aisément compréhensible, conviction (…) ».
l’exercice de cette liberté s’avérant en principe comme En ce qui concerne les normes prises par le législateur
neutre pour l’employeur. français, l’article L. 1132-1 du Code du travail (ancien
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

1. Le droit positif est particulièrement nourri pour article L. 122-45 avant le 1er mai 2008) interdit toute
protéger ce droit. discrimination lors du recrutement, de l’accès au travail
L’article 10 de la DDHC de 1789 dispose que : « Nul ainsi que dans l’exercice de ce travail, ses conditions ou
ne doit être inquiété pour ses opinions, même sa rémunération en raison notamment des convictions
religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble religieuses. Cette protection est renforcée par
pas l’ordre public établi par la loi ». L’alinéa 5 du l’article 225-2 du Code pénal qui prévoit des sanctions
préambule de la Constitution de 1946, spécifiquement pénales en cas de discrimination. Quant aux
relatif au travail, indique : « Nul ne peut être lésé, dans fonctionnaires, l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983
son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de portant titre Ier du statut général des fonctionnaires

(1) Il est exclu ici d'entrer dans les subtilités du droit de la fonction travaillent pour une personne publique investie d’une mission
publique qui offre parfois des contrats de droit privé. Nous de service public – aux salariés de droit privé – intervenant
opposerons, de façon simplifiée, les agents publics – qui dans le cadre de structures de droit privé.

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10) DELAJOUX 23/12/10 10:13 Page 59

dispose : « Aucune distinction ne peut être faite entre les entreprises sont fondées sur la défense ou la promotion
fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, d’une doctrine ou d’une éthique qui va justifier que le
syndicales, philosophiques ou religieuses ». recrutement et la gestion des salariés s’effectuent en
2. Ce dispositif juridique conduit à une protection cohérence avec ces dernières.
quasiment absolue et commune à la fonction publique et Relèvent de cette forme d’entreprise les paroisses
au droit du travail s’agissant de la liberté de choisir ses religieuses, les établissements scolaires religieux, des
options religieuses et de les vivre dans l’intimité de sa
associations, etc.
conscience.
Les discriminations peuvent alors être autorisées
Il est ainsi interdit de gérer le recrutement et la carrière
comme le prévoit explicitement l’article 4 § 2 de la
des agents publics en fonction de leur choix ou non choix
directive du 27 novembre 2000 (6).
religieux (2).
La jurisprudence fut d’abord incarnée en ce domaine
Dans l’entreprise, cette protection est rappelée par
exemple dans une délibération rendue par la Haute par un arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de
autorité de lutte contre les discriminations (Halde) le cassation validant le licenciement par un établissement
14 janvier 2008. Celle-ci indique que « dans les scolaire privé et catholique d’une enseignante qui s’était
entreprises qui n’ont pas de finalités religieuses, les remariée après avoir divorcé, méconnaissant en cela la
questions de l’employeur portant sur la religion ou les doctrine de l’Eglise en la matière (7). La Cour indiquait
convictions religieuses des candidats à un emploi ne ainsi que « dans des circonstances très exceptionnelles,
répondent en principe à aucune des deux conditions les convictions du salarié peuvent être prises en compte
posées à l’article L. 121-6 du Code du travail » (3). Ainsi, lors de la conclusion du contrat de travail, que cet
la Halde rappelle « qu’aucune personne ne peut être élément a été intégré dans le contrat dont il est devenu
écartée d’une procédure de recrutement en raison de partie essentielle et déterminante ». Ainsi, s’agissant du
ses convictions religieuses » (4).
sort alors réservé à l’article L. 122-45 (L. 1132-1) du
On peut ajouter que pour renforcer l’efficacité du Code du travail, la Cour de cassation estimait que ce
dispositif de protection, la loi du 16 novembre 2001 (5) texte ne s’appliquait pas lorsque l’activité demandée au
modifie les règles de la preuve. Ainsi, la victime d’une
salarié consistait en une tâche impliquant qu’il soit en
discrimination doit présenter au juge pénal des éléments
communion de pensée et de foi avec son
de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination
employeur (8).
directe ou indirecte. Il appartient alors au recruteur de
prouver que sa décision est justifiée par des éléments Pour justifier aujourd’hui un licenciement fondé sur
objectifs étrangers à toute discrimination. une différence de vues salarié/employeur dans ce cadre,

Ce haut niveau de protection, dans cette conception la la Cour de cassation s’est assouplie au bénéfice de la
plus réduite de la liberté religieuse, trouve une exception. liberté de conviction du premier. Elle considère que le
licenciement « doit être fondé sur une cause objective
B. …sous réserve du cas particulier des reposant sur le comportement du salarié qui, compte
salariés de droit privé recrutés par des tenu de ses fonctions et de la finalité propre de
entreprises de tendance l’entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de
Les entreprises dites de tendances sont celles dans cette dernière » (9). Autrement dit, le comportement du
lesquelles est expressément prônée une idéologie, une salarié doit avoir porté, par son exemple, un préjudice à
morale, une philosophie ou une politique. Ces l’entreprise.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(2) Censure d’un refus de titularisation dans la fonction publique (6) Directive du Conseil 2000/78/CE
en raison de convictions religieuses : CE, 8 déc. 1948, (7) Cass. Ass. plén., 19 mai 1978, Bull. Ass. plén. 1978, n° 1 ;
Demoiselle Pasteau, RDP 1949, p. 73. Dalloz 1978, jurisp., p. 541, note V. Ardant.
(3) L’article L. 1221-6 nouveau du Code du travail prévoit que (8) Cass. Soc., 20 nov. 1986, Droit social 1987, p. 379, note
l’entretien d’embauche doit viser à évaluer la capacité du J. Savatier
demandeur à occuper un emploi proposé et ses aptitudes
professionnelles. (9) Cass. Soc., 17 avr. 1991, Droit social 1991, p. 489, note
J. Savatier, Dr. Ouv. 1991 p. 202, note P. Bouaziz. Cette
(4) En l’occurrence, refus de recruter un animateur de camp de évolution de la jurisprudence nous semble beaucoup plus
vacances pour cause de consommation de viande hallal et conforme à la vision qu’a la CEDH face à ce type de
donc de non-partage avec les enfants de l’ensemble de leurs contentieux qu’elle traite davantage sur le terrain de l’article 8
repas. de la Convention EDH : Cour EDH, 23 sept. 2010, deux
(5) loi n° 2001-1066 complétant et modifiant l’article L. 122-45 du affaires, Obst c/ Allemagne et Schmit c/ Allemagne, req.
Code du travail. nos 425/03 et 1620/03.

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II. La liberté d’exprimer sa foi


Ce second volet de la liberté religieuse conduit à La conséquence en est que le droit de manifester leurs
diverses manifestations possibles. L’article 9 de la CEDH convictions religieuses pour les agents publics et
précise que la liberté religieuse implique notamment assimilés est mis en échec par lesdits principes. Ceux-ci
celle « (…) de manifester sa religion ou sa conviction doivent incarner l’impartialité de l’Etat et de la
individuellement ou collectivement, en public ou en République. L’idée, au fond, est que les usagers n’ont pas
privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et à être confrontés aux choix religieux des agents publics
l’accomplissement des rites ». afin de préserver la neutralité de l’Etat vis-à-vis de toutes
On peut classer ces manifestations de la liberté de les religions.
culte en deux catégories. Celles, d’abord, qui s’expriment 2. Cette vision s’est essentiellement heurtée aux
par la seule action de celui qui en fait le choix. C’est signes et tenues vestimentaires témoignant le
l’exemple du port d’un signe ou d’un vêtement qui rattachement à un culte et en particulier à ce qu’on
symbolise le rattachement à un culte. Celles, ensuite, qui appelle communément le « voile islamique ».
supposent une action positive de l’employeur, qu’il soit Cette position, rigoureuse, et semble-t-il générale, est
public ou privé, à la demande du salarié. Cela vise incarnée par le fameux avis contentieux du Conseil d’Etat
l’hypothèse où le chef d’entreprise est sollicité pour des rendu en 2000 au sujet d’une enseignante,
autorisations d’absence spéciales pour cause de fêtes Mlle Marteaux (10). Il y est indiqué que « le fait pour un
religieuses ou la mise à disposition de salles de prière ou agent public de manifester, dans l’exercice de ses
encore, en cas de restauration collective, de repas fonctions, ses croyances religieuses, notamment en
adaptés aux diverses prescriptions religieuses. portant un signe destiné à marquer son appartenance à
Toutes ces demandes conduisent à une visibilité une religion, constitue un manquement à ses
religieuse de ceux qui s’en réclament, ce qui pose la obligations ». Cette ligne a fait l’objet de quelques
question de leur compatibilité avec le monde du travail. applications (11).
L’interdiction des manifestations religieuses par les
On constate sur cette question une approche a priori
agents publics est également illustrée par la prohibition
radicalement différente selon que l’on se situe dans la
qui leur est faite de se livrer au prosélytisme auprès des
fonction publique ou dans l’entreprise privée. Ainsi, dans
usagers qui constitue un manquement à l’honneur (12).
la fonction publique, l’expression cultuelle des agents
Dans la même logique, est un manquement à la
publics est sacrifiée sur l’autel de la laïcité (A). A l’inverse,
neutralité de l’agent public le fait de faire apparaître son
dans l’entreprise privée, s’applique un principe de
adresse électronique professionnelle sur un site de
reconnaissance de la liberté de culte, même si celle-ci se
prosélytisme religieux (13).
trouve largement malmenée en pratique (B). Pourtant, il
existe un point au moins de convergence dans les Même dépourvue de valeur juridique contraignante, la
gestions publique et privée de la demande religieuse, charte de la laïcité, texte élaboré à la demande du chef
c’est celui des autorisations d’absence (C). de l’Etat en janvier 2007 par le Haut conseil de
l’intégration, reprend la vision stricte du Conseil d’Etat sur
A. Dans la fonction publique : l’expression ce point. Son article 2 prévoit que « le fait pour un agent
du culte s’efface devant le principe la public de manifester ses convictions religieuses dans
laïcité l’exercice de ses fonctions constitue un manquement à
ses obligations ».
1. L’Etat est tenu, vis-à-vis des religions, à un principe
de neutralité qui renvoie à l’exigence constitutionnelle de L’état du droit semble clair et arrêté : les agents publics
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

verraient en toutes circonstances les manifestations de


laïcité. La loi de 1905 dite de séparation entre l’Etat et
leur choix religieux mises en échec par le principe de
l’Eglise, affirme que l’Etat ne privilégie aucune religion
laïcité.
pour garantir à chacun le libre exercice de tous les cultes
sous réserve du respect de l’ordre public. Ces principes La réalité est plus complexe.
de neutralité et de laïcité s’imposent à toutes les Nous verrons plus tard que la laïcité n’empêche pas
représentations publiques et donc, en particulier, aux les agents publics d’obtenir, par exemple, des
services publics et aux agents qui y collaborent. autorisations d’absence pour cause de fêtes religieuses.

(10) CE, Avis du 3 mai 2000, AJDA 2000, p. 602, chron. Guyomar refusait d’enlever son voile ; CAA Lyon, 27 nov. 2003, Ben
et Colin. Abdallah, RFDA 2004, conclusions Kolbert, relatif à une
(11) TA Paris, 17 oct. 2002, AJDA 2003, p. 99, note Monteclerc, contrôleuse du travail portant également le voile islamique.
validant le non-renouvellement du contrat d’une assistante (12) CE, 19 fév. 2009, recours n° 311633.
sociale d’un centre d’accueil et de soins hospitaliers qui (13) CE, Section, 15 oct. 2003, Odent, recours n° 246214.

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La porte n’est donc pas totalement verrouillée – mais on fait, pour un agent public, quelles que soient ses
comprend bien que, dans ce dernier cas, l’expression du fonctions, de manifester dans l’exercice de ces dernières
culte s’effectue hors du cadre du service. ses croyances religieuses (...) constitue un manquement
Ainsi, s’interroge-t-on sur le caractère général de à ses obligations professionnelles et donc une faute ».
l’interdiction de manifester sa religion par des indices Pourtant, pour apprécier la gravité de cette faute et
vestimentaires. Il n’est pas exclu que cette radicalité soit corrélativement la pertinence du choix de la sanction, la
un jour remise en cause par la Cour européenne des Cour indique tenir « compte de l’ensemble des
droits de l’Homme. Certes, cette dernière considère la circonstances de l’espèce, et entre autres, de la nature et
défense de la laïcité comme un objectif conforme aux du degré du caractère ostentatoire de ce signe (en
valeurs sous-jacentes à la Convention européenne des l’occurrence un voile), de la nature des fonctions
droits de l’Homme. Le but de la restriction ainsi opposée confiées à l’agent, ainsi que de l’exercice par lui soit de
à la liberté garantie par l’article 9 de la CEDH réside dans prérogatives de puissance publique, soit de fonctions de
la protection des droits et libertés d’autrui et l’ordre représentation ».
public. La Cour laisse en outre aux Etats parties à la Cette démarche rappelle l’évaluation de l’obligation de
Convention une marge de manœuvre importante pour neutralité et de réserve de l’agent public dont l’intensité
préserver leur modèle relationnel avec les religions. Cette varie selon sa position dans le service. Plus l’agent est
ouverture au principe de laïcité – qui n’est pas un haut placé dans la hiérarchie administrative, plus
principe expressément reconnu dans la Convention l’expression de ses opinions est considérée comme
européenne des droits de l’Homme – dans le but incarnant la position officielle du service, ce qui
d’apporter des restrictions à la liberté religieuse est augmente, par voie de conséquence, son obligation de
parfaitement exposée dans l’affaire jugée par la Cour de neutralité. Quant aux fonctions de représentation, on
Strasbourg en 2005, Leyla Sahin c/ Turquie (14). Pour comprend que l’exigence de laïcité trouve ici toute sa
autant, cette juridiction n’en reste pas moins très justification puisque le sens ultime de ce principe réside,
pointilleuse sur le caractère justifié et proportionné de il faut le redire, dans la non-exposition des usagers aux
ces restrictions par rapport au but recherché (15). options religieuses des agents publics pour qu’ils se
En quoi la question de l’expression du culte par les sentent parfaitement libres de faire leurs propres choix
agents travaillant dans des services publics en France en la matière (19). Sauf que la Cour ne recourt à ces
nous semble-t-elle susceptible d’assouplissements ? De critères que pour évaluer la légalité du choix de la
quoi disposons-nous dans cette réflexion ? sanction et non pour déterminer si l’expression religieuse
Dans le cadre scolaire – hors université –, le droit est constitue ou non un manquement.
clair : l’interdiction des signes religieux s’impose autant Cette position ne semble pas incontestable. Ne
aux élèves (16) qu’aux enseignants. On peut sans faudrait-il pas atténuer l’interdiction de l’expression du
difficulté considérer que tout adulte lié à cet univers (en choix religieux pour les agents publics dès lors qu’ils
dehors des parents accompagnateurs (17)) est contraint occupent des fonctions subalternes, mais surtout
par cette neutralité tant l’école est perçue comme le lieu lorsqu’ils ne sont pas en lien avec les usagers ?
par excellence dans lequel les jeunes esprits doivent être Ainsi peut-on s’interroger sur la légalité du licenciement
initiés aux valeurs de la République. Tout signe religieux d’une doctorante travaillant dans un laboratoire du CNRS
porté par un adulte, même non enseignant, pourrait venir de l’Université de Toulouse, allocataire de recherche, et
troubler ce cadre. qui n’effectuait aucun service d’enseignement,
Qu’en est-il des autres services publics ? La motivation licenciement justifié par le port de « foulard islamique ».
de la Cour administrative d’appel de Lyon en 2003 Le Tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa requête
relative à une contrôleuse du travail (18) est accessoire tendant à obtenir la suspension de cette
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

particulièrement intéressante. La Cour y précise que « le sanction (20) dans un jugement du 17 avril 2009 (21),

(14) Cour EDH, Grande chambre, 10 nov. 2005, aff. n° 44774/98. accompagnateurs de sorties scolaires n° 2007-117 du 14 mai
(15) Cela apparaît clairement par exemple dans la décision de la 2007.
Cour EDH, 15 fév. 2001, Mme Dahlab c/ Suisse, aff. (18) CAA de Lyon, 27 nov. 2003, préc.
n° 42393/98. (19) C’est également ce que rappelle le TA de Paris dans l’affaire
(16) Loi du 15 mars 2004 prohibant le port ostensible de signes ou jugée le 17 oct. 2002, préc. en précisant que le but du fait de
tenues manifestant une religion dans les écoles, collèges et ne pas laisser l’assistante sociale porter un « foulard
lycées publics. islamique » était de « protéger les usagers du service de tout
(17) La Halde considère que les parents accompagnateurs ne sont risque d’influence ou d’atteinte à leur propre liberté de
concernés ni par l’interdiction qui touche les élèves d’arborer conscience ».
des signes religieux à l’école en vertu de la loi de 2004, ni par (20) Le recours en annulation au fond (recours n° 09-1425) n’a à
le principe de neutralité qui s’impose aux agents publics : ce jour toujours pas été jugé.
délibération relative au principe de laïcité concernant une (21) TA de Toulouse, ord. du 17 avril 2009, recours n° 09-1424.
interdiction de port de signe religieux pour les parents

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aucun des moyens invoqués n’étant « de nature à faire motivait sa démarche par une volonté d’imposer une
naître un doute quant à la légalité de la décision neutralité dans l’expression des convictions et opinions
attaquée ». Pour autant, la solution paraissait loin d’être des salariés pour garantir le respect des opinions et
évidente. D’une part, l’obligation de réserve et de convictions des clients, partenaires et de l’ensemble des
neutralité ne s’impose pas aux enseignants chercheurs, collaborateurs au sein du collectif de travail.
leur public étant censé être doté d’un esprit critique La Halde affirme solennellement que le principe de
suffisant pour ne pas sentir de pression ou de restriction laïcité ne s’applique pas dans l’entreprise en l’absence de
à leur propre liberté. On doit donc certainement dispositions juridiques expresses en ce sens. Ainsi, serait
considérer que l’interdiction de manifester ses choix contraire au droit et notamment aux articles 34 de la
religieux ne leur est pas opposable. Certes, une Constitution (23) et 9 de la CEDH une interdiction
allocataire de recherche n’est pas un enseignant générale et absolue pour tous les salariés de l’entreprise
chercheur. Mais, par ailleurs, les étudiants de l’université de manifester leur religion sur leur lieu de travail en
ne sont pas soumis à la loi de 2004 et, en outre, la jeune l’absence de tout dispositif législatif l’autorisant.
doctorante n’avait pas accepté de charge d’enseignement
L’autorité administrative indépendante rappelle
de telle sorte que son travail de thèse s’effectuait entre
toutefois à l’employeur l’article L. 1121-1 du Code du
elle-même et son directeur de thèse. Où était la
travail qui permet d’apporter des restrictions aux libertés
nécessité de protéger la laïcité au sens de la liberté de
des salariés pour autant que celles-ci apparaissent
choix religieux des usagers du service public ?
justifiées et proportionnées à la nature des tâches à
Ces longs développements nous montrent que la accomplir.
liberté d’expression religieuse dans la fonction publique
A ce stade, notons que le rapport de subordination est
pourrait être moins étouffée par le principe de laïcité
très fort dans le lien contractuel avec des impératifs de
qu’elle ne l’est aujourd’hui si l’on revenait au sens dudit
temps et de lieu, de telle sorte que les exigences de
principe.
l’entreprise peuvent justifier d’importantes restrictions aux
Certes, la chose pourrait être plus compliquée à gérer pratiques religieuses. La Halde indique des pistes
pour les chefs de service, mais s’agissant de protéger une précises fondant de telles restrictions, comme les
liberté constitutionnellement et conventionnellement exigences de sécurité, de santé, d’hygiène, l’existence
garantie, on peut admettre que si l’agent public travaille d’une relation commerciale entre le salarié et le client, ou
de façon permanente hors de la vue des usagers, il n’y a encore les impératifs liés au fonctionnement de
aucun risque pour lui de véhiculer un quelconque l’entreprise.
message à destination de ces derniers. La laïcité est
Une autre délibération de la Halde du 9 avril 2009
insusceptible d’être menacée. Cela concernerait assez
ajoute, au titre des fondements possibles aux limitations
peu d’agents publics, d’autant plus qu’il ne faudrait pas
dans l’entreprise de l’expression cultuelle des salariés,
qu’il y ait d’autres obstacles, comme ceux tirés de la
« l’abus du droit d’expression, la prosélytisme ou les
protection de la santé, de l’ordre public ou encore un
actes de pression à l’égard d’autres salariés » (24).
comportement prosélyte qui pourrait affecter les autres
agents du service. 2. Quelle est la réalité de ces restrictions ?
S’agissant de la sécurité, elle est érigée en dogme au
B. Dans l’entreprise privée : un principe de sein de l’entreprise de telle sorte que l’expression
protection de la liberté de culte en cultuelle des salariés n’a plus lieu d’être. Cette dernière
pratique largement entamé s’efface et sa revendication devient alors
1. Le principe, protecteur de la liberté de culte, a méconnaissance des obligations du salarié.
notamment été rappelé dans une délibération de la On peut citer le cas d’une monitrice sport et loisirs
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Halde du 3 mars 2008 (22). Le contexte de cette recrutée par une association pour encadrer et s’occuper
délibération est très instructif : une entreprise de la d’enfants autistes pour une semaine estivale et qui,
grande distribution envisageait d’intégrer dans son faisant savoir son refus de se baigner avec les enfants
règlement intérieur l’interdiction, pour tous les salariés, lors d’une sortie prévue dans un parc aquatique pour
du port d’un signe religieux ou politique. L’entreprise raisons religieuses, fut licenciée. La Halde, saisie par la

(22) Délibération n° 2008-32. D’autres délibérations ont réitéré les (23) Article 34 de la Constitution qui prévoit que seul le législateur
mêmes principes : Délibération n° 2009-22 du 26 janv. 2009 est compétent pour restreindre l’exercice des libertés
relative à une clause du règlement intérieur d’une entreprise publiques.
visant à réglementer les tenues vestimentaires et le port de (24) Délibération préc. n° 2009-117.
signes religieux ; ou encore la Délibération n° 2009-117 du
6 avril 2009 relative aux règles fixées par la loi et la
jurisprudence pour l’expression religieuse dans l’entreprise.

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jeune femme, indique que la rupture du contrat est de manifester sa religion est fondée sur des éléments
justifiée par l’impératif de sécurité pour les enfants lors objectifs étrangers à toute discrimination (28).
de la baignade et qu’il s’agit là d’un objectif étranger à Globalement, l’image de l’entreprise peut ainsi être
toute discrimination (25). invoquée dès lors que l’employé est en lien avec la
S’agissant des restrictions liées à la nature de la tâche à clientèle. Ce type de fonction permet à l’employeur
accomplir, l’intérêt de l’entreprise est mis en exergue. Est d’exiger de ses salariés de la discrétion dans la
ici prise en considération l’image de marque de manifestation de leurs convictions religieuses, ce qui
l’entreprise. La jurisprudence exige, conformément à n’est pas sans rappeler l’obligation de neutralité des
l’article L. 1121-1 du Code du travail, que la mesure agents publics, bien que la finalité soit différente.
restrictive de liberté soit proportionnée au but recherché. Enfin, l’employeur peut également restreindre
Ainsi, la Cour d’appel de Paris a-t-elle validé le l’expression religieuse de ses salariés en cas d’abus par
licenciement d’une vendeuse dans un centre commercial ces derniers dans leur droit d’expression, de prosélytisme
porteuse d’un « voile islamique » en s’appuyant sur le fait ou d’actes de pression à l’égard des autres salariés, étant
que celle-ci était en contact direct avec la clientèle, d’une entendu que le seul port d’un signe religieux n’est pas en
part, et, d’autre part, que l’entreprise était seule « apte à principe constitutif d’un tel comportement. La particularité
juger de l’apparence d’une vendeuse en contact avec la de ces situations réside dans le fait qu’en de telles
clientèle ». Le juge a ainsi considéré qu’il y avait là une circonstances, ce n’est pas l’image de l’entreprise qui est
cause objective de licenciement liée à l’intérêt de concernée, mais la protection des autres salariés,
l’entreprise (26). notamment au travers de l’obligation qu’a l’employeur de
A contrario, dans une autre affaire, cette même Cour garantir sur le lieu de travail la santé physique et mentale
d’appel (27) déclare sans cause réelle et sérieuse le de ses salariés ainsi que de lutter contre le harcèlement
licenciement d’une salariée portant un « voile islamique » moral (29).
dès lors que celle-ci n’était pas en lien direct avec la On observe ainsi que la réalité penche au final
clientèle. Il faut donc pour l’entreprise que l’expression davantage vers la préservation de l’intérêt de l’entreprise,
religieuse du salarié lui cause un trouble caractérisé. cet intérêt étant conçu largement (30). Ainsi, la
Le juge apprécie ces affaires de façon très jurisprudence considère-t-elle que les salariés n’ont pas à
pragmatique, au cas par cas, modulant sa position parfois exiger de leur employeur le respect de leurs convictions
seulement au regard de la bonne ou mauvaise volonté religieuses. Il y a donc en pratique une sorte d’inversion
de l’entreprise à trouver des solutions de conciliation entre le principe et l’exception.
avec le(a) salarié(e). Le juge exige finalement de C’est le sens de la jurisprudence dite du « boucher
l’employeur qu’il démontre que l’atteinte portée au droit mahorais » dans laquelle la Cour de Cassation considère

(25) Délibération n° 2006-242 du 6 nov. 2006. physique entre de très jeunes enfants et les assistantes
(26) CA Paris, 16 mars 2001, Mme Charmi c/ SA Hamon, Bull maternelles et éducatrices de jeunes enfants dans une crèche ?
n° 54, p. 37. Cette donnée pourrait conduire à penser que ce vêtement
spécifique – qui n’est pas un simple voile – n’est pas
(27) CA Paris, 19 juin 2003, Sté Téléperformance c/ Tahri, RJS compatible avec la nature des fonctions de la salariée et la
2003, n° 1116. mission de l’association. D’autre part, ces mêmes sources, qui
(28) Arrêt préc. de la CA de Paris, 19 juin 2003. révèlent un conflit qui s’est progressivement durci entre la
(29) articles L. 4121-1 et L. 1152-4 du Code du travail requérante et son employeur, précisent que la première a
évolué, sur le plan personnel, vers un positionnement
(30) Sans compter que certaines réalités s’avèrent parfois
religieux de plus en plus radical, envisageant, quelque temps
complexes. Ainsi doit-on accorder une attention particulière à
avant le licenciement, que les enfants soient réveillés pour des
une affaire qui vient d'être jugée par le Conseil des
temps de prière. A l’évidence, et même si cette demande n’a
prud'hommes de Mantes-la-Jolie, 13 décembre 2010,
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

pas été suivie d’effet, ce dernier élément nous semble


Mme Afif c/ Association Baby Loup, affaire n° 10/00587. Le
caractériser une démarche de nature prosélyte d’autant plus
juge devait statuer sur la validité du licenciement d’une
problématique qu’il s’adresse en l’occurrence à un public
salariée d’une crèche associative – donc privée – en 2008,
enfantin. On voit que les éléments particuliers ne manquent
salariée portant un « voile islamique ». L’affaire trouvait ses
pas dans cette affaire pour fonder juridiquement le choix de
difficultés dans le fait que la Halde, saisie à cette occasion, a
l’employeur de s’opposer à l’expression cultuelle de cette
considéré en mars 2010 que ce licenciement était
salariée. Pour compliquer l’affaire un peu plus, il apparaît que
discriminatoire, position sur laquelle l’Autorité administrative
cette crèche, ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et
indépendante souhaitait revenir, sa nouvelle et désormais ex-
financée à plus de 80% par des fonds publics, doit assurément
présidente ayant œuvré pour que l’affaire puisse être
être considérée comme assurant une mission de service
réexaminée. Une autre appréciation pouvait effectivement être
public. C'est la position retenue par le juge prud'homal. Il en
portée sur la validité de ce licenciement, les particularités de
a déduit que la faute lourde de la requérante pouvait être
l’espèce étant, sur plusieurs plans, de nature à pouvoir fonder
retenue en raison notamment de son refus persistant de
une restriction à l’expression religieuse de la salariée. La
respecter le règlement intérieur de l'association qui imposait
presse révèle que cette dernière arborait en tout dernier lieu
le respect de la neutralité et de la laïcité au personnel de
un voile particulièrement couvrant ne laissant apparaître son
l'institution à l'instar de ce qui s'impose dans tout service
visage que de façon réduite. Ce vêtement ne doit-il pas être
public.
considéré comme affectant la façon dont doit se faire le lien

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que l’employeur n’était pas tenu de répondre 23 septembre 1967 qui indique « qu’il appartient aux
favorablement à une demande de changement de poste chefs de service d’accorder aux agents, qui désirent
motivée par les convictions religieuses de son salarié participer aux cérémonies célébrées à l’occasion des
(31). En effet, le fait religieux n’étant pas inséré dans le principales fêtes propres à leur confession, les
contrat de travail, l’employeur n’avait pas à modifier autorisations d’absence nécessaires dans la mesure où
l’organisation de l’entreprise pour répondre à la demande toutefois leur absence demeure compatible avec le
confessionnelle de son salarié.
fonctionnement normal du service ». Ce principe est
Ainsi, les pratiques ponctuelles de mise à disposition rappelé chaque année par circulaire ministérielle, laquelle
de salles de prière assorties d’horaires aménagés ou la fournit la liste des principales fêtes religieuses des cultes
prise en compte dans une restauration collective orthodoxe, israélite, musulman et bouddhiste (32). Des
proposée par l’employeur de prescriptions alimentaires
autorisations sont possibles au-delà de ces dates.
religieuses ne correspondent à aucune obligation légale
Sur le fond, des autorisations d’absence pour motifs
mais résultent de la seule bonne volonté des employeurs
(et éventuellement de l’intérêt de l’entreprise, en termes religieux peuvent être accordées si elles sont compatibles
de paix sociale et d’efficacité, au travail de ses salariés). avec le fonctionnement normal du service, qui reste
De telles pratiques s’observent essentiellement dans de prioritaire. Ainsi, le refus opposé à un agent d’un service
grosses entreprises de production (exemple des usines public de s’absenter pour fréquenter un lieu de culte à
PSA qui ont intégré ces besoins depuis longtemps). des horaires auxquels sa présence est nécessaire pour le
La même logique de priorité aux besoins de fonctionnement normal du service ne constitue pas une
l’entreprise se dessine s’agissant de la gestion des atteinte manifestement illégale à la liberté de pratiquer la
demandes de jours de congés. Sur ce point, on entre sur confession de son choix (33).
un terrain où apparaissent de vraies convergences avec la 2. Dans le secteur privé, l’approche est très semblable.
prise en compte de cette question pour les agents Le Code du travail ne mentionne que les fêtes légales
publics. correspondant aux fêtes chrétiennes. Il n’existe donc
aucun encadrement juridique. L’employeur décide
C. Des éléments de convergence dans la
gestion des demandes d’absence pour d’accorder ou de refuser de telles demandes en fonction

cause religieuse : la prise en compte du de leur compatibilité avec l’intérêt de l’entreprise. Ce qui
bon fonctionnement du service ou de est impératif, c’est que le salarié fasse une demande
l’entreprise. formelle. Il est toujours fautif de s’être arrogé un droit
d’absence même pour motif religieux (34).
Le critère de décision dans ce type de situation réside
Par ailleurs, le contrat de travail peut prendre en
dans la prise en compte du bon fonctionnement du
service ou de l’entreprise. compte les revendications religieuses des salariés
(clauses autorisant les prières à heures fixes ou facilités
L’image de l’entreprise ou le message véhiculé par le
d’absence pour les grandes fêtes religieuses) mais cela
service n’est plus en jeu s’agissant de telles demandes
doit faire l’objet d’une négociation et ne constitue pas
puisque, par hypothèse, le culte sera exercé dans un
cadre privé, extérieur au lieu de travail et sur un temps une obligation pour l’employeur.
qui n’est plus celui du travail. Ainsi, tant le chef de service que l’employeur privé
La liberté de culte reprend-elle alors quelque peu ses disposent d’une marge de manœuvre importante, de
droits ? telle sorte que ces autorisations ne sont jamais un droit.
1. Dans le secteur public, la question n’est régie que Claire Brice-Delajoux
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

par circulaire du ministre de la Fonction publique du Le 17 décembre 2010.

(31) Cass. soc., 24 mars 1998, Bull., soc. n°171. Dans cette affaire, (32) Circulaire n° 2010-060 du 7 mai 2010 fixant le calendrier des
qui trouve son origine dans une grande surface d’alimentation, fêtes religieuses de l’année civile 2010 pour lesquelles les
le salarié du rayon boucherie, réalisant – au bout de deux ans autorisations d’absence peuvent être accordées.
– qu’il manipulait de la viande de porc, ce qu’il estimait être (33) CE, ord. de référé, 16 mars 2004, Benaïsse, req. n° 264314.
contraire aux prescriptions de sa religion, avait demandé à son
employeur sa mutation. (34) Mais cette faute ne constitue pas nécessairement une cause
réelle et sérieuse propre à justifier un licenciement : Cass. soc,
16 déc. 1981, Dame B., Bull. soc, n° 968.

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11) SLAMA 23/12/10 10:13 Page 65

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Travailleurs sans-papiers :
un droit de grève « bridé » ?
par Serge SLAMA, Maître de conférences en droit public
à l’Université Evry-Val-d’Essonne (Centre Léon Duguit)
et rattaché au CREDOF Paris Ouest-Nanterre

PLAN
I. Travailleurs sans-papiers mais
Le 30 octobre 2006, 18 travailleurs « sans-papiers » de la
pas sans droit de grève blanchisserie Modelux à Chilly-Mazarin, soutenus par l’Union locale CGT de
A. Un droit de grève reconnu aux
Massy, arrêtaient leur mouvement de grève, avec occupation de
sans-papiers sans entrave
B. Grèves de travailleurs sans-papiers, l’entreprise, après avoir obtenu l’engagement de la préfecture de
de vraies grèves régularisation de leur situation. En mai 2007, ce sont les salariés de Buffalo
II. Des modalités bridant l’exercice Grill à Viry-Châtillon (Essonne) qui, à leur tour, lancèrent un mouvement
du droit de grève par les sans- pour revendiquer la régularisation de 22 travailleurs sans-papiers. La même
papiers intérimaires
A. L’occupation d’entreprises sans année, il en sera de même de l’abattoir de la Cooperl de Montfort-sur-Meu
nécessairement de liens avec les en Bretagne (1), de l’entrepôt Paris-Store à Thiais (Val-de-Marne), des
travailleurs occupants
B. L’entrave à l’activité économique
Métalcouleur à Bonneuil (Seine-Saint-Denis), etc. En prenant le
gouvernement au mot de son discours de l’immigration « choisie », ces
premiers mouvements de grève de travailleurs « sans-papiers », soutenus
par la CGT, ont connu un important écho médiatique et abouti à des
régularisations.
Dans ce contexte, le gouvernement a donné son aval à l’adoption
d’un amendement déposé par un député UMP, Frédéric Lefebvre, prévoyant
la possibilité de régularisation de travailleurs « sans-papiers » au titre de
« considérations humanitaires » ou de « motifs exceptionnels » (2). Alors
même que cette disposition de l’article 40 de la loi du 20 novembre 2007
(L. 313-14 CESEDA) ne présente juridiquement guère d’intérêt (3), le
ministère de l’Immigration trouva moyen de restreindre la portée de cette
disposition par voie de circulaire (circulaire du 7 janvier 2008) en ne
permettant des régularisations que sur la base d’un système manifestement
illégal (4) et inégalitaire (5) de « liste de métiers », extrêmement restrictif.
Ces rideaux de fumée ne tarderont d’ailleurs pas à se déchirer. Ainsi, la
régularisation en février 2008 de sept cuisiniers du restaurant de la Grande
Armée à Paris a contribué à lancer un mouvement national de grèves,
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(1) Mikael Goubin, « L’expulsion collective des sans-papiers propos de l’annexe de l’arrêté du 18 janvier 2008). En effet,
de Montfort », Plein droit n° 74, octobre 2007 l’association de soutien aux immigrés a tardé à déposer la
(http://www.gisti.org/spip.php?article1013). requête car initialement la CGT devait s’associer à cette
(2) V. CE, avis, 8 juin 2010, Sacko et a., req. n° 334793 : AJDA démarche, comme dans le « grand arrêt » de 1978 (v. sur ce
2010.1123. thème Jérôme Pélisse, « Regard comparatif : l’expérience
syndicale », Défendre la cause des étrangers en justice, sous
(3) Cette disposition « n’est qu’une institutionnalisation, encadrée l’égide du Gisti, Dalloz-Gisti, Thèmes & commentaires, 2009,
par des critères de droit, d’une fraction du pouvoir de p. 85).
régularisation qui a toujours été reconnu, même en dehors des
conditions légales, à l’autorité préfectorale, au titre de son (5) Dans une recommandation du 29 octobre 2008, la Halde
pouvoir de police spéciale des étrangers » (F. Lénica, concl. sur dénonce ces modalités de sélection variables en fonction des
avis CE du 28 novembre 2007, n° 307036 – cité par CESEDA pays d’origine des migrants qui risquent d’ouvrir « la voie à la
commenté, Dalloz, 1re éd., 2010, art. L. 313-14). V. CE sélection des travailleurs sur des bases ethniques, et non
13 février 1975, Da Silva et CFDT, Rec. CE, p.16 et CE, avis, uniquement sur des compétences professionnelles » (Laetitia
section de l’intérieur, 22 août 1996, « Etrangers sans papiers », Van Eeckhout, « La Halde craint que l’immigration choisie
Grands avis du Conseil d’Etat, Dalloz, 3e éd., n° 29. ouvre la voie à une sélection ethnique », Le Monde,
30 octobre 2008).
(4) Le référé-suspension du Gisti a été néanmoins rejeté, au tri, pour
défaut d’urgence (CE, ord., 20 mars 2008, Gisti, n° 314398 : à

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11) SLAMA 23/12/10 10:13 Page 66

concernant 600 travailleurs sans-papiers, de mai à septembre 2008. Elle s’est caractérisée par des grèves
avec occupation de restaurants (dont la « Tour d’argent »), de sociétés de nettoyage (Véolia, ISS), dans les
BTP, etc. Elle s’est achevée, non sans paradoxe, par l’occupation pendant de longs mois de l’annexe de la
Bourse du travail pour protester contre les pratiques de la… CGT de sélection des dossiers. Après huit
mois de mouvement, la seule concession a été une liste de critères d’admission au séjour, non publique,
et une circulaire permettant aux employeurs de conserver des salariés dont les dossiers sont en cours
d’instruction (6). Là aussi, ces mesures se révéleront être très largement des mesures d’affichage tant le
nombre réel de régularisations est faible (2 800 pour l’année 2008 (7)).
L’annulation de la circulaire du 7 janvier 2008 en octobre 2009 coïncida avec une troisième vague
de grèves impliquant plus de 6 800 sans-papiers sur une quarantaine de sites et soutenues par onze
organisations et syndicats, avec le slogan « On bosse ici ! On vit ici ! On reste ici ! ». Elles ont impliqué
plus spécifiquement 1 500 intérimaires, secteur qui emploie de nombreux sans-papiers dans des
entreprises sous-traitantes (y compris à l’Elysée ou à l’Assemblée nationale), mais qui pose des difficultés
importantes quant à l’exercice du droit de grève. Ce mouvement a aussi eu pour particularité de recevoir
le soutien de certaines organisations patronales (ANDRH, Ethic, CGPME, Veolia Propreté) qui réclament
elles aussi une clarification des règles de régularisation (8).
Les vagues de grève des travailleurs sans-papiers depuis 2006 posent, surtout lorsqu’elles
concernent des travailleurs intérimaires (9), des questions juridiques inédites. Si cela a peu préoccupé les
juristes, des travaux de sociologues ou politistes, particulièrement ceux du groupe ASPLAN (10), montrent
que les travailleurs étrangers sans titres de séjour constituent une forme de « salariat bridé » (11).
Le juriste peut, tout autant, se demander si le droit de grève des sans-papiers n’est pas, lui aussi,
« bridé » (12).
« Brider » c’est en effet, selon Le Robert : « Contenir dans son action, gêner dans son
développement (syn. freiner, réprimer) ». Or, si les sans-papiers sont des travailleurs, et à ce titre
bénéficiaires de ce droit fondamental (I), ils ne sont pas des travailleurs tout à fait comme les autres – ils
ne sont en effet pas censés travailler – et leur situation irrégulière peut singulièrement compliquer
l’exercice du droit de grève, particulièrement s’agissant des intérimaires (II).

I. Travailleurs sans-papiers, mais pas sans droit de grève


En vertu de l’alinéa 7 du préambule de la Constitution Conseil constitutionnel consacrant sa valeur
du 27 octobre 1946, « le droit de grève s’exerce dans le constitutionnelle (13). Or, force est de constater que
cadre des lois qui le réglementent ». Ce principe peut dans la loi il n’existe aucune restriction au droit de grève
donc connaître des limites que le législateur est des sans-papiers (A).
« habilité (…) à tracer » selon les mots de la décision du

(6) Violaine Carrère, « Derrière le sans-papiers on découvre le Tourette. V. « La grève des sans-papiers au miroir de la
travailleur », Plein droit n° 80 « Sans papiers, mais pas sans précarité », Plein droit (revue du Gisti), n° 84 Passeurs
voix », mars 2009 d’étrangers, mars 2010 ; Lucie Tourette, Nicolas Jounin,
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(7) Laetitia Van Eeckhout, « Sans-papiers : Besson prépare une Sébastien Chauvin, « Retour du travailleur immigré »,
nouvelle circulaire sur la régularisation par le travail », Mouvements.info., 2008 (http://www.mouvements.info/
Le Monde, 29 octobre 2009. spip.php?article323). Voir aussi Alain Morice et Swanie Potot,
De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers. Les étrangers
(8) Hugo Lattard, « Quand les patrons soutiennent les travailleurs dans la modernisation du salariat, Karthala, 2010.
sans-papiers », Le Monde, 7 juin 2010. Voir notamment
l’intervention de M. Léonidas Kalogeropoulos, vice-président (11) Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie
du mouvement patronal ETHIC, au Colloque Droit & historique du salariat bridé, PUF, 1998.
démocratie « Faut-il régulariser les travailleurs sans-papiers » ?, (12) Sur cette idée voir Sébastien Chauvin, « Des mobilisations
22 juin 2010 (http://www.droit-et-democratie.org/archives/faut- bridées. Le syndicalisme informel parmi les travailleurs
il-regulariser-les-travailleurs-sans-papier/) journaliers aux États-Unis », in Sophie Béroud Sophie et Paul
(9) ASPLAN, « L’intérim en grève : la mobilisation des travailleurs Bouffartigue (dir.), Quand le travail se précarise, quelles
sans papiers intérimaires », Savoir/Agir, 2010 n° 12, p. 19 ; résistances collectives ?, La Dispute, 2009, p. 253.
Nicolas Jounin, « L’illégalité sous-traitée ? Les conséquences du (13) déc. n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, Droit de grève à la
recours à des employeurs intermédiaires dans le secteur du radio et à la télévision, Grandes décisions du Conseil
bâtiment », Droit social, n° 1, janvier 2007, p. 38. constitutionnel, n° 19.
(10) Le groupe de recherche « ASPLAN » est composé de Pierre
Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie

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11) SLAMA 23/12/10 10:13 Page 67

Pour autant, les grèves de ces dernières années ne constituerait une mesure discriminatoire prohibée par
sont pas des grèves comme les autres car le destinataire l’article 14 de la Convention européenne des droits de
principal des revendications n’est pas tant l’employeur l’Homme combiné à son article 11. En effet, de
que le gouvernement et l’administration préfectorale et jurisprudence constante, la Cour estime que, même si les
que derrière la revendication « professionnelle » de Etats membres ont une certaine marge d’appréciation
régularisation des salariés de l’entreprise apparaît une dans le domaine économique et social, seules des
revendication plus « politique » de dénonciation de la « considérations très fortes » peuvent amener à admettre
législation sur les étrangers. On peut dès lors se des différences de traitement fondées directement ou
demander si les grèves de « sans-papiers » sont bien indirectement sur l’origine nationale du requérant (18).
juridiquement des grèves (B). Dans le même sens, le Conseil constitutionnel a reconnu,
dans sa décision fondant le « statut constitutionnel » des
A. Un droit de grève reconnu étrangers, que « si le législateur peut prendre à l’égard
aux sans-papiers sans entrave des étrangers des dispositions spécifiques, il lui
appartient de respecter les libertés et droits
Même si sa reconnaissance en droit français est
fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à
tardive, le droit de grève est particulièrement bien
tous ceux qui résident sur le territoire de la République »
protégé de par sa constitutionnalisation en 1946, mais
(19), dont fait, bien évidemment, partie le droit de grève.
aussi par sa protection par des normes internationales et
Seule la jouissance « des droits à la protection sociale »
européennes comme la convention n° 87 de
peut être soumise à une condition de résidence stable et
l’Organisation Internationale du Travail du 9 juillet 1948,
régulière sur le territoire français.
le Pacte international sur les droits économiques, sociaux
Les travailleurs sans-papiers bénéficient donc
et culturels de 1966 (article 8d), la charte sociale
indéniablement du droit de grève – comme de
européenne révisée en 1996 (article 7.4) et la charte des
l’ensemble des droits sociaux fondamentaux – dans les
droits fondamentaux de l’Union européenne de
mêmes conditions que les autres travailleurs. Du reste,
décembre 2000 (article 29) (14). Cette protection
comme l’explique si bien Emmanuel Dockès, « la grève
textuelle est renforcée par une protection
est un acte de désobéissance » qui est faite « dans
jurisprudentielle non moins importante. Toutes les
l’intention de nuire ». Elle se moque des « cadres
juridictions reconnaissent au droit de grève la qualité de
établis » puisqu’il s’agit d’une « violation des règles
droit fondamental (15). A l’exception de la Cour de
habituelles » protégée par la Constitution et les normes
Luxembourg (16), toutes s’accordent aussi à reconnaître
internationales (20). Autrement dit, pour mener leurs
que les restrictions dont l’exercice de ce droit peut faire
actions, les travailleurs sans-papiers n’ont pas eu à se
l’objet doivent être prévues par la loi et « justifiées et
soucier de la question de savoir s’ils étaient titulaires du
proportionnées » à un but légitime (17).
droit de grève : il leur a suffi, de manière collective et
En l’absence de textes conditionnant le droit de grève concertée, de cesser le travail en portant leurs
à la régularité du séjour, les travailleurs sans-papiers revendications. De tous temps, la grève a été, avant
bénéficient dans les mêmes conditions que les autres d’être un droit, un état de fait, un rapport de force qui
travailleurs du droit de grève. Mais là n’est pas tout, on s’exerce quelle que soient les interdictions et répressions
peut penser que si le législateur restreignait (délit de coalition jusqu’à la loi du 25 mai 1864 ; faute
spécifiquement le droit de grève des sans-papiers, cela lourde civile jusqu’à l’organisation du droit par la loi en

(14) Pour cette partie nous nous référons à Emmanuel Dockès, Elsa suppose que la poursuite du droit de grève obéisse, dans le
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Peskine, Cyril Wolmark, Droit du travail, 5e éd., Dalloz, 2010, champ des libertés économiques communautaires, à un motif
chap. 20, la grève. suffisamment légitime.
(15) Cons. n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, préc. ; CE Ass. 7 juillet (17) V. par ex. Cons. constit. n° 2007-556 DC, 16 août 2007 ; Cour
1950, Dehaene : Grands arrêts de la jurisprudence EDH, 5e Sect. 28 octobre 2010, Trofimchuk c. Ukraine, Req.
administrative, n° 65, Dr. Ouv. 1950 p. 500, n. M. Boitel ; n° 4241/03 : Actualités droits-libertés 29 octobre 2010,
Cass. soc. 5 mars 1953, Dunlop et Plisson : Grands arrêts du comm. N. Hervieu et CE, réf., 27 octobre 2010, M. Stéphane
droit du travail, n° 186 ; Cour EDH, 21 avril 2009, Enerji Yapi- L. et a., Fédération nationale des industries chimiques CGT,
Yol Sen c. Turquie, n° 68959/01 : Actualité droits-libertés n° 343966 : AJDA 2010 p. 2026, comm. Rémi Grand, à
(CREDOF) 23 avril 2009, comm. N. Hervieu, Dr. Ouv. 2010 paraître au Dr. Ouv.
p. 453 n. M. Bonnechère ; CJCE 11 décembre 2007, Viking, (18) V. not. Cour EDH, 16 déc. 1996, Gaygusuz c/ Autriche,
aff. C-438-/05 et Laval, C-341-05 : RDT 2008, p. 80, comm. n° 17371/90.
S. Robin-Olivier et E. Pataut, Dr. Ouv. 2010 p. 552 spec.
p. 559, n. M. Bonnechère. (19) Cons. constit., n° 93-325 DC du 13 août 1993 ; Bruno
Genevois, « Un statut constitutionnel pour les étrangers »,
(16) Développant une conception « vénéneuse » (Emmanuel RFDA. 1993, p. 871.
Dockès et a., ibid., n° 578) la Cour de justice estime que ce
droit ne peut restreindre les libertés d’établissement et de (20) Emmanuel Dockès, Elsa Peskine, Cyril Wolmark, Droit du
prestation de services que de manière proportionnée – ce qui travail, préc., n° 577.

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11) SLAMA 23/12/10 10:13 Page 68

1950 ; révocation de la fonction publique sans le circulaires « Marcellin-Fontanet » de février 1972. Les
bénéfice des garanties disciplinaires avant 1946 (21)). immigrés développent alors aussi d’autres formes de
Au bilan, l’obligation de détenir un titre de séjour « grèves » : grève des loyers dans les foyers Sonacotra au
autorisant à travailler pour exercer une activité salariée sur début des années 1970 (28), grèves de la faim des
le territoire français (articles L. 313-10 CESEDA et « déboutés » du droit d’asile au début des années 1990
L. 5221-1 et s. du Code du travail) n’a pas d’incidence ou des « sans-papiers » de Pajol, Saint-Ambroise ou Saint-
sur le bénéfice du droit de grève par les travailleurs sans- Bernard en 1995-1996 (29) ou encore des victimes de
papiers (22). Mais les grèves menées depuis 2006 sont- la « double peine » en 2002-2003 (30).
elles juridiquement des grèves ? En effet, en droit, la Ces derniers mouvements ne sont pas juridiquement
notion de « grève » est nettement plus restrictive que ce des grèves car elles ne concernent ni nécessairement
que le langage commun pourrait laisser penser. des salariés, ni la cessation du travail. En effet, de
jurisprudence constante, la grève se définit comme une
B. Grèves de travailleurs sans-papiers,
« cessation collective et concertée du travail par des
de vraies grèves salariés en vue d’appuyer des revendications
Il est loin le temps où les étrangers étaient mobilisés professionnelles » (31). En revanche, les grèves menées
par le patronat comme des « briseurs de grève », à par les travailleurs sans-papiers depuis 2006 remplissent
l’image de l’embauche des mineurs belges du Borinage l’ensemble des éléments de cette définition. Il s’agit sans
pour remplacer les grévistes nordistes dans Germinal de conteste d’arrêts du travail collectif et concerté par des
Zola, et qui arrivaient sur le carreau, encadrés par l’armée, salariés. Même si elles ne concernent qu’une frange des
sous les cris des grévistes (« À mort les étrangers ! À salariés – les travailleurs sans-papiers – l’exigence
mort les Borains ! Nous voulons être les maîtres chez jurisprudentielle d’un mouvement collectif est bien
nous » (23)). Intégrés au mouvement ouvrier, les remplie car les grèves minoritaires sont licites (32). Ces
immigrés ont participé à toutes les grandes grèves de grèves visent aussi à appuyer une revendication – la
1936 (24), 1947 ou mai 1968 (25), faisant même régularisation des salariés de l’entreprise. La seule
parfois l’objet d’arrêtés d’expulsion voire même de difficulté est donc de savoir s’il s’agit bien de grèves
déchéances de nationalité (26). A partir du début des professionnelles et non pas « politiques » – qui sont
années 1970, émerge la « cause » immigrée dans le exclues de la protection accordée au droit de grève (33).
cadre de combats autour des conditions de travail, de Fort heureusement, la notion de « revendication
logement, de la lutte contre les discriminations et le professionnelle » est interprétée largement. La Cour de
racisme, mais aussi des premières mesures restreignant cassation a admis comme étant licites les grèves en
le droit au séjour (27). Ainsi, les mobilisations se sont faveur ou à l’encontre de choix politiques dès lors qu’ils
multipliées pour obtenir, par exemple, l’abrogation des ont des répercussions professionnelles (34). Or, les

(21) Cf. CE 7 août 1909 Winkell, S. 1909.3.145. (27) Sur cette période v. Sylvain Laurens, Une politisation feutrée.
(22) Rappelons que le défaut de titre peut entrainer des poursuites Les hauts fonctionnaires de l’immigration en France (1962-
pénales à l’encontre de l’irrégulier et de son employeur (article 1981), Belin, 2009.
131-19 du Code pénal, avec interdiction du territoire français (28) Mireille Galano, « Une lutte exemplaire », Plein Droit (revue
si l’employeur est étranger) et des sanctions administratives du Gisti), n° 53-54, « Immigration : trente ans de combat par
(contribution exceptionnelle de l’OFII, contribution forfaitaire le droit », mars 2002 ; Assane Ba, « Vingt ans après », Vacarme
des frais de réacheminement vers le pays d’origine de l’article 16, été 2001 ; Mireille Ginésy-Galano, Les immigrés hors la
L. 626-1 du CESEDA ; remboursement des prestations de cité - Le système d’encadrement dans les foyers (1973-1982),
Sécurité sociale à défaut de contrôle médical en vertu de L’Harmattan/CIEM, 1984 ; Choukri Hmed, « Contester une
l’article L. 374-1 CSS). institution dans le cas d’une mobilisation improbable. La
(23) Zola s’inspire des évènements de la grève aux grève des loyers dans les foyers Sonacotra dans les années
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

mines d’Anzin en 1884 (http://www.histoire- 1970 », Sociétés contemporaines, n° 65, avril 2007, p. 55-81.
immigration.fr/index.php?lg=fr&nav=948). (29) Johanna Siméant, La cause des sans-papiers, Presses de
(24) Au début des années 1930, la CGTU comptait dans ses rangs Sciences Po, 1998 ; La grève de la faim, Presses de Sciences
près de 17 000 militants étrangers, en majorité Italiens, Po, 2009.
Polonais, juifs étrangers. (30) Lilian Mathieu, La double peine - Histoire d’une lutte
(25) L’usine Renault à Boulogne-Billancourt comptait un tiers inachevée, La Dispute coll. « Pratiques politiques », 2006.
d’étrangers sur 21 000 ouvriers (voir les descriptions (31) Cass. soc. 18 juin 1996, D. 1998, somm. 258. obs. A. Lyon-
cinglantes de Robert Linhart dans l’Etabli aux éditions de Caen ; Grands arrêts du droit du travail, n° 195.
Minuits en 1978). On a aussi à l’esprit l’affiche de mai 1968 (32) Cass. soc., 3 octobre 1963 : Bull. civ. IV, n° 645 ; D. 1964.3,
avec le bras noir croisant le bras blanc avec le slogan note G. Lyon-Caen ; Grands arrêts du droit du travail, n° 188.
« Travailleurs français, immigrés, tous unis ».
(33) Cour. sup. arb. 15 février 1939, DH 1939.186 ; 15 mars 1939,
(26) V. Pour les grèves de 1947 : Alexis Spire, Etrangers à la carte. DH 1939.360 ; Cass. soc. 4 mai 1956, D. 1956.487
L’administration des étrangers en France (1947-1975), Grasset,
2005, p. 73. (34) Cass. crim. 23 octobre 1969, Bull. crim., n° 267 ; Cass. soc.
29 mai 1979, Lhomme, Bull. civ., V, n° 464 ; Grands arrêts du
droit du travail, n° 190.

68
11) SLAMA 23/12/10 10:13 Page 69

grèves de sans-papiers portent tout autant un message d’un mouvement plus général de « sans-papiers » visant
politique (la régularisation de tous les travailleurs sans- à être régularisés » (40) ou enfin que la « preuve d’une
papiers) qu’une revendication professionnelle (la cessation collective et concertée du travail par des
signature d’un contrat « CERFA », avec paiement de la salariés de la société (…) pour faire valoir des
contribution forfaitaire, permettant de solliciter la revendications professionnelles n’était pas établie » (41).
régularisation des sans-papiers de l’entreprise afin de leur A l’inverse, et à bon droit, la Cour d’appel de Paris a
permettre de travailler légalement dans les mêmes infirmé cette dernière ordonnance en jugeant que « les
conditions de travail, de salaire, de protection sociale et revendications formulées à travers les affiches,
de dignité que les autres salariés). La Cour de cassation a banderoles et tracts (…) apparaissent suffisamment
admis qu’une grève peut fort bien avoir des liées à la relation de travail des intéressés pour
revendications professionnelles qui dépassent permettre de reconnaître à leur mouvement de
l’employeur et s’adressent en réalité principalement au protestation collective la qualification de grève, au sens
gouvernement (« la capacité de l’employeur à satisfaire des articles L.. 2511-1 et suivants du Code du travail,
les revendications des salariés est sans incidence sur la observation faite que les conditions d’emploi
légitimité de la grève… » (35)). C’est le cas des grèves interviennent dans les mécanismes de régularisation des
de travailleurs sans-papiers. Du reste, la jurisprudence travailleurs étrangers démunis de titre de séjour » (42).
interdit tout contrôle du caractère déraisonnable de la Malgré la revendication de type politique qu’elles
revendication (36). véhiculent, s’adressant d’avantage au gouvernement qu’à
Il est dès lors curieux que des tribunaux de grande leurs patrons, les grèves de sans-papiers sont bien
instance ont admis l’évacuation d’agences d’intérim en juridiquement des grèves. Comme le souligne le groupe
constatant le trouble manifestement illicite en l’absence ASPLAN, ce mouvement reprend « la revendication
de « revendication précise à l’égard de la société (…) et centrale de la lutte des sans-papiers, la régularisation,
dont la satisfaction dépendrait de ses pouvoirs propres en l’associant de façon inédite au mode d’action
d’employeur » (37) ou « qu’il est vain (…) de venir traditionnel du mouvement ouvrier, la grève avec
soutenir que cette occupation s’inscrit dans le strict occupation du lieu de travail, en se basant sur les
exercice du droit de grève, et dans le cadre de contradictions d’une politique migratoire promouvant de
revendications professionnelles, la seule revendication nouveau l’immigration dite “économique” » (43). Elles
étant celle de la régularisation (…) de leur situation ne constituent d’ailleurs pas les premières grèves de
(…), qui n’est pas du ressort de la société ADIA, et travailleurs immigrés. On peut évoquer, par exemple, la
l’objectif de faire pression sur le gouvernement français, participation de l’Association des Marocains de France
les travailleurs sans-papiers restant dans l’attente d’une (AMF) aux grèves et manifestations contre la liquidation
nouvelle circulaire, suite à l’annulation par le Conseil de la sidérurgie lorraine en 1979 ou les grèves de
d’Etat le 23 octobre 2009 de la circulaire du 7 janvier personnels de nettoyage, majoritairement étrangers, de la
2008 » (38) ou que le ce mouvement collectif doit être RATP en vue de l’amélioration de leurs conditions de
considéré comme « dégénérant en abus » du fait de travail en 1980. On peut aussi évoquer aux Etats-Unis les
« l’occupation d’une agence non directement concernée grèves de travailleurs irréguliers montrant leur importance
par celui-ci » dans la mesure où « la régularisation n’est en cessant de travailler une journée ou pour protester
pas d’évidence du seul ressort de [la société] » (39) ou contre les mesures discriminatoires adoptées en Arizona
encore qu’ « aucune revendication précise à l’égard de (44).
la société (…) et dont la satisfaction dépendrait de ses Si les sans-papiers sont donc de vrais grévistes, les
pouvoirs propres d’employeurs n’est (…) articulée (…) modalités d’exercice de la grève sont-elles adaptées à
par les défendeurs, qui se placent eux-mêmes au sein leur situation de travail ?
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(35) Cass. Soc. 23 octobre 2007, RTM, n° 06-17802, au Bull. civ., (40) TGI de Senlis, réf., 19 novembre 2009, Société Synergie c/ USI
Dr. Ouv. 2007 p. 579. CGT, n° 09/00339.
(36) Soc. 2 juin 1992, Zaluski, Bull. civ. V, n° 356, Dr. soc. (41) TGI Nanterre, 5 novembre 2008, SA Synergie c. USI CGT,
1992.696, 1re esp., rapport Ph. Waquet, note J-E. Ray, Dr. Ouv. n° 09/02575.
1992 p. 385 ; Grands arrêts du droit du travail, n° 193. (42) CA Paris, Pôle 06 chambre 1, 12 avril 2010, n° 09/22358,
(37) TGI Nanterre, réf. 4 novembre 2009, Selpro-agence de Philippe Tixier, Union syndicale de l’interim CGT c. SA
Gennevilliers, n° 09/02564. Synergie, accessible sur Dalloz jurisprudence.
(38) TGI de Nanterre, réf. 23 novembre 2009, ADIA, agence (43) ASPLAN, « L’intérim en grève… », art. préc. p. 26.
d’Asnières, n° 09/02697. (44) « Dora, une exploratrice sans papiers ? », Le Monde, 22 mai
(39) TGI Paris, réf. 17 novembre 2009, SA Adecco, n° 09/59327. 2010.

69
11) SLAMA 23/12/10 10:13 Page 70

II. Des modalités bridant l’exercice du droit de grève


par les sans-papiers intérimaires

Les grèves lancées depuis 2006 se sont d’abord l’entrave à l’activité économique des entreprises
déroulées dans un contexte assez classique d’entreprises occupées (B).
comprenant plusieurs sans-papiers. Dans ce cadre-là, la
reconnaissance de ces mouvements comme des grèves A. L’occupation d’entreprises sans
à part entière ne pose guère de difficulté et les modalités nécessairement de liens avec les
de leur exercice pas davantage. Mais dès lors que, sous travailleurs occupants
l’égide de la CGT et de « Droit devant ! », le mouvement a Le mouvement de grève de l’automne 2009 a débuté
pris une ampleur nationale en 2008 et a concerné des le 12 octobre 2009 avec l’occupation d’agences d’intérim
travailleurs de multiples entreprises, avec un salariat aux alentours de la gare Saint-Lazare, par près de 400
« éclaté » et, par la force des choses, dissimulé, salariés intérimaires sans-papiers, sous la houlette de
l’exercice du droit de grève devient plus problématique. l’Union syndicale CGT de l’Intérim. Ces occupations
En outre, le mouvement de grèves qui débute à
s’inscrivaient dans un mouvement plus large, qui a
l’automne 2009 visait à inclure les intérimaires des sous-
mobilisé le même jour près de 1 200 travailleurs et,
traitants ou employés par des particuliers, qui avaient été
quelques semaines plus tard, plus de 6 000 grévistes
exclus de toute régularisation par le travail. Or, les
dont 1 500 intérimaires.
possibilités de contestation et de mobilisation de ces
Le mouvement ne s’adressait pas à une agence en
salariés les plus « bridés » du « salariat bridé » sont
limitées tant ce salariat est éclaté entre différentes particulier – les travailleurs occupants n’avaient pas
agences d’intérim, travaille pour une multiplicité de nécessairement effectué de missions d’intérim pour
donneurs d’ordre, d’entreprises et de secteurs différents l’agence en question – mais au secteur de l’intérim en
(BTP, restauration, sécurité, etc.), sur des contrats courts général, compte tenu de son recours fréquent et
et avec des modes de dissimulations des travailleurs orchestré à des irréguliers. Comme le résume le groupe
sans-papiers (45). Ces difficultés d’exercice du droit de ASPLAN, les grévistes ont occupé « des lieux symboliques
grève pour les intérimaires ou les personnels au service de leur emploi, mais non le lieu où ils travaill[ai]ent »
de particuliers n’est d’ailleurs pas spécifique aux sans- (47). Cela n’a d’ailleurs pas été sans poser de difficultés
papiers, mais se posent pour l’ensemble de ces salariés. puisque, lorsque des huissiers sont passés pour constater
l’occupation et relever les identités, de nombreux
Ce mouvement a eu le mérite d’amener la justice,
grévistes occupants ont refusé de donner leur identité
saisie par les employeurs des entreprises occupées, à se
prononcer sur la qualification de « grèves » de ces actions (48) ou ont affirmé s’appeler « Bernard Thibault » (49).
collectives et sur les modalités d’exercice de ce droit dans Ce n’est pas tant l’occupation du lieu du travail –
un tel contexte. Deux difficultés majeures se posaient procédé fréquent depuis 1968 et utilisé depuis le début
(46) : l’occupation d’agences d’intérim ou de sièges de des grèves de travailleurs sans-papiers en 2006 – qui est
donneurs d’ordre dont le lien salarial avec les travailleurs juridiquement problématique (50), mais le fait qu’elle est
sans-papiers occupants est difficile à établir (A) et réalisée par des travailleurs qui n’ont pas nécessairement

(45) Nicolas Jounin, Chantier interdit au public : enquête parmi les (49) « La notion de grève suppose qu’il s’agisse de salariés de
travailleurs du bâtiment, La Découverte, 2008. l’entreprise, ce qui n’est établi par aucune pièce et est
(46) Cette partie doit beaucoup aux travaux du groupe ASPLAN en invérifiable dès lors qu’à chacune des interventions de
particulier à « L’intérim en grève : la mobilisation des l’huissier (…) les occupants ont refusé de décliner leur identité
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

travailleurs sans-papiers intérimaires », Savoir/Agir, 2010 n° ou ont donné des noms de fantaisie (14 des assignés (…) ayant
12, p. 19. Merci en particulier à Anne Bory de nous avoir déclaré se nommer « Bernard Thibault ») » (TGI d’Orléans, réf.
communiqué les décisions de justice. Voir aussi le témoignage 1er décembre 2009, Société Synergie c/ USI CGT,
de l’avocat général honoraire, Pierre Lyon-Caen, qui a été n° 09/00557).
désigné comme médiateur de certaines de ces affaires, lors du (50) Il est reconnu la validité d’une grève avec occupation dès lors
colloque Droit & Démocratie du 22 juin 2010 (vidéo qu’elle ne risque pas de désorganiser l’entreprise (Cass. soc.
disponible sur http://www.droit-et-democratie.org/ 18 janvier 1995, Publicom, Bull. civ. V, n° 27 ; Dr. soc.
archives/faut-il-regulariser-les-travailleurs-sans-papier/). 1995.186, note Ph. Waquet ; Grands arrêts du droit du travail,
(47) ASPLAN, « L’intérim en grève : … », art. préc., p. 22. n° 196 ; Ass. Plen. 23 juin 2006, Bull. Ass. Plen., n° 7 ;
Dr. soc. 2006, p.935, obs. E. Dockès). Dans sa décision, la
(48) V. par exemple TGI de Nanterre, 4 novembre 2009, SA Cour d’appel de Paris rappelle « que l’occupation des locaux
SELPRO : « Dans ces conditions, l’occupation des locaux de de travail par des grévistes est une modalité autorisée
la société SELPRO par des personnes dont l’identité est d’exercice du droit de grève, hors les cas d’entrave à la liberté
inconnue et soutenue par l’Union syndicale solidaires, dans la d’aller et venir d’autrui, et de travailler pour les non grévistes,
mesure où elle paralyse l’activité de la société SELPRO ou d’atteinte aux biens d’autrui » (CA Paris 12 avril 2010,
constitue bien un trouble manifestement illicite » préc.).
(n° 09/02564).

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11) SLAMA 23/12/10 10:13 Page 71

de lien salarial avec l’agence occupée ou qui n’en ont décision de justice et donc sans jurisprudence sur le lien
plus. Or, les juges des référés ne vont pas salarial avec les donneurs d’ordre.
nécessairement prendre en compte ces spécificités des
B. L’entrave à l’activité économique
grèves menées par des travailleurs sans-papiers et
intérimaires. Ainsi, le TGI de Paris a ordonné l’évacuation Le motif de l’entrave à l’activité économique a été
de l’agence Synergie de la rue de Rome, en constatant le aussi mobilisé par les juges civils pour prononcer
trouble manifestement illicite au motif de l’absence de l’évacuation des agences occupées. Ainsi, par exemple, la
lien entre l’agence et les occupants (51) (52). Et même première agence occupée en 2008 a été évacuée sur ce
dans des cas où les occupants avaient la preuve d’un lien fondement (55). C’est aussi le cas pour l’agence ADIA
avec la société d’intérim occupée, certains juges des dont l’évacuation est fondée par le constat de « présence
référés ont jugé illicite l’occupation dès lors qu’ils en continu dans les locaux de l’agence (…) de 20 à 60
n’établissaient pas de liens salarial qu’avec l’enseigne personnes, réparties dans toutes les pièces, assises,
dont ils possèdent des feuilles de paie et non l’agence débout ou couchées au sol, certaines se restaurant
elle-même. Pire, plusieurs tribunaux ont estimé qu’un (…) » et qui constitue « de toute évidence une voie de
intérimaire entre deux missions n’a aucun lien avec fait manifeste » et une entrave au libre exercice de son
l’agence ayant recouru à ses services et donc par activité qui se trouve totalement paralysée, compte tenu
conséquent, à défaut d’employeur, pas de droit de grève. de cette occupation « massive et visible » (56). Ce motif
a aussi fondé l’ordonnance d’évacuation de l’agence
Ainsi le juge des référés nanterrois a jugé que
Synergie le 24 octobre 2009 dans laquelle le juge relève
« l’existence actuelle d’un lien contractuel entre les
même que cette « occupation massive et visible (…)
personnes qui occupent actuellement les locaux de la
[n’est] pas directement dirigée contre la société Synergie
société ADIA et ladite société n’est nullement démontrée
mais s’apparentant de fait à une “prise d’otage” » de
(…), pas plus que leur qualité éventuelle de grévistes.
l’impossibilité d’identifier ceux-ci, et de l’« atteinte portée
En dehors des contrats de mission conclus avec
à la sécurité du personnel et des biens de l’entreprise
l’entreprise, les travailleurs intérimaires sont dégagés de
envahie ainsi que d’une entrave à la liberté du travail »
toute obligation à l’égard de l’entreprise d’intérim (…) »
compte tenu du fait que l’agence était « occupée, de
(53). La Cour d’appel de Paris mettra bon ordre à ces
manière quasi permanente, par 200 à 300 personnes »
interprétations restrictives en jugeant, pour l’occupation
dans des conditions se prolongeant et dépassant « les
de l’agence Synergie, que les feuilles de paie présentées
limites admissibles sur le plan de la densité humaine et
par 16 occupants prouvaient qu’ils « se trouv[ai]ent bien
de l’hygiène » (57). Occupée par trois cents grévistes dès
en relation de travailleurs intérimaires habituels avec la
le 12 octobre, ce lieu constituait le foyer du mouvement :
société Synergie à l’occasion de missions successives,
les grévistes intérimaires des piquets de grève de la
quand bien même elles pouvaient être discontinues », ce même rue s’y réunissaient tous les matins. La Cour
qui justifie le lien salarial et donc la qualification de d’appel développera une conception plus restrictive de la
gréviste (54). Cette reconnaissance de la qualité notion d’entrave à l’activité économique. De même, dans
« travailleurs habituels » aux intérimaires sans-papiers est une autre ordonnance, le juge des référés ne jugera pas
particulièrement protectrice du droit de grève. que l’occupation entrave l’activité économique dès lors
S’agissant des donneurs d’ordres, le mouvement de qu’il était établi un lien salarial pour trois occupants ni
l’automne 2009 les a ciblés comme figures symboliques qu’elle est manifestement illicite sauf « en dehors des
des bénéficiaires du système d’exploitation des horaires de travail par des salariés ou par des personnes
travailleurs sans-papiers. Ainsi, plusieurs chantiers sont étrangères à l’entreprise » (58).
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

occupés à l’automne 2009, comme celui de la tour First, Au bilan, la plupart des agences seront évacuées par
dans le quartier de la Défense, à deux reprises, en visant ordonnances d’expulsion du juge des référés ou parfois
notamment Bouygues. Ces occupations se sont soldées simplement sur requête sans audience (59). Cela
par des évacuations par les forces de l’ordre sans amènera d’ailleurs les travailleurs sans-papiers à changer

(51) Sur les trois cents grévistes occupant l’agence, seuls une (56) TGI de Nanterre, réf. 23 novembre 2009, ADIA, agence
quinzaine pouvaient présenter des fiches de paie de Synergie. d’Asnières, n° 09/02697.
(52) TGI Paris, réf. 23 octobre 2009, SA Synergie, n° 09/58347. (57) TGI Paris, réf. 23 octobre 2009, préc.
(53) TGI de Nanterre, réf. 23 novembre 2009, ADIA, agence (58) TGI Paris, réf. 18 décembre 2009, SARL Multipro,
d’Asnières, n° 09/02697. n° 09/60498.
(54) CA de Paris, 12 avril 2010, préc. (59) V. par exemple ordonnance du président du TGI de Créteil du
(55) TGI de Paris, réf. 04 décembre 2008, SARL Perfect interim, 15 mai 2008 pour la société ADECCO ou du président du TGI
n° 08/59034. de Paris du 21 octobre 2009 pour la société ADIA.

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11) SLAMA 23/12/10 10:13 Page 72

de stratégie en multipliant les occupations brèves et 2010 a abouti, quant à elle, à des
simultanées de plusieurs agences (jusqu’à une dizaine) « ajustements techniques » afin d’assurer une application
dans différents endroits (St-Lazare, gare du Nord, plus uniforme des critères de régularisation en prenant
banlieue, puis en province). mieux en compte « des spécificités de certains secteurs
Le bilan chiffré de ces longs mois de grèves est professionnels (intérim, nettoyage, aide à la personne) ».
d’ailleurs décevant et n’a abouti à aucune circulaire de Elle constitue la preuve qu’un système discrétionnaire de
régularisation globale des travailleurs « sans-papiers », ni à régularisation « au cas par cas » est foncièrement
la modification de la loi en faveur de régularisations plus inégalitaire et que le seul système de régularisation qui a
systématiques. Tout au plus le ministère de l’Immigration une base objective est celui qui découle de catégories de
a-t-il concédé, suite à l’annulation de la circulaire du « plein droit » définies par la loi (61).
7 janvier 2008 (60), une nouvelle circulaire, dépourvue
Depuis le 7 octobre 2010, les sans-papiers sont
de toute portée, qui était censée aboutir à un millier de
revenus à un mode plus classique de la « cause des
régularisations supplémentaires et qui s’avéra une
sans-papiers » depuis le début des années 1990 :
nouvelle fois être un leurre. Les exigences de cette
l’occupation de la Cité nationale de l’histoire de
circulaire du 24 novembre 2009 ont d’ailleurs fait
l’immigration, symbole de la contribution de
évoluer ce mouvement : les grévistes devant présenter,
pour espérer une régularisation, une promesse l’immigration, y compris irrégulière, à l’histoire de France.

d’embauche sur la base d’un contrat de travail d’une Mais ce mouvement leur a tout de même fait gagner une
durée minimum de douze mois. La pression sera donc reconnaissance précieuse : ils bénéficient comme les
mise sur les agences d’intérim pour qu’elles signent ces autres travailleurs du droit de grève, car ce droit
engagements « contre-nature » promettant douze mois « procède d’un droit individuel propre à chacun des
de mission sur une période de dix-huit mois. grévistes d’agir avec d’autres pour revendiquer » (62).

La dernière vague de grèves, qui s’est achevée par C’est déjà ça.
l’occupation des marches de l’Opéra Bastille en juin Serge Slama

(60) CE 23 octobre 2009, Gisti, req. n° 314397, JCP 2009.461. Les (61) Quatre mois après le mouvement de la Bastille, moins de 200
négociations entre les syndicats et le ministère ont repris avant dossiers ont pu être déposés, et seule une cinquantaine ont
même l’annulation de la circulaire dès lecture des conclusions abouti à la délivrance d’autorisations provisoires de séjour.
du rapporteur public. (62) CA Paris 12 avril 2010, préc.

Droit du travail
par Emmanuel Dockès, Cyril Wolmark, Elsa Peskine - 5e édition
I. Situer le droit du travail
Contextes / Domaine / Sources
II. Le pouvoir de l'employeur
Pouvoir et contrat / Le pouvoir disciplinaire /
Le pouvoir réglementaire / Pouvoir et droits fondamentaux
III. L'accès à l'emploi
Le recrutement / Conclusion du contrat / Le contrat à durée déterminée /
L'intermédiaire en main-d'œuvre / Le contrat de travail à temps partiel
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

IV. L'exécution du contrat de travail


Le salaire / Le temps de travail
V. L'emploi menacé
La suspension du contrat de travail / Transfert d'entreprise
VI. L'emploi perdu
Qualifications de la rupture / Droit commun du licenciement
DALLOZ Coll. HyperCours Le licenciement économique
ISBN : 978 2 247 10224 2
VII. Les salariés coalisés
33 € TTC La grève / Le syndicat et ses représentants
VIII. Les conventions collectives
Formation et champ d'application / Modification et destruction
IX. Les institutions représentatives
Le comité d'entreprise / Les autres représentants du personnel
Désignation et élection des représentants / Statut des représentants
X. La puissance publique
L'inspection du travail / Le conseil de prud'homme

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12) LINDEN 23/12/10 10:14 Page 73

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Garantie des droits fondamentaux du salarié :


éléments de jurisprudence de
la Chambre sociale de la Cour de cassation
par Alexandre LINDEN,
Conseiller à la Chambre sociale de la Cour de cassation

PLAN
I. Obligations et pouvoirs de
Un droit ne vaut que si son titulaire peut effectivement
l’employeur au regard des droits l’exercer ; à de nombreuses reprises, la Cour européenne des droits
fondamentaux du salarié de l’Homme a énoncé que les droits garantis par la Convention
A. Droits fondamentaux non susceptibles
de réduction européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés
B. Respect de la vie privée, de la vie fondamentales ou ses protocoles additionnels doivent être
personnelle et familiale : des possibilités
limitées d’atteintes aux droits interprétés de manière à ce qu’ils soient “concrets et effectifs et non
fondamentaux des salariés théoriques et illusoires” (1). Dans cet esprit, la Chambre sociale de la
II. Sanctions de la violation d’un droit
Cour de cassation veille, dans l’interprétation des textes, à donner
fondamental toute leur portée aux droits fondamentaux du salarié, dont la
A. Nullité des clauses et des mesures
protection est une nécessité (2). Quelques exemples (3) permettent
attentatoires à un droit fondamental
B. Sanction de l’auteur de la violation d’un de montrer comment, pour y parvenir, elle a défini les obligations et
droit fondamental pouvoirs de l’employeur au regard des droits fondamentaux du
salarié (I) et déterminé les sanctions de leur violation (II).

I.
Obligations et pouvoirs de l’employeur
au regard des droits fondamentaux du salarié

Le texte de référence, l’article L. 1121-1 du Code du A. Droits fondamentaux non susceptibles


travail, énonce : “Nul ne peut apporter aux droits des de réduction
personnes et aux libertés individuelles et collectives de
Parmi les droits fondamentaux ne pouvant être réduits,
restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de
figurent le droit à la dignité, le droit à la protection de la
la tâche à accomplir ni proportionnées au but
santé et de la sécurité dans l’entreprise, le droit à
recherché”. Malgré les termes de cet article, certains
l’employabilité.
droits fondamentaux ne peuvent faire l’objet d’aucune
restriction (4) (A). Lorsqu’une restriction est admise, pour 1. Droit à la dignité
les autres droits, tels ceux concernant la vie privée, la vie La sauvegarde de la dignité de la personne humaine
personnelle et familiale, c’est de façon stricte (B). contre toute forme de dégradation, principe à valeur
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

constitutionnelle (5), s’applique naturellement à la


relation de travail (6).
Les atteintes à la dignité du salarié peuvent revêtir des
formes diverses, tel le fait de porter à la connaissance

(1) Ex. Arrêt Airey c/ Irlande du 9 octobre 1979 ; cf. (3) Ainsi, ne seront pas abordés certains droits fondamentaux, tels
J.-P. Marguénaud et J. Mouly, “La jurisprudence sociale de la que les droits au congé, à l’emploi, à la participation, les droits
Cour EDH : bilans et perspectives”, Dr. soc. 2010, p. 883 à 901. de la défense.
(2) Soc., 28 janvier 2010, Bull. n° 28 : “Eu égard à la nécessité de (4) Cf. Ph. Waquet, “Libertés et contrat de travail. Réflexions sur
protéger les droits fondamentaux de la personne concernée, l’article L. 120-2 du Code du travail, devenu l’article L. 1121-1”,
l’aménagement légal des règles de preuve prévues par l’article RJS 2009, p. 347.
L. 1134-1 du Code du travail ne viole pas le principe de (5) Décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998.
l’égalité des armes”.
(6) voir F. Héas, « Observations sur le concept de dignité appliqué
aux relations de travail », Dr. Ouv. 2010, p. 461.

73
12) LINDEN 23/12/10 10:14 Page 74

des membres du personnel, sans motif légitime, les obligation immédiate de consignation par écrit avant
agissements d’un salarié nommément désigné (7). Dans retrait signée soit par le salarié, soit par un témoin ou par
la majorité des cas, ces atteintes s’inscrivent dans un le supérieur hiérarchique, était de nature à restreindre
processus de harcèlement. La Chambre sociale a été l’usage du droit de retrait prévu par ce texte.
amenée à en préciser le domaine et à opérer un contrôle
sur les décisions des juges du fond (8). 3. Droit à l’employabilité

Peut-on inclure dans le droit à la dignité le droit de se Le droit à l’employabilité est considéré comme un droit
faire appeler par son nom ou son prénom ? S’agissant fondamental du salarié (12). Avant même l’entrée en
d’un salarié travaillant dans une maison de retraite, vigueur de la loi du 4 mai 2004, la Chambre sociale avait
prénommé Mohamed, qui avait pendant un certain jugé, à propos de salariées présentes dans l’entreprise
temps accepté, à la demande de l’employeur, de changer depuis respectivement 24 et 12 ans, qui n’avaient
son prénom pour celui de Laurent, la Chambre sociale bénéficié que d’un stage de formation continue de trois
n’a pas hésité à affirmer que cette seule demande était jours, qu’au regard de son obligation d’assurer
de nature à constituer une discrimination à raison de l’adaptation des salariées à leur poste de travail et de
l’origine (9.) La question pourrait se poser de l’analyse du veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi,
comportement de l’employeur qui demanderait à un l’employeur avait commis un manquement dans
salarié de se faire appeler par un autre prénom que le l’exécution du contrat de travail entraînant un préjudice
sien, sans qu’une discrimination puisse être invoquée. distinct de celui résultant de sa rupture (13). La même
Est-il envisageable que l’on considère comme appréciation a été portée s’agissant de salariés ayant une
fondamental le droit de se faire appeler par son nom ou très longue ancienneté dans l’entreprise et auxquels
son prénom ? aucune formation n’avait été proposée pour combattre

2. Droit à la protection de la santé et de la leur illettrisme du fait de leur origine malienne (14).
sécurité dans l’entreprise
B. Respect de la vie privée, de la vie
Selon la formule rappelée dans de nombreux arrêts, personnelle et familiale : des possibilités
l’employeur, tenu d’une obligation de sécurité de résultat limitées d’atteintes aux droits
en matière de protection de la santé et de la sécurité des fondamentaux des salariés
travailleurs dans l’entreprise, doit en assurer l’effectivité.
Ainsi, cette obligation lui impose, dans l’exercice de son La vie privée, la vie personnelle et familiale du salarié
pouvoir de direction et d’organisation du travail, d’adopter peuvent être affectées par la relation de travail. La
les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et Chambre sociale manifeste son souci de les faire
protéger la santé des travailleurs et lui interdit de prendre respecter par l’employeur en appréciant rigoureusement
des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de les les éléments susceptibles de justifier une atteinte aux
compromettre (10). droits du salarié. Ainsi, s’agissant d’un salarié détenant à
Dans le même souci de protection du salarié, la son domicile pour l’exercice de ses fonctions une
Chambre sociale a jugé (11) que si les dispositions de importante collection de bijoux appartenant à son
l’article L. 4131-1 du Code du travail font obligation à tout employeur, et qui avait été licencié pour avoir refusé de
salarié de signaler immédiatement l’existence d’une déménager, alors qu’à la suite d’agressions dont il avait
situation de travail qu’il estime dangereuse, elles ne été victime à son domicile, l’assureur imposait un
l’obligent pas à le faire par écrit ; elle en a déduit qu’un déménagement pour maintenir sa garantie, il a été jugé,
règlement intérieur imposant, outre l’obligation contrairement aux conclusions de l’avocat général, qu’un
d’information du responsable hiérarchique, une tel motif n’était pas pertinent (15).
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(7) Soc., 25 février 2003, Bull. n° 66. (11) Soc., 28 mai 2008, Bull. n° 120, Dr. Ouv. 2009 p. 74.
(8) Soc., 10 novembre 2009, Bull. n° 247, Dr. Ouv. 2010 p. 124, n. (12) Cf. J. Barthélémy, Les cahiers du DRH, 1er février 2009,
P. Adam : peuvent caractériser un harcèlement moral les n° 151, p. 27-36.
méthodes de gestion ; 10 novembre 2009, Bull. n° 248, (13) Soc., 23 octobre 2007, Bull. n° 171, Dr. Ouv. 2008, p. 296
Dr. Ouv. 2010 p. 123, n. P. Adam : le harcèlement moral note B. Lardy-Pélissier (la loi du 4 mai 2004 n’était pas
n’implique pas l’intention de nuire ; 26 mai 2010, Bull. n° 111 applicable à l’espèce).
: les faits constitutifs de harcèlement moral peuvent se dérouler
sur une brève période. (14) Soc., 2 mars 2010, n° 09-40.914, voir Dr. Ouv. 2010, p. 537,
note A.M. et les références citées.
(9) Soc.,10 novembre 2009, Bull. n° 245 ; commenté au rapport
annuel, p. 345 ; T. Aubert-Monpeyssen, “Vous avez dit (15) Soc. 23 septembre 2009, Bull. n° 190 : “motif impropre à
« Laurent » ?”, RDT 2010 p. 169. établir que l’atteinte au libre choix par le salarié de son
domicile était justifiée par la nature du travail à accomplir et
(10) Soc., 5 mars 2008, Bull. n° 46 ; Franck Héas « Organisation proportionnée au but recherché”. La cassation est prononcée
collective du travail et sécurité des salariés », Dr. Ouv. 2008 au visa de l’article 9 du Code civil.
p. 424.

74
12) LINDEN 23/12/10 10:14 Page 75

Dans le même esprit, il a été jugé : “L’occupation, à la Lorsque le respect de la vie personnelle du salarié se
demande de l’employeur, du domicile du salarié à des trouve en opposition avec les droits de l’employeur qui
fins professionnelles constitue une immixtion dans la vie entend les faire protéger pour un motif légitime, il peut
privée de celui-ci et n’entre pas dans l’économie être admis que des mesures soient prises par le juge à
générale du contrat de travail. Si le salarié, qui n’est tenu cette fin. Ainsi, les dispositions de l’article 145 du Code de
ni d’accepter de travailler à son domicile, ni d’y installer procédure civile sont applicables dans le cas d’un
ses dossiers et ses instruments de travail, accède à la employeur ayant des motifs légitimes de suspecter des
demande de l’employeur, ce dernier doit l’indemniser de actes de concurrence déloyale : un huissier de justice a
cette sujétion particulière et des frais engendrés par ainsi été autorisé à accéder, en présence du salarié, aux
l’occupation à titre professionnel du domicile” (16). messages personnels émis et reçus par ce dernier (22).
Le communiqué de la Chambre sociale indique : “Le
Une exigence analogue se retrouve dans le domaine
principe posé par la jurisprudence Nikon doit se concilier
de la surveillance des salariés, où sont en jeu tant le
avec les moyens procéduraux légitimes offerts à
respect de la vie privée que la loyauté des preuves. Ainsi,
l’employeur par l’article 145 du Code de procédure civile
une filature organisée par l’employeur pour surveiller
garantissant, sous les conditions qu’il édicte, l’intervention
l’activité d’un salarié constitue un moyen de preuve illicite
et le contrôle du juge, avec les recours inhérents à une
“dès lors qu’elle implique nécessairement une atteinte à
procédure juridictionnelle : tous éléments différenciant
la vie privée de ce dernier, insusceptible d’être justifiée,
fondamentalement la mesure prise d’une investigation à
eu égard à son caractère disproportionné, par les
laquelle aurait unilatéralement et personnellement
intérêts légitimes de l’employeur” (17). Il n’en est pas procédé l’employeur, et qui reste interdite”. Comme a pu
jugé de même de la vidéosurveillance (18) : “Si un l’écrire un auteur, “la Chambre sociale de la Cour de
employeur ne peut mettre en œuvre un dispositif de cassation fait preuve d’un esprit de conciliation” (23).
contrôle de l’activité professionnelle qui n’a pas été porté
La jurisprudence a posé la présomption que les fichiers
préalablement à la connaissance des salariés, il peut
créés par le salarié grâce à l’outil informatique mis à sa
leur opposer les preuves recueillies par les systèmes de
disposition par son employeur ont un caractère
surveillance des locaux auxquels ils n’ont pas accès et
professionnel, sauf si l’intéressé les identifie comme
n’est pas tenu de divulguer l’existence de procédés
étant personnels (24). Dans ce dernier cas, sauf risque
installés par les clients de l’entreprise” (19). ou événement particuliers, l’employeur ne peut ouvrir les
La jurisprudence a évolué dans le sens d’une fichiers qu’en présence du salarié ou celui-ci dûment
protection accrue des droits des salariés quant à appelé (25).
l’ouverture de leurs sacs : sauf circonstances Mais qu’est-ce qu’un fichier identifié comme
exceptionnelles, l’employeur ne peut les ouvrir pour en personnel ; le document qualifié de “personnel” suffit-il
vérifier le contenu qu’avec l’accord des intéressés et à la pour que l’employeur ne puisse l’ouvrir ? Un cas délicat a
condition de les avoir avertis de leur droit de s’y opposer été soumis à la Chambre sociale, le répertoire en cause
et d’exiger la présence d’un témoin (20). étant nommé JM, et le salarié prénommé Jean-Michel. Il
Concernant l’ouverture de l’ordinateur professionnel a été considéré que le répertoire n’était pas identifié
mis à la disposition du salarié, il est acquis que comme personnel (26).
l’employeur ne peut prendre connaissance du contenu Pour la garantie concrète des droits et libertés des
des messages personnels émis par le salarié et reçus par salariés, les délégués du personnel sont susceptibles de
lui et ce, même au cas où l’employeur en aurait interdit jouer un rôle essentiel, en application de l’article L. 2313-
une utilisation non professionnelle (21). 2 du Code du travail (27). La Chambre sociale a jugé
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(16) Soc., 7 avril 2010, Bull. n° 86. (25) Soc.,17 mai 2005, Bull. n° 165.
(17) Soc., 26 novembre 2002, Bull. n° 352, Dr. Ouv. 2003 p. 249, (26) Soc., 21 octobre 2009, Bull. n° 226 ; l’huissier avait constaté,
n. F. Saramito. dans le même temps, que le répertoire s’appelait J.M. et qu’il
(18) Cf. M. Grévy, “Vidéosurveillance des salariés dans comportait deux sous-répertoires, dont l’un était dénommé
l’entreprise : une atteinte par nature disproportionnée aux “personnel” ; cf. note A. Brousse, Dr. Ouv. 2010, p. 92.
droits de la personne”, Dr. Ouv. 2010, p. 81. (27) Selon ce texte, si un délégué du personnel constate qu’il existe
(19) Soc., 19 avril 2005, Bull. n° 171. une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique ou
mentale ou aux libertés individuelles dans l’entreprise qui ne
(20) Soc., 11 février 2009, n° 07-42.068, Bull. n° 40 ; cassation serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir ni
également prononcée au visa de l’article 9 du Code civil. proportionnée au but recherché, il en saisit immédiatement
(21) Soc., 2 octobre 2001, Nikon, Bull. n° 291, Dr. Ouv. 2002 l’employeur et, en cas de carence de celui-ci ou de divergence
p. 76, n. A. de Senga. sur la réalité de cette atteinte et à défaut de solution trouvée
(22) Soc., 23 mai 2007, Bull. n° 84. avec lui, il saisit le bureau de jugement du Conseil de
prud’hommes qui peut ordonner toutes mesures propres à
(23) J.-E. Ray, “Droit probatoire et TIC”, SSL 2007, n° 1310, p. 10 à 14.
faire cesser cette atteinte.
(24) Soc.,18 octobre 2006, Bull. n° 308.
75
12) LINDEN 23/12/10 10:14 Page 76

que la Cour d’appel qui a ordonné à l’employeur qu’en présence d’un trouble objectif, constituant une
d’organiser une enquête avec les délégués du personnel cause réelle et sérieuse (31).
sur les conditions dans lesquelles avaient été consultées Les atteintes à la liberté d’expression donnent lieu à
et exploitées les messageries de 17 salariés après l’envoi
une jurisprudence abondante (31 bis). La Chambre
de lettres anonymes à la direction, et notamment de
sociale entend encadrer strictement les limites à cette
rechercher si des messages qualifiés de personnels
liberté. Ainsi, elle a jugé (32) qu’un code de conduite
avaient été ouverts, n’a pas violé les dispositions
d’une entreprise ne peut pas soumettre la diffusion
légales (28).
d’informations non confidentielles qualifiées “à usage
Lorsque l’employeur a mis en œuvre une clause de
interne” à une autorisation préalable de leur auteur, sans
mobilité, il appartient au juge, à la demande du salarié,
en donner une définition précise permettant de contrôler
de rechercher s’il a été porté atteinte à son droit à une
que cette restriction est justifiée. Par ailleurs, l’utilisation
vie personnelle et familiale et si une telle atteinte pouvait
de telles informations dans le cadre du droit d’expression
être justifiée par la tâche à accomplir et était
directe et collective des salariés sur le contenu, les
proportionnée au but recherché (29).
conditions d’exercice et l’organisation de leur travail qui
Si la jurisprudence s’est montrée fluctuante quant à la
s’exerce dans les conditions légales ne peut, en principe,
justification de licenciements disciplinaires pour des faits
être soumise à une autorisation préalable.
tirés de la vie personnelle, mais se rattachant à la vie de
l’entreprise (30), il est aujourd’hui acquis qu’un fait de la Une fois déterminés les cas de violation d’un droit
vie personnelle ne peut justifier un licenciement fondamental, la question se pose naturellement de ses
disciplinaire, le licenciement ne pouvant être justifié sanctions, qui sont des éléments de l’effectivité du droit.

II. Sanctions de la violation d’un droit fondamental


Les sanctions de la violation d’un droit fondamental Code du travail, toute disposition ou tout acte contraire
concernent tant la mesure en cause (A) que son est nul. La question s’est posée de l’applicabilité de ce
auteur (B). texte lorsque les accusations de harcèlement moral ne
sont pas fondées.
A. Nullité des clauses et des mesures
La Chambre sociale a, dans un tel cas, soulevé d’office
attentatoires à un droit fondamental
le moyen tiré de ces articles et jugé que le salarié qui
S’il est acquis qu’une mesure qui viole les droits relate des faits de harcèlement moral ne peut être
fondamentaux du salarié est nulle, encore faut-il licencié pour ce motif, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut
déterminer le domaine d’application de cette règle (1.), résulter de la seule circonstance que les faits dénoncés
avant d’en préciser les conséquences (2.). ne sont pas établis (33). Cette jurisprudence, critiquée
par certains (comment laisser ensemble un salarié et son
1. Etendue des cas de nullité supérieur hiérarchique qu’il a injustement accusé de
En vertu de l’article L. 1152-2 du Code du travail, un harcèlement ?), est dictée par l’esprit des textes : il ne
salarié ne peut, notamment, être licencié pour avoir faut pas qu’un salarié puisse hésite à se plaindre d’un
témoigné d’agissements de harcèlement moral ou les harcèlement en raison d’une possible sanction au cas où
avoir relatés ; selon l’article L. 1152-3 du même code, les faits qu’il dénonce ne seraient pas établis (34).
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

toute rupture de contrat de travail intervenue en Un salarié ayant été licencié pour un motif lié à
méconnaissance des articles L. 1152-1 et L. 1152-2 du l’exercice légitime de son droit de retrait, la Cour d’appel

(28) Soc. 17 juin 2009, Bull. n° 153 ; voir A. Brousse, “Contrat de (31 bis) V. supra l’intervention de E. Dockès.
travail, libertés et droits fondamentaux”, Dr. Ouv. 2010, p. 90 (32) Soc., 8 décembre 2009, Bull. n° 276 ; J . Porta « Le juge et
à 94. l’éthique : l’affirmation d’un contrôle (à propos des codes de
(29) Soc.,14 octobre 2008, Bull. n° 192 ; cf. G. Auzero, “La mise conduite et alertes professionnelles) » Dr. Ouv. 2010 p. 244.
en œuvre de la clause de mobilité appréciée à l’aune des (33) Soc., 10 mars 2009, Bull. n° 66, commenté au rapport annuel,
droits fondamentaux du salarié”, RDT 2008 p. 731 ; F. Canut p. 347 ; cf. Soc., 17 juin 2009, n° 07-44.629 ; 13 juillet 2010,
« Tir groupé autour de la clause de mobilité », Dr. Ouv. 2009, n° 09-41.528 ; Soc., 17 décembre 2008, n° 07-44.830 : “il
p. 7 à 16. V. supra l’intervention de S. Joubert. appartenait à l’employeur qui avait licencié la salariée pour
(30) ex. Soc. 10 décembre 2008, n° 07-41.820, malgré l’arrêt de la faute grave d’établir la fausseté des faits dénoncés par celle-
Chambre mixte du 18 mai 2007, Bull. n° 3, Dr. Ouv. 2008 ci”.
p. 25, n. S. Ducrocq. (34) Cf. note P. Rennes, Dr. Ouv. 2009, p. 457.
(31) Soc., 23 juin 2009, Bull. n° 160.

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avait déclaré ce licenciement sans cause, mais non B. Sanction de l’auteur de la violation d’un
annulable ; cette décision a été cassée (35) : est nul le droit fondamental
licenciement prononcé par l’employeur pour un motif lié
La sanction de la violation d’un droit fondamental
à l’exercice légitime par le salarié du droit de retrait de
concerne nécessairement l’employeur (1.) ; elle peut
son poste de travail dans une situation de danger. Ainsi,
aussi s’appliquer au salarié qui en a été l’auteur (2.).
dans une telle hypothèse, la Chambre sociale entend-elle
assurer une protection particulière au salarié en lui 1. Sanctions à l’encontre de l’employeur
garantissant qu’il ne pourra pas perdre son emploi. Le souci de la garantie effective des droits du salarié
Lorsqu’un employeur licencie un salarié pour plusieurs s’est manifesté d’une manière forte dans les décisions
motifs, dont l’un est illicite, mais les autres fondés, le selon lesquelles l’employeur manque à son obligation de
licenciement est-il valide ? Faisant application de la résultat lorsqu’un salarié est victime sur le lieu de travail
jurisprudence de la Cour de Strasbourg sur le “motif d’agissements de harcèlement moral ou sexuel (43) ou
contaminant” (36), la Chambre sociale a jugé, en de violences physiques ou morales (44) exercés par l’un
relevant d’office un moyen, que lorsqu’un employeur ou l’autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris
licencie un salarié à la fois pour des faits commis à des mesures en vue de faire cesser ces agissements. La
l’occasion d’une grève sans invoquer de faute lourde et responsabilité de l’employeur est engagée dès lors qu’un
pour des faits distincts, le caractère illicite du motif du droit fondamental du salarié a été violé ; ainsi le
licenciement prononcé pour des faits liés à l’exercice du manquement de l’employeur d’organiser une visite
droit de grève entraîne à lui seul la nullité du médicale d’embauche cause nécessairement au salarié
licenciement (37). Il en est de même d’un licenciement un préjudice (45).
dont l’un des motifs est tiré des activités syndicales du Les sanctions à l’encontre de l’employeur peuvent
salarié (38) ou d’une accusation non fondée de revêtir des formes variées.
harcèlement (39). La Chambre sociale n’a pas hésité, par une décision
audacieuse et inventive (46), à limiter les droits de
2. Conséquences de la nullité
l’employeur n’ayant pas respecté un droit fondamental
Lorsque les droits fondamentaux d’un salarié sont
du salarié ; elle a ainsi jugé que l’employeur qui ne fait
bafoués, une indemnisation sous forme de dommages-
pas bénéficier un salarié d’une visite de reprise dans un
intérêts n’est pas toujours suffisante ; c’est la raison pour
cas où il en a l’obligation ne peut résilier son contrat de
laquelle la Chambre sociale a progressivement étendu
travail que s’il justifie soit d’une faute grave de l’intéressé,
les cas de remise dans l’état antérieur.
soit de l’impossibilité où il se trouve de maintenir ledit
Ainsi, lorsque le licenciement est nul, le salarié a droit à contrat.
réintégration dans son emploi ou, à défaut, dans un
Lorsque le salarié a pris acte de la rupture de son
emploi équivalent ; il en résulte qu’en cas de
contrat de travail aux torts de l’employeur, la sanction
licenciement d’une salariée en état de grossesse, nul en consiste en la reconnaissance du bien-fondé de la prise
application de l’article L. 1225-4 du Code du travail, sa d’acte. Il a ainsi été jugé que l’employeur ne peut laisser
réintégration doit être ordonnée si elle le demande (40). un salarié reprendre son travail après une succession
Il a également été jugé, contrairement à la d’arrêts de travail pour maladie ni lui proposer une
jurisprudence antérieure (41), que pour réparer le mutation géographique sans lui avoir fait passer une
préjudice subi par un salarié victime d’une discrimination visite de reprise auprès du médecin du travail afin de
dans l’évolution de sa carrière, le juge devait, à la s’assurer de son aptitude à l’emploi envisagé ; a été
demande de l’intéressé, le reclasser même dans le cadre cassé un arrêt qui avait fait produire à la prise d’acte les
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

d’un avancement au choix (42). effets d’une démission, alors que l’employeur avait

(35) Soc., 28 janvier 2009, Bull. n° 24, Dr. Ouv. 2009 p. 286, n. (38) Soc., 2 juin 2010, n° 08-40.628, Bull.
M. Estevez. (39) Soc., 10 mars 2009, préc.
(36) CEDH, 22 janvier 2008, E.B. c/ France - requête n° 43.546/02, (40) Soc., 30 avril 2003, Bull. n° 152, Dr. Ouv. 2003 p. 94, n.
concernant une adoptante homosexuelle. P. Darves-Bornoz et P. Tillie.
(37) Soc., 8 juillet 2009, Bull. n° 172, Dr. Ouv. 2010 p. 53, n. (41) Ex., Soc., 3 février 1993, Bull. n° 38.
E. Delgado ; à rapprocher de Soc., 30 octobre 2007, Bull.
n° 178 : “Il résulte de l’article L. 313-24 du Code de l’action (42) Soc., 8 novembre 2006, n° 06-51.553.
sociale et des familles que, dans un établissement accueillant (43) Soc., 3 février 2010, n° 08-44.019, Bull. n° 30.
des personnes âgées, le fait qu’un salarié a témoigné de (44) Soc., 3 février 2010, n° 08-40.144, Bull. n° 30.
mauvais traitements infligés à une personne accueillie ou
(45) Soc., 5 octobre 2010, n° 09-40.913.
relaté de tels agissements ne peut être pris en considération
pour décider de la résiliation du contrat de travail ou d’une (46) Soc., 28 février 2006, Bull. n° 87, Dr. Ouv. 2006 p.408, n.
sanction disciplinaire”. A. de Senga.

77
12) LINDEN 23/12/10 10:14 Page 78

connaissance de l’état de santé du salarié et qu’il avait n’entre pas dans les pouvoirs du juge d’ordonner la
ainsi l’obligation de lui faire passer une visite de modification ou la rupture du contrat de travail du
reprise (47). salarié auquel sont imputés de tels agissements, à la
De même, s’agissant du cas d’un barman qui avait pris demande d’autres salariés, tiers à ce contrat” (52). Mais
acte de la rupture de son contrat de travail en reprochant dès lors que l’employeur décide d’une sanction, celle-ci
à son employeur de l’avoir laissé, en violation de la est contrôlée.
législation relative à la lutte contre le tabagisme, Il arrive que des juges du fond considèrent que,
constamment exposé aux fumées de cigarettes, l’arrêt compte tenu de circonstances particulières, la faute grave
ayant débouté le salarié de ses demandes au titre de la ne soit pas caractérisée dans des cas de harcèlement, de
rupture au motif, notamment, qu’il ne démontrait pas tenue de propos racistes, ou d’atteintes diverses à la
que sa santé était compromise par le non-respect des dignité. De telles décisions sont systématiquement
dispositions légales, a été cassé : dès lors que la société cassées.
ne respectait pas les dispositions du Code de la santé Il en a été ainsi, s’agissant d’un salarié, responsable
publique sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics d’atelier, qui tenait envers les membres du personnel
concernant les salariés, le salarié était en droit de prendre placés sous son autorité des propos racistes, agressifs et
acte de la rupture aux torts de l’employeur (48). méprisants, donnait des ordres sans considération des
Dans certains cas, la sanction de l’employeur consiste capacités physiques de certains salariés ou pour les
en une obligation de rémunérer le salarié en l’absence humilier et refusait de mettre à leur disposition,
de prestation de travail : principalement lorsqu’ils étaient d’origine étrangère, des
- le temps nécessaire à la propreté de salariés exposés vêtements de protection (53).
à des travaux salissants doit être rémunéré comme Il a également été jugé : le fait pour un salarié de
temps de travail (49) ; traiter de “négro” des membres du personnel qui lui
- le salarié, qui n’est pas tenu de participer à une étaient subordonnés et d’inscrire sur les fiches d’autres
membres du personnel des mentions à connotation
excursion organisée par l’employeur, a droit à son salaire
sexuelle a nécessairement un caractère fautif (54).
dès lors qu’il s’est tenu à sa disposition pour effectuer
Encourt dès lors la cassation l’arrêt qui décide que de tels
son travail (50) ;
faits, s’ils étaient déplacés, voire de mauvais goût, ne
- selon la jurisprudence (51), dans le cas où les
pouvaient être requalifiés en comportement fautif
salariés se trouvent dans une situation contraignante telle
constituant un motif réel et sérieux de licenciement.
qu’ils sont obligés de cesser le travail pour faire respecter
Il est indifférent que les propos n’aient pas été
leurs “droits essentiels”, directement lésés par un
directement adressés à la personne concernée (55).
manquement grave et délibéré de l’employeur à ses
obligations, celui-ci peut être condamné à payer aux A commis une faute grave le salarié, titulaire d’une
grévistes une indemnité correspondant à la perte de leur délégation de pouvoirs en vue d’appliquer et faire
salaire. Il n’est pas douteux que cette règle est appliquer les prescriptions en matière d’hygiène et de
susceptible de s’appliquer en cas de violation délibérée sécurité, qui, alors qu’une mezzanine sur laquelle étaient
des “droits fondamentaux” du salarié. entreposées des marchandises et où circulaient des
salariés présentait d’importants problèmes de stabilité et
2. Sanction du salarié nécessitait impérativement la mise en place d’éléments
ayant violé un droit fondamental pour la stabiliser, s’était borné à s’enquérir du coût des
En cas de violation d’un droit fondamental du salarié, réparations sans prendre aucune mesure pour prévenir
son auteur, par exemple le supérieur hiérarchique, n’est un accident ni faire procéder aux réparations qui
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

sanctionné que si l’employeur en décide ; en effet, “il s’imposaient (56).

(47) Soc., 16 juin 2009, Bull. n° 147. (51) Ex. Soc., 7 juin 2006, Bull. n° 205.
(48) Soc., 6 octobre 2010, n° 09-65.103 ; à rapprocher de Soc., (52) Soc., 1er juillet 2009, Bull. n° 167.
29 juin 2005, Bull. n° 219, commenté au rapport annuel, (53) Soc., 6 avril 2004, Soc., 02-41.166.
p. 247.
(54) Soc., 2 juin 2004, Bull. n° 150, Dr. Ouv. 2005 p. 217, n.
(49) Soc., 17 octobre 2007, n° 06-41.444 : “La Cour d’appel, qui a M. Miné.
constaté que les salariés, conducteurs de camions transportant
des déchets industriels, effectuaient des travaux insalubres ou (55) Soc., 16 juin 2010, n° 09-40.049.
salissants nécessitant la prise d’une douche quotidienne, en a (56) Soc., 23 juin 2010, n° 09-41.607.
exactement déduit que les intéressés devaient être payés du
temps quotidien des douches au tarif normal des heures de
travail”.
(50) Soc., 8 octobre 1996, Bull. n° 317.

78
12) LINDEN 23/12/10 10:14 Page 79

Il en est de même pour un salarié, employé d’une Conclusion


cartonnerie, ayant fumé une cigarette dans un local de
La garantie des droits fondamentaux du salarié par la
l’entreprise en violation d’une interdiction résultant d’un
jurisprudence est naturellement perfectible ; il pourrait
arrêté préfectoral, figurant au règlement intérieur et
ainsi être considéré qu’est nul le licenciement dont le vrai
justifiée, en raison du risque d’incendie, par la sécurité
motif est l’exercice par le salarié d’une action en justice
des personnes et des biens (57).
contre l’employeur (58). Des évolutions de jurisprudence
peuvent être envisagées, mais on peut affirmer sans trop
de risque que la Chambre sociale veillera toujours à
garantir l’effectivité des droits fondamentaux des salariés,
tout en prenant en considération les droits de
l’employeur.
Alexandre Linden

(57) Soc., 1er juillet 2008, Bull. n° 145. intentée par le salarié contre son employeur », Dr. Ouv. 2008
(58) Voir P. Adam, “Harcèlement moral (managérial), dénonciation p. 519 à 525 ; cf. Soc., 28 mars 2006, Bull. n° 127, nullité du
d’actes répréhensibles par le salarié et réaction patronale”, licenciement prononcé en raison d’écrits injurieux produits à
Dr. Ouv. 2008, p. 1 à 7 et M. Poirier « Pour la nullité du l’occasion d’une instance.
licenciement décidé en représailles d’une action en justice

DROIT SOCIAL DES ASSOCIATIONS


ET AUTRES ORGANISMES
SANS BUT LUCRATIF
Emmanuel Dockès (dir.)

Les associations et les fondations sont-elles des entreprises comme les


autres ? Entre valeur d'engagement et nécessaire professionnalisation,
comment appréhender les spécificités des relations du travail dans les
organismes sans but lucratif (OSBL) ? Comment organiser sans risque une
cohabitation vertueuse entre salariés, fonctionnaires, bénévoles, volontaires
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Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

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maître de conférences, Florence Debord, maître de conférences, Carole Giraudet, ingénieure d'études, Cécile Nicod, maître de
conférences, et Jean-François Paulin, maître de conférences.

Juris associations éditions - ISBN : 978-2-35800-012-3 - 1064 pages - 64 euros

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LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Le respect des droits fondamentaux


sur les lieux de travail
Le point de vue d’un juge administratif
par Yves STRUILLOU, Conseiller d’Etat

PLAN
En première analyse, le juge administratif peut apparaître comme un
I. Une intervention rapide : acteur périphérique, voire étranger à la question du « respect des droits
les procédures de référé
fondamentaux sur les lieux de travail ». Ce concept lui apparaît éloigné de ses
II. Une intervention
grilles de lecture classiques. Mais réflexion faite, le juge administratif a toute
opérationnelle pour le
demandeur sa place dans une table ronde consacrée à ce sujet : il a à connaître de litiges
qui, directement ou non, mettent en jeu ces droits fondamentaux, soit en tant
que juge des relations de travail entre employeurs publics et leurs agents,
fonctionnaires ou contractuels, soit en tant que juge de la légalité des
interventions des services du ministère du Travail dans les entreprises incluses
dans le champ de contrôle de l’inspection du travail. En effet, le corpus des
« droits fondamentaux », qui reste à définir, transcende pour une large part la
frontière entre le droit commun du travail et le droit des fonctions publiques :
à la double qualité de personne humaine et de travailleur s’attachent certains
droits et libertés, qualifiés de fondamentaux, destinés à assurer le respect, sur
les lieux de travail, de la dignité de la personne humaine ainsi que de droits
individuels – liberté d’opinion – ou collectifs – droit syndical – ou s’exerçant
collectivement – droit de grève.

Le respect de ces droits n’est pas forcément dans l’ordre naturel des
choses. Si le juge est saisi, son intervention doit être à la fois rapide et efficace
eu égard à la gravité présumée d’une situation où les droits fondamentaux
seraient méconnus et à la nécessité, lorsque l’atteinte est avérée, de faire
cesser une telle situation.

I. Une intervention rapide : les procédures de référé


Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Le salarié et l’agent public doivent pouvoir disposer Le référé-liberté


d’une voie procédurale adaptée visant à ce qu’il soit mis
Saisi de conclusions en ce sens, le juge administratif
fin à la violation ou à la méconnaissance des droits
peut « ordonner toutes mesures nécessaires à la
fondamentaux par l’injonction faite par le juge
sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une
administratif de faire cesser cette situation.
personne morale de droit public… aurait porté, dans
Deux procédures co-existent : le référé-liberté et le l’exercice de ses pouvoirs, une atteinte grave et
référé-suspension. manifestement illégale » (1).

(1) Art. L. 521-2 du Code de justice administrative.

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Force est de constater qu’au regard de la jurisprudence C’est l’urgence qui justifie l’intervention du juge… à la
sur la notion de « liberté fondamentale » au sens de ces condition que la décision administrative n’ait pas été
dispositions, il y a un recoupement certain entre ces entièrement exécutée, le juge de l’urgence ne pouvant
libertés et les droits fondamentaux. Ont été regardées prendre que des mesures provisoires. Il s’ensuit que les
comme constituant une « liberté fondamentale » : la conclusions présentées par un salarié sur le fondement
liberté d’entreprendre (2) ; la liberté d’opinion (3) ; le de l’article L. 521-2 ne peuvent être accueillies dès lors
droit de grève (4) ; la liberté du travail (5) ; la liberté de que le licenciement a été prononcé par l’employeur (13).
ne pas être astreint à un travail forcé (6) et la liberté L’appréciation de la condition d’urgence peut impliquer
syndicale (7). que le juge fasse un « bilan » des intérêts en présence et,
N’ont pas été jugés comme étant au nombre des à ce titre, prenne en compte l’intérêt de l’ensemble des
« libertés fondamentales » : le « droit à la santé » (8), travailleurs (14). Le bilan auquel le juge doit se livrer peut
également donner lieu à la prise en compte de l’intérêt
l’application par une personne de droit public des
que présente pour les salariés d’une société la continuité
dispositions de l’article L. 122-12 (9) ou, par son seul
du fonctionnement des institutions représentatives du
objet, la décision mettant fin aux fonctions d’un agent
personnel (15).
public à la suite d’un refus de titularisation (10).
L’atteinte portée à la liberté fondamentale doit être
L’atteinte portée à une liberté ou un droit fondamental
grave : cette gravité est appréciée non seulement au
peut résulter de décisions de nature très variée. Peuvent
regard de l’objet de la mesure mais également des
être mentionnées, à titre d’exemple, la volonté de
motifs sur lesquels elle se fonde (16).
l’employeur public de subordonner l’exercice du droit
Une mesure de licenciement devrait être regardée
syndical à la production par la section syndicale de ses
comme susceptible de porter atteinte à la liberté
statuts (11) ou la décision mettant fin aux fonctions d’un
fondamentale que constitue la liberté syndicale dès lors
agent public à la suite d’un refus de titularisation pris en
que, comme le soulignait le commissaire du
raison des opinions de l’agent (12), ce qui démontre que
gouvernement P. Fombeur dans ses conclusions sur
le juge des référés n’hésite pas, si le moyen est invoqué,
l’affaire tranchée par la décision de section du 28 février
à rechercher la réelle intention poursuivie par l’autorité
2001, M. Casanovas, « la liberté syndicale, par essence,
administrative. Ainsi, une mesure qui en soi ne constitue
est une liberté qui a vocation à s’exercer dans le cadre
pas une atteinte à une liberté fondamentale peut être
du travail… Le moyen le plus efficace d’entraver la
regardée comme telle eu égard à son objet ou à ses
liberté syndicale consiste bien à licencier tous les salariés
motifs. détenteurs d’un mandat syndical et c’est pour cette
Toutefois, le juge n’est fondé à intervenir que si deux raison que le Code du travail accorde une protection
conditions sont remplies : l’urgence doit être caractérisée exceptionnelle aux représentants du personnel en cas de
et l’atteinte portée à la liberté doit être grave. licenciement ».

(2) CE, juge des référés, 12 nov. 2001, n° 239.840, commune de (10) CE, section, 28 fév. 2001, n° 229.163, M. Casanovas, Rec.,
Montreuil-Bellay, Recueil, p. 551 ; CE, 26 mai 2006, ord. juge p. 107.
des référés, n° 293.501, Société du Yacht Club International de (11) CE, 31 mai 2007, n° 298.293, syndicat CFDT Interco 28, Rec.
Marina Baie-des-Anges (SYCIM), Rec. p. 265. p. 222, Dr. Ouv. 2007 p. 489 n. S. Renda.
(3) CE, section, 28 fév. 2001, n° 229.163, M. Casanovas, Rec., (12) CE, section, 28 fév. 2001, n° 229.163, M. Casanovas, Rec.,
p. 107. p. 107.
(4) CE, 9 déc. 2003, n° 262.186, Aguillon, Rec., p. 497, Dr. Ouv. (13) CE, 20 juill. 2009, ord., n° 329.657, Mme Verdier.
2004, p. 184, note M. Panigel-Nennouche.
(14) CE, 28 févr. 2001, n° 229.881, Union syndicale groupe des
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(5) CE, 4 oct. 2004, n° 264.310, Sté Mona Lisa Investissement, 10, tables p. 1108 : était demandée en l’espèce la suspension
Rec., p. 362 ; F. Reneaud « Une renaissance de la liberté du de l’exécution de l’arrêté du ministre de l’Emploi agréant la
travail ? », Dr soc 2005, p. 608 ; commentaire P. Moussy, “convention du 1er janvier 2001” relative à l’aide au retour à
Dr. Ouv. 2005, p. 35 ; commentaire H. Favier, AJDA 2004, l’emploi et à l’indemnisation du chômage et il a été jugé que
p. 2459 ; M.-C. Rouault, « Le référé-liberté et le droit du « c’est la suspension de leur mise en œuvre qui pour
travail », Sem. soc. Lamy, 25 juill. 2005, n° 1225, p. 15 ; l’essentiel serait préjudiciable à la situation des travailleurs
G. Koubi « La difficile saisie de la « liberté du travail » dans le privés d’emploi ».
cadre de l’article L. 521-2 du CJA », Dr. Ouv. 2007 p. 263.
(15) CE, 5 mars 2001, n° 230681, STC, tables p. 1109 : était
(6) CE, 3 mai 2005, n° 279.999, Confédération française des demandée la suspension de la décision fixant la liste des
travailleurs chrétiens, tables p. 1034, Dalloz 2005, p. 1465, établissements au sein desquels un comité d’établissement
note T. Guillemin. devait être institué et il a été jugé que l’urgence ne justifiait
(7) CE, 25 juill. 2003, n° 258.677, Ministre de la Jeunesse c./ pas la suspension eu égard à la nécessité d’assurer la
SNUDI-FO, AJDA 2004, p. 448 ; CE, 31 mai 2007, n° 298.293, continuité du fonctionnement des institutions représentatives
syndicat CFDT Interco 28, Rec. p. 222. du personnel.
(8) CE, 8 sept. 2005, ord., n° 284.803, Garde des sceaux c./ Bunel, (16) CE, section, 28 fév. 2001, n° 229.163, M. Casanovas, Rec.,
Rec. p. 388. p. 107.
(9) CE, 13 mars 2002, ord. , n° 243.927, rec. p. 101.

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Inversement, une décision de refus d’autorisation de documents qui s’y trouvaient, ainsi que les décharges de
licenciement peut « par ses conséquences porter atteinte service et autorisations d’absence attribuées à ses
à une liberté fondamentale » : le Conseil d’Etat a ainsi représentants ». En l’espèce, le juge des référés a décidé,
jugé le 4 octobre 2004 que le refus d’autorisation de en application de l’article R. 522-13 du Code de justice
licenciement concernant un salarié protégé accusé de administrative, que sa décision serait exécutoire, sans
harcèlement moral peut ainsi être de nature à attendre sa notification, dès qu’elle serait portée par tout
« compromettre une liberté fondamentale en lien avec le moyen à la connaissance du directeur de l’Office.
droit du travail » (17). Par cette même décision, il a été
jugé que « le degré de gravité que peut revêtir une Le référé-suspension
mesure affectant la liberté d’entreprendre ou la liberté Il constitue la procédure de droit commun de
du travail doit prendre en compte les limitations de suspension permettant d’atteindre une décision
portée générale apportées à ces libertés qui ont été administrative de manière efficace sans qu’il soit besoin
introduites par le législateur pour permettre certaines d’examiner l’objet ou l’effet de la mesure au regard de
interventions jugées nécessaires de la puissance l’atteinte à une « liberté fondamentale ».
publique, notamment dans les relations de travail » et
Le juge, dans le cadre de cette procédure, est fondé à
« figure au nombre de ces limitations la protection dont
suspendre l’exécution d’une décision administrative en
bénéficient, dans l’intérêt de l’ensemble des travailleurs
cas d’urgence et dès lors qu’un des moyens invoqués
qu’ils représentent, les délégués du personnel, dont le
dans l’instance au fond apparaît de nature, en l’état de
licenciement ne peut intervenir que sur autorisation de
l’instruction, à créer un doute sérieux sur la légalité de la
l’inspecteur du travail ».
décision en cause (19).
Si le juge estime que l’atteinte portée à une liberté
Ainsi, c’est par cette procédure qu’a été décidée par le
fondamentale est manifestement illégale, il pourra
Conseil d’Etat la suspension de l’exécution de
ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde
l’ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 relative à
des droits menacés.
l’aménagement des règles de décompte des effectifs des
A titre d’exemple des mesures que le juge des référés entreprises (20) :
peut enjoindre à l’administration de prendre mérite d’être
- la condition d’urgence avait été regardée comme
mentionnée la décision du 31 mai 2007 (18) :
remplie eu égard à l’atteinte portée aux intérêts du
constatant que l’employeur public faisait obstacle au libre
syndicat requérant (21) ;
exercice du droit syndical en privant la section syndicale
de tout moyen, faute pour cette dernière d’accepter de - l’existence d’un moyen propre à créer, en l’état de
lui adresser ses statuts, le juge enjoint « à l’Office public l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de
de l’habitat de Chartres de réexaminer, dans un délai l’ordonnance a été admise dès lors que l’appréciation de
d’un mois, les droits auxquels le syndicat CFDT Interco la compatibilité de celle-ci avec les dispositions
28 peut prétendre s’agissant de la possibilité pour lui de communautaires applicables avait justifié que la Cour de
bénéficier d’un local syndical situé dans les locaux de justice des Communautés européennes soit saisie d’une
l’Office ainsi que l’étendue de ses droits en matière de question préjudicielle (22).
décharges syndicales et, dans l’attente de ce réexamen, S’agissant du contentieux des agents publics, a été
de rétablir ce syndicat dans les droits dont il bénéficiait prise en compte l’absence de possibilité de percevoir
antérieurement en lui restituant le local dont sa section une allocation pour perte d’emploi en l’absence de
syndicale disposait jusqu’ alors, l’ensemble des biens et mesure de licenciement (23).
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(17) CE, 4 oct. 2004, n° 264.310, Sté Mona Lisa Investissement, été inspirée par l’objectif de favoriser l’emploi, la condition
préc. tenant à l’urgence doit être regardée comme remplie ».
(18) CE, 31 mai 2007, n° 298.293, Syndicat CFDT Interco 28, Rec. (22) « Considérant que, saisi de moyens tirés de la méconnaissance
p. 222, Dr. Ouv. 2007 p. 489 n. S. Renda. des dispositions des directives 98/59/CE du 20 juillet 1998 et
(19) Art. L. 521-1 du Code de justice administrative. 2002/14/CE du 11 mars 2002, le Conseil d’Etat, statuant au
contentieux a, par décision en date du 19 octobre 2005, sursis
(20) CE, 23 nov. 2005, n° 286.440, CGT-FO, Rec. p. 523. à statuer sur les requêtes tendant à l’annulation de
(21) « Qu’au nombre des dispositions dont l’application peut ainsi l’ordonnance du 2 août 2005 jusqu’à ce que la Cour de justice
se trouver écartée ou différée, figurent celles qui imposent aux des Communautés européennes se soit prononcée sur les
entreprises la mise en place d’institutions représentatives du difficultés sérieuses d’interprétation que posent ces deux
personnel appelées, notamment, à intervenir dans les directives, et dont dépend la légalité de cette ordonnance ;
procédures de licenciement collectif pour motif économique ; que, pour des motifs de la même nature que ceux ayant
que l’application de cette mesure porte une atteinte conduit à prononcer ce renvoi préjudiciel, ces moyens sont,
suffisamment grave et immédiate aux intérêts que la en l’état de l’instruction, propres à faire naître un doute
Confédération générale du travail-Force ouvrière ; qu’ainsi, et sérieux sur la légalité de l’ordonnance contestée ».
alors même que le ministre de l’Emploi, de la Cohésion (23) CE, 14 mai 2003, n° 245.628, CCI de Nîmes-Uzes, Bagnols-
sociale et du Logement fait valoir que la mesure contestée a Le-Vigan, tables p. 920.

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Les autorisations de licenciement dès lors que le licenciement a été prononcé et les
des salariés protégés conclusions aux fins de suspension de l’exécution de la
décision sont irrecevables (26).
Il n’est pas inutile dans le cadre de cette présentation
des procédures de référé d’examiner les difficultés Il a été jugé que « La rupture du contrat de travail
posées juridiquement et pratiquement par les demandes prend effet à compter de l’envoi du courrier
de suspension de l’exécution d’autorisation de recommandé avec accusé de réception notifiant cette
licenciement de salariés bénéficiant de la protection rupture au salarié ; (…) par suite, l’autorisation de
spéciale en raison de leurs fonctions représentatives. licenciement d’un salarié protégé doit être regardée

Il avait été jugé que le sursis à exécution ne pouvait comme entièrement exécutée à compter de cet envoi »
être accordé que si la décision de l’administration n’avait (27). La position du Conseil d’Etat découle de la
pas été exécutée. En application de ce principe, dès lors jurisprudence de la Cour de cassation quant à la date
que l’employeur avait notifié son licenciement au salarié, d’effet de la rupture du contrat de travail (28).
le sursis à exécution ne pouvait plus être ordonné (24). Si la solution retenue par le Conseil d’État est
Les conclusions tendant au sursis à exécution de la conforme aux règles relatives au référé-suspension, elle
décision d’autorisation devaient être rejetées, même si le n’en prive pas moins, en pratique, les salariés de toute
délai de préavis n’était pas expiré (25). possibilité d’obtenir de la part du juge le prononcé d’une
Le Conseil d’État a maintenu cette jurisprudence dans telle mesure, dès lors que l’employeur aura prononcé le
le cadre du « référé-suspension » : la décision licenciement, ce cas de figure étant le plus
d’autorisation est jugée comme entièrement exécutée probable (29).

II. Une intervention opérationnelle pour le demandeur


L’intervention du juge ne doit pas être seulement 10 décembre 1970, la Chambre criminelle de la Cour de
rapide : elle doit aussi être efficace. Or, longtemps, la cassation avait jugé que « toute mesure abusive de
question de la charge de la preuve a constitué un discrimination prise (…) par l’employeur contre un
obstacle certain. En outre, le juge doit parfois opérer une représentant syndical en raison de sa fonction porte
délicate conciliation entre les droits procéduraux atteinte au libre exercice de ladite fonction aussi qu’à la
fondamentaux et des libertés tout aussi fondamentales. sécurité que le législateur a voulu assurer à tous ceux
La question de la charge de la preuve qui représentent les travailleurs au sein du comité
d’entreprise et constitue dès lors nécessairement une
Pour une large part, le respect du droit du travail et des
« droits fondamentaux » repose sur l’action des salariés entrave au fonctionnement régulier de cet organisme »
sur le lieu de travail. Cette action est rendue légalement (30).
possible par la reconnaissance de l’existence de De ce point de vue, la question de la charge de la
représentants élus ou mandatés chargés de représenter preuve d’actes ou de mesures discriminatoires est
et de défendre les intérêts des salariés dans l’entreprise. déterminante. Longtemps obstacle quasi insurmontable
Tout obstacle à cette action est de nature à au civil et au pénal, la nécessité de rapporter la preuve de
compromettre l’action des représentants et, par suite, le la discrimination a largement réduit la portée du statut
respect des droits fondamentaux, qu’ils soient individuels protecteur du représentant du personnel : le représentant
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

ou collectifs : dans le célèbre arrêt Fleurence du était protégé dans son emploi mais non dans sa carrière.

(24) CE, 16 déc. 1977, n° 04.895, Lehodey, Rec. p. 508, concl. (28) Cass. Ass. Plén., 28 janv. 2005, n° 01-45.924, Bull. Ass. Plén.
Mme Latournerie, Dr. soc. 1978 p. 112 AJDA 1978, p. 514 et n° 1, rapport Mme Bellamy ; Cass. soc. 11 mai 2005, n° 03-
chron. AJDA 1979 juill.-août 1979 ; CE, 12 mars 1980, 40.650, Bull. civ. V n° 159, obs. J. Mouly, Dr. soc. 2005
n° 09.503, Feuquenne, Rec. p. 144 ; CE, 6 déc. 1996, p. 920 : « la rupture d’un contrat de travail se situe à la date
n° 173.128, Boucherit, tables p. 1194, RJS 1997 n° 64. où l’employeur a manifesté sa volonté d’y mettre fin, c’est-à-
(25) CE, 12 mars 1980, n° 09.503, Fevquenne, Rec. p. 144 ; CE, dire au jour de l’envoi de la lettre recommandée avec
3 déc. 1980, n° 23.669, Ministre du Travail et de la demande d’avis de réception notifiant la rupture ».
Participation c./ Tafall, Rec. p. 914, AJDA 1980, p. 290. (29) Pour un exemple où les conclusions étaient recevables : CE,
(26) CE, 2 juill. 2003, n° 244.435, Lefebvre, tables, p. 916, RJS 10 nov. 2006, n° 292.834, Institut rural d’Annecy-le-Vieux.
2003 n° 1289 ; CE, n° 274.010, 12 nov. 2004, Mme Uluoz ; (30) Cass. crim., 10 déc. 1970, n° 70-91.045, Bull. crim. n° 336,
CE, 23 mars 2005, n° 270.268, Sté Sodiparc. Dr. Ouv. 1971 p. 175 : en l’espèce était en cause la volonté de
(27) CE, 7 déc. 2009, n° 327.259, Sté CM-CIC-ASSET l’employeur de se « débarrasser » d’un salarié représentant
Management, à paraître aux tables, RJS 2010 n° 204. syndical au comité d’entreprise.

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Fort heureusement, sous le double effet du droit L’évolution du cadre légal, qui repose sur le postulat que
communautaire et de la jurisprudence de la Chambre la preuve de la discrimination n’incombe pas au salarié,
sociale, la charge de la preuve a été aménagée dans le ne peut que conforter cette démarche du juge
cadre des instances civiles. administratif. Au demeurant, ce postulat était déjà sous-
La décision du 30 octobre 2009 de l’Assemblée du jacent à l’arrêt Barel de l’Assemblée du contentieux du
contentieux du Conseil d’Etat (31) a défini la démarche Conseil d’Etat du 28 mai 1954 (32).
que doit suivire le juge administratif, en l’absence de
Une délicate conciliation à opérer
dispositions applicables, reprenant la démarche en trois
temps imposée et définie par le droit communautaire et
entre les droits procéduraux et les libertés
la jurisprudence judiciaire, mais dans le cadre d’une fondamentales
procédure inquisitoriale. Dans son office, le juge peut être confronté à des
Désomais le fil directeur est le suivant : « Il appartient questions redoutables tenant à ce que des droits et des
au juge administratif, dans la conduite de la procédure libertés peuvent s’opposer ou, à tout le moins, être
inquisitoire, de demander aux parties de lui fournir tous opposés par les parties. Deux exemples peuvent être
les éléments d’appréciation de nature à établir sa présentés d’une telle situation, qui tous deux sont relatifs
conviction ; que cette responsabilité doit, dès lors qu’il à la question des « représailles » auxquelles peuvent être
est soutenu qu’une mesure a pu être empreinte de exposés les salariés dans leur emploi et sont susceptibles
discrimination, s’exercer en tenant compte des difficultés de porter atteinte, par suite, au « droit à l’emploi ».
propres à l’administration de la preuve en ce domaine et
des exigences qui s’attachent aux principes à valeur La question de la preuve de l’existence
constitutionnelle des droits de la défense et de l’égalité de la section syndicale
de traitement des personnes ». Les dispositions de l’ancien article L. 412-11 du Code
La « répartition du travail » est la suivante : du travail (33) ont donné lieu à un important
- il appartient au requérant qui s’estime lésé par une contentieux, la désignation des délégués syndicaux étant
telle mesure de soumettre au juge des éléments de fait contestée au motif tiré de ce qu’aucune section syndicale
susceptibles de faire présumer une atteinte à ce dernier n’était constituée ou en voie de constitution à la date de
principe ; cette désignation. La position de principe adoptée en

- il incombe au défendeur de produire tous ceux 1997 par la Cour de cassation, selon laquelle l’existence

permettant d’établir que la décision attaquée repose sur d’une section syndicale était établie par la seule
des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ; désignation du délégué syndical dans l’entreprise, mit un
terme à ce type de contentieux (34).
- il revient, enfin, au juge d’apprécier si la décision
contestée devant lui a été ou non prise pour des motifs Les dispositions de la loi du 20 août 2008 ont remis
entachés de discrimination, et de se déterminer au vu de en cause cette jurisprudence (35).
ces échanges contradictoires. En cas de doute, il lui Cependant, le retour à la jurisprudence antérieure à
appartient de compléter ces échanges en ordonnant 1997 aurait relancé le contentieux et le débat sur la
toute mesure d’instruction utile. caractérisation du risque de représailles par le juge du
Force est de constater le rapprochement des règles de fond de nature à permettre, selon la jurisprudence
procédure qui régissent le régime de la preuve quelle antérieure à 1997, la dispense de communication à
que soit la nature de l’employeur et la nature du lien l’employeur du nom des adhérents de la section
entre ce dernier et le travailleur, salarié ou agent public. syndicale (36).
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

(31) CE, Ass., 30 oct. 2009, n° 298.348, Mme Perreux, Rec. p. 408, organismes visés par l’article L. 421-1, qui emploient au
concl. M. Guyomar, RFDA 2009 p. 1125. moins cinquante salariés, désigne… un ou plusieurs délégués
(32) CE, Barel, Rec. p. 308, Grands arrêts de la jurisprudence syndicaux pour le représenter auprès du chef d’entreprise ».
administrative p. 86 : le Conseil d’Etat avait estimé que le (34) Cass. soc., 27 mai 1997, n° 96-60.239, Bull. civ. V, n° 194, Dr.
motif allégué par les requérants, qui soutenaient avoir été soc. 1997, p. 758, RJS 1997 n° 834 ; cette jurisprudence fut
écartés du concours de l’Ecole Nationale d’Administration en étendue à la désignation du représentant syndical au comité
raison de leurs opinions politiques, était établi dès lors qu’ils d’entreprise, « l’existence d’une section syndicale étant établie
s’étaient « prévalus à l’appui de leurs allégations de par cette seule désignation » (Cass. soc., 17 mars 1998, n° 96-
circonstances et de faits précis constituant des présomptions 60.396, Bull. civ. V n° 157, RJS 1998 n° 606).
sérieuses », l’administration n’ayant pas donné suite à la (35) Art. L. 2142-1.
demande qui lui avait été faite de produire les dossiers des
candidats. (36) Cass. soc., 20 déc. 1988, n° 88-60.386, Bull. civ. V n° 679,
note J-M. Verdier, Dr. soc., 1993 p. 866.
(33) Aux termes desquelles chaque syndicat représentatif « qui
constitue une section syndicale dans les entreprises et

84
13) STRUILLOU 23/12/10 10:15 Page 85

Au regard de l’importance de la question, la Cour de Le droit pour le salarié protégé d’obtenir


cassation a apporté une réponse rapide par un arrêt du communication des documents et
8 juillet 2009 (37). Elle est partie du postulat selon témoignages produits par l’employeur à
lequel « l’adhésion du salarié à un syndicat relève de sa l’appui d’une demande d’autorisation de
vie personnelle ». Elle était donc pleinement consciente licenciement pour motif disciplinaire
de la nécessité de trouver un équilibre entre la nécessité
Selon la jurisprudence du Conseil d’Etat, l’inspecteur
pour le syndicat de rapporter la preuve qu’il compte bien
du travail n’était pas tenu de communiquer l’ensemble
des adhérents dans l’entreprise et le droit, pour ces
des témoignages recueillis au cours de l’enquête (38), ce
adhérents, de ne pas voir divulguer leur identité à
qui constituait une entorse assez flagrante aux droits de
l’occasion d’un litige auquel ils ne sont pas directement
la défense et au principe du contradictoire.
partie. Se fondant sur les dispositions de l’article 6 du
préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et de La jurisprudence a évolué en trois temps :
l’article 9 du Code civil, ainsi que sur les stipulations de - par une décision du 20 avril 2005, le Conseil d’État a
l’article 11 de la Convention européenne de sauvegarde jugé que doivent être communiqués au salarié protégé
des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, la les noms des salariés qui auraient été victimes des
Chambre sociale a jugé qu’en cas de contestation sur agissements qui lui auraient été reprochés et qui ont
l’existence d’une section syndicale, le syndicat, à qui il porté des accusations à son encontre afin que l’intéressé
incombe d’apporter la preuve de la présence d’au moins puisse utilement présenter sa défense (39) ;
deux adhérents dans l’entreprise, doit le faire dans le - par sa décision du 30 mars 2006, le Conseil
respect de la procédure contradictoire, sauf en ce qui constitutionnel a jugé que « le principe des droits de la
concerne « les éléments susceptibles de permettre défense, qui résulte de l’article 16 de la Déclaration de
l’identification des adhérents du syndicat, dont seul le 1789, impose le respect d’une procédure contradictoire
juge peut prendre connaissance ». La dérogation tout à dans les cas de licenciement prononcé pour un motif
fait exceptionnelle faite par la Haute juridiction au disciplinaire » (40) ;
principe du contradictoire repose non plus sur un
- puis, la section du contentieux du Conseil d’État a
éventuel risque de représailles, mais exclusivement sur le
jugé le 24 novembre 2006 (41) qu’il incombe à
droit dont bénéficie chaque salarié de ne pas voir
l’inspecteur du travail, lorsque la procédure est engagée
divulguer des informations strictement personnelles le
sur un motif disciplinaire, de mettre le salarié protégé à
concernant, ce droit étant opposable tant à l’employeur
même de prendre connaissance des documents produits
qu’au syndicat auquel le salarié a adhéré.
par l’employeur à l’appui de sa demande d’autorisation, y
Cet arrêt appelle deux réflexions : compris des attestations et des témoignages. Toutefois,
- il est fondé sur une articulation tout à fait originale lorsque l’inspecteur du travail estime, sous le contrôle du
entre le droit individuel du salarié – l’adhésion à une juge, que l’accès à ces documents serait de nature,
organisation syndicale relève de la vie personnelle – et le compte tenu des risques de pressions ou de représailles,
droit collectif à s’organiser sur les lieux de travail : le droit à porter gravement préjudice à leurs auteurs, il peut
individuel ne s’oppose pas au droit collectif, mais le décider de se borner à faire état au salarié concerné par
conforte et le nourrit ; la procédure, de façon circonstanciée, de la teneur des
- mais ce « détour » ingénieux et fructueux par le droit attestations et des témoignages. Mais, en tout état de
individuel n’est-il pas rendu nécessaire par le fait que la cause, l’inspecteur du travail est tenu d’indiquer au salarié
force du droit collectif ou sa légitimité n’était pas jugée à l’identité des personnes qui auraient été victimes des
elle seule suffisante pour fonder une dérogation au agissements qui lui sont reprochés, notamment quand il
est reproché au salarié protégé d’avoir harcelé une
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

principe du contradictoire ?
personne, que ce soit un autre salarié ou une personne
accueillie dans l’établissement : dans de tels cas, on ne
conçoit pas effectivement de défense utile si le salarié n’a
pas connaissance de l’identité de la personne qui aurait
été victime de ses agissements.

(37) Cass. soc., 8 juill. 2009, nos 09-60.011, 09-60.031 et 09- (38) CE, 2 nov. 1992, n° 117.836, Abert, RJS n° 56-1993 ; CE, 7
60.032, Bull. civ. V n° 180, voir L. Pécault-Rivolier, « Les mai 1997, n° 159.430, M. Nicolai.
premiers arrêts de la Cour de cassation relatifs à la loi du (39) CE, 20 avr. 2005, Sté Senior et Cie, RJS 2005 n° 869, tables
20 août 2008 », Sem. soc. Lamy, n° 1408, 13 juill. 2009 ; RDT p. 1123.
2009 p. 729, note M. Grévy ; rapp. Cour de Cass. 2009 p.
360 ; Dr. Ouv. 2009 p. 517, n. S. Michel. (40) Décision n° 2006-535 DC, § 24.
(41) CE, section, n° 284.208, Mme Rodriguez, Rec. p. 481, concl.
Y. Struillou, Dr. soc. 2007 p. 25.

85
13) STRUILLOU 23/12/10 10:15 Page 86

La prise en compte de la réalité du travail et de la L’efficacité de l’intervention du juge est conditionnée


réalité des relations humaines – au travers de cette par des facteurs « endogènes » propres à la juridiction –
notion de représailles, que celles-ci émanent de manière les moyens dont elle dispose, son organisation interne et
« classique » de l’employeur, mais aussi du salarié à sa capacité à traiter les affaires urgentes… et les autres,
l’égard de ses collègues, notamment lorsqu’il détient un ses objectifs et la qualité intrinsèque du travail
pouvoir hiérarchique – conduit donc le juge à aménager juridictionnel – mais elle ne peut être dissociée des
la mise en œuvre de droits fondamentaux procéduraux - interventions des autres acteurs qui interviennent dans la
le respect des droits de la défense et du principe du mise en œuvre effective du droit. Rappelons une
contradictoire – pour assurer l’effectivité de droits évidence : le juge n’intervient que s’il est saisi et faut-il
fondamentaux de valeur constitutionnelle, qu’il s’agisse encore qu’il le soit au bon moment et dans de bonnes
du droit de s’organiser collectivement sur le lieu de travail conditions. L’intervention du juge ne peut être dissociée
et du droit de disposer de représentants du personnel des stratégies judiciaires.
qui découlent des principes énoncés par le huitième Yves Struillou
alinéa du préambule de 1946 (42).

(42) « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués,


à la détermination collective des conditions de travail ainsi
qu’à la gestion des entreprises. »

Droit de l'emploi
par Franck Petit et Dirk Baugard
Loin de faire double emploi avec le droit du travail, le
droit de l'emploi correspond à l'étude des mesures
générales ou spécifiques qui, financées, contrôlées ou
organisées par l'État, sont mises au service de la
recherche, de la création, de l'adaptation, du partage et
de la sauvegarde de l'emploi. Il englobe aussi l'étude des
mesures mises au service de la disparition de l'emploi,
lorsqu'il est jugé obsolète.
Souvent bousculés par les alternances politiques, ces
multiples dispositifs ont été pour la plupart d'entre eux
rassemblés dans une partie entière du Code du travail,
que l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 a
intitulée « L'emploi ». Toutefois, le remplacement
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

fréquent d'anciens dispositifs par des outils présentés


comme innovants ne doit pas faire illusion ; c'est
pourquoi les auteurs ont choisi d'intégrer dans leur
ouvrage une présentation historique des dispositifs qui
les précédaient. Cette approche présente l'avantage de maintenir une continuité dans l'interminable
succession de mesures qui, le plus souvent, poursuivent un même objet ou un même objectif.
Prix : 28 € - 368 pages - ISBN : 978-2-297-01137-2

86
14) DROSS 23/12/10 10:16 Page 87

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

L’Inspection du travail et les droits


fondamentaux sur les lieux de travail
par Paul-Eric DROSS,
Inspecteur du travail détaché comme ATER à l’Université d’Evry, Val-d’Essonne

PLAN
I. La qualité à agir en
Au moment d’aborder ce sujet, il me revient à l’esprit le cas d’une jeune
référé, bridée par le femme. A plusieurs reprises, elle était venue me voir lors de mes permanences,
Code du travail
en pleurs, pour se plaindre de ses conditions de travail qu’elle ne supportait plus.
II. L’action en référé, Ses visites répétées me conduisirent à procéder à un contrôle de l’entreprise. Il
moyen de faire s’agissait d’une petite entreprise de huit personnes dépourvue de toute
respecter les libertés
fondamentales représentation du personnel. Lors de mon contrôle, ma surprise fut grande de
constater la réalité des faits qu’elle m’avait rapportés, à savoir que l’employeur
lui avait installé comme poste de travail une simple table accolée à son bureau.
Il ne s’agissait pas d’un bureau mais, je le répète, d’une simple table dépourvue
de tiroir, de toute possibilité de rangement. Sur la table une pile de dossiers, de
factures, mais pas de téléphone. Cette salariée devait passer ses écritures
comptables tout au long de la journée sous l’attention constante de son
employeur, face à elle à moins d’un mètre cinquante de distance. Lorsque je
manifestai mon indignation à l’employeur que ces conditions de travail
constituaient manifestement une atteinte à la dignité de cette femme, qu’elle ne
pouvait quitter son poste de travail momentanément sans qu’il n’en soit
immédiatement l’observateur, qu’elle ne pouvait avoir le moindre échange
personnel sans qu’il n’en soit témoin, il me répondit qu’ainsi au moins il était sûr
de la réalité de son travail. En dépit de mes protestations véhémentes, de mes
demandes réitérées, de mes contrôles exhaustifs répétés, rien n’y fit, l’employeur
maintenait le poste de travail de cette femme, me répétant qu’il était maître chez
lui et qu’il ne m’appartenait pas de m’ingérer dans l’organisation de son
entreprise. Que pouvait-on faire face à cette situation, manifestement
attentatoire à la dignité de cette salariée, matrice de tous les droits
fondamentaux dont elle se trouvait de fait privée ? J’aurais peut-être pu brandir
la menace pénale et affirmer que ces conditions étaient constitutives d’un délit
de harcèlement moral, sans être totalement persuadé que les éléments de
l’infraction étaient en l’espèce constitués. Mais surtout le procès-verbal que
j’aurais pu dresser à l’encontre de l’employeur, pour autant que l’infraction soit
constituée et poursuivie, n’aurait donné lieu au mieux qu’à un procès en
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

correctionnel, un ou deux ans après. Mais que faire, là, dans l’immédiat pour
faire cesser une situation insupportable pour cette salariée, intolérable pour
l’inspecteur du travail ?
Il fallait bien constater, hélas, mon impuissance ; je n’avais aucun moyen
coercitif pour imposer à l’employeur de modifier sans délai les conditions de travail
de cette salariée. Pour sortir de cette impasse, il a donc fallu user d’un stratagème,
faire œuvre de persuasion auprès du médecin du travail pour l’amener à considérer
que cette situation de travail aurait à terme des répercussions sur la santé de cette
salariée et qu’il convenait de la déclarer dès à présent inapte à son poste de travail.
Cela revenait à utiliser la déclaration d’inaptitude au poste de travail, à détourner
en quelque sorte cette procédure pour soustraire sans délai une salariée d’une
situation manifestement attentatoire à ses droits les plus fondamentaux.

87
14) DROSS 23/12/10 10:16 Page 88

L’inspecteur du travail ne dispose donc pas de moyen efficace d’intervention pour faire cesser là,
immédiatement, une atteinte à un droit fondamental autre que les droits à la vie ou à l’intégrité physique.
Il peut bien sûr dresser procès-verbal pour autant que la violation à la liberté fondamentale soit
constitutive d’une infraction pénale, ce qui n’est pas toujours le cas et avec les aléas de toute poursuite
pénale, les délais et le risque lié à l’opportunité des poursuites du parquet. Il peut bien sûr faire des
observations à l’employeur pour qu’il fasse cesser toute atteinte intolérable à un droit fondamental. Mais
personne n’ignore qu’une observation de l’inspecteur du travail a une valeur coercitive très limitée,
seulement fonction de la valeur contraignante que l’employeur veut bien lui accorder.
Et pourtant l’inspection pourrait disposer d’un moyen d’action particulièrement efficace pour
intervenir dans l’urgence et faire cesser toute atteinte manifestement illicite à un droit fondamental : la
procédure du référé civil auprès du président du Tribunal de grande instance.
Pour l’heure, cette procédure existe bien mais elle est enfermée, circonscrite par des textes du Code
du travail à quelques hypothèses : en cas de risques d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique. L’Inspecteur
du travail peut mobiliser cette action judiciaire pour remédier à ces risques particulièrement graves en
imposant par exemple la consignation de telle ou telle machine, l’arrêt d’activité présentant un risque. Il faut
préciser que cette procédure civile peut aussi être utilisée pour imposer le respect du repos dominical.
Malheureusement, ces textes, qui donnent à l’inspecteur du travail qualité pour agir par cette
action en référé, en interdisent l’utilisation dans des domaines non expressément prévus. Ainsi n’ai-je
jamais vu une telle procédure engagée pour assurer le respect d’autres droits fondamentaux que le droit
à la vie ou au respect de l’intégrité physique, conformément aux textes qui prévoient cette action. Et
pourtant une telle procédure, si elle voyait son champ d’action élargi, étendu en contrepartie d’une
meilleure prise en compte des droits de la défense, permettrait incontestablement de lutter sans délai
contre toute forme de violation des droits fondamentaux dans l’entreprise.

I. La qualité à agir en référé, bridée par le Code du travail


L’inspecteur du travail dispose en effet d’un moyen De même en matière de violation du repos dominical,
d’action particulièrement efficace pour agir dans l’article L. 3132-30 dispose que l’inspecteur du travail
l’urgence : la procédure de référé devant le président du peut, nonobstant toutes poursuites pénales, saisir en
Tribunal de grande instance. Mais cette action rapide et référé le juge judiciaire pour voir ordonner toutes
efficace n’est possible qu’au regard des dispositions du mesures propres à faire cesser dans les établissements
Code du travail qui donnent expressément qualité à de vente au détail et de prestations de services au
l’inspecteur pour agir au moyen de cette action. Elle est consommateur l’emploi illicite de salariés.
alors exercée au visa de l’article 809 du Code de Il faut bien avouer qu’il s’agit là d’une action un peu
procédure civile afin de faire cesser une atteinte étrange que celle de ce fonctionnaire qui agit dans le
manifestement illicite à un droit. Mais l’inspecteur du cadre d’une procédure civile, certes d’urgence, en vue de
travail ne peut exercer cette action qu’en référence aux faire respecter certaines dispositions essentielles du droit
textes qui lui donnent par ailleurs qualité à agir. du travail en vue de préserver le droit à la vie, à l’intégrité
Ainsi, l’article L. 4732-1 prévoit, lorsqu’il existe un risque physique des salariés ou encore le respect du repos
sérieux, une possible atteinte au droit à la vie ou à dominical.
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

l’intégrité physique des salariés consécutive à une Mais nous constatons que cette action n’existe,
violation manifeste des règles en matière d’hygiène et de nonobstant le respect du repos dominical ou bien encore
sécurité, que l’inspecteur du travail dispose de cette action pour le respect de leurs obligations pour les entreprises
pour remédier dans l’urgence à cette situation de danger. de travail temporaire, que pour des atteintes à la vie ou à
Cette action peut également être exercée dans le cadre l’intégrité physique, pas pour toutes les autres formes
du droit d’alerte du CHSCT. L’inspecteur du travail peut d’atteintes à des droits fondamentaux : droit d’expression,
même exercer cette action d’heure à heure en vue d’une droit à un minimum de vie personnelle sur les lieux de
plus grande rapidité. Il peut ainsi empêcher l’employeur travail, droit syndical... Comme, dans ces cas de violation
de continuer à utiliser une machine dangereuse par le des droits fondamentaux, aucun texte particulier du Code
prononcé d’une astreinte en cas de non-respect de cette du travail ne donne expressément qualité à l’inspecteur
interdiction. Il peut même faire cesser une production, un du travail, ces atteintes peuvent perdurer au vu et au sus
atelier, un chantier qui entraînerait un danger manifeste. de l’inspecteur du travail qui demeure impuissant, interdit

88
14) DROSS 23/12/10 10:16 Page 89

d’agir dans l’urgence face à des situations parfois l’inspecteur du travail en charge pourtant du respect de
intolérables au regard de l’impératif de préservation de la l’ordre public ne puisse les faire cesser. Comme nous
dignité de la personne humaine au travail. l’avons déjà précisé, la menace de poursuites pénales,
On peut évoquer ici une décision qui rappelait : « Un les aléas d’une telle procédure et surtout sa lenteur ne
inspecteur du travail, en sa seule qualité d’agent de sont pas toujours de nature à convaincre l’employeur de
l’Etat, chargé de veiller au respect de la législation du cesser les violations d’un droit fondamental. Par ailleurs,
travail, n’est pas recevable à demander au juge des une telle atteinte à une liberté fondamentale, aussi
référés du tribunal de grande instance d’enjoindre sous extraordinaire que cela puisse paraître, n’est pas toujours
astreinte à une entreprise de se conformer à une constitutive d’une infraction pénale, ainsi par exemple
disposition de la législation du travail » (1). Dans le l’employeur qui empêcherait ses salariés d’avoir tout
commentaire sous cet arrêt, le professeur Jean Mouly échange entre eux durant le travail. Il y aurait atteinte à
précise : « Il ne peut être discuté que l’inspecteur du un droit fondamental sans pour autant qu’une infraction
travail n’a pas naturellement qualité pour saisir le juge soit caractérisée.
des référés afin de faire ordonner la fermeture des
Mais pour l’heure, cette action de l’inspection du travail
magasins irrégulièrement ouverts le dimanche, faute
pouvant agir dans l’urgence afin de faire cesser un
d’un intérêt personnel et direct pour agir (NCPC, art. 31).
trouble manifestement illicite à une liberté fondamentale
Il est nécessaire qu’il puisse invoquer un texte l’habilitant
demeure en quelque sorte bridée par des textes qui
à intenter une telle action… Il faut en réalité que
l’inspecteur du travail puisse se prévaloir d’un texte limitent la qualité à agir de celui-ci au cas d’atteinte au
spécial lui conférant la qualité qui lui manque ». droit à la vie et l’intégrité physique. Bien sûr, le respect de
ces droits fondamentaux est essentiel, mais doit-il pour
Bien sûr, certains rétorqueront que ces atteintes à ces
autant exclure du bénéfice de cette action, de son
droits fondamentaux seraient moins « graves » qu’une
efficacité toutes les autres formes d’atteintes aux droits
atteinte à la vie ou à l’intégrité physique. Il existerait ainsi
fondamentaux qui ont toutes pour conséquence de nier
une gradation des droits fondamentaux plus ou moins
importants à défendre. Qu’il est par ailleurs parfaitement la dignité humaine qui est une et indivisible ? Il ne peut
loisible aux salariés victimes d’une atteinte à un droit pas y avoir de petites atteintes à cette dignité qui seraient
fondamental d’agir en justice dans l’urgence et de leur tolérables et d’autres pas. Comment alors ne pas appeler
propre chef, ayant en leur personne même intérêt et de nos vœux que cette procédure de référé puisse être
qualité pour faire cesser ces troubles. Mais c’est fort mal utilisée à chaque fois qu’il y a une atteinte manifeste à un
connaître la réalité des conditions de travail. Les salariés droit fondamental, quel qu’il soit, sur les lieux de travail.
préfèrent bien souvent subir des atteintes manifestes à Dans le même esprit de la nullité des actes accomplis en
leurs droits fondamentaux, faire part à l’inspecteur du violation des droits fondamentaux, il conviendrait d’aller
travail en catimini de leur souffrance plutôt que de mettre plus avant et faire en sorte que de telles violations ne
en péril leur contrat de travail, voire fuir ces conditions de puissent même pas durer le temps d’une éventuelle
travail par des solutions extrêmes comme le suicide, saisine des juges du fond, qu’elles puissent cesser par
considéré alors comme la seule échappatoire. une intervention urgente de l’inspecteur du travail et
Il est de moins en moins tolérable que de telles même en dépit de la carence des salariés ou de leurs
violations puissent durer sans que quiconque, pas même représentants apeurés d’engager une telle action.

II. L’action en référé,


Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

moyen de faire respecter les libertés fondamentales


Ainsi, un texte du Code du travail pourrait prévoir que un droit fondamental et déterminerait dans son
l’Inspecteur du travail a qualité pour agir en cas de ordonnance les mesures à prendre pour faire cesser
violation manifestement illicite d’un droit fondamental sur dans l’urgence cette situation de travail. L’inspecteur du
les lieux de travail. L’inspecteur du travail pourrait alors travail demandeur à l’action en référé ne jouerait alors
prendre l’initiative de faire cesser cette violation manifeste que le rôle de gardien, de vigie de toute violation d’un
en saisissant le président du TGI ou un juge délégué. droit fondamental sur les lieux de travail : dans l’urgence,
Bien sûr, le juge des référés demeurerait seul à il prendrait l’initiative de saisir le juge des référés pour
apprécier in fine la réalité et la gravité de cette atteinte à faire cesser ces situations.

(1) CA Limoges, 1er ch. civ., 28 févr. 1995 : JCP 95, éd. E. II. 718,
note J. Mouly.

89
14) DROSS 23/12/10 10:16 Page 90

Quel réconfort pour les salariés de savoir que jamais C’est l’inspecteur du travail agissant en cette seule
plus leurs droits les plus fondamentaux ne seront qualité, plus que le fonctionnaire, qui est demandeur à
bafoués dans l’entreprise, même provisoirement ; qu’ils cette action en référé en vue de faire respecter les droits
pourront demeurer véritablement des citoyens en entrant fondamentaux. C’est à cette seule condition, me semble-
dans l’entreprise et que leur dignité ne sera plus t-il, que l’on pourra préserver l’équilibre entre les parties
menacée. Quoi de plus légitime pour les salariés de et autoriser l’extension de cette action au champ de toute
savoir que même sur leur lieu de travail, l’inspecteur du les violations de droits fondamentaux. Il nous semble
travail veillera avec le maximum d’efficacité à ce que donc impérieux que le juge ne considère pas que c’est
leurs droits fondamentaux ne soient jamais bafoués, ne l’Etat qui agit dans le cadre de cette action, mais bien le
fût-ce même que temporairement. C’est finalement le seul inspecteur du travail agissant ès qualité.
minimum que l’on puisse attendre d’un pays se Mais les magistrats savent déjà le plus souvent faire le
réclamant du respect des droits de l’Homme. Il n’est plus départ entre les attributions propres de l’inspecteur
admissible que l’exercice de ces droits, leur effectivité agissant ès qualité en matière civile de celles qu’il peut
puissent être mis entre parenthèses en quelqu’endroit exercer par ailleurs en matière pénale, en qualité de
que ce soit et pour quelque temps que ce soit. Le représentant de l’Etat, gardien de l’ordre public. Ainsi, la
pouvoir d’organisation de l’employeur ne peut plus parole de l’inspecteur du travail ne doit pas pouvoir faire
permettre des atteintes à ces droits essentiels, ne serait- foi jusqu’à preuve du contraire en matière civile, comme
ce même que le temps de saisir les juridictions du fond cela est le cas en matière pénale, dispositions prévues à
pour les faire valoir. l’article L. 8113-7 du Code du travail. Aussi, nous ne
pouvons qu’approuver le juge des référés qui rejette par
Mais cette extension du pouvoir d’agir de l’inspecteur
exemple les constats de l’inspecteur du travail en matière
du travail ne doit pas se faire au détriment des droits de
de repos dominical au motif qu’ils n’ont pas valeur
la défense et de l’équilibre qui doit présider à toute
probante : l’inspecteur qui agit au vu de ses seuls
action judiciaire, même en référé. Vous avez bien
constats, j’ai vu telle ou telle personne travailler ce
compris que notre obsession, c’est de faire en sorte que
dimanche ; de tels constats ne nous semblent pas devoir
les droits fondamentaux soient toujours respectés, en
être retenus par le juge en l’absence d’élément matériel
tous lieux, même dans le prétoire, donc y compris les
ou de constat d’huissier.
droits de la défense de l’employeur dans le cadre d’une
Encore une fois, dès lors qu’il agit en matière civile,
action en référé pour faire respecter les droits
l’inspecteur du travail ne doit avoir ni plus ni moins de
fondamentaux des salariés. Certes, le standard du procès
pouvoir que son adversaire afin de préserver l’équilibre
équitable n’est pas applicable dans toute sa plénitude
de la procédure et les droits de la défense. Aussi, pour
aux procédures d’urgence, mais il n’en demeure pas
faire constater une atteinte à un droit fondamental sur les
moins que l’équilibre et le respect des droits de la
lieux de travail devra-t-il faire désigner sur requête un
défense doivent être respecté lors de cette instance.
huissier afin que celui-ci puisse constater les faits
D’autant que ces procédures, de provisoires qu’elles sont
constitutifs d’une violation d’un droit fondamental. Cela
censées être, vont parfois s’inscrire dans la durée et avoir
suppose qu’il puisse se faire assister et représenter par
des effets irrémédiables. Nous avons vu des cas où la
un avocat. C’est au vu de ces constats effectués que le
consignation d’une machine, l’arrêt d’activité par une
juge des référés pourra alors faire cesser par ordonnance
ordonnance de référé, par hypothèse provisoire, avait une atteinte à un droit fondamental. Mais il ne pourrait
pour effet d’entraîner la cessation de toute activité, voire pas se satisfaire des seuls constats de l’inspecteur du
la liquidation de l’entreprise : quand le provisoire devient travail qui n’ont pas alors de valeur probante particulière.
en réalité du définitif.
L’inspecteur du travail ne doit pas pouvoir utiliser les
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Aussi est-il absolument nécessaire que cette action en prérogatives, particulièrement exorbitantes du droit
référé de l’inspecteur du travail soit menée ès qualité et commun, qu’il tient en matière pénale, notamment en
surtout qu’elle soit perçue comme telle par le juge des matière de constat, pour pouvoir emporter la conviction
référés. Pour que cet équilibre de la procédure soit du juge civil. Un arrêt récent du 10 mars 2010 (2) est
préservé, le juge civil ne doit pas voir face à lui le venu préciser qu'il appartenait à l'inspecteur du travail
fonctionnaire agissant avec le char de l’Etat derrière lui, d'établir par tous moyens, et en usant des pouvoirs qu'il
avec toute sa puissance et ses moyens. Le professeur tient des articles L. 8113-1, L. 8113-2 et L. 8113-4 du
Jean Mouly précisait encore dans sa note précitée : « Il Code du travail, l'emploi dominical illicite qu'il entend
n’est pas en effet dans l’ordre normal des choses que faire cesser et dont il atteste dans le cadre de
l’Administration saisisse le juge judiciaire civil pour faire l'assignation. Il affirme encore que l'inspecteur du travail
respecter la loi ou exécuter une de ses décisions ». n'a pas obligation de dresser procès-verbal pour les

(2) p. n° 08-17044, Bull. n° 64.

90
14) DROSS 23/12/10 10:16 Page 91

mêmes faits. Il convient donc d'admettre que les constats travail et de nature à rassurer les salariés que leurs droits
de l'inspecteur du travail n'ont pas alors une valeur les plus essentiels ne seront plus bafoués.
probante particulière en matière civile. A cette condition, le sort intolérable fait à notre
C’est donc à la condition d’une plus grande rigueur comptable et à tous ceux dont les conditions de travail
dans l’utilisation de cette technique du référé civil et sont attentatoires à leur dignité pourront avoir l’espoir de
notamment du respect du contradictoire que celui-ci recouvrer la plénitude de leurs droits de citoyens dans
devrait voir son champ d’action élargi à tout atteinte l’entreprise. En dehors même des cas ultimes où
manifestement illégale à un droit fondamental. l’inspecteur du travail exercera effectivement cette action
Mais, pour l’heure et en espérant l’adoption d’un texte d’urgence, il semble essentiel que tous les salariés aient
prévoyant qualité à agir de l’inspecteur du travail en la conviction ancrée en eux qu’à aucun moment leurs
matière de violation manifestement illicite d’un droit droits fondamentaux ne seront bafoués sur leur lieu de
fondamental, ne pourrait-on pas exciper de l’applicabilité travail : ils doivent être persuadés que l’inspection du
directe des conventions de l’OIT et notamment de la travail ne tolèrera aucune atteinte à un droit fondamental,
convention n° 81, un intérêt et une qualité à agir en qu’elle sera le gardien vigilant et attentif du respect de
urgence lorsqu’un tel droit fondamental est leur dignité dans l’entreprise. Et surtout qu’elle pourra agir
manifestement violé (3) ? Nous ne pouvons qu’appeler, avec la plus grande efficacité pour faire cesser sans délai
dès à présent, les inspecteurs du travail à faire preuve de ces violations. L’intérêt de l’entreprise ne saurait plus
hardiesse dans l’utilisation de la procédure de référé pour justifier une quelconque atteinte à ces droits, même
lutter contre les atteintes manifestement illicites à des provisoire. En ces domaines essentiels, le caractère a
droits fondamentaux. Face à de telles situations, ils posteriori et réparateur du droit du travail n’est plus
pourraient viser au dispositif de leur assignation la tolérable pour les salariés, c’est ici et maintenant que la
convention 81 de l’OIT et les autres conventions relatives dignité de l’homme au travail doit être préservée. Il est
aux droits fondamentaux, avec les articles 808 et 809 du fini le temps où les salariés laissaient leurs habits
Code de procédure civile. Peut-être que le juge des d’hommes libres à l’entrée de l’atelier. Ils sont en droit de
référés accepterait alors de reconnaître à l’inspecteur du réclamer une effectivité, une application immédiate de
travail une qualité générale à agir en cas de violation des leurs droits les plus essentiels et de recouvrer ainsi la
droits fondamentaux. Cela pourrait être certainement une plénitude de leur dignité sur les lieux de travail.
réponse aux tensions grandissantes dans les relations de Paul-Eric Dross

(3) L’article 17 de la Convention sur l’Inspection du travail C81 de applicables en droit interne. Ce texte nous semble pouvoir
1947 prévoit : “1. Les personnes qui violeront ou négligeront donner intérêt et qualité à l’inspecteur du travail pour agir dans
d’observer les dispositions légales dont l’exécution incombe l’urgence. Dans une réponse au titre du BIT (5/11/02), le
aux inspecteurs de travail seront passibles de poursuites légales professeur Jean-Claude Javillier a toutefois considéré que cet
immédiates, sans avertissement préalable ». La notion de article ne visait pas les actions civiles d’urgence.
dispositions légales devant s’entendre de toutes les normes

RPDS 788 - Décembre 2010


Au sommaire :
DOSSIER SPECIAL
La mission des délégués
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

du personnel
Le droit et les juges : Obligation de reclassement :
derniers apports législatifs et jurisprudentiels
L’actualité juridique : sommaires de jurisprudence

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15) SAID 23/12/10 10:16 Page 92

LE RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX SUR LES LIEUX DE TRAVAIL

Réflexions sur les garanties concrètes


des droits fondamentaux au travail
par Christian SAID, Avocat au Barreau de l’Essonne, ancien bâtonnier

PLAN
Après tous ces remarquables exposés, à débattre sur les garanties concrètes
I. Les garanties des droits fondamentaux sur les lieux du travail, il nous est demandé de nous livrer
concrètes
à un exercice périlleux tant l’intérêt de la jurisprudence européenne, que vous avez
individuelles des
droits fondamentaux évoquée, peut, à tort, paraître éloigné de la pratique quotidienne du droit social.
sur les lieux du
travail Il y a, certes d’une part, l’Europe des droits de l’Homme avec ses deux
instruments essentiels, la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) et
II. Les garanties
concrètes la Charte sociale européenne (CSE), et, d’autre part, l’Union européenne,
collectives des essentiellement économique, avec ses directives d’harmonisation des législations
droits
fondamentaux sur
sociales. Enfin, notre législation et jurisprudence nationales, qui semblent se nourrir
les lieux du travail de la dialectique sociale communautaire.
Avocat du quotidien, je n’ai pas votre expertise, mais j’ai quelques excuses,
car je suis, chaque jour, confronté à une réalité humaine, qu’elle soit individuelle ou
collective, qui dépasse la rigueur des textes et de la jurisprudence et qui me laisse
parfois totalement démuni devant autant de détresse. Que dire à un salarié
injustement licencié après de nombreuses années de loyauté à son entreprise,
sinon qu’il peut avoir l’espoir de bénéficier d’une compensation indemnitaire, pas
toujours satisfaisante, mais que de toutes façons, il aura perdu son emploi ?
Personnellement, je ne dispose pas de réponses péremptoires et je crains qu’une
plongée dans l’analyse de la jurisprudence ne nous laisse un peu perplexes.
Il est légitime de se poser la question de la place du droit, de la subjectivité
de son interprétation lorsque les antagonismes entre une économie libérale et les
droits sociaux fondamentaux sont profondément marqués, avec une dominante
préférentielle pour l’Europe marchande. Ainsi que l’exposaient les partenaires
sociaux dans un rapport commun sur les affaires Viking, Laval, Rüffert de la
CJCE (1) : « les partenaires sociaux européens s’accordent sur le fait que les libertés
économiques et les droits sociaux fondamentaux ont une action réciproque dans
leur propre champ de compétence. Par contre, ils ont des visions différentes de
cette interaction et en particulier de ce que voudrait signifier quant aux limitations
à apporter au droit de déclencher des actions collectives et/ou à la liberté
d’établissement ou à la liberté de prestations de services… » (2).
La question est essentielle. Faut-il faire plier l’exigence des droits
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

fondamentaux aux contraintes de la libre circulation des marchandises, des services


et des capitaux ou au contraire imposer à cette liberté économique la substance
première de la dignité humaine sur les lieux du travail, ses droits fondamentaux ?
Si les garanties des droits individuels semblent progresser, avec toutefois des
nuances, parce que, peut-être libéralisme et droits individuels correspondraient à
des valeurs supérieures identifiées sous un même concept par certains, il

(1) Viking (CJCE 11 déc. 2007 C-438/05) ; Laval (CJCE 18 déc. 2007 (2) Rapport sur le travail commun des partenaires sociaux
C-341/05) ; Rüffert (CJCE 03 avr. 2008 C-346/06). Sur ces arrêts v. concernant les décisions de la Cour de justice des Communautés
M. Bonnechère « La production des Cours européennes en droit européennes dans les affaires Viking, Laval, Rüffert (19/03/2010 :
social : éléments de réflexion » Dr. Ouv. 2009 p. 552 spec. CES, Business Europe UEAPME CEEP).
p. 559 ; S. Laulom « Les arrêts Viking et Laval : et après ? »
Dr. Ouv. 2010 p. 570.

92
15) SAID 23/12/10 10:16 Page 93

semblerait que les garanties collectives des droits fondamentaux restent plus modestes, par leur
confrontation évidente sur des principes opposés.
Sans prétention, je me permettrai donc de vous livrer quelques observations, parfois peut-être
juridiquement contestables, mais c’est ce qui fait le “charme” des avocats tant ils sont imprégnés de la
notion subjective de défense, et je ne vous surprendrai pas lorsque je vous indiquerai que ma réflexion
portera sur les garanties concrètes individuelles des droits fondamentaux sur les lieux du travail (I) et sur
les garanties concrètes collectives des droits fondamentaux (II).

I. Les garanties concrètes individuelles des droits fondamentaux


sur les lieux du travail
Quels sont les droits fondamentaux dont il faut assurer articles L. 1152-1, L. 1152-2 et L 1152-3 sur le
les garanties concrètes ? C’est le Conseil constitutionnel harcèlement moral, les articles L. 1153-1, L. 1153-2 et
qui, le premier, les a inspirées dans une décision du L. 1153-4 sur le harcèlement sexuel. Il en est de même
22 janvier 1990 en évoquant « les libertés et droits pour la maternité, pour la grève…
fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous En ces domaines, la réparation efficace est possible, car
ceux qui résident sur le territoire de la République » (3). les modes de preuve ont été aménagés afin d’assurer
Il existerait deux types de droits fondamentaux en droit « l’égalité des armes » entre l’employeur et le salarié.
du travail : ceux qui ont été institués par des textes, tels le Dès lors, pour la discrimination et le harcèlement, le
droit de grève, la liberté syndicale, le droit de retrait, la salarié devra présenter des éléments de fait laissant
discrimination…, et les droits fondamentaux de tous les
supposer l’existence d’une discrimination ou un
citoyens dans une société démocratique adaptés aux
harcèlement, et il incombera à l’employeur de prouver que
relations du travail malgré le lien de subordination
sa décision est justifiée par des éléments objectifs
contractuel.
étrangers à cette discrimination, ce harcèlement. Il en sera
Il faut alors s’interroger sur la possibilité qui nous est de même en cas de différence de traitement.
donnée d’agir pour une réparation efficace, c’est-à-dire la
Malgré cet aménagement de la preuve, il n’est pas
nullité du licenciement, la réintégration ou la poursuite du
toujours simple pour un salarié de présenter des éléments
contrat de travail, et non pas l’indemnisation d’un
de fait, sans subir immédiatement la critique d’affabulation,
licenciement vicié, potentiellement toujours accessible, car
sinon de diffamation, et une remise en question quasi
il serait hypocrite d’invoquer ces droits essentiels sans
systématique de sa vie personnelle, en cas d’altération
respect absolu. Je délaisserai volontairement l’aspect pénal,
mentale de sa santé.
tant individuel que collectif, qui imposerait des
développements trop longs. Néanmoins, la réparation efficace est accessible, mais
quel peut être le sort des salariés, lorsque qu’aucune
Mes limites de compétence m’imposent de survoler
nullité textuelle n’est prévue ? Peut-on invoquer une nullité
seulement certains aspects, mais qui se rattachent
non prévue par les textes, au motif du non-respect des
directement au quotidien du travailleur, et essayer de
droits fondamentaux ?
trouver la voie d’une possible reconnaissance de
l’effectivité de ses droits, ce qui m’imposera de distinguer Dans un arrêt du 13 mars 2001 la Cour de cassation
les nullités textuelles et les nullités sans texte. précise : « Mais attendu que la rupture du contrat de
travail à l’initiative de l’employeur est soumise à la
Beaucoup d’effets reposent sur les dispositions des
procédure de licenciement prévue par les articles L. 122-
articles 8 (droit à la vie privée, familiale), 10 (liberté
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

d’expression) et 14 (discrimination) de la CEDH, même si 14 et suivants du Code du travail et n’ouvre droit pour le
les droits sociaux ne font apparemment pas partie des salarié, dès lors qu’aucun texte n’interdit, ou ne restreint la
droits garantis par la Convention, de l’article 9 du Code civil faculté de l’employeur, de le licencier, qu’à des réparations
et L. 1121-1 du Code du travail. S’agissant des nullités de nature indemnitaire ; qu’il en résulte que le juge ne
textuelles, notre droit interne, inspiré par les textes peut, en l’absence de disposition le prévoyant et à
fondamentaux, les directives harmonisées ou interprétées, défaut de violation d’une liberté fondamentale,
a repris l’essentiel des dispositions pour les rendre annuler un licenciement » (4).
applicables en l’état. Ainsi les articles L. 1132-1, L.. 1132-3 Si l’on s’en tient à la lecture de cet arrêt, la nullité du
et L. 1132-4 du Code du travail sur la discrimination, les licenciement pourrait être encourue en cas de violation

(3) Décision n° 89-269 DC du 22 janvier 1990 § 33. ses contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée
(4) Soc. 13 mars 2001, n° 99-45735, France Telecom, Dr. Ouv. 2001 et avoir été licenciée. Principe réaffirmé à plusieurs reprises : Soc.
p. 300, n. M.F. Bied-Charreton : la Cour a rejeté le pourvoi d’une 29 juin 2005 Bull. n° 227 ; Soc. 31 mars 2004, Bull. n° 101 ; Soc.
salarié qui demandait sa réintégration après avoir fait requalifier 31 oct. 2002, Bull. n° 331.

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d’une liberté fondamentale. Ainsi, il ne fait plus de doute Néanmoins, la Cour de cassation a tracé des limites,
« qu’il n’est plus discuté aujourd’hui que la violation d’une alors même que le salarié, par l’effet de son contrat de
liberté fondamentale doit être sanctionnée par la nullité » travail, est soumis à un lien de subordination.
(5), parce que « en licenciant, l’employeur a porté atteinte Fort heureusement, elle considère que les agissements
à une liberté ou un droit fondamental… une issue du salarié dans le cadre de sa vie personnelle extra-
indemnitaire n’est pas alors assez dissuasive, ce type de professionnelle ne constituent pas une violation des
liberté n’est pas à vendre » (6). obligations résultant du contrat de travail (9), avec toutefois
Dans l’affaire dite du « bermuda » (7) l’Avocat général de rares exceptions en cas de violation délibérée de
Lyon-Caen a exposé, devant la Cour de cassation : « Si j’ai l’obligation de loyauté ou de troubles objectifs caractérisés
du mal à me convaincre que le port du pantalon puisse apportés à l’entreprise (10).
être une “valeur fondamentale de notre société”, en Elle a aussi développé sa jurisprudence relative à la vie
revanche je n’aurai guère d’hésitation à donner raison à personnelle du salarié, à l’intérieur de l’entreprise, et
l’employeur, s’il voulait dire que le choix de sa tenue relativement aux clauses contractuelles restrictives sur les
vestimentaire constitue l’un des attributs de la vie clauses de non-concurrence, d’exclusivité, de fixation du
personnelle, et plus particulièrement de la vie privée, domicile du salarié et de mobilité, mais toujours pesées à
protégé par l’article 9 du Code Civil, par l’article 226-1 du l’aune de l’appréciation de la protection des intérêts
Code pénal, et qui est constitutionnellement garanti… je légitimes de l’entreprise et proportionnées au but
propose la cassation de l’arrêt… ». recherché. Il n’est pas question de faire, ici, l’analyse
Mais la Cour de cassation a dit le droit : « Mais attendu exhaustive de la jurisprudence car ce n’est pas l’objet direct
que si, en vertu de l’article L 120-2, un employeur ne peut de ce débat (11).
imposer à un salarié des contraintes vestimentaires qui ne Les garanties des droits fondamentaux existeraient ; elles
seraient pas justifiées par la nature des tâches à permettraient même, selon la Cour de cassation,
accomplir et proportionnées au but recherché, la liberté d’envisager la nullité d’un licenciement, en cas de violation
de se vêtir à sa guise au temps et au lieu de travail de ces droits, dont leurs définitions restent floues et
n’entre pas la catégorie des libertés fondamentales… fluctueraient en fonction des intérêts en présence.
La Cour d’appel a pu en déduire qu’il n’y a pas de trouble Le salarié demeure un citoyen en franchissant la porte
manifestement illicite qu’il y avait lieu de faire cesser… ». de son entreprise, mais imaginez sa perplexité lorsqu’il est
Si pour l’Avocat général Lyon-Caen le choix de la tenue confronté à la définition du périmètre d’une de ses libertés
vestimentaire constitue « l’un des attributs de la vie fondamentales, aggravée par l’incertitude des restrictions
personnelle et plus particulièrement de la vie privée », qui y sont apportées par les dispositions de l’article
fondement des dispositions de l’article 8 de la CEDH, la L. 1121-1 du Code du travail, qui laisse le champ ouvert à
Cour de cassation affirme que cette liberté ne constitue un large débat judiciaire : « Nul ne peut apporter au droit
pas une liberté fondamentale. Pourtant, le salarié avait des personnes et aux libertés individuelles et collectives de
fondé son recours sur les dispositions des articles 8, 10 de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de
la CEDH et L. 120-2 devenu L. 1121-1 du Code du travail. la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

Suivant le principe de proportionnalité dégagé par la Lorsqu’il s’agit de nullité textuelle, le salarié peut
Cour européenne des droits de l’Homme, l’avis de l’avocat présenter des éléments de fait et l’employeur doit prouver
général Lyon-Caen aurait pu trouver un écho favorable que sa décision est justifiée par des éléments objectifs…
auprès de la Cour de cassation. En effet, dans son arrêt Dans ce monde en perpétuelle mutation, où vie
Fuentes Bobo c. Espagne du 29 février 2000 (8), la Cour personnelle et vie professionnelle sont de plus en plus
EDH, s’agissant d’un salarié journaliste licencié pour avoir, à étroitement mêlées par l’effet de l’utilisation notamment
l’occasion d’un conflit du travail, tenu des propos des NTIC, où la notion de durée du travail s’estompe pour
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

offensants pour son employeur dans le cadre d’un débat faire place au travail par objectifs, il conviendrait de tracer
public, avait estimé qu’il ne pouvait exister “de rapport les contours stricts des droits fondamentaux dont les
raisonnable entre la sanction du licenciement, d’une garanties devraient être le principe et la dérogation
extrême sévérité et le but légitime poursuivi”. La Cour EDH l’exception.
semble plus vigilante et restrictive, mais peut-être parce De fait, le sentiment demeure que nos juridictions font
qu’il s’agissait d’un journaliste… et peut-être… parce que une comparaison des droits à protéger, de l’employeur et
la réparation satisfaisante n’était qu’indemnitaire. du salarié, en privilégiant le lien contractuel de

(5) A. Mazeaud. (8) D. 2001, p. 574, note Marguenaud et Mouly.


(6) J.E. Ray, Droit du travail, Droit Vivant. (9) Soc. 14 mai 1997, Bull. n° 175 ; Soc. 16 déc. 1998, Bull. n° 559.
(7) Soc. 28 mai 2003, Monribot C/ Sagem, Dr. Ouv. 2003 p. 221, (10) Soc. 21 juil. 1994, Bull. n° 250 ; Soc. 12 mars 1991 Bull.
concl. P. Lyon-Caen n. P. Moussy : la Cour de cassation a rejeté le n° 120.
pourvoi du salarié qui avait engagé une procédure de référé- (11) Sur la clause de mobilité v. not. F. Canut « Tir groupé autour des
réintégration, malgré l’avis favorable émis par l’avocat général. clauses de mobilité », Dr. Ouv. 2009 p. 7.
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15) SAID 23/12/10 10:16 Page 95

subordination qui ne repose pourtant pas sur une liberté nullité d’un licenciement et d’une réintégration sollicitée, si
fondamentale à préserver. Il n’est pas question de nier les elle ne peut intervenir dans l’urgence, par une décision
excès éventuels du salarié mais d’essayer de tracer des rapide et exécutoire de plein droit ?
contours déterminés et objectifs aux limitations apportées
L’incertitude de la jurisprudence sur la garantie des
pour définir les droits de l’Homme salarié dans l’entreprise,
droits fondamentaux laisse un espace restreint à la
entité sociale.
possibilité d’une réintégration dans l’urgence, condamnant
Le juge des référés est, par nature, compétent pour
le salarié à l’envisager dans le cadre d’une procédure de
envisager la réintégration du salarié, sur le fondement
d’une nullité textuelle ou sans texte, mais l’exercice fond dont les délais relativement longs sont connus.
devient aléatoire compte tenu des critères de dérogation Si la nullité du licenciement est possible, qu’elle soit
accordés à l’employeur. Si la nullité textuelle existe, sera textuelle ou sans texte, les salariés qui sont victimes des
invoquée la preuve que la décision de l’employeur est atteintes à leurs droits préféreront, dans ces circonstances,
justifiée par des éléments objectifs étrangers à l’atteinte
régulièrement plaider l’illicéité du licenciement pour
alléguée, et s’il est invoqué une atteinte à un droit
obtenir des dommages et intérêts à la réintégration, tant il
fondamental, il sera allégué qu’elle est justifiée par la
faut de force morale ou de soutien collectif pour réintégrer
nature des tâches à accomplir et proportionnée au but
recherché. l’entreprise après en être sorti et une longue absence.

Dans la justice du quotidien, cette contradiction pourra Il convient, alors, de s’interroger sur la nécessité des
limiter les compétences du juge des référés qui se démarches préventives dès lors qu’une atteinte est
prétendrait juge de l’évidence. Mais quelle est l’utilité de la apportée aux libertés fondamentales du salarié.

II. Les garanties concrètes collectives des droits fondamentaux


sur les lieux du travail
Le salarié s’inscrit dans une collectivité de travail mais (ancien L. 422-1-1) : « Si un délégué du personnel
c’est souvent l’isolement qui crée les conditions d’une constate, notamment par l’intermédiaire d’un salarié, qu’il
atteinte à ses droits. Les textes permettent une protection existe une atteinte aux droits des personnes, à leur santé
institutionnelle qui laissent espérer des garanties concrètes physique et mentale ou aux libertés individuelles dans
sur les lieux du travail. Qui peut intervenir ? Comment ? l’entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la
L’inspecteur du travail est l’interlocuteur naturel, mais si, tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché… ».
en général, il est très à l’écoute des problèmes du salarié, Ce texte fait référence à l’article L. 1121-1 du Code du
ses pouvoirs en ce domaine sont très limités, à l’exception travail et organise la protection institutionnelle du salarié,
des salariés protégés, et les missions qui lui sont dévolues victime d’une atteinte à une de ses libertés fondamentales.
tellement nombreuses qu’il ne peut assumer la protection Si la Cour de cassation a déclaré irrecevable l’action du
individuelle particulière du salarié atteint dans ses droits. Il délégué du personnel visant à obtenir l’annulation d’un
retrouve de plein droit son champ d’intervention lorsque, licenciement (12), elle l’a autorisé à agir à l’effet d’obtenir
par application des dispositions de l’article L. 1321-4 du
le retrait d’éléments de preuves obtenus frauduleusement
Code du travail, le règlement intérieur fixé à l’article L.
par l’employeur (13).
1321-3 lui est communiqué. Il peut exiger, à tout moment,
le retrait ou la modification des dispositions contraires aux De même, le CHSCT, s’il en existe un, peut être sollicité
articles L. 1321-1 à L. 1321-3 et L. 1321-6 (L. 1322-1 du puisque sa mission est de contribuer à la protection de la
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

Code du travail). Il est donc important, par anticipation, santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs
dans l’intérêt collectif des salariés, d’attirer l’attention de de l’établissement, de contribuer à l’amélioration des
l’inspecteur du travail sur les clauses illicites portant atteinte conditions de travail et de veiller à l’observation des
aux droits fondamentaux. Et, à l’extrême limite, dans le prescriptions légales prises en ces matières. Certes, son
cadre de son litige individuel, le salarié pourra demander action parait plus limitée puisqu’il s’agit de santé physique
au Conseil des prud’hommes d’écarter l’application d’une et mentale que l’on retrouvera habituellement en cas de
disposition contraire aux mêmes articles (L. 1322-4 du harcèlement, discrimination, mais les atteintes à la vie
Code du travail). personnelle dans le cadre professionnel ont souvent des
Il est important, également, de s’emparer des répercutions sur la santé du travailleur et peuvent justifier la
dispositions de l’article L. 2313-2 du Code du travail mise en œuvre de l’action du CHCST.

(12) Soc. 6 déc. 1994, RJS 1995 n° 396. (13) Soc. 10 déc. 1997, Bull. Civ. V n° 434, Dr. Ouv. 1998 p. 224,
n. F. Saramito.

95
15) SAID 23/12/10 10:16 Page 96

Enfin, en matière de discrimination, de harcèlement, les membres de l’Union européenne en matière de gestion
organisations syndicales, au niveau national, départemental du stress sur le lieu du travail. Dans un environnement
ou dans l’entreprise peuvent exercer en justice toutes les économique, dont à ce jour les paramètres sociaux
actions résultant de ces atteintes, après avoir averti le reposent sur la flexibilité et la précarité, il est intéressant…
salarié de l’action envisagée et qu’il ne s’y soit pas opposé de prendre connaissance de la directive 2003/88/CE qui
dans un délai de quinze jours (articles L. 1134-2, L. 1154- invite l’employeur à organiser le travail selon un certain
2 du Code du travail). rythme qui tient compte du principe général de
Le champ d’investigations est ouvert, et il appartient aux l’adaptation du travail à l’Homme (article 13 de la
avocats, notamment, sur le terrain, d’informer, former sur la Directive). La santé, la sécurité, le bien-être au travail
pratique de ces dispositions pour tenter de rendre effective seraient des promesses de l’évolution de l’Europe de…
la défense collective préventive. Il ne s’agit pas d’assigner demain, alors que la souffrance au travail semble être le lot
une défense collective à une atteinte personnelle, mais la commun aujourd’hui.
réalité démontre que le salarié atteint dans sa dignité est
A ce titre, il est permis de s’interroger sur la validité des
souvent isolé, contraint de faire des choix impossibles
systèmes d’évaluation mis en œuvre dans de multiples
entre la préservation de son emploi et les garanties de ses
droits fondamentaux. entreprises, qui reposent tout à la fois sur la réalisation
d’objectifs quantifiables et d’objectifs comportementaux
L’apport institutionnel peut rétablir dans l’entreprise un
subjectifs, fondés bien souvent sur des valeurs intrinsèques
rapport d’équilibre avec l’employeur qui se trouve dans
de l’entreprise. Le salarié n’est plus maître de son destin,
l’obligation de légitimer son comportement ou celui de ses
en compétition permanente, sans maîtriser les règles de ce
subordonnés et d’en répondre pour assumer son
obligation de sécurité de résultat. Très naturellement cette jeu déloyal, entraînant un stress permanent, des
dernière obligation nous oriente vers les possibilités souffrances réelles et des atteintes morales, souvent
offertes aux IRP pour assurer les garanties effectives des importantes. Le CHSCT remplit son rôle lorsqu’il décide de
droits fondamentaux en cas d’atteinte portée à la désigner un expert pour analyser le système d’évaluation
collectivité des salariés. qui doit lui être soumis ; il est recevable à agir pour le
L’arrêt Dellas (14), après renvoi préjudiciel à la CJCE contester en justice, notamment sur le fondement des
(15), nous a signifié qu’il était possible de contester, avec articles L. 1121-1, L. 1222-1 à L. 1222-3 du Code du
un succès partiel, les heures d’équivalence de nuit des travail, pour obtenir la suspension du projet soumis et/ou
travailleurs sociaux dans les établissements médico-sociaux la déclaration de son illicéité (17).
à la suite de l’interprétation de la directive 93/104/CE du Il apparaît donc possible, par des procédures ciblées, de
23 novembre 1993 concernant certains aspects de restreindre les pouvoirs de gestion de l’employeur lorsqu’il
l’aménagement du temps de travail, temps de repos, porte atteinte, par ses projets d’organisation ou ses
garants de la santé au travail des salariés. comportements, aux droits fondamentaux de la collectivité
L’arrêt SNECMA (16), à la suite d’une saisine du syndicat des salariés.
CGT, démontre que l’on peut contraindre une entreprise à Mais s’il est possible de préserver les droits
suspendre une organisation du travail et à ouvrir de
fondamentaux collectifs des salariés, parce que liés à la
nouvelles négociations dès lors que l’obligation de sécurité
santé, la sécurité, le bien-être sur le lieu du travail, peut-être
de résultat imposée à l’employeur n’était pas garantie.
parce qu’essentiels dans une économie libérale, il n’en va
Dans le domaine de la santé, sécurité au travail, les pas de même de la préservation collective de l’emploi qui,
instruments juridiques européens existent, souvent manifestement, ne semble pas constituer un droit
insatisfaisants, notamment sur la durée du travail, mais
fondamental. Mais c’est une autre histoire…
pour la plupart intégrés dans notre législation interne et/ou
Le Droit Ouvrier • JANVIER 2011 • n° 750

intégrés par la jurisprudence de la Cour de cassation dont En conclusion, je serais bien optimiste si je prétendais
il faut louer sur un point la rigueur : la reconnaissance de que les droits fondamentaux sont garantis sur les lieux du
l’obligation de sécurité de résultat au travail. travail tant la loi et la jurisprudence semblent soumis à la
contrainte du lien de subordination qui caractérise le
Le droit à la sécurité dans le travail est né de la directive
pouvoir de l’employeur, mais je serais bien pessimiste si je
cadre 89/391 CCE du 12 juin 1989, complétée par un
rapport publié par la Commission européenne en 1996, prétendais que les petites victoires du quotidien ne feront
« manuel d’orientation sur le stress lié au travail », qui pas la grande histoire de demain.
présente les lignes directrices recommandées aux Etats Christian Saïd

(14) Conseil d’Etat, 28 avr. 2006, n° 2402727. (17) TGI Nanterre 5 sept. 2008, CHSCT c/ Wolters Kluwer, Dr. Ouv.
(15) 1er déc. 2005, affaire C-14/04. 2008 p. 585 n. P. Adam.

(16) Soc. 5 mars 2008, pourvoi n° 06-45.888, Dr. Ouv. 2008 p. 424,
n. F. Héas.

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