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Wanda Wolska-Conus

Stephanos d'Athènes et Stephanos d'Alexandrie : Essai


d'identification et de biographie
In: Revue des études byzantines, tome 47, 1989. pp. 5-89.

Résumé
REB 47 1989 France p. 5-89
Wanda Wolska-Conus, Stephanos d'Athènes et Stephanos d'Alexandrie. Essai d'identification et de biographie. — Passant en
revue les écrits de divers Stephanos qui ont vécu à la charnière du 6e et du 7e siècle, ainsi que les documents grecs, arméniens
et syriaques qui distinguent plusieurs Stephanos, l'auteur propose d'y voir un seul personnage, Stephanos d'Athènes,
philosophe, sophiste, médecin et astronome.

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Wolska-Conus Wanda. Stephanos d'Athènes et Stephanos d'Alexandrie : Essai d'identification et de biographie. In: Revue des
études byzantines, tome 47, 1989. pp. 5-89.

doi : 10.3406/rebyz.1989.1810

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1989_num_47_1_1810
STEPHANOS D'ATHÈNES
ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE.
ESSAI D'IDENTIFICATION
ET DE BIOGRAPHIE

Wanda WOLSKA-CONUS

Un auteur ancien désigné généralement par un seul nom se confond


avec un ou plusieurs homonymes d'autant plus facilement que leurs
dates sont proches et que la production littéraire embrasse plusieurs
branches du savoir. Allatius s'est appliqué au 17e siècle à quelques
dissertations sur les auteurs dénommés Georges, Nicétas, Nil, Psellos.
La critique a déjà soulevé plusieurs fois le problème des deux
Stephanos dits d'Athènes et d'Alexandrie, à cause du rapport des
dates et de la parenté des œuvres; leur identité vaut la peine d'être
réexaminée dans son ensemble à la lumière des témoignages dont la
confrontation n'a pas été faite. Pour guider le lecteur dans cette
dissertation complexe, voici d'abord le plan de l'exposé, suivi de la
liste des sigles et abréviations.
I. État de la recherche et position du problème.
II. Vardapet (didascale) d'Athènes (Stephanos?), maître de Tychi-
kos de Trébizonde :
a) L'autobiographie d'Anania de Shirak.
b) L'œuvre d'Anania de Shirak.
III. Stephanos auteur du commentaire sur le livre III du De anima,
et Stephanos auteur du commentaire sur le Prognosticon.
IV. Stephanos le sophiste d'après Jean Moschos et Sophronios.
V. Stephanos sophiste d'Alexandrie et YHistoire ecclésiastique de
Denys de Tell-Mahré (Michel le Syrien).
VI. Stephanos d'Alexandrie auteur du commentaire de Ylsagoge de
Porphyre cité par Sévère bar èakkô.
VII. Biographie de Stephanos d'Athènes : en guise de conclusion.

Revue des Études Byzantines 47, 1989, p. 5-89.


WANDA WOLSKA-CONUS

Liste des sigles et abréviations

Aph. I-II (I, avec indication de la page de l'édition) : L. G. Westerink,


Stephanus of Athens. Commentary on Hippocrates' Aphorisms. Sections
I-II. Text and translation by L. G. W. (CMG XI, 1, 3, 1), Editio
princeps, Berolini 1985. Seul le volume I a paru. Les volumes II
(Sections III-IV) et III (Sections V-VI), à paraître dans la même
collection, ont été consultés sur l'exemplaire préparé pour l'édition,
que l'auteur a mis gracieusement à ma disposition.
Aph. III-IV (II, avec indication du folio du manuscrit) : Idem, Sections III-
IV.
Aph. V-VI (III, avec indication du folio du manuscrit) : Idem, Sections V-VI.
CIAG : Commentaria in Aristotelem Graeca, Berlin 1882-1909.
CMG : Corpus Medicorum Graecorum, Leipzig-Berlin 1908 s.
David, Prolegomena : A. Busse, Davidis Prolegomena et in Porphyrii Isagogen
commenlarium, edidit A. B. (CIAG 18,2), Berolini 1904.
De an. : M. Hayduck, Ioannis Philoponi in Aristotelis De anima libros
commentaria, edidit M. H. {CIAG 15), Berolini 1897, p. 446-607
(<Stephani> Περί φνχής βιβλίον τρίτον).
De int. : M. Hayduck, Stephani in librum Aristotelis De inlerpretatione
commenlarium, edidit M. H. (CIAG 18, 3), Berolini 1885.
Dietz, Scholia : F. R. Dietz, Apollonii Citiensis, Stephani, Palladii,
Theophili, Meletii, Damascii, Ioannis, aliorum Scholia in Hippocratem
et Galenum, e codicibus mss. Vindobonens., Monacens., Florentin.,
Mediolanens., Escorialens., etc., edidit F. R. D., I-II, Königsberg 1834
(réimpression : Amsterdam 1966).
Lemerle, Le premier humanisme : P. Lemerle, Le premier humanisme
byzantin. Notes el remarques sur enseignement et culture à Byzance des
origines au Xe siècle, Paris 1971.
Progn. : J. M. Duffy, Stephanus the Philosopher. A commentary on the
Prognosticon of Hippocrates. Edition and translation by J. M. D.
(CMG XI, 1, 2), Berolini 1983.
Pseudo-Elias : L. G. Westerink, Pseudo-Elias (Pseudo-David). Lectures on
Porphyry's Isagoge. Introduction, text and indices by L. G. W.,
Amsterdam 1967.
Therap. ad Glauc. : F. R. Dietz, Stephani philosophi et medici commentaria in
Priorem Galeni librum therapeuticum ad Glauconem ; voir Dietz,
Scholia, I, p. 233-344.
Usener, De Stephano : H. Usener, De Stephano Alexandrino commentatio,
Bonnae 1880 (= Kleine Schriften, III, Leipzig 1914, p. 247-322). Dans
la première édition, le texte grec est en deux colonnes, indiquées ici
par les lettres a et b ; la pagination des Kleine Schriften est ajoutée
entre parenthèses.
Westerink, Anonymous Prolegomena : L. G. Westerink, Anonymous
Prolegomena to Platonic philosophy. Introduction, text, translation and
indices, Amsterdam 1962.
Note. Pour quelques ouvrages, cités plusieurs fois dans un même chapitre,
l'abréviation du titre est indiquée à la première citation.
STEPHANOS D'ATHENES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE

I. État de la recherche et position du problème

Le problème de l'identité de deux Stephanos, l'un d'Alexandrie,


astronome, astrologue et alchimiste, grand philosophe et didascale
œcuménique à Constantinople, l'autre d'Athènes, sophiste, philoso
phe et médecin, vivant tous deux à la charnière du 6e et du 7e siècle, a
été soulevé déjà par Vossius1 et Fabricius2. Repris à leur suite par
plusieurs savants anciens3 et modernes4, il n'a pas trouvé jusqu'à
présent de solution qui s'imposerait d'une manière évidente. Avec le
temps le problème s'est même compliqué du fait qu'à ces deux
Stephanos identifiables grâce à leur nom ethnique on a assimilé
d'autres personnages portant le même nom, sans les qualificatifs ou
bien avec celui de sophiste ou de philosophe, sous-entendant tantôt
Stephanos d'Athènes, tantôt Stephanos d'Alexandrie. Nous allons
donc suivre dans l'ordre chronologique, autant que possible, les
activités multiples de ces divers Stephanos, dans l'espoir d'aboutir à
en composer un seul personnage, Stephanos d'Athènes5.
Ainsi, dans son Pré spirituel6, Jean Moschos raconte que lui-même
et son ami Sophronios, le sophiste, ont fréquenté, lors de leur premier
séjour à Alexandrie entre 581 et 584, les cours ou leçons (praxeis)7

1. J.G. Vossius, De philosophia et philosophorum seclis libri II, Hagae-Comitis


1658, p. 109.
2. J.A. Fabricius, Bibliothecae Graecae volumen duodecimum ..., Hamburgi 1724,
p. 693-695, XIV.
3. Revue de cette ancienne littérature dans H. Kopp, Beiträge zur Geschichte der
Chemie, II, Braunschweig 1869, p. 443-444, avec les notes correspondantes.
4. R. Vancourt, Les derniers commentateurs alexandrins d'Aristote. L'école d'Olym-
piodore. Etienne d'Alexandrie, Lille 1941, p. 26-33; Westerink, Anonymous Prolegomen
a, p. xxv ; Lemerle, Le premier humanisme, p. 80-81 et n. 29.
5. Précisons toutefois que, parmi de nombreuses identifications proposées, nous ne
retenons que celles qui nous paraissent plausibles ; cf. plus loin, p. 60 n. 2.
6. PG 87, 2929D : Άπήλθομεν εν μια εις τον οίκον Στεφάνου τοϋ σοφιστοϋ..., ίνα
πράξωμεν... Έμενεν δέ εις τήν άγίαν Θεοτόκον, ήν φκοδόμησεν ό μακάριος πάπας Εύλόγιος, τήν
έπονομαζομένην Δωροθέας... Ce passage omis par Usener, De Stephano, est cité à la
reprise de son étude dans ses Kleine Schriften, p. 248, en note. Voir plus loin, p. 47-48.
7. Sur le terme πραξις, éminemment alexandrin, propre à l'école d'Olympiodore, voir
K. Praechter, Die griechischen Aristoteleskommentare, BZ 18, 1909, p. 531-533;
R. Beutler, Olympiodore (13), RE, XVIII, 1, 1939, col. 221-227; R. Vancourt, op.
cit., p. 7 s. ; A.-J. Festugière, Modes de composition des commentaires de Proclus,
Museum Helveticum 20, 1963, p. 77-100; cf. l'expression ίνα πράξωμεν dans le texte
transcrit à la n. 6, ou encore celle qui réapparaît un peu plus bas (PG 87, 2932e) : μή
πράξωμεν σήμερον.
8 WANDA WOLSKA-CONUS

d'un Stephanos, sophiste et philosophe, logé dans les annexes de


l'église de la Théotokos dite de Dorothea, construite par Euloge,
patriarche orthodoxe d'Alexandrie de 581 à 6088. Jean ne précise pas
le contenu des cours qu'ils ont suivis, mais les titres de sophiste et de
philosophe indiquent que la personne qui les portait était habilitée à
enseigner des matières aussi différentes que la rhétorique, la
philosophie, les mathématiques, et même la médecine.
Denys de Tell-Mahré, d'autre part, relate9 qu'un Stephanos,
sophiste lui aussi, propageait à Alexandrie, vers 581, une doctrine mi-
philosophique, mi-théologique, qui sema du trouble dans le camp
monophysite. Il aurait même amené ses opposants, l'archimandrite
Jean Barbûr et un certain Probus, hommes versés dans la dialectique,
à se convertir et à rejoindre les orthodoxes, partisans du concile de
Chalcédoine. Damien, patriarche monophysite d'Alexandrie de 578 à
605, le jugea assez dangereux pour lui adresser des avertissements,
dont, d'ailleurs, Stephanos ne tint aucun compte.
Vers la même époque, à Alexandrie, un Stephanos philosophe prend
place parmi les professeurs de philosophie, successeurs d'Olympiodore
(né avant 505, mort après 565), à la suite d'Elias et de David. Ce
Stephanos a eu, à ce qu'il semble, une activité professorale intense.
Ses écrits, plus exactement ses commentaires d'Aristote, se présentent
comme des notes de cours (apo phônès) prises par ses auditeurs10 et
réparties suivant l'usage alexandrin en praxeis : par leur contenu ils
se situent dans la tradition de l'école d'Ammonios, même si tout
naturellement on doit admettre, entre Ammonios et Stephanos,
l'intermédiaire de Philoponos, d'Olympiodore, ou de quelque autre
maître anonyme11.
De ses écrits, deux seulement sont transmis intégralement, le
commentaire du De inter pretatione et celui du livre III du De anima.
Le premier, connu par un seul manuscrit du 10e ou du 11e siècle, le
Parisinus gr. 2064 12, porte le titre : Σχόλια συν θεώ άπό φωνής Στεφάνου

8. Pour les dates du séjour à Alexandrie de Jean Moschos et de Sophronios, voir en


dernier lieu C. von Schönborn, Sophrone de Jérusalem. Vie monastique et confession
dogmatique, Paris 1972, p. 59 n. 22.
9. Voir plus loin, p. 60s.
10. M. Richard, Άπό φωνής, Byz. 20, 1950, p. 191-222.
11. Ainsi, l'auteur prend ses distances par rapport à Ammonios et se réfère à son
«maître» à lui (De int., p. 51213) : Και ταϋτα μέν 'Αμμώνιος ό φιλόσοφος· ό δέ ημέτερος
διδάσκαλος φησι. Mais s'agit-il d'un maître de Stephanos ou de Stephanos lui-même cité
par un de ses auditeurs?
12. H. Omont, Inventaire sommaire des manuscrits grecs de la Bibliothèque Nationale,
II, Paris 1888, p. 186 ; à compléter par L. Taràn, Anonymous commentary on Aristotle's
«De interpretatione » (Codex Parisinus Graecus 2064), Meisenheim am Glan 1978, p. xlii-
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 9

φιλοσόφου εις το περί ερμηνείας 'Αριστοτέλους13; il n'apporte rien qui ne


soit déjà dit par Ammonios14. Le deuxième a été édité en tant que
livre III du Commentaire du De anima de Jean Philoponos. Le
Parisinus gr. 1914, du 12e siècle (manu paulo recentiore), et YEstensis
III F8, du 15e siècle, donnent le titre Βίβλίον τρίτον άπο φωνής
Στεφάνου15, tandis que le Vaticanus gr. 241, du 14e siècle, cite, parmi
les commentateurs grecs d'Aristote, Stephanos en tant que comment
ateurdu De anima19; allusions vagues qui resteraient insuffisantes
pour attribuer à Stephanos le commentaire en question, si la
comparaison d'une traduction latine des fragments de l'authentique
livre III du commentaire de Jean Philoponos avec le commentaire de
Stephanos ne confirmait d'une manière décisive la paternité de ce
dernier17. Dans ce commentaire également, Stephanos reste fidèle aux
idées traditionnelles élaborées dans les écoles païennes et transmises
sous la forme conventionnelle de commentaires, sans que le didascale
ou ses élèves en paraissent troublés18.
D'autres commentaires de Stephanos ne sont connus qu'indirecte
ment, ainsi ceux des Catégories19, des Analytiques20, et aussi, ce qui

13. Ce commentaire de Stephanos est également connu des Arabes ; cf. B. Dodge,
The Fihrist of al-Nadim. A tenth-century survey of Muslim culture, II, New York 1970,
p. 539; F. E. Peters, Aristoteles Arabus. The Oriental translations and commentaries on
the Aristotelian Corpus, Leiden 1968, p. 12.
14. Voir ce qu'en disent M. Hayduck {De int., p. vi), et A. Busse, l'éditeur du
commentaire d'Ammonios au De interpretatione (CIAG 4, 5, Berolini 1897, p. xxxiv),
ainsi que l'opinion plus nuancée de L. Tarân (op. cit., p. vm-ix). Réduit à l'extrême
par rapport au commentaire d'Ammonios (respectivement 272 et 78 pages), le
commentaire de Stephanos a un caractère beaucoup plus scolaire.
15. Voir au sujet de ces manuscrits M. Hayduck (De an., p. v).
16. Voir la préface de Hayduck à l'édition du De int., p. v.
17. M. de Corte, Le commentaire de Jean Philopon sur le troisième livre du « Traité de
l'âme» d'Aristote, Paris 1934; G. Verbeke, Jean Philopon. Commentaire sur le «De
anima d'Aristote». Traduction de Guillaume de Moerbeke, Paris-Louvain 1966.
18. Il en va ainsi, par exemple, du problème de l'éternité du monde (De an., p. 5407 ;
Stephanos précise toutefois : selon Aristote), de la cinquième essence (p. 448e"7 : comme
le disent certains ; 5971314 ; 6002223), de l'impassibilité des corps célestes doués de raison
(p. 59538-5983). Cependant, il semble bien qu'une étude plus poussée apporterait des
précisions importantes sur les points de vue personnels de Stephanos, ainsi que sur ses
relations avec ses prédécesseurs; cf. H.J. Blumenthal, Some observations on the
Greek commentaries on Aristotle's De anima, Actes du XIVe Congrès International des
Éludes Byzantines. Bucarest, 6-12 septembre 1971, III, Bucarest 1976, p. 591-598.
19. Stephanos (ou son élève qui prend les notes) atteste l'existence de ce
commentaire dans le De int., p. 21112, par la formule : ώς ήδη φθάσαντες έν ταΐς κατηγορίαις
μεμαθήκαμεν ; dans le De an., p. 57118 : ώς έν κατηγορίαις έγνωμεν. Ce commentaire est
également connu des Arabes : cf. Dodge, The Fihrist, p. 598 ; Peters, Aristoteles
Arabus, p. 7 (cités à la n. 13 ci-dessus).
20. Au moment où Stephanos fait son cours sur le De int., il a déjà expliqué les
Catégories, mais pas encore les Premiers Analytiques. Ainsi, on lit dans le De int.,
p. 3017 : ώς συν θεφ έν τοις άναλυτικοΐς μαθησόμεθα, ou encore p. 4523"24 : και έν τοις
10 WANDA WOLSKA-CONUS

est moins sûr, des Réfutations sophistiques21 et du Traité du ciel22.


De plus, les Syriens semblent avoir connu un commentaire de
VIsagoge de Porphyre qui serait également de Stephanos, dit
philosophe d'Alexandrie23.
Il n'est pas facile, étant donné le vague des formules employées, de
dresser une liste des commentaires de Stephanos, ou plus exactement
celle de ses conférences, à partir des renvois à des traités d'Aristote
qu'on trouve dans les deux commentaires conservés, ceux du De
interprelatione et du De anima. Seuls les termes tels que μεμαθήκαμεν,
£γνωμεν ou μαθησόμεθα, offrent des indications plus ou moins certaines.
Mais ces formules peuvent tout aussi bien être exprimées qu'omises,
comme, par exemple, dans le commentaire du De anima, à propos du
De inter pretatione2*, ou, dans les deux commentaires, à propos de la

άναλυτικοΐς εΐπεν, ώς έχομεν συν θεώ μαθεΐν, et enfin ρ. 541"2 : ώς εν τοις άναλυτικοΐς
λεχθήσεται σύν θεφ. Les Seconds Analytiques ne sont pas mentionnés dans le De int. Par
contre, le De an. ne se réfère qu'aux Seconds Analytiques, régulièrement appelés
Apodeiktikos, p. 52712, 5431, 56829. La formule μεμαθήκαμεν ou μαθησόμεθα n'y apparaît
cependant pas. Il est en effet probable que Stephanos s'est contenté de reprendre des
références trouvées dans des commentaires antérieurs. — Un commentaire de
Stephanos au livre II des Premiers Analytiques est mentionné dans un des catalogues de
Janos Lascaris : cf. K. Müller, Neue Mittheilungen über Janos Laskaris und die
Mediceische Bibliothek, Centralblatt für Bibliothekwesen 1, 1884, p. 395 : Στεφάνου
φιλοσόφου 'Αλεξανδρείας εις τα β' των προτέρων αναλυτικών σχόλια " ατελές. Dans un autre de
ses catalogues, Janos Lascaris attribue à Stephanos un commentaire aux Seconds
Analytiques ; ce doit être une erreur d'inversion, l'œuvre revenant en réalité à
Domninos, un philosophe d'origine syrienne : cf. E. Piccolomini, Due documenti
relativi ad acquisti di codici greci, fatti da Giovanni Lascaris per conto di Lorenzo de'
Medici, Rivista di Filologia e d'Istruzione classica 2, 1874, p. 407.
21. De int., p. 2382 : ους τέθεικεν έν τοις καλουμένοις σοφιστικοΐς έλέγχοις. Les Réfutations
sophistiques ne sont pas citées dans le livre III du De an. Voir cependant C. Graux,
Essai sur les origines du fonds grec de l'Escorial, Paris 1880, p. 376, qui signale (n° 215) la
présence, dans le catalogue de la bibliothèque de Hurtado de Mendoza (Brit. Mus.
Egerton 602), des commentaires de Stephanos aux Analytiques et aux Réfutations. Le
même renseignement est donné par J.A. Fabricius, Bibliotheca Graeca, editio quarta
curante G. C. Harles, III, Hamburgi 1793, p. 503; cf. la préface de Hayduck au De
int., p. vi. Il est possible qu'un jour on retrouve l'un ou l'autre ouvrage de Stephanos
dans la masse anonyme des commentaires à ces deux traités d'Aristote.
22. Ni le De int. ni le De an. ne se réfèrent au Traité du ciel. Cependant,
C. A. Brandis, Scholia in Aristotelem (Aristotelis Opera ex recensione I. Bekkeri,
vol. IV), Berolini 1836, p. 4673e-48(col. 2), cite, d'après le Val. Ottobon. gr. 45, une aporie
de Stephanos d'Alexandrie : δ 8è Άλεξανδρεύς Στέφανος έξηγούμενος τήν περί ούρανοϋ
πραγματείαν. Le même texte est repris par Syméon Seth, Σύνοφίζ των φυσικών :
A. Delatte, Anecdota Atheniensia et alia, II. Textes relatifs à l'histoire des sciences,
Liège-Paris 1939, p. 65BUS- (περί τόπου); cf. Usener, De Stephane, p. 7 (= p. 253).
23. Voir plus loin, p. 69 et 80.
24. Ainsi, lorsqu'on lit (De an., p. 543e) : ώς έν τω περί ερμηνείας έμάθομεν, et
(ρ. 54423"24) : έγνωμεν γαρ έν τω περί ερμηνείας, il est clair qu'au moment où Stephanos
commentait le De an., ses élèves connaissaient déjà son commentaire au De int. ; mais
dans d'autres passages (p. 481 27, 58029), ces indications manquent.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 11

Physique25, de sorte que si l'on ne possède pas de preuves autres que


ces renvois, on ne sait jamais s'il s'agit d'un cours (qu'il soit déjà fait
ou seulement à faire) ou d'une référence à tel ou tel traité d'Aristote26.
Ainsi, quand on lit dans le commentaire du De anima : ουδέ γάρ έστιν ή
μονάς αριθμός, ώς άποδέδεικται εν τοις άριθμητικοΐς λόγοις27, on hésite à y
voir l'allusion à une œuvre de Stephanos lui-même ou le renvoi à un
auteur ancien.
Alors que ce Stephanos, philosophe et sophiste, qui n'est dit
d'Alexandrie que par la source syriaque, enseigne à Alexandrie, on
voit à Constantinople, pendant le règne d'Héraclius (610-641),
s'activer un Stephanos, dit tantôt grand philosophe d'Alexandrie,
tantôt plus simplement Stephanos d'Alexandrie ou Stephanos le
philosophe. Ce Stephanos enseignait les mathèmata, comme l'atteste
l'introduction qu'il a composée au commentaire de Théon d'Alexand
rie sur les Tables Faciles de Ptolémée, en adaptant le commentaire
de Théon au monde byzantin28. Le titre : Στεφάνου, μεγάλου φιλοσόφου
και Άλεξανδρέως διασάφησις έξ οικείων υποδειγμάτων της των προχείρων
κανόνων εφόδου του Θέωνος n'est donné que par le Vaticanus Urbinas
gr. 8029. Dans plusieurs manuscrits l'opuscule est acéphale ; dans

25. Le De int. (p. 3137) une seule fois, le De an. à plusieurs reprises (p. 46930, 47331,
528s4, 53816, 5898) se réfèrent à la Physique ; une seule fois (De an., p. 53815), on trouve la
formule : ώς έν τη φυσική Ιγνωμεν.
26. Le De int. (p. 1925) aussi bien que le De an. (p. 544261"·29-30, 5632«-29) donnent des
références à la Métaphysique. Dans le De an., on trouve des renvois à plusieurs autres
traités d'Aristote (voir l'index de l'édition), mais il est probable que Stephanos ne fait
que suivre ses sources.
27. De an., p. 4572426.
28. Ainsi, Stephanos utilise les tables faites pour le climat de Byzance, recourt aux
mois juliens et donne une méthode de calcul de la date de Pâques : Anne Tihon,
L'astronomie byzantine (du Ve au xve siècle), Byz. 51, 1981, p. 608.
29. Sur ce manuscrit (U), voir Usener, De Stephano, p. 37 (= 3, p. 294); Anne
Tihon, Le «Petit commentaire» de Théon d'Alexandrie aux Tables Faciles de Ptolémée,
Città del Vaticano 1978, p. 126-127 : manuscrit factice des 14e-15e s. ; il fut copié par
Chortasménos : cf. H. Hunger, Johannes Chortasmenos. Briefe, Gedichte und kleine
Schriften. Einleitung, Regesten, Prosopographie, Text, Wien-Köln 1969, p. 24 et 51. —
Le traité est partiellement édité par Usener, De Stephano ; compléter la liste et la
description des manuscrits utilisés par Usener par celle d'Anne Tihon, L'astronomie
byzantine, p. 607 n. 18, et Le «Petit commentaire», p. 378, index s.v. Stéphane
d'Alexandrie. L'édition d'Usener a été reprise, avec l'addition des chapitres-4 à 8,
d'après le Paris, gr. 2161 du 15e ou du 16e siècle (texte grec, traduction, commentaire)
par J.-F. Godet, Le commentaire des Tables Faciles de Théon par Stephanos d'Alexandrie
(Mémoire dactylographié présenté à la Fac. de Philos, et Lettres à l'Univ. Catholique
de Louvain, en 1967). Un chapitre supplémentaire «Sur le calcul de la longitude des
cinq planètes» (correspondant au § 19 de la «Table des matières» d'Usener, p. 38)
d'après le Marc. gr. 325, f. 62r-64v, est édité (texte grec, traduction et commentaire) par
Elisabeth Chauvon, Étude sur le commentaire astronomique de Stephanos d'Alexandrie
(Mémoire dactylographié présenté à la Fac. de Philos, et Lettres à l'Univ. Catholique
de Louvain, en 1979-1980).
12 WANDA WOLSKA-CONUS

d'autres, il est attribué à l'empereur Héraclius30. Des indications, à


l'intérieur de l'ouvrage, associent la «présente septième indiction» à la
neuvième année du règne d'Héraclius31, ce qui donne l'année
septembre 618-août 619. Et c'est encore à Héraclius qu'Usener
attribue les paragraphes 28-30. Composés entre 618 et 623, ils sont
ajoutés en appendice au traité de Stephanos32. La même formule de
datation (της ευδοκία, ού κελεύσει, θεού ημετέρας βασιλείας) y revient à
trois reprises33.
Ces insolites formules de datation suggèrent-elles simplement,
comme le veut Usener34, la bienveillance particulière d'Héraclius
pour son protégé, ou bien impliquent-elles quelques connaissances
réelles de l'empereur dans le domaine de l'astronomie35? Seule une
édition critique de l'œuvre complète permettrait, peut-être, d'écarter
ces incertitudes et bizarreries36. Quoi qu'il en soit, Stephanos semble
avoir joué un rôle primordial dans la transmission des textes

30. Par exemple dans le Paris, gr. 2492, du 13e siècle, dans d'autres manuscrits
relevés par Usener (p. 34-36 = p. 290-293) et enfin dans une scholie écrite vers 1030
dans le Vat. gr. 1594; cf. J. Mogenet, Sur quelques scolies de VAlmageste, Le monde
grec. Hommage à Claire Préaux, Bruxelles 1975, p. 305-308 : Περί τούτων 8έ σαφέστερον ό
Θέων διέξεισιν έν τφ πρώτω τφ περί συμφωνίας έ βιβλίω έξ ού και 'Ηράκλειος λαβών σαφώς τα
περί τούτων έκτίθησιν. L'œuvre de Théon appelé ici Symphonia désigne le Grand
commentaire de Théon aux Tables Faciles de Ptolémée.
31. Usener, De Stephane, p. 40b3~5 (= p. 298222e). La «septième indiction» toute
seule apparaît plusieurs fois : p. 43b22-23 (= p. 3032122), p. 44a" (= p. 3043), p. 45b4"5
(= p. 3065e).
32. Ibidem, p. 48-54 ; ces paragraphes sont reproduits parmi les appendices de la
Chronique Pascale (Bonn, II, p. 210-218, ou PG 92, 1124-1132); le paragraphe 30 y
représente une méthode de comput pascal ; cf. V. Grumel, La Chronologie, Paris 1958,
p. 101. Pour la question de la date de Pâques très débattue au cours du 7e siècle à
Constantinople, cf. Joëlle Beaucamp, R. Bondoux, J. Lefort, Marie-France Rouan,
Irène Sorlin, Temps et histoire I : Le prologue de la Chronique Pascale, TM 7, 1979,
p. 223-301.
33. Usener, De Stephano, p. 49a911·24-28 (= p. 31 11112·2528), p. 51bu-13 (= p. 31535).
C'est cette confusion constante entre Stephanos et Héraclius qui explique l'absence
dans la plupart des manuscrits aussi bien du titre du traité que du nom de l'auteur ; cf.
R. Browning, Tzetzes Commentary on Ptolemy : a ghost laid, The Classical Review
(Ν. S.) 15, 1965, p. 262-263; en réalité, il s'agit du commentaire de Stephanos, publié
par Usener.
34. Usener, De Stephano, p. 36, qui dit au sujet de l'empereur : quasi cuculus alieno
nido abusus nobilitare praeceptoris sui fetum voluit.
35. Comme l'indiqueraient quelques scholies attribuées à Héraclius dans le célèbre
Vat. gr. 1291, contenant les Tables Faciles de Ptolémée; cf. J.L. Heiberg, Claudii
Ptolemaei opera quae extant omnia, II. Opera minora, Leipzig 1907, p. cxci, n. 1 : Σχόλια
σύν θεω εις τους προχείρους κανόνας τοϋ Πτολεμαίου άπό φωνής Ηρακλείου τοϋ της εύσεβοϋς
λήξεως γεγονότος ημών βασιλέως. Les scholies qui suivent correspondent au texte publié
par Usener, De Stephano, p. 39-40; cf. J. Mogenet, Les scolies astronomiques du
Vat. gr. 1291, Bulletin de l'Institut Historique Belge de Borne 40, 1969, p. 69-91.
36. O. Neugebauer, A History of ancient mathematical astronomy, II, Berlin -
Heidelberg -New York 1975, p. 1045-1050.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 13

astronomiques d'Alexandrie à Byzance. Selon la remarque d'Anne Ti-


hon, en quittant Alexandrie, il «avait sûrement dans ses bagages un
Petit commentaire de Théon et un volume contenant les Tables Faciles.
Un Petit commentaire, parce que c'est de cet ouvrage qu'il s'inspira
pour écrire, à son tour, un mode d'emploi des tables astronomiques
adapté au monde chrétien ; un volume de tables, parce que celles-ci
lui étaient indispensables pour effectuer les calculs qui illustrent son
traité et poursuivre ses activités astronomiques. » C'est Stephanos qui,
dans l'histoire de ces deux textes, «assura le relais d'Alexandrie, où le
texte était né, à Byzance, par qui il nous a été transmis»37.
En outre, les manuscrits attribuent à Stephanos plusieurs écrits
astrologiques. Dit Stephanos, philosophe d'Alexandrie, il porte dans
certains d'entre eux le titre d'oikouménikos didaskalos38 .
1. Un horoscope prédisant le destin du peuple arabe, l'ascension et
les exploits de leurs princes : Στεφάνου φιλοσόφου Άλεξανδρέως αποτελε
σματική πραγματεία προς Τιμόθεον τόν αύτου μαθητήν, πρόφασιν μεν έχουσα
τήν νεοφανή και άθεον νομοθεσίαν του Μωάμεδ, πολλά δέ και άλλα των
μελλόντων προαγορεύουσα39. L'écrit comporte deux parties distinctes :
la première est une sorte d'introduction théorique à l'astronomie, où
quelques notions empruntées à la philosophie et à l'astronomie
grecques païennes reçoivent une interprétation chrétienne40; la
deuxième présente l'horoscope proprement dit41. La transition entre
les deux parties se fait au moyen d'une relation d'Épiphanios, un
marchand arabe venu d'Arabie Heureuse, au sujet de l'apparition
récente d'un prophète nommé Mahomet qui promet à ses fidèles «les
guerres victorieuses, la domination sur les ennemis et les délices dans
le paradis»42. Comme les événements décrits dans l'horoscope, ainsi
que la suite des califes, s'arrêtent à l'année 77543, l'écrit n'a pas pu
être composé par Stephanos, contemporain d'Héraclius, à moins
qu'on ne tienne l'horoscope pour une interpolation dans le traité
original de Stephanos.

37. Anne Tihon, Le Petit commentaire, p. 190-192. Il est intéressant d'ajouter qu'à
l'avis de l'auteur quelques éléments du Leidensis BPG 78 (9e-10" siècle) impliquent un
modèle copié sous le règne d'Héraclius, donc un exemplaire qui, selon toute
vraisemblance, a appartenu à Stephanos ou a été utilisé par lui.
38. Usener, De Stephano, p. 17 (= p. 266).
39. Usener, De Stephano, p. 17-32 (= p. 266-287); cf. O. Neugebauer-H.B. van
Hoesen, Greek Horoscopes, Philadelphia 1959, p. 158-160, qui donnent la traduction
des pages 27310-2759 (de la réimpression Kleine Schriften).
40. Usener, De Stephano, p. 17-20b" (= p. 266-27122).
41. Ibidem, p. 21bl4-31b13 (= p. 27310-287).
42. Ibidem, p. 20bl2-21b13 (= p. 271a3-2739).
43. Ibidem, p. 9-13 (= p. 255-261), commentaire d'Usener.
14 WANDA WOLSKA-CONUS

2. Une apologie de l'astrologie dans le Marcianus gr. 33544 se


présente, elle aussi, sous le nom de Stephanos le philosophe : Του
Στεφάνου φιλοσόφου περί της μαθηματικής τέχνης45. La mise en scène
rappelle celle de YApolélesmatikè pragmateia : un étranger venu de
Perse à Constantinople relate les progrès de l'astronomie accomplie en
Perse, en même temps qu'il déplore la décadence des études
astronomiques à Constantinople par suite du cours changeant des
temps46. Il se propose donc de relever cette science, respectable et
utile à condition de s'en servir correctement, d'en corriger les erreurs
et d'en remettre à jour l'instrument, c'est-à-dire les tables astronomi
ques, en les réadaptant à la nouvelle position des corps célestes. En
effet depuis le temps de Ptolémée, d'Ammonios et quelques autres
savants anciens, le soleil s'est déplacé de cinq degrés, ce qui veut dire
que depuis Ptolémée cinq siècles se sont écoulés. L'écrit a donc été
composé vers 800, date qui concorde avec l'essor des études
astronomiques à Bagdad47.
3. Enfin c'est encore à Stephanos d'Alexandrie qu'on attribue le
court traité sur les conjonctions de Saturne et Jupiter : Στεφάνου
Αλεξανδρέως περί της δηλώσεως των αστέρων ενώσεων του τε Κρόνου και
Διός εν τοΤς τριγώνοις48. L'auteur y traite respectivement de la
puissance et de la décadence qui incombent, suivant les conjonctions
de Saturne et de Jupiter à travers les douze signes du Zodiaque,
tantôt aux parties orientales de l'univers, donc aux Arabes, tantôt à
ses parties occidentales, autrement dit aux Romains. La date du
traité n'est pas précisée. En tout cas, les deux peuples, Arabes et
Romains, semblent déjà avoir derrière eux une longue histoire
commune, faite de victoires et de défaites respectives.
Ainsi les écrits astrologiques examinés ici ont été composés tous les
trois à une période postérieure à celle de Stephanos, ami et protégé
d'Héraclius. Il devrait donc s'agir d'un autre Stephanos, l'épithète
d'Alexandrin ne servant que de couverture à un Stephanos moins

44. F. Cumont, Catalogue Codicutn astrologorum Graecorum, II, Bruxelles 1900,


p. 181-186; une traduction partielle et un commentaire succinct dans A. Balss, Antike
Astronomie aus griechischen und lateinischen Quellen, München 1949, p. 199-201.
45. Le traité comporte plusieurs chapitres : au sujet des peuples pratiquant l'art en
question ; à l'adresse de ceux qui affirment que cet art conduit au péché ; que ceux qui
ne l'admettent pas se trompent grandement ; que cet art est plus honorable que tous les
autres arts; que les astres n'agissent pas d'eux-mêmes, mais en vertu de la puissance
venant du créateur; qu'un pronostic fait à partir de l'art de la médecine aussi bien qu'à
partir de celui de l'astronomie n'est qu'une habile conjecture.
46. Cumont, op. cit., p. 1811.
47. Ibidem, p. 18241β; cf. Neugebauer-Hoesen, op. cit. (à la n. 39), p. 190.
48. D. Pingree, Historical Horoscopes, Journal of the American Oriental Society 82,
1962, p. 501-502.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 15

célèbre que le contemporain de l'empereur Héraclius. Cependant


plusieurs historiens byzantins exaltent les connaissances astrologiques
de Stephanos qu'ils nomment Stephanos d'Alexandrie, ou le mathém
aticien, ou l'astronome ; ils rappellent l'horoscope qu'il aurait établi
au sujet de la montée et du déclin de la puissance arabe49 et font
valoir sa prédiction de la mort «par l'eau» de l'empereur Héraclius50.
Enfin Ideler publie neuf leçons (praxeis) Sur l'art sacré de la
fabrication de l'or : Στεφάνου Άλεξανδρέως, οικουμενικού φιλοσόφου και
διδασκάλου της μεγάλης και ιεράς τέχνης. Περί χρυσοποιίας. Πράξις συν Θεφ
πρώτη51. Leur appartenance à Stephanos a été mise en doute52, parce
que leur style pompeux et leur contenu insignifiant53 ne s'accordent
pas avec les procédés et les habitudes de Stephanos. Cependant
plusieurs autres savants se prononcent en faveur de leur authenticit
é54. La tradition manuscrite de ces neuf leçons, dont la dernière est
adressée à Héraclius, remonte au Marcianus gr. 299, le célèbre
manuscrit du 10e ou du 11e siècle, qui constitue la base de toute la
collection alchimique byzantine55. Nous ne notons ces quelques faits
que pour mémoire, en attendant l'édition critique de l'œuvre
alchimique de Stephanos, authentique ou apocryphe, que prépare
H. D. Saffrey pour la Collection des Universités de France.
Il est curieux de constater que le titre de didascale œcuménique,
qui plus que toute autre chose a rendu célèbre le nom de Stephanos, le
philosophe d'Alexandrie, n'apparaît que dans les manuscrits astrolo
giques et alchimiques. Et pourtant, c'est à partir de ce titre qu'on a
imaginé une succession de circonstances remarquable : Stephanos a
été appelé d'Alexandrie à Constantinople par l'empereur Héraclius,

49. Constantin Porphyrogénète, De adm. imp., 16: Bonn, p. 93 ; Léon le


Grammairien : Bonn, p. 1522123; Cedrenus : Bonn, p. 717e.
50. Théophane Cont., De Basilio Macedone, V : Bonn, p. 33810"12.
51. I.L. Ideler, Physici et medici Graeci minores, II, Berlin 1842, p. 199-253;
F. S. Taylor, Alchemical works of Stephanos (Ambix 1, 1937, p. 116-139, et 2-3, 1938-
1949, p. 38-49), réédite les praxeis I-II-III, ainsi que la Lettre à Théodore, d'après le
texte d'Ideler, mais avec les variantes du Marc. gr. 299, et avec une traduction
anglaise.
52. Usener, De Stephano, p. 9 (= p. 256).
53. Riess, Alchemie, BE, I, 1893, col. 1349-1350.
54. Ainsi F.S.Taylor (Ambix 1, p. 117-119) accorde à l'ouvrage une grande
importance et une haute antiquité; cf. O. Temkin, Geschichte des Hippokratismus im
ausgehenden Altertum, Kyklos. Jahrbuch für Geschichte und Philosophie der Medizin 4,
1932, p. 71-72 et n. 2, au sujet des auteurs qui se sont prononcés pour ou contre
l'attribution à Stephanos des neuf praxeis.
55. M. Berthelot, Collection des anciens alchimistes grecs, Paris 1887, fasc. I,
p. 174-179, et fasc. II, p. 3-4; F. S. Taylor, The origins of Greek Alchemy, Ambix 1,
1937, p. 33-34. L'étude de R. Romano, Contributo al testo del «De magna et sacra
arte» di Stefano Alessandrino, Studi bizantini e neogreci (Galatina 1983), p. 87-95, ne
m'a pas été accessible.
16 WANDA WOLSKA-CONUS

vers 610, pour prendre la direction d'une Université impériale fermée


par Phocas (602-610), réouverte par Héraclius, ou, selon d'autres,
d'une Académie patriarcale, réorganisée par le patriarche Sergios56.
C'est, en effet, en fonction de son enseignement donné à l'une de ces
deux institutions que Stephanos aurait reçu le titre d'oikouménikos
didaskalos. Mais c'est là une affirmation tout hypothétique, car le
titre d'oecuménique n'implique pas nécessairement une charge ou une
fonction officielle. Il ne fournit pas, non plus, d'indication sur le
caractère de l'établissement où un didascale de ce titre serait habilité
comme maître. Purement honorifique, à ce qu'il semble, en ce début
du 7e siècle, on le voit décerné aussi bien aux célèbres professeurs
de l'école de droit de Beyrouth qu'au patriarche de Constantinople57,
ou encore, mais beaucoup plus tard, aux éminents philosophes,
alchimistes et astrologues. C'est ainsi que le Vindobonensis med.
gr. 2, un manuscrit de l'an 156458, fait figurer dans un opuscule
alchimique les noms de Stephanos et d'Olympiodore après ceux
d'Hermès Trismégistos, Jean l'archiprêtre, Démocrite et Zosime :
Ούτοι οικουμενικοί πανεύφημοι φιλόσοφοι και εξηγηται του Πλάτωνος και
'Αριστοτέλους διαλεκτικών τε θεωρημάτων Όλυμπιόδορος (sic) και Στέφανος
οΪτινες...59.
D'autre part, le dialogue imaginaire entre la Philosophie et
l'Histoire, qu'on lit dans le prologue de Y Histoire de Théophylacte
Simokattès60, nous apprend qu'Héraclius a admis la Philosophie dans

56. L'hypothèse proposée par Usener, De Stephano, p. 3-5, et communément


admise, a été contestée par H. -G. Beck, Bildung und Theologie im frühmittelalterli
chen Byzanz, Polychronion (Festschrift Franz Dölger), Heidelberg 1966, p. 72-73 et
n. 13-15. La question a été reprise par A. Lumpe, Stephanos von Alexandria und
Kaiser Herakleios, Classica Mediaevalia. Dissertationes 9, 1973, p. 150-159, qui passe en
revue les thèses de Schemel, Fuchs et Dvornik, avec l'intention d'infirmer l'opinion de
Beck.
57. Voir en dernier lieu Lemerle, Le premier humanisme, p. 85-87 ; P. Speck, Die
kaiserliche Universität von Konstantinopel, München 1974, p. 65 et n. 52, et, pour
l'époque plus tardive, p. 74 s.; J. Darrouzès, Recherches sur les όφφίχιχ de l'Église
byzantine, Paris 1970, p. 68-72.
58. H. Hunger-0. Kresten, Katalog der griechischen Handschriften der österreichi
schen Nationalbibliothek. Teil 2. Codices juridici. Codices medici, Wien 1969, p. 41.
59. Le Val. gr. 1059, du 15e siècle, copié comme le Vat. Urbinas gr. 80 (ci-dessus,
n. 29) par Chortasménos, résume ce que les Byzantins tardifs savaient ou s'imaginaient
savoir au sujet de Stephanos (H. Usener, Ad historiam astronomiae symbola, Kleine
Schriften, III, Leipzig-Berlin 1914, p. 328-329) : Ψηφοφορία πανσεληνιακής συζυγίας
εκλειπτικής τυγχανούσης έν ύποδείγματι Στεφάνου μεγάλου φιλοσόφου τοϋ άλεξανδρέως και
καθολικού διδασκάλου, ώς έν παλαιοϊς άντιγράφοις εορηται. Ούτος εστί Στέφανος 6 έν ταϊς ήμέραις
Ηρακλείου τοϋ βασιλέως, ό και τα έλληνικόν πρόχειρον διασαφήσας οίκείοις ύποδείγμασιν, ό της
παραδόξου χρυσοποιίας εύρετής τε δμοΰ και εξηγητής, ό και τό περί Μωάμεθ τοϋ θεομισοϋς τε και
άσεβους συστησάμενος θεμάτιον καί προειπών τοσούτοις έμπροσθεν χρόνοις περί της αύτοΰ
δυναστείας καί συν θεω δέ έλπίζομεν καταλύσεως.
60. Théophylacte Simokattès, Histoire : De Boor, p. 20-22 ; traduction russe de
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 17

le palais impérial, alors que le patriarche Sergios a fondé une chaire


d'Histoire, à laquelle il a accordé la liberté d'expression sans risque
(παρρησίαν άκίνδυνον). Mais cela ne signifie nullement la réforme ou
l'ouverture d'une Université impériale, ni ne suggère davantage
l'existence d'une Académie patriarcale61, deux établissements scolai
res qui auraient nécessairement fait appel à la collaboration d'un
didascale œcuménique. Tout au plus peut-on y voir une sollicitude
particulière de l'empereur et du patriarche pour ces deux sciences,
une sollicitude qui s'est traduite, selon nous, par l'attribution à
l'Histoire et à la Philosophie, en la personne de Simokattès lui-même
et d'un philosophe, Stephanos sans doute, de quelque privilège, une
subvention annuelle (sitèrésion) en argent ou en nature, et, surtout,
par l'octroi d'un local où ils pourraient tenir leur cours, selon la
procédure qu'on observe tout au long de la pratique scolaire
byzantine62.
Cependant, si l'on admet volontiers que l'argumentation à partir du
titre d'œcuménique (didascale ou philosophe) en faveur du séjour réel
de Stephanos à Constantinople n'est pas concluante, on doit
reconnaître aussi que l'œuvre astronomique, astrologique et alchimi
que de Stephanos est trop liée, dans les manuscrits et chez les
historiens byzantins, à la personne de l'empereur Héraclius pour
qu'on puisse écarter sans autres preuves la possibilité de son activité
professorale à Constantinople, à l'époque d'Héraclius, si toutefois,
précisons-le, il s'agit toujours du même Stephanos.
Sur Stephanos dit d'Athènes on en sait encore moins. Il porte le
titre plus simple de philosophe ou de sophiste. À en juger d'après la
forme et le contenu de ses ouvrages, lui aussi a vécu et enseigné à
Alexandrie. On a voulu établir les dates de son activité63 en se
référant à une anecdote qu'il rapporte au sujet de Gésios64, un
iatrosophiste de l'époque de Zenon (474-491), mais, à ce qu'il semble,

P.S. Kondrat'ev, avec une préface de N.V. Pigulevskaja, et avec les notes de
K. A. Osipova, Moscou 1957 ; commentaire de Lemerle, Le premier humanisme, p. 77-
79.
61. Cf. Lemerle, op. cit., p. 95-96.
62. Wanda Wolska-Conus, Les termes νομή et παιδοδιδάσκαλος νομικός du «Livre de
l'éparque», TM 8, 1981, p. 533-534.
63. U.C. Bussmaker, Στεφάνου περί ουρών. Traité d'Etienne sur les urines, Revue de
philologie, de littérature et d'histoire anciennes 1, 1845, p. 421-422.
64. Aph. II 53 (I, p. 2564"7), passage rapporté par Dietz, Scholia, II, p. 343, en note,
qui place (p. xix) Stephanos au 11e siècle, se référant à l'emploi de quelques mots
«barbares» impossibles selon lui avant cette époque. Plusieurs fragments du
commentaire de Stephanos aux Aph. sont donnés par Dietz, Scholia, II, p. 236-544, en
notes à son édition des scolies aux Aph. composées ou compilées par Théophile le
Protospathaire.
18 WANDA WOLSKA-CONUS

il s'agit là d'un personnage bien enraciné dans le folklore scientifique


d'Alexandrie, dont la mémoire s'est perpétuée durant des années65. A
ce Stephanos d'Athènes les manuscrits n'attribuent que les comment
aires sur les écrits d'anciens médecins grecs, le Prognosticon et les
Aphorism.es d'Hippocrate, ainsi que la Thérapeutique adressée à
Glaucon de Galien, et enfin quelques traités sur des sujets particuliers
dont le nombre et l'authenticité restent encore à déterminer66. C'est
dans ces derniers, souvent transmis par des manuscrits tardifs de peu
d'autorité, qu'on commence à employer indifféremment l'ethnique
d'Alexandrie ou d'Athènes67.
Cet ethnique d'Athènes d'ailleurs, même dans les manuscrits de
trois grands commentaires, n'est pas sans poser quelques problèmes.
Aussi, reprenant les acquis des récentes éditions de J. Duffy et
L. G. Westerink, voyons ce qu'il en est de leur attribution à
Stephanos d'Athènes. Commençons par le commentaire du Prognosti
con : sur huit manuscrits complets ou fragmentaires68, seul le
Laurentianus 59, 14, du 15e siècle, donne le nom de Stephanos : Σχόλια
συνAmbrosianus
L' θεω είς το προγνωστικόν
L 30 sup.70,
'Ιπποκράτους
le Parisinus
άπό φωνής
gr. 2296,
Στεφάνου
avecφιλοσόφου69.
sa copie
directe, Y Ambrosianus A 27 inf., tous trois du 16e siècle, ainsi que le
Vindobonensis med. gr. 15, de la première moitié du 16e siècle,

65. Voir plus loin, p. 50-54, 58.


66. Pour le catalogue des œuvres présumées, authentiques ou apocryphes, de
Stephanos d'Athènes (dit parfois d'Alexandrie), voir Bussmaker, op. cit., p. 415-425,
ainsi que H. Diels, Die Handschriften der antiken Ärzte. II. Teil. Die übrigen
griechischen Ärzte ausser Hippokrates und Galenos, Berlin 1906, p. 95-96 : Stephanus
Alexandrinus ; p. 97-98 : Stephanus Atheniensis, souvent en contradition avec Bussmak
er. Voir aussi l'article évasif de Kind, Stephanos (20), RE, III A, 2, 1929, col. 2404-
2405, et deux études plus récentes : D. Irmer, Palladius. Kommentar zu Hippokrates
«De fracturis» und seine Parallelversion unter dem Namen des Stephanus von Alexandria.
Kritische Ausgabe und Übersetzung, Hamburg 1977; G. Baffioni, // trattato «De
febrium differentia» nei codici Greci Vindobonensi, s.d. (cité d'après H. Hunger, Die
hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner, II, München 1978, p. 301 et n. 51) : le
traité de même titre attribué à Stephanos ne serait qu'une version élargie (ainsi que le
traité de Théophile sur le même sujet) de l'écrit de Palladios, édité par Ideler, op. cit.
(supr: n. 51), I, p. 107-120.
67. Ainsi, un manuscrit du 16e siècle, le Mosqu. 466, donne le titre que nous citons
d'après D. Irmer, op. cit. (supra n. 66), p. 17 : Προλεγόμενα Στεφάνου ίατροϋ Άλεξανδρείου
τοϋ φιλοσόφου είς τό περί «Περί άγμών» 'Ιπποκράτους.
68. Sur tous ces manuscrits, voir les notices substantielles de Duffy, Progn., p. 13-
20; cf. B. Alexanderson, Die hippokratische Schrift Prognostikon. Überlieferung und
Text, Göteborg 1963, p. 63-67.
69. Le même titre est donné par un manuscrit ayant appartenu à la communauté
grecque de Gallipoli, aujourd'hui perdu: Église Hagiou Nikolaou n°38; cf.
B. Alexanderson, op. cit., p. 73-74.
70. Le nom de Stephanos Athènaios qui figure dans le titre n'est qu'une addition
tardive.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 19

manuscrit apparenté au Laurentianus 59, 14 cité ci-dessus, mais ne


contenant que des extraits du commentaire en question, ne donnent
aucun nom, alors que d'autres manuscrits, le Vaticanus gr. 2154, le
Yale Medical Library 50, le Welcome Historical Library 354, tous trois
copiés par Andréas Darmarios, mettent le nom de Damaskios le
Philosophe71.
Quant au commentaire des Aphorismes, il est transmis par trois
manuscrits contenant trois versions différentes de l'original72 :
Y Ambrosianus S 19 sup., de l'an 1348, et le Parisinus gr. 2222, du
14e siècle, représentent la version abrégée des sections I-II-III 23 des
Aphorismes, tandis que le Scorialensis Σ II 10, du 10e siècle, mutilé
du début, donne aux f. 1-149 la version complète des sections III-IV,
et aux f. 150-270, écrits d'une main légèrement plus tardive, la
section V-VI, 55, nommée par son éditeur version Asclépios. De ces
trois manuscrits, seul Y Ambrosianus S 19 sup. donne le nom de
Stephanos, une première fois, dans le titre, accompagné de l'ethnique
Athènaios : Σχόλια συν θεω των αφορισμών 'Ιπποκράτους · έξήγησις
Στεφάνου 'Αθηναίου του φιλοσόφου, une deuxième fois, le nom seul, dans
une poésie mise à la fin du manuscrit où l'on précise les circonstances
de la transcription du commentaire :
δυοΐν δε τούτους εκ βίβλων έγεγράφειν,
της τε Στεφάνου του λίαν σοφωτάτου
και Θεοφίλου του βραχυλογωτάτου.
Le Parisinus gr. 2222 met le même texte sous le nom de Mélétios :
Μελετίου ιατρού και φιλοσόφου έξήγησις είς τους αφορισμούς, supercherie
manifeste due, probablement, au fait que l'exemplaire servant de
modèle au copiste ne comportait plus de page de titre.
Le commentaire de la Thérapeutique adressée à Glaucon de Galien,
éditée par Dietz d'après Y Ambrosianus L 110 sup., du 15e ou du
16e siècle73, porte, quant à lui, le titre : Στεφάνου του φιλοσόφου και
ιατροΰ έξήγησις εις τήν του προς Γλαύκωνα Γαληνού θεραπείαν.
Ainsi, sur l'ensemble de douze manuscrits, trois seulement donnent
le nom de Stephanos, et un seul, celui de Stephanos Athènaios.
Les incertitudes donc demeurent grandes, et l'on ne pourra
répondre aux questions qui se posent avant que ne soit examinée de
manière exhaustive toute la tradition manuscrite, qu'il s'agisse de

71. L'attribution du commentaire à Damaskios revient à Darmarios, qui a


également copié le Paris, gr. 2150 contenant les Scholies aux Aphorismes de Damaskios
(Dietz, Scholia, II, p. 250-544).
72. Sur tous ces manuscrits, voir les notices de L. G. Westerink, Aph. I, p. 13-17.
73. Dietz, Scholia, I, p. 233-344, et p. xx, en ce qui concerne le manuscrit. Le
professeur L. G. Westerink m'informe qu'une édition de la Thérapeutique ad Glauconem
vient d'être achevée par Keith Dickson pour paraître dans CMG.
20 WANDA WOLSKA-CONUS

Stephanos philosophe et astronome, de Stephanos astrologue et


alchimiste ou de Stephanos médecin. En attendant, plus modeste
ment, nous nous proposons de mettre en lumière quelques faits qu'on
glane dans leurs ouvrages respectifs ou dans d'autres documents mis
récemment à notre disposition.

II. Vardapet (didascale) d'Athènes (Stephanos?),


maître de Tychikos de Trébizonde

a) L'autobiographie d'Anania de Shirak.


Anania de Shirak, un Arménien né à la fin du 6e ou au début du
7e siècle, fondateur des sciences exactes en Arménie selon l'expression
consacrée, raconte dans son autobiographie1 ses voyages d'études au
pays des Grecs, son séjour d'abord dans la province byzantine de
l'Arménie quatrième2 auprès d'un mathématicien nommé Christosa-
tur, ensuite à Trébizonde auprès de Tychikos, didascale byzantin,
«homme très savant, connaissant les lettres et la langue arménienne
et célèbre auprès des rois», si célèbre même que le patriarche de
Constantinople envoie chez lui, pour les faire instruire, les jeunes gens
de la capitale3. C'est donc en quelque sorte dans sa propre biographie
qu'Anania de Shirak insère celle de son maître Tychikos. Dans cette
dernière on distingue deux périodes : pendant la première, qu'on
pourrait nommer militaire, le jeune Tychikos, natif de Trébizonde,
sert dans les troupes de Jean Mystikos, magisier militum per
Armeniam, sous les règnes de Tibère (578-582) et de Maurice (582-
602) ; il est grièvement blessé et perd tous ses biens pendant une
bataille qui opposa les Byzantins aux Perses dans les environs
d'Antioche, en 606 ou en 607*. La deuxième période, scientifique et
professorale, commence lorsque Tychikos guéri de ses blessures prend
la décision d'abandonner la carrière militaire et de se consacrer à la
science seule. Il entreprend alors un long voyage qui le mène d'abord

1. Voir maintenant la traduction française de H. Berbérian, Autobiographie


d'Anania èirakac'i, Revue des Études Arméniennes 1, 1964, p. 191-194 et p. 189-191,
pour les manuscrits, les éditions et les traductions (cité ensuite : Berbérian,
Autobiographie) ; J.-P. Mahé, Quadrivium et cursus d'études au vne siècle, en Arménie
et dans le monde byzantin, d'après le K'nnikon d'Anania èirakac'i, TM 10, 1987,
p. 195, traduction n° 1 (cité ensuite : Mahé, Quadrivium).
2. P. Lemerle, Notes sur les données historiques de l'autobiographie d'Anania de
Shirak, Revue des Études Arméniennes 1, 1964, p. 196 et n. 2 (cité ensuite : Lemerle,
Notes); Idem, Le premier humanisme, p. 81-84.
3. Berbérian, Autobiographie, p. 191-192.
4. Lemerle, Notes, p. 197-201, que nous suivons aussi bien pour les identifications
des personnages et des événements que pour la chronologie.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 21

à Jérusalem. Il n'y reste qu'un mois ; mais il fait ensuite un séjour de


trois ans à Alexandrie et d'un an à Rome, avant de se rendre à
Constantinople «où il a rencontré un homme célèbre, un didascale5
d'Athènes, ville des philosophes, qui enseignait aux philosophes de la
ville ». Pendant longtemps Tychikos a suivi ses cours et, ayant acquis
une science parfaite, il rentra chez lui, à Trébizonde. Quelques années
plus tard à la mort du maître célèbre, il reçoit l'ordre de l'empereur de
venir le remplacer à Constantinople. Mais Tychikos décline l'offre
impériale, et c'est chez lui, à Trébizonde, que désormais on envoie de
Constantinople les jeunes gens désireux de s'instruire6.
Ainsi Tychikos, après ses voyages d'études, en 606 ou en 607, et les
séjours consécutifs à Jérusalem, à Alexandrie et à Rome, arriva à
Constantinople peu après 610, dans les premières années du règne
d'Héraclius (610-641) et du patriarche Sergios (610-638). Or le nom du
savant traditionnellement associé à ceux de l'empereur Héraclius et
du patriarche Sergios est celui de Stephanos d'Alexandrie, venu
d'Alexandrie à Constantinople en 610 ou peu après. Dans ce cas,
Tychikos, qui s'était établi à Constantinople vers la même époque, ne
pouvait pas ne pas rencontrer le célèbre didascale et philosophe
d'Alexandrie. Les grands savants sont trop rares au début de ce
7e siècle7, pour que Tychikos ait pu séjourner et étudier à Constanti
nople sans apercevoir ce didascale et philosophe d'Alexandrie, et en
trouver un autre, venu, lui, d'Athènes et resté complètement inconnu.
Ces incohérences, à notre avis, ne sont qu'apparentes : le
qualificatif didascale d'Athènes, ville des philosophes, désignant le
maître de Tychikos qu'on lit dans la biographie d'Anania de Shirak
constitue en fait une confirmation précieuse de l'hypothèse qui est au
départ de notre étude, à savoir que les deux Stephanos qui
apparaissent dans les sources, l'un d'Alexandrie, philosophe et
didascale, l'autre d'Athènes, philosophe et didascale (vardapet) lui
aussi, ne sont qu'une seule et même personne8. Selon nous, le maître

5. Vardapet, dans le texte arménien ; J.-P. Mahé m'a proposé oralement de traduire
maître ou didascale, termes qui conviennent certainement mieux que docteur, choisi par
Berbérian. C'est par ce terme que, quelques lignes plus haut, Anania désigne également
Tychikos, son maître à lui.
6. Berbérian, Autobiographie, p. 193.
7. K. Vogel, Der Anteil von Byzanz an Erhaltung und Weiterbildung der
griechischen Mathematik, Miscellanea Mediaevalia. Veröffentlichungen des Thomas-
Institut der Universität zu Köln. I. Antike und Orient im Mittelalter, Berlin -New York
1971, p. 118; d'après l'auteur, on ne possède aucun renseignement concernant les
mathématiques depuis Stephanos d'Alexandrie jusqu'à l'empereur Théophile (829-842),
qui a réorganisé les études scientifiques à Byzance.
8. Berbérian, Autobiographie, p. 193. La mention «didascale d'Athènes, ville des
philosophes » ne se trouve que dans la version dite lacuneuse, tenue pour moins bonne
que la version complète. Berbérian l'incorpore cependant dans son édition fondée sur la
22 WANDA WOLSKA-CONUS

de Tychikos de Trébizonde n'était autre que Stephanos d'Alexandrie,


le seul didascale connu qui ait eu une activité professorale à
Constantinople, au début du 7e siècle. En effet, comment supposer
qu'Héraclius aurait appelé Tychikos à Constantinople, avec toute la
solennité qu'on prête à cet événement dans l'autobiographie d'Anania
de Shirak, pour le faire succéder à un didascale d'Athènes complète
ment inconnu, et non pas à Stephanos d'Alexandrie qui, à notre
connaissance, était le seul à avoir occupé un poste d'enseignant
important auprès de l'empereur Héraclius9 et du patriarche Sergios?
Rappelons d'autre part que, lorsque Anania dresse le catalogue de
la bibliothèque de Tychikos et indique ainsi indirectement les
compétences de son maître, il écrit : «Je m'instruisis de beaucoup de
livres qui n'ont même pas été traduits en notre langue ; car il y avait
tout chez lui, les livres accessibles au grand public et les livres secrets,
les livres des gens du dehors, et les livres concernant les arts, les livres
d'histoire, de médecine et de chronologie»10. Tychikos embrasse ainsi
les domaines du savoir qui correspondent aux champs d'activité de
nos deux Stephanos réunis ; à Stephanos d'Alexandrie reviennent les
acquisitions des gens du dehors, autrement dit les sciences et les arts
hérités d'anciens savants grecs païens, tout particulièrement les
mathématiques11 et la chronologie12 et, jusqu'à un certain point, les
arts secrets (άπόκρυφοα τέχναι), c'est-à-dire l'astrologie et l'alchimie13,
tandis qu'à Stephanos d'Athènes appartient la médecine. Notons en
passant le contenu exclusivement profane de cette bibliothèque,
parfaitement conforme aux traditions scolaires scientifiques
d'Alexandrie, insolite pour les bibliothèques byzantines, du moins

version complète. Lemerle (Notes, p. 194) pour sa part, tout en souhaitant une édition
critique du texte, donne la préférence, au moins en ce qui concerne ce détail précis, à la
version lacuneuse. Notre identification de Stephanos d'Alexandrie avec Stephanos
d'Athènes fournirait un argument précieux, à notre avis, en faveur de cette version.
9. Et qui, en plus, semble avoir été un ami intime de l'empereur, à en juger d'après
leur collaboration étroite dans les domaines de la chronologie, de l'astrologie et de
l'alchimie (voir plus haut, p. 11-12, 15-17, avec les notes correspondantes).
10. Berbérian, Autobiographie, p. 192. Je modifie, cependant, la traduction de
Berbérian.
11. Anania (Berbérian, Autobiographie, p. 192) affirme, en parlant de lui-même :
«Étant resté chez lui (chez Tychikos) pendant huit ans, j'ai acquis une connaissance
parfaite des mathématiques». Une fois rentré en Arménie, Anania a composé des traités
de mathématique et de chronologie.
12. Dans le système grec des sciences mathématiques, la chronologie n'est qu'une
application pratique de l'astronomie.
13. Si notre interprétation est correcte, Tychikos se serait occupé d'astrologie et
d'alchimie. Mais Stephanos? Voir plus haut, p. 13-15, les réserves émises au sujet de
Stephanos astrologue et alchimiste.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 23

celles d'une époque plus tardive, telles qu'on les connaît d'après
quelques catalogues conservés14.
Quant à savoir pourquoi le même personnage est appelé tantôt
Stephanos d'Alexandrie, tantôt Stephanos d'Athènes, on ne peut
proposer pour l'instant que des hypothèses : originaire d'Athènes,
enseignait-il à Alexandrie? En tout cas, pour Tychikos, qui a dû le
rencontrer à Alexandrie entre 608 et 611 et le rejoindre ensuite à
Constantinople après son retour de Rome, Stephanos reste didascale
d'Athènes, car pour les habitants d'Alexandrie Stephanos était un
étranger originaire d'Athènes (Aihènaios). Une fois émigré à Constant
inople, puisqu'il venait d'Alexandrie et non plus d'Athènes, Stepha
nos devint Alexandreus . De fait, c'est dans la tradition touchant à ses
activités d'astronome, d'astrologue et d'alchimiste, là où son nom est
lié à celui de l'empereur Héraclius et à son enseignement dans la
capitale, qu'apparaît l'ethnique Alexandreus.
Stephanos est mort à Constantinople avant 640, puisqu'on voit,
dans l'autobiographie d'Anania de Shirak, l'empereur Héraclius, mort
lui-même en 640, s'employer sans succès à remplacer par Tychikos le
célèbre didascale d'Athènes décédé ; il est mort même avant 638, date
de la disparition du patriarche Sergios qui, nous dit Anania, envoyait
à Trébizonde auprès de Tychikos les jeunes clercs de Sainte-Sophie
pour les y faire instruire, parce qu'il n'y avait plus personne de
compétent à Constantinople15. C'est aussi avant ces dates que se place
le stage d'Anania auprès de Tychikos, au martyrium de Saint-
Eugénios, à Trébizonde.
Ainsi l'autobiographie d'Anania de Shirak lève selon nous les
doutes qui subsistent chez certains historiens au sujet de l'activité
professorale de Stephanos d'Alexandrie à Constantinople. En effet,
l'argument des relations de Stephanos avec l'empereur Héraclius, le
seul argument positif en faveur de son séjour à Constantinople, ne
repose en définitive que sur le témoignage d'une tradition assez
tardive, souvent contestable, des manuscrits astronomiques, astrolo
giques et alchimiques, et sur les relations des écrivains tous
postérieurs au 7e siècle. Le récit d'Anania nous paraît dans ce
contexte des plus précieux : il prouve que, sous le règne d'Héraclius et
pendant le patriarcat de Sergios, il y avait à Constantinople un savant
de grand renom, que ce savant ou didascale était cher aux rois, qu'il
enseignait aux jeunes gens de la capitale les mathématiques et autres
sciences selon les matières représentées dans la bibliothèque de
Tychikos à Trébizonde, qu' Héraclius et le patriarche Sergios s'intéres-

14. J. Bompaire, Les catalogues de livres-manuscrits d'époque byzantine (xie-


xve s.), Mélanges Ivan Dujêev. Byzance et les Slaves, Paris 1979, p. 59-81.
15. Berbérian, Autobiographie, p. 192.
24 WANDA WOLSKA-CONUS

saient réellement à l'instruction de la jeunesse byzantine, et


qu'Héraclius cherchait à remplacer le célèbre didascale défunt par
Tychikos, son disciple. Mais, selon Anania, ce grand savant ou
didascale était d'Athènes, et non pas d'Alexandrie, une contradiction
qu'on ne fait disparaître qu'à condition d'admettre que les deux
savants ne sont qu'une seule et même personne, à savoir Stephanos
d'Alexandrie, alias Stephanos d'Athènes.
Ajoutons, pour compléter nos déductions, que la présence simulta
née, à Alexandrie et à Constantinople, de deux savants éminents, si
rares à l'époque et pourtant inconnus l'un de l'autre, originaires, dans
les deux cas, l'un d'Alexandrie, l'autre d'Athènes, devenus tous deux
amis de l'empereur Héraclius et collaborateurs du patriarche Sergios,
possède, selon nous, la force d'un argument en faveur de leur identité.

b) L'œuvre d'Anania de Shirak.


Ainsi, déjà, le récit de sa rencontre avec Tychikos permet, semble-t-
il, de rattacher Anania à Stephanos et à la science alexandrine. Mais,
pour confirmer cette conviction acquise à la lecture de son
autobiographie, il est important d'interroger aussi son œuvre pour
voir si par hasard on y trouve quelques traces des grands thèmes
familiers aux milieux scientifiques d'Alexandrie. Malheureusement,
composée en arménien, l'œuvre d'Anania demeure entièrement
inconnue en Occident. On ne peut guère s'en faire une idée qu'en se
reportant à la récente étude de Jean-Pierre Mahé. Rendant compte
des travaux consacrés ces dernières décennies en Arménie à Anania, il
répartit l'œuvre de ce dernier en deux grands ensembles : a) une
lettre au katholikos Anastas (661-667), où Anania réunit ses écrits
relatifs aux dates des fêtes religieuses et annonce des études
comparatives des calendriers de différentes nations, ainsi qu'un traité
de cosmographie, b) un ouvrage théorique, K'nnikon (Κανονικόν?
Χρονικόν? : les discussions sur le sens exact de ce terme ne sont pas
terminées), qui joignait aux travaux ci-dessus cités d'autres œuvres
aujourd'hui dispersées, conservées en abrégé ou perdues dans
l'anonymat16. Cet ouvrage, J.-P. Mahé le reconstruit de manière
ingénieuse, en reprenant avec quelques modifications les indications
de Mat'evosyan. Il part de trois ordres de données :
1) les renseigements de la lettre II de Grigor Magistros sur le con
tenu et l'ordonnance possible de l'œuvre monumentale d'Anania17;
2) les correspondances rédactionnelles, les fragments attribuables
à Anania, renvoyant, dans certains cas, les uns aux autres ;

16. Mahé, Quadrivium, p. 164-166.


17. Ibidem, p. 197-199, traduction n° 5, la lettre de Grigor Magistros; p. 170-177,
commentaire.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 25

3) les indications codicologiques sur la disposition des traités dans


certains manuscrits qui contiennent les bribes des compositions
d'Anania18.
Faisant intervenir dans la discussion un texte du philosophe David,
J.-P. Mahé propose de reconstruire l'ouvrage perdu d'Anania de la
manière suivante : après un chapitre d'introduction sur les notions
divines et la science de tous les êtres, le K'nnikon exposait le cursus
complet des quatre sciences, chacune d'elles se développant dans cet
ensemble en deux parties, un exposé théorique, une application
pratique, en accord avec les règles énoncées par le philosophe David :
«À l'arithmétique est annexé le calcul ..., à la musique est annexée la
musique matérielle..., à la géométrie est annexé le partage des
terres..., à l'astronomie est annexée la sphérique ...». La partie
pratique proposait à l'attention des élèves non pas tellement les écrits
originaux d'Anania que des extraits des ouvrages grecs, certains
disponibles en traductions arméniennes, d'autres traduits personnell
ement par Anania19.
Il n'existe pas, à ma connaissance, dans la pratique scolaire
alexandrine ou constantinopolitaine de recueil de composition aussi
rigoureuse que le K'nnikon d'Anania. Cependant, poursuivant
l'hypothèse de J.-P. Mahé, on peut parfaitement admettre, semble-t-
il, que l'idée maîtresse d'un ouvrage qui réunit les quatre sciences
dans un tout homogène en même temps qu'il oppose la théorie à la
pratique remonte aux Prolégomènes de la Philosophie précédant
régulièrement depuis Ammonios, dans la tradition exégétique alexan
drine, les commentaires de VIsagoge de Porphyre et tout particulièr
ement du chapitre consacré aux divisions de la partie théorique de la
philosophie. Les quatre sciences mathématiques y prennent place
entre la physique et la théologie, servant d'intermédiaires entre le
monde matériel et le monde immatériel, dans la progression de l'âme
vers la connaissance de l'absolu. Elles s'y présentent soit comme des
abstractions en tant que grandeurs et étendues, soit comme des
applications pratiques en tant que logistique, musique (qui trouve sa
réalisation dans les instruments et les sons), géodésie, observation des
corps célestes80.
Tous les maîtres de l'école d'Alexandrie, d'Ammonios à Stephanos,
ont composé des commentaires à Ylsagoge précédés de leurs obligatoi
res Prolégomènes de la Philosophie. De ces commentaires on ne possède

18. Ibidem, p. 177-191.


19. Ibidem, p. 176.
20. Ammonios (CIAG 4, 3) : A. Busse (Berlin 1891), p. 13-14; Elias (CIAG 18, 1) :
A. Busse (Berlin 1900), p. 29-31 ; David, Prolegomena, p. 60-65; Pseudo-Élias, p. 35-
39 {praxis 19).
26 WANDA WOLSKA-CONUS

plus que ceux d'Ammonios, d'Élie, de David et, comme nous espérons
le montrer plus loin, de Stephanos lui-même21, les deux derniers étant
particulièrement proches l'un de l'autre.
Dès ses premiers contacts avec Anania, Tychikos, peut-on suppos
er, a initié son jeune disciple à ces notions de base servant de support
théorique à tout enseignement philosophique ou scientifique, les
sciences, dans toute la tradition byzantine — et même orientale — ne
formant qu'une partie de la philosophie22. Mais, parmi les commentair
es de VIsagoge disponibles à l'époque, plus nombreux sans doute que
ceux dont on dispose aujourd'hui, quel était celui qu'a choisi
Tychikos pour introduire Anania dans l'étude des quatre sciences?
Celui de Stephanos, étant donné qu'il pouvait facilement se procurer
une copie personnelle du cours (praxis) de Stephanos sur VIsagoge
prononcé soit à Alexandrie, soit à Constantinople23? Ou bien celui de
David, comme on pourrait le déduire de quelques références au texte
de David repérables dans les écrits d'Anania24? Dilemme insoluble
aussi longtemps qu'on cherche à déterminer l'implication directe de
Stephanos dans la formation d'Anania, dilemme sans importance en
ce qui concerne la composition du K'nnikon. Comme le fait remarquer
J.-P. Mahé25, entre les années d'étude passées auprès de Tychikos et
l'âge mûr, lorsqu'il a conçu le projet du K'nnikon, bien des choses ont
pu changer, poussant Anania à donner sa préférence au texte de
David entré dans le patrimoine national arménien plutôt qu'à un
didascale étranger.
Quoi qu'il en soit, c'est parmi les textes inclus dans le K'nnikon que
nous retrouvons deux traités qui concernent notre propos : la
Cosmographie d'Anania et, surtout, sa Géographie dite parfois
Géographie arménienne du vif siècle ; dans le programme du K'nnikon,
la première se rattache, pense-t-on, à l'astronomie, la deuxième à la
géométrie. À vrai dire, la Cosmographie que nous lisons dans la
traduction russe, faite d'après le texte établi par A. G. Abramyan26,
ne nous est pas d'un grand secours. Elle expose en effet les problèmes
qui entrent traditionnellement dans des écrits touchant de près ou de

21. Publié récemment sous le nom du Pseudo-Élias ; voir plus loin, p. 69 s.


22. C'est la conclusion aussi d'Ilsetraut Hadot, Arts libéraux et philosophie dans la
pensée antique, Paris 1984, p. 281.
23. Il semble en effet qu'il y ait eu deux versions du commentaire à VIsagoge de
Stephanos; voir plus loin, p. 77-78, 80.
24. Mahé, Quadrivium, p. 171 n. 85; p. 173-174; cf. p. 183 n. 140; p. 192 n. 190.
25. Dans une conversation privée.
26. Anania èiRAKAÊi, Kosmografija. Traduction de l'arménien ancien, introduction
et commentaire par K.S. Ter-Davtyan et S.S. Arevèatyan, Erevan 1962, suivie de
plusieurs traités d'astronomie, de météorologie et d'astrologie; cf. Mahé, Quadrivium,
p. 163-164, 189-191.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 27

loin à la structure de l'univers. Païens ou chrétiens — nommons


seulement le Περί του κόσμου du Pseudo-Aristote, les Homélies sur
l'Hexaèméron de Basile, le De opificio mundi de Philoponos, ou encore
la Topographie Chrétienne de Cosmas Indicopleustès —, ils abordent
tous les mêmes problèmes : les éléments, la forme sphérique du ciel,
son mouvement rotatoire, la matière dont il est fait, la cinquième
essence, l'éternité du monde, la forme et le lieu de la terre, son
équilibre dans l'espace cosmique, la répartition des mers sur sa
surface, et autres problèmes encore. Ils ne diffèrent entre eux que par
les solutions qu'ils proposent. Philoponos se rattache résolument à la
tradition antique ; Basile de Césarée, fort au courant pourtant des
théories scientifiques des anciens, élude les problèmes en prétextant le
mutisme de la Bible ; Cosmas Indicopleustès, tout en rejetant avec
véhémence les doctrines sphéristes, s'efforce sournoisement de les
adapter à sa conception du monde, biblique et orientale. Quant à la
Cosmographie d'Anania, si l'on y retrouve toute la problématique
traditionnelle de la cosmologie sphériste, son exposé est singulièr
ement confus et incomplet. Souvent faussé par l'énoncé incorrect des
problèmes, par l'association arbitraire des idées ou par des omissions
qui enlèvent toute portée à l'argumentation27, il surprend par son
incohérence, au point que parfois on a mis en doute sa conception
sphériste de l'univers et refusé de lui attribuer la Géographie
d'inspiration résolument ptoléméenne, qui est composée d'extraits
tirés de la Description de l'oikouménè de Pappus d'Alexandrie28.

27. Ainsi, par exemple, très incomplet est le raisonnement d'Anania au sujet du lieu
des éléments disposés autour de la terre (op. cit., p. 38), puisqu'il omet de rappeler leurs
tendances naturelles vers le bas, autrement dit vers le centre, ou vers le haut, la
périphérie de l'univers. Il en va de même du développement concernant la pluralité des
cieux (ou plutôt la pluralité des sphères célestes) associé à celui de l'essence dont ils sont
faits (p. 38-39). L'image du cercle évoquée en tant qu'argument contre l'éternité de
l'univers reste incompréhensible telle qu'elle est présentée par Anania (p. 39).
Remarquons que, tout en parlant de la sphère céleste et de ses deux hémisphères
(p. 40), Anania ne dit nulle part que la terre est sphérique (p. 42-46).
28. C'était la position de J.A. Manandyan, Kogda i kern byla sostavlena
«Armjanskaja Geograflja» pripisyvaemaja Moiseju Khorenskomu (Quand et par qui a
été composée la «Géographie Arménienne» attribuée à Moïse de Khorène?), VV 26,
1947, p. 127-143, et Nina Pigulevskaja, Vizantija na putjakh υ Indiju (Byzance sur les
routes des Indes), Moskva 1951, p. 157-161. Cette position a été remise en question par
des savants arméniens contemporains et, entre autres, par V. K. Caloyan, Estestven-
nonauônye vozzrenija Ananii Sirakaci (Conceptions de sciences naturelles d'Anania de
Shirak), VV 12, 1957, p. 156-171, et par E.L. Danielyan, Otrazenie kosmografices-
kikh vozzrenii antiënoj nauki ν drevnearmjanskikh istocnikakh (Reflets des concept
ionscosmographiques de la science antique dans d'anciennes sources arméniennes),
Vestnik drevnej istorii 4 (126), 1973, p. 144-152, qui croient qu'Anania représentait des
idées scientifiques progressistes par opposition aux théories réactionnaires des milieux
religieux.
28 WANDA WOLSKA-CONUS

Position sans doute excessive, étant donné que cosmographie et


géographie relèvent de deux ordres d'idées différents, la cosmographie
imposant des contraintes difficiles à contourner en raison de ses
implications religieuses et amenant parfois à des prises de position
contradictoires29. Ce caractère éclectique et confus de la Cosmographie
d'Anania ne nous permet pas de la rattacher à un milieu ou à une
source nettement déterminés.
Il n'en va pas de même de sa Géographie. Souvent attribuée dans le
passé à Moïse de Khorène30, elle est transmise en deux versions. L'une
courte, publiée avec une traduction russe par K. Patkanov à Saint-
Pétersbourg en 1877, ne nous a pas été accessible. C'est donc la
version longue, éditée avec une traduction française par A. Soukry à
Venise en 1881, que nous avons utilisée ; fondée sur un seul manuscrit,
elle est, à ce qu'il semble, très défectueuse, tant pour ce qui est du
texte arménien que de sa traduction française.
Objet de nombreuses et savantes discussions liées aux problèmes
d'ordre scientifique, administratif ou historique, la Géographie d'Ana
nia nous intéresse, quant à nous, dans la mesure où elle nous permet
d'approcher le milieu qui a inspiré sa composition. En effet, dans sa
Géographie, Anania met en scène deux protagonistes représentant
deux systèmes du monde différents, Pappus d'Alexandrie et Constant
in d'Antioche. Mathématicien et géographe de l'époque de Dioclé-
tien, Pappus a transposé en une description continue (χωρογραφία
οικουμενική) la Géographie de Ptolémée, qui se présente, elle, comme
une initiation technique à la confection des cartes, donnant des listes
de villes, de fleuves et de montagnes, rangées selon les coordonnées
astronomiques. Quant à Constantin d'Antioche, qui, au dire d'Anan
ia, a composé une Topographie Chrétienne, il n'est autre que Cosmas
Indicopleustès, le célèbre adversaire de la sphéricité de la terre et
contradicteur de Philoponos31. Or il est curieux de constater
qu 'Anania de Shirak est le seul auteur à parler de ce personnage
mystérieux qui a su préserver son anonymat tout au long de son
ouvrage32; le seul à donner son nom resté inconnu même à Photius33,

29. Voir à ce propos G. Bianchi, Sulla cultura astronomica di Giorgio di Pisidia,


Aevum 40, 1966, p. 35-52.
30. Pour la revue des positions prises à ce sujet par différents auteurs, cf.
R. H. Hewsen, On the date and authorship of the Asxarhac'oys', Revue des Études
Arméniennes 4, 1967, p. 409-432.
31. Wanda Wolska, La Topographie Chrétienne de Cosmas Indicopleustès. Théologie
et science au vie siècle, Paris 1962, p. 161-183.
32. Cosmas signe toujours : Un chrétien ; cf. Cosmas Indicopleustès, Topographie
Chrétienne, V 257, VII 1 (dans le titre du livre), VII 96, VIII 31 : Wolska-Conus, II,
p. 373; III, p. 57, 16712, 20117; cet ouvrage est cité ensuite Cosmas pour ses divisions
internes, et Wolska-Conus, I, II, III {SC 141, 159, 197, Paris 1968, 1970, 1973) pour la
pagination de l'édition.
33. Photius, Bibliothèque, cod. 36 : R. Henry, I, Paris 1959, p. 21.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 29

le sobriquet «Cosmas Indicopleustès» n'apparaissant qu'au 11e siècle,


dans les chaînes exégétiques d'évangiles et de psautiers34 ; le seul aussi
à lui appliquer l'ethnique d'Antioche, alors que Cosmas se dit
marchand d'Alexandrie35, un ethnique qui, sans aucun doute,
explique mieux sa christologie dyophysite, son attachement à la
cosmologie biblique, son exégèse marquée d'influences des écoles
d'Antioche et de Nisibe, de maîtres tels que Théodore de Mopsueste et
Mar Aba. Enfin, Anania est le seul à nous ramener au souvenir de la
fameuse dispute entre Cosmas (Constantin) et Philoponos au sujet des
formes du ciel et de la terre ; dispute fameuse, disons-nous, puisqu'elle
a abouti à la composition des ouvrages aussi caractéristiques que sont
le De Opificio mundi de Philoponos et la Topographie Chrétienne de
Cosmas, deux ouvrages où, comme dans la Géographie d'Anania,
s'affrontent deux conceptions du monde contradictoires. Certes, chez
Philoponos, pas plus que chez Cosmas, il ne s'agit pas de géographie à
proprement parler. Cependant les deux idées maîtresses mises en
avant dans la Géographie d'Anania36, l'une d'une terre-île, entourée de
l'Océan de toutes parts, l'autre d'une terre (il s'agit dans les deux cas
de la terre habitée, oikouménè) dont les extrémités sud-ouest seules
aboutissent à l'Océan, alors que ses autres confins se perdent dans les
terres inconnues, se retrouvent chez les deux protagonistes du
6e siècle, la première nettement affirmée par Cosmas Indicopleustès37,
la deuxième par Philoponos avec autant de force et, comme chez
Anania, avec une référence à Ptolémée et Pappus38.

34. Cosmas : Wolska-Conus, I, p. 109-115 (introduction).


35. Cosmas, II 56 : cf. II 1 (ici, dans la grande ville d'Alexandrie), VI 2 : Wolska-
Conus, I, p. 369; cf. I, p. 30510; III, p. 155.
36. A. Soukry, Géographie de Moïse de Corène d'après Ptolémée, Venise 1881, p. 5-7.
37. Cosmas, II 24 : Wolska-Conus, I, p. 327 ; Anania se réfère à ce passage, lorsqu'il
dit (Soukry, op. cit., p. 5) : «Constantin d'Antioche, dans la Topographie Chrétienne, dit
que l'arche a passé de l'Orient vers le milieu de la terre». Mais, mauvaise tradition
manuscrite ou mauvaise traduction, Anania, s'il relatait correctement les opinions de
Cosmas, aurait dû dire : vers nous, dans (?) la terre du milieu, c'est-à-dire la terre
entourée de toutes parts de l'océan ; cf. Cosmas, IV 7 (γης της μεσοτάτης), 11 (explication
des cartes de Cosmas) : I, p. 543 et 551. Les citations ou plus exactement les allusions à
la Topographie Chrétienne de Cosmas commencent non pas là où l'indique l'éditeur
(p. 5), mais quelques lignes plus haut, d'une manière abrupte : « Ils mesurèrent ainsi la
terre...». D'une manière générale, le résumé d'Anania, en ce qui concerne la
Topographie, comporte quelques inexactitudes et incohérences. En tout cas, il semble
certain qu'Anania, au moment où il rédigeait sa Géographie, n'avait pas sous les yeux la
Topographie. La connaissait-il indirectement, à travers les relations (ou les notes) de
Tychikos ?
17112-14.
38. De cfopificio
Wolska,
mundi,op.IV cit.
5 : (n.
G. 31
Reichardt
ci-dessus),
(Leipzig
p. 264-265.
1897), p.Il168919,
faut citer
16825-16919,
aussi
l'expression : τήν δ' επέκεινα των είρημένων τόπων (les Monts de la Lune, vers les sources
du Nil) γην αγνωστον είναι (De opificio mundi, IV 5 : p. 1701920).
30 WANDA WOLSKA-CONUS

Or il semble certain qu'Anania n'a pu apprendre à connaître


Cosmas qu'à travers la tradition alexandrine, remontant par l'inte
rmédiaire de Tychikos à Stephanos, un milieu ayant gardé le souvenir
de cette singulière dispute des années cinquante du siècle précédent.
Et c'est autour de Philoponos, semble-t-il, que s'est organisée à
Alexandrie, après la disparition d'Ammonios (mort entre 517-526)39,
l'activité scientifique. Continuant sur les traces de son maître, sans se
borner à commenter Aristote, Philoponos a étendu aussi son
enseignement aux mathématiques. Il a composé un Commentaire,
assez médiocre, semble-t-il, sur l'Arithmétique de Nicomaque40, ainsi
qu'un Traité de l'astrolabe41, remontant par ses sources au Mémoire sur
le petit astrolabe de Théon42, ce même Théon d'Alexandrie qui est
l'auteur du Commentaire aux Tables Faciles de Ptolémée, utilisé par
Stephanos43. Ses théories cosmographiques, et jusqu'à un certain
point aussi celles qui concernent l'astronomie et la géographie,
Philoponos les a exposées dans son De opificio mundi. Et c'est encore
dans le milieu proche de lui qu'a été composé le petit traité anonyme
intitulé Διάγνωσις εν επίτομη της εν τη σφαίρα γεωγραφίας, selon
l'hypothèse que nous avons formulée il y a quelques années44. Servant
d'introduction à la Géographie de Ptolémée, la Diagnosis engage en
même temps une polémique avec un personnage, dans lequel nous
avons reconnu, une fois de plus, Cosmas Indicopleustès.
Ainsi, dans le contexte qui nous préoccupe ici, trois groupes d'écrits
entrent en considération : 1) le De opificio mundi de Philoponos, la
Diagnosis anonyme, la Topographie Chrétienne de Cosmas Indico
pleustès (Constantin d'Antioche), avec leur opposition des deux
images de l'univers contradictoires, reprises dans une certaine mesure

39. Cf. Westerink, Anonymous Prolegomena, p. xi.


40. L. Taràn, Asclepius of Tralles. Commentary to Nichomachus' Introduction to
Arithmetic, Transactions of the Amer, philos. Soc, N.S. 59, part 4, Philadelphia 1969,
p. 8-17; L. G. Westerink, Deux commentaires sur Nicomaque : Asclepius et Jean
Philopon, REG 77, 1964, p. 526-535; E. Evrard, Jean Philopon, son commentaire sur
Nicomaque et ses rapports avec Ammonius (à propos d'un article récent), REG 78,
1965, p. 592-599. Le commentaire de Philoponos lui-même édité par R. Hoche
(recension I, livres I et II à Wessel en 1864 et 1865; recension II, livre I à Berlin en
1867) ne m'a pas été accessible. Le livre II de la recension II retouchée par Isaac
Argyre a été édité sous le titre «Commentaire de Proclus-Philopon à l'Introduction
arithmétique de Nicomaque» : A. Delatte, Anecdota Atheniensia et alia, II, Paris
1939, p. 129-187.
41. A. P. Segonds, Jean Philopon. Traité de l'astrolabe, Paris 1981.
42. Ibidem, p. 29-32. Peut-être faut-il ajouter aux écrits scientifiques de Philoponos
le traité aujourd'hui perdu, intitulé Symmikta théorèmata, abordant quelques problèmes
de la physique, de la mathématique et de la géométrie : R. Sorabji, Philoponus and the
rejection of Aristotelian science, London 1987, p. 234.
43. Voir plus haut, p. 11 n. 28.
44. La Diagnosis ptoléméenne : date et lieu de composition, ΓΜ5, 1973, p. 259-273.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 31

par Anania, lorsqu'il oppose dans sa Géographie Constantin d'Antio-


che à Pappus45; 2) le Traité de l'astrolabe de Philoponos et
Y Introduction au commentaire de Théon sur les Tables Faciles de
Ptolémée composée par Stephanos ; 3) le Commentaire sur F Arithméti
que de Nicomaque écrit par Philoponos, ainsi qu'un travail sur les
arithmètikoi logoi (un commentaire ou une praxis sur Γ Arithmétique de
Nicomaque?) composé par Stephanos lui-même et signalé dans son
commentaire au livre III du De anima™. Toutes ces œuvres
correspondent aux enseignements conçus par les philosophes dans le
cadre d'une initiation aux sciences intégrées dans le cycle d'études
philosophiques : géométrie, astronomie, arithmétique ; seule la musi
que, négligée depuis longtemps, manque au tableau47. Et l'on
retrouve là, en même temps, les quatre sciences du programme
scolaire proposé par Anania dans son K'nnikon, un programme qui
surprend par son caractère éminemment profane. À cette époque, en
dehors d'Alexandrie, il n'existe de travaux comparables qu'en Syrie,
soumise elle-même à une forte influence alexandrine. Là, à la fin du
6e et au cours du 7e siècle, on voit travailler les savants tels que Serge
de Resaina, disciple de Philoponos48, Jacques d'Édesse49, Sévère

45. Il est à remarquer qu'Anania, comme Cosmas, VI 5 (Wolska-Conus, III, p. 17)


et la Diagnosis, 13 (Κ. Müller, Geographi Graeci Minores, II, Paris 1861, p. 492-493),
donne lui aussi, bien que légèrement différente (parce qu'il écrit à une époque plus
tardive et en Arménie, et non plus à Alexandrie?), une table des klimata (Soukry,
Géographie, p. 3). Soulignons également l'importance accordée aussi bien par la
Diagnosis que par Cosmas aux καταγεγραμμένα, σχήματα, καταγραφαί, στοιχεία. La
présence des croquis n'est pas attestée pour la Géographie d'Anania. Mais était-elle
accompagnée de cartes, qui seraient celles utilisées par Pappus?
46. De an., p. 4Ö72425; cf. plus haut, p. 11. Étant donné l'importance prise dans le
système des quatre sciences par Γ Introduction arithmétique de Nicomaque de Gérasa, il
ne serait pas étonnant que Stephanos lui aussi, à l'exemple de ses prédécesseurs
alexandrins, Ammonios, Asclépios, Philoponos, ait composé un commentaire sur cet
ouvrage dans le cadre de son cursus philosophique. C'est là une hypothèse qu'on
découvre aussi dans l'étude de Tarân, op. cit. (supra n. 40), p. 20 : n'était l'absence de
la composition en théôria-lexis propre aux commentaires alexandrins depuis Ammonios,
Tarân verrait volontiers Stephanos dans l'auteur de l'une des quatre versions
(notamment de la quatrième) de Γ Introduction arithmétique de Nicomaque. On peut
rappeler cependant que Stephanos n'a pas toujours suivi la division théôria-lexis
(exemples : son Introduction au commentaire de Théon d'Alexandrie sur les Tables
Faciles de Ptolémée, ou son commentaire de la Thérapeutique adressée à Glaucon de
Galien) ; il se peut aussi que, devenue incompréhensible aux scribes tardifs, la
composition originelle a été déformée, sinon entièrement effacée (exemples : les
commentaires de Stephanos sur le Prognosticon et les Aphorismes).
47. David (Prolegomena, p. 6432-654) confirme cet abandon de la musique dans le
système des quatre sciences.
48. Traducteur du Περί τοϋ κόσμου, ainsi que de plusieurs œuvres d'Aristote et de
Galien : cf. A. Baumstark, Geschichte der syrischen Literatur, Bonn 1922, p. 167-168.
49. A. Vaschalde, Jacobi Edesseni Hexaemeron, seu in opus creationis libri septem,
32 WANDA WOLSKA-CONUS

Sebokt50, tous fervents adeptes de la sphéricité de la terre, tous


monophysites issus de l'école d'Alexandrie51.
Cependant de Philoponos et Stephanos à Anania de Shirak, on
observe quelques différences notables : sa Géographie mise à part et
peut-être aussi avec quelques réserves sa Cosmographie, les travaux
d'Anania sur l'arithmétique, sur la géométrie, sur l'astronomie52 et
d'autres domaines encore53, présentent un émiettement et parfois un
mélange de sujets inhabituels à la pratique alexandrine et contraires à
sa renommée de grand savant. Mais peut-être ce morcellement du
savoir ne résulte-t-il pas seulement de la dégradation de la tradition
manuscrite des œuvres d'Anania, comme on l'a parfois supposé. Après
Philoponos et Stephanos il n'y a plus de grands savants dans le monde
grec, ni de grandes œuvres scientifiques. Anania, en dépit de quelques
réussites remarquables, ne fait que suivre la tendance générale qui se
manifeste un peu partout. Il a aussi d'autres objectifs que les
commentateurs alexandrins d'Aristote. Il ne s'agit plus en effet de
préserver et d'entretenir l'héritage des anciens, mais d'importer des
sciences nouvelles et d'en apprendre l'usage à leurs nouveaux
utilisateurs dans un pays qui ne fait que s'ouvrir à la science et la
philosophie.
Si je me suis permis cette incursion dans le domaine arménien, ce
n'est certes pas à cause d'Anania lui-même. Son action a été
infiniment plus importante et variée que celle que nous avons pu
entrevoir à travers les deux traités examinés ici. Ce n'est pas, non
plus, à cause de Tychikos qui, pourtant, a dû jouer un rôle important
dans la transmission du savoir scientifique d'Alexandrie en Arménie,
d'une part en mettant à la disposition d'Anania sa riche bibliothèque,
en servant d'autre part de chaînon intermédiaire entre Anania et
Stephanos, autrement dit le vardapet d'Athènes, rencontré d'abord à
Alexandrie, ensuite à Constantinople. L'important pour nous, c'est de

Louvain 1953 ; A. Hjelt, Études sur l'Hexaéméron de Jacques d'Êdesse, notamment sur
ses notions géographiques contenues dans le 3e traité. Texte syriaque publié et traduit,
Helsingfors 1892.
50. Y. Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, III (époque arabe),
fasc. 1, Leiden 1930, p. 490v ; M.-F. Nau, Le traité sur l'astrolabe plan de Sévère
Sebokt écrit au vne siècle et publié pour la première fois avec la traduction française,
Journal Asiatique (9e série) 13, 1899, p. 56-101, et p. 238-303 ; cf. Seconds, op. cit. (à la
n. 41), p. 16 et p. 31-32.
51. Pigulevskaja, op. cit. (à la n. 28), p. 139-140.
52. Voir le programme de ces sciences proposé par Anania, dans Mahé, Quadriuium,
p. 181-191.
53. Ibidem, p. 175 : il est possible que le K'nnikon ait comporté en outre «toute la
science rhétorique», autrement dit la propédeutique à l'étude des quatre sciences; cf.
R. H. Hewsen, Science in seventh-century Armenia : Anania of Sirak, Isis 59, 1968,
p. 32-45.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 33

pouvoir situer Stephanos, dès à présent, dans le sillage de Philoponos,


car plus d'une fois nous le verrons par la suite cultiver l'héritage
scientifique — et peut-être aussi religieux, du moins à une certaine
époque de sa vie — de celui qui fut à la fois savant, philosophe et
théologien.

III. Stephanos auteur du commentaire sur le livre III


du De anima, et Stephanos auteur du commentaire
SUR LE PrOGNOSTICON

Si l'autobiographie d'Anania de Shirak permet de surmonter la


difficulté que présente le double ethnique — alexandrin ou athé
nien — accolé selon les cas au nom de Stephanos, la comparaison
entre les discours théoriques du commentaire du Prognosticon
d'Hippocrate et ceux qu'on lit dans le commentaire au livre III du
De anima d'Aristote nous amène à affirmer que Stephanos philosophe,
commentateur d'Aristote, s'identifie à Stephanos sophiste et philo
sophe lui aussi, commentateur d'Hippocrate et de Galien.
Le commentaire de Stephanos au livre III du De anima fait suite
dans les manuscrits au commentaire de Philoponos sur les deux
premiers livres du traité d'Aristote1. On n'en connaît pas les raisons.
Stephanos se trouva-t-il en possession du manuscrit de Philoponos,
incomplet, inachevé ou mutilé, devenu illisible à la suite de l'injure du
temps? Pour en réparer la perte, prit-il la décision d'en refaire la fin,
ou de l'ajouter, selon ses possibilités et à sa manière2? Ou bien serait-
ce seulement vers le 13e siècle qu'on aurait substitué le commentaire
de Stephanos au livre de Philoponos, perdu ou endommagé3?
Quoi qu'il en soit, le commentaire du Prognosticon, plus exactement
ses exposés théoriques, ou, selon la terminologie scolaire alexandrine,

1. Voir plus haut, p. 9, avec les notes correspondantes.


2. H. Blumenthal (John Philoponus and Stephanus of Alexandria : Two
Neoplatonic Christian commentators on Aristotle?, dans D. J. O'Meara, Neoplatonism
and Christian thought, Norfolk, Virginia 1982, p. 54-66) cherche à établir la différence
entre les commentaires des deux philosophes et à découvrir les raisons qui ont fait
substituer le commentaire de Stephanos à celui de Philoponos. Seraient-ce les
convictions monophysites de ce dernier, ou bien la coloration néoplatonicienne trop
prononcée de son commentaire?
3. C'est la position du Professeur L. G. Westerink, exposée dans une lettre. Mais,
même s'il en est ainsi, les deux ouvrages ont dû suivre des voies de transmission
parallèles très proches, pour avoir ainsi supplanté l'un l'autre. Car c'est sans doute
l'intégration du commentaire de Stephanos dans l'ouvrage de Philoponos qui a fait
disparaître les deux premiers livres de son propre commentaire, si toutefois ils ont
jamais existé.
34 WANDA WOLSKA-CONUS

ses théôriai (introductions doctrinales au texte commenté) qui forment


avec les lexeis (explications du texte) la praxis (autrement dit la
leçon)4, rappellent singulièrement les théôriai du commentaire de
Stephanos du De anima. Leur analyse détaillée demanderait un trop
long détour. Aussi, pour l'instant, nous devons nous borner à quelques
remarques d'ordre général. Si différents que soient les sujets abordés,
le discours médical du commentaire hippocratique et le discours
philosophique du commentaire aristotélicien ont la même manière de
poser les problèmes, les mêmes formules d'introduction et de
conclusion, les mêmes cadres du raisonnement, avec des symétries
pédantes et répétitives, le même recours fréquent aux apories, pour
lesquelles on propose plusieurs solutions ; enfin, ils se recoupent dans
quelques interprétations doctrinales.
Dans les pages qui suivent nous proposons l'exemple le plus
significatif, semble-t-il, d'un exposé sur le sommeil du commentaire
du Prognosiicon dont les thèmes se retrouvent dans quelques Ihéôriai
du commentaire du De anima. L'exposé sur le sommeil se développe
en deux chapitres5; le premier discute les quatre causes créatrices du
sommeil, efficiente, matérielle, instrumentale, finale ; le deuxième
examine le sommeil du point de vue de quatre catégories (τέσσαρα
τίνα), la quantité, la qualité, le temps, la manière d'en user. Nous
n'abordons ici que la cause efficiente.

Théôria sur le sens commun dans le Commentaire du De anima


Commençons par la théôria de la praxis V6 qui traite du sens
commun (κοινή αισθησις) : présent dans chacun des cinq sens, celui-ci a
pour fonction de rendre la sensation consciente d'elle-même, d'unifier
et de comparer les données partielles fournies par divers sens, celles,
par exemple, de la vue qui ne connaît du miel que sa couleur, et celles
du goût qui ne sait reconnaître que sa saveur.
Dans la théôria donc que nous allons analyser, Stephanos examine



le l'auteur
qu'il
sens commun
est soumet
incorporel,
enà quatre
l'attention
3° qu'il
points
des
agit
: lecteurs
1° en
quedehors
leune
sens
aporie7.
ducommun
temps, existe,
enfin,

Le plan de la théôria une fois tracé, Stephanos reprend l'un après


l'autre les problèmes qu'il s'est proposé de discuter.

4. La composition originaire en praxeis, qui n'a laissé que des traces dans le
commentaire du Progn., se trouve partiellement restituée dans la nouvelle édition de
J.M. Duffy; elle est maintenue intégralement dans celui du De an.
5. Progn. II 11 (p. 1601β-1647).
6. De an., p. 477-482.
7. Ibidem, p. 477M-30.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 35

En premier lieu, écrit-il, on doit démontrer que le sens commun


existe de la façon suivante : puisque nous connaissons non seulement
la différence qui existe entre les choses qui sont du même genre,
comme par exemple le blanc et le noir, mais aussi la différence qui
existe entre les choses d'espèces dissemblables, comme le blanc et le
doux, il convient d'examiner une première question : quelle est la
partie de l'âme qui sait reconnaître la différence entre le blanc et le
noir, entre le blanc et le doux? L'intellect? Non, répond Stephanos.
Car, s'il est vrai que l'intellect connaît cette différence, il ne la connaît
qu'à travers la sensation, de sorte que ce n'est pas à l'intellect qu'il
appartient de reconnaître la différence en question, mais bien à la
sensation. Mais alors la question se pose : à quel sens revient cette
connaissance? A un seul sens parmi les cinq autres, ou à deux, par
exemple à la vue et au goût8?
Après une longue démonstration, Stephanos arrive à la conclusion :
ce n'est le propre ni d'un seul sens ni de deux que de connaître la
différence dont on vient de parler, ni d'un autre sens partiel, quel
qu'il soit ; c'est à un autre sens que les cinq sens, à savoir le sens
commun, qu'il revient de saisir la différence entre le blanc et le noir
ou entre le blanc et le doux, car, s'il est impossible à la vue de
connaître, à la fois, le blanc et le doux, le sens commun peut, quant à
lui, réunir et unifier les sensations partielles, transmises par les cinq
sens. Là finit le premier chapitre, précise l'auteur9.
Il passe alors au deuxième, en usant de la formule familière au
commentaire du Prognosticon : «Le deuxième chapitre est celui dans
lequel on démontre que le sens commun est incorporel...» : en effet,
s'il était un corps, le sens commun serait incapable de juger d'emblée
du blanc et du doux ; le corps, quel qu'il soit, agit sur chaque partie
séparément par le contact tangible, alors que le sens commun agit
sans entrer en contact avec les choses sensibles. Il n'est donc pas un
corps. Et voici le deuxième chapitre, conclut Stephanos10.
La même formule conventionnelle introduit le troisième point
indiqué dans le plan de la théôria : «Le troisième chapitre est celui
dans lequel on démontre que le sens commun agit hors du temps ...».
C'est, en effet, dans un même instant (έν ένί νυν) et non en des
moments séparés que le sens commun perçoit et énonce la différence
entre le blanc et le doux11.
Dans le quatrième chapitre, on l'a dit, l'auteur présente une aporie,
à laquelle il propose, selon le procédé fréquent aussi dans les

8. Ibidem, p. 47731-4781β..
9. Ibidem, p. 47917.
10. Ibidem, p. 479821.
11. Ibidem, p. 47922-4803.
36 WANDA WOLSKA-CONUS

commentaires à Hippocrate, deux solutions (présentes déjà dans le


texte d'Aristote), l'une fausse, l'autre vraie12. L'exposé finit par la
formule habituelle : Έν οΐς ή θεωρία.
Arrêtons là, pour l'instant, l'analyse du commentaire du De anima
et examinons l'exposé sur le sommeil contenu dans le commentaire du
Prognosticon, auquel nous nous sommes déjà référée. De prime abord,
l'auteur définit son sujet, la sémiologie des affections du cerveau à
partir de la qualité du sommeil. «En effet, écrit-il, le sommeil para
physin se manifeste à travers les affections des activités psychiques,
autrement dit à travers les affections touchant le sens commun et,
plus exactement, les sensations partielles, étant donné qu'il a été
démontré dans d'autres écrits (?) que dans toutes les sensations
partielles participe activement le sens commun également : leur repos
produit le sommeil»13.
Ainsi l'auteur de l'exposé sur le sommeil se réfère le plus clairement
possible à ses cours (ou à ses écrits?) précédents : έν έτέροις14. Mais à
quel cours ou à quels écrits, si ce n'est son commentaire, ou ses
praxeis, du De anima, Stephanos d'Athènes le médecin et Stephanos
d'Alexandrie le philosophe n'étant dans notre hypothèse qu'une seule
et même personne? Il transpose ainsi la problématique des facultés
cognitives de l'âme dans celle des affections cérébrales qui se
manifestent à travers le sommeil para physin. Ce faisant, il recourt
aussi bien aux notions qu'au langage auxquels nous a habitués le
commentaire du De anima15.
Du même coup il oppose le discours philosophique au discours
médical : «le sommeil est triple, écrit-il, il est ou bien kata physin ou
bien para physin ou encore il se place entre les deux. Mais puisque
notre exposé concerne le sommeil, examinons les quatre causes
créatrices du sommeil. La cause efficiente du sommeil, répète-t-il,

12. De an., p. 480M8R


13. Progn. II 11 (p. 16021"24) : Ό δέ παρά φύσιν ύπνος έν βλάβαις των ψυχικών ενεργειών
θεωρείται, φημί δή της κοινής αίσθήσεως, ήγουν των κατά μέρος αισθήσεων, εΐ γε έδείχθη έν
έτέροις πάσαις ταΓς κατά μέρος αΐσθήσεσι συνεργούσα και ή κοινή αΐσθησις, ών ή ηρεμία τον δπνον
εργάζεται.
14. Les expressions έν έτέροις, έν έτέρω, et plus souvent encore έν άλλοις, apparaissent
à plusieurs reprises dans les commentaires (et surtout dans celui des Aphorismes) de
Stephanos, sans qu'on puisse dire s'il s'agit d'un cours réellement prononcé, d'un traité
ou d'un commentaire composé par l'auteur ou, au contraire, d'une allusion à tel ou tel
ouvrage d'Hippocrate ou de Galien. Toujours est-il que les définitions du sommeil ci-
dessus rapportées ne se retrouvent pas dans les écrits parvenus jusqu'à nous sous le
nom de Stephanos, pas même dans l'exposé sur le sommeil qui ouvre la section II du
commentaire des Aph. (I, p. 138-142), sauf, justement, le commentaire du De an.
15. Voir, par exemple, la théôria de la praxis II, deuxième képhalaion : De an.,
p. 45512-456U ; vocabulaire et idées de ce passage intéressent particulièrement notre
propos.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 37

c'est le repos des sensations partielles et du sens commun. Et que la


cause efficiente du sommeil est bel et bien le repos des sensations
partielles et du sens commun, insiste-t-il maladroitement (Stephanos
lui-même ou, plutôt, l'auditeur qui résume son cours), tout le monde16
en est d'accord. C'est au sujet d'un autre problème que médecins et
philosophes émettent des doutes (à savoir) au sujet de l'acte et du
repos»17. L'auteur s'arrête alors longuement à ce différend qui oppose
les médecins aux philosophes18, avant de revenir au problème de la
cause efficiente du sommeil.
Dans le développement qui suit on remarque cependant une
curieuse déviation : de la physis qui, selon les médecins, est à l'origine
et en tant que cause première (kaia proton logon) aussi bien de l'acte
que du repos, on passe à l'âme ; à la physis, qui est triple (?), on
substitue l'âme, triple elle aussi, végétative, rationnelle, sensitive.
Voici ce texte ambigu : Και επειδή φύσεως έμνημονεύσαμεν, τριττή 8έ εστίν
αΰτη, εϊπωμεν ύπο ποίας φύσεως προνοία επιτελείται ή ηρεμία, ήγουν ό ΰπνος.
Έστι γαρ ή φυτική ψυχή, εστίν ή λογική ψυχή, Ιστι και ή αλογος ψυχή. 'Τπο
ποίας äpa τούτων επιτελείται ό ΰπνος19;

16. Nous ne saurions dire qui sont ces gens. En tout cas, ni Galien dans ses
commentaires du Prognosticon (éd. J. Hegg, CMG V, 9, 2, Lipsiae-Berolini 1915,
p. 270) et des Aphorismes (D.C.G. Kühn, Claudii Galeni Opera omnia 172, Lipsiae
1829, p. 451-455), ni Stephanos lui-même, dans son commentaire des Aph. Ill (voir ci-
dessus n. 14), ne donnent cette définition.
17. Progn. II 11 (p. 1602482) : Τριττός δέ ό δπνος, ή κατά φύσιν ή παρά φύσιν ή μεταξύ
αμφοτέρων. 'Αλλ' επειδή περί δπνου ό λόγος, φέρε τα τέσσαρα γενεσιουργά αϊτια των ύπνων
προδιασκεψώμεθα. Και ποιητικόν μεν αϊτιόν έστιν ή ηρεμία των κατά μέρος αισθήσεων και της
κοινής αΐσθήσεως. Και βτι ποιητικόν μέν αϊτιόν έστι τοϋ δπνου ή ηρεμία των κατά μέρος
αισθήσεων και της κοινής αΐσθήσεως πάντες ώμοφώνησαν. Περί δέ έτερον τι άμφιβάλλουσιν οί
ιατροί και οί φιλόσοφοι, περί της ενεργείας και της ηρεμίας.
18. Ibidem, p. 16082-1629. Il s'agit de savoir «si c'est bien par les soins de la nature et
comme cause première (κατά πρώτον λόγον) que sont produits l'acte aussi bien que le
repos». Les médecins soutiennent que le premier comme le second sont l'œuvre de la
nature comme cause première ; ils le démontrent de la façon suivante : la nature,
disent-ils, témoigne d'une grande prévoyance et d'une grande sollicitude à l'égard de
ses créations ; ayant produit l'acte, elle a pris soin du repos également, afin qu'en raison
d'un mouvement et d'une activité qui ne s'arrêtent jamais, les parties (du corps) ne
subissent pas d'altération ni leurs facultés de destruction. C'est pourquoi, comme on l'a
dit, la nature toute sage a produit comme cause première aussi bien l'acte que le repos ;
pour que les parties (du corps), prenant du repos après l'acte, marquent une pause et
restent immobiles, et qu'ainsi leurs facultés s'élancent à nouveau vers l'acte, sans
effort. Ne voyons-nous pas les bienfaits qu'apporte le sommeil, les différentes (étapes)
de la digestion, la discrimination des chymes et autres choses du même genre? C'est
pour cette raison que certains n'ont pas voulu qualifier le sommeil de repos, mais bien
de prolongation de l'action motrice des facultés physiques (8θεν τινές τον δπνον ούκ
ηθέλησαν ήρεμίαν καλέσαι, άλλ' έπιτεταμένην κίνησιν των φυσικών δυνάμεων). Ainsi arguent les
médecins. Les philosophes au contraire, continue l'auteur, soutiennent que la nature
produit en tant que cause première l'acte seul, le repos n'étant qu'un phénomène
secondaire (παρακολούθημά τι είναι).
19. Ibidem, p. 1621417.
38 WANDA WOLSKA-CONUS

Faut-il corriger φύσεως en ψυχής, comme le suggère l'éditeur, dans


l'apparat critique20? La formule και επειδή φύσεως έμνημονεύσαμεν
semble interdire cette solution, puisque jusqu'à présent on n'a rien lu
dans le texte au sujet de l'âme. Par contre l'auteur a longuement
discuté le problème de savoir si l'acte et le repos sont tous deux
l'œuvre de la physis en tant que cause première, ou si c'est à l'acte
seul que revient cette sollicitude particulière de la physis. Nous
pensons pour notre part qu'il s'agit là d'une confusion résultant d'un
assemblage de deux discours, l'un médical, opérant avec la notion de
la physis, l'autre philosophique mettant en avant l'action de l'âme.
Ceci paraît d'autant plus vraisemblable qu'on retrouve dans la suite
du texte un procédé analogue à celui du commentaire du De anima,
procédé qui consiste à éliminer l'une après l'autre dans le commentair
e du Prognosticon les âmes auxquelles il est impossible d'attribuer la
cause efficiente du sommeil, et dans le commentaire du De anima les
âmes impropres à se voir attribuer le rôle des causes du mouvement
local. Les arguments du commentaire du Prognosticon rappellent
singulièrement ceux du commentaire du De anima, surtout si l'on
songe à la substitution des âmes à la physis, comparable à la
substitution, dans le commentaire du De anima, des âmes également
aux facultés (dynameis) nutritive, sensitive, intellectuelle21.

Théôria sur le mouvement local


C'est la théôria de la praxis XVII du commentaire du De anima qui
pose le problème de la cause du mouvement local, «ce qu'elle n'est pas
et ce qu'elle est». Dans un exposé très articulé, Stephanos écarte
successivement les différentes facultés des êtres vivants (physiques,
psychiques, intellectuelles) qu'on pourrait soupçonner de se trouver à
l'origine du mouvement local, avant d'arriver à en découvrir la cause
véritable. En accord avec les règles scolaires qu'il suit scrupuleuse
ment, il commence par présenter le plan de sa théôria et, en premier
lieu, par dire ce que cette cause n'est pas; en effet, elle n'est ni la
faculté nutritive, ni la sensation, ni l'intellect théorique ou pratique
ni, enfin, l'appétit22.
Stephanos reprend alors le premier point et présente sa démonstrat
ion en quatre épichérèmes, dont le premier est le suivant : la faculté
nutritive ne possède qu'un seul objectif, la nourriture, alors que le
mouvement cherche à réaliser une aspiration d'ordre soit passionnel

20. Progn., p. 1621415 (apparat).


21. Aristote, quant à lui (De an. III 9, 432 a-b), incline à reconnaître dans l'âme
d'innombrables parties ou facultés, plutôt qu'à admettre une âme tripartite ou trois
âmes, comme le fait Stephanos dans son commentaire au De an.
22. De an., p. δνβ^δδΐ38, et plus précisément p. 57648.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 39

soit intellectuel ; ce n'est donc pas, conclut Stephanos, la faculté


nutritive qui est la cause efficiente du mouvement local (ώστε ούχ ή
θρεπτική έστι το κατά τόπον κινοϋν)23.
Il passe alors aux épichérèmes suivants, dont nous ne citerons ici
que le troisième. Si c'était la faculté nutritive la cause du mouvement
local, il faudrait que les plantes se meuvent, elles aussi ; en effet,
possédant la faculté nutritive, elles posséderaient par là même celle de
se mouvoir. Or les plantes ne se meuvent pas. «Ce n'est donc pas
l'âme végétative la cause du mouvement local» (ούκ άρα ή φυτική ψυχή
έστι ή κατά τόπον κινούσα), établit Stephanos, en substituant «âme
végétative» à «faculté nutritive»24.
Ayant ainsi transposé le raisonnement d'Aristote en épichérèmes25,
Stephanos en propose un cinquième qu'il ne tire plus du texte du De
anima, mais, à ce qu'il semble, de la pratique médicale, puisqu'il y est
question de l'activité nocturne de la faculté nutritive, autrement dit
de la digestion qui se fait surtout la nuit. Dans les commentaires à
Hippocrate, en effet, on parle souvent de la digestion qui s'accomplit
le mieux pendant le sommeil26. Stephanos argumente : «Si ce n'est
pas la nuit, pendant l'activité la plus intense de la fonction nutritive,
que nous exécutons des mouvements selon notre libre choix
(καθ' όρμήν)27, ce n'est donc pas la fonction nutritive qui nous fait
mouvoir. En effet, ajoute-t-il, même si nous nous mouvons la nuit,
nous ne le faisons pas parce que nous l'avons librement décidé.
Pourtant, c'est bien au mouvement librement décidé que le philoso
phe consacre son discours»28.
L'auteur aborde alors le deuxième point de sa démonstration, à
savoir l'intervention de l'âme sensitive, qu'il élimine à son tour. Si
c'était l'âme sensitive, argumente-t-il, la cause du mouvement local,
tous les êtres vivants doués d'une âme sensitive devraient se mouvoir.
Pourtant, les zoophytes, qui ont une âme sensitive, ne se meuvent

23. Ibidem, p. 576e"13.


24. Ibidem, p. 5761821. Le quatrième épichérème (p. 57621"24) rappelle que, si la
fonction nutritive était la cause du mouvement local, il faudrait que les plantes
possèdent des organes moteurs ; or, elles n'en possèdent pas.
25. Ibidem, p. 57624 : Ταϋτα μέν τα άπό της λέξεως.
26. C'est bien là un lieu commun dans les textes et les commentaires; ainsi, par
exemple, l'auteur (Stephanos) du commentaire à la Therap. ad Glauc. (Dietz, Scholia, I,
p. 25225"28) : Έμάθομεν γαρ πολλάκις δτι κατά τους δπνους ή φύσις έν τφ βάθει συννεύσασα και
σχολάζουσα τοις σιτίοις άμεινον και τας πέψεις εργάζεται και τας θρέψεις. Voir aussi l'exposé
sur le sommeil du commentaire aux Aph. II 1 (I, p. 1402840) : τό έκ τοϋ ΰπνου γινόμενον τφ
παντί σώματι χρήσιμον.
27. Voir ci-dessous (note 38) la définition que donne Stephanos, dans son exposé sur
le sommeil, du mouvement délibéré.
28. De an., p. Ö7624-28.
40 WANDA WOLSKA-CONUS

pas. Donc, conclut-il, ce n'est pas à l'âme sensitive que revient le


mouvement local (ουκ άρα της αλόγου ψυχής έστιν ή κατά τόπον κίνησις)29.
Enfin, après de longues explications complémentaires, Stephanos
devrait, en accord avec le texte d'Aristote, aborder le troisième point
indiqué dans le plan de sa ihéôria, la faculté intellectuelle, le nous. Au
lieu de cela, il intercale un bref développement extérieur (έξωθεν) sur
l'imagination, pour dire qu'elle n'est pas, elle non plus, le principe
moteur; si elle l'était, insiste-t-il, nous devrions nous mouvoir selon
notre libre décision (καθ' όρμήν) la nuit, alors que nous faisons des
rêves. Or, nous ne nous mouvons pas selon notre libre décision, la
nuit. «Ce n'est donc pas l'imagination qui fait mouvoir», conclut-il30.
Après cette intervention personnelle, Stephanos revient à la
démonstration principale, selon les divisions proposées. Il s'engage
dans de longs développements pour confirmer la thèse que l'intellect
n'est pas, lui non plus, le principe moteur31, une thèse qu'une fois de
plus il s'apprête à démontrer, entre autres, à l'aide d'un argument
extérieur. Cet argument, déjà utilisé, est celui des facultés de
différentes âmes, présentes ou absentes, selon les cas, dans des êtres
vivants et, pourtant, n'ayant aucune influence sur leur faculté de se
mouvoir ou de rester immobiles. Aux âmes, végétative et sensitive, il
ajoute maintenant l'âme rationnelle, en passant de l'intellect à l'âme
rationnelle, comme il a passé de la faculté nutritive à l'âme
végétative, de la sensation à l'âme sensitive. Si c'était l'intellect
(théorique ou pratique), il faudrait, explique-t-il, que les êtres privés
de raison restent immobiles. Or les animaux qui en sont privés se
meuvent selon le mouvement local. Ce n'est donc pas l'intellect
(théorique ou pratique) qui est à l'origine du mouvement local. «Et de
manière générale, ajoute Stephanos, ce n'est ni l'âme rationnelle, ni
l'âme sentitive qui fait mouvoir»32.
Là finit la partie de la ihéôria consacrée à la démonstration de ce
qui n'est pas la cause du mouvement local33.
Revenons maintenant à l'exposé sur le sommeil dans le commentair
e du Prognosticon et reprenons le texte déjà cité à propos de la
confusion entre la physis et la psyché3*. Là, après avoir distingué trois
âmes, végétative, sensitive et rationnelle, Stephanos posait la
question : «Par les soins de laquelle d'entre elles s'effectue le

29. De an., p. 57738.


30. Ibidem, p. 5781β.
31. Ibidem, p. 578eM.
32. Ibidem, p. 57834-5791 : Όλως Se οδτε ή λογική ψυχή έστιν ή κινούσα οδτε ή άλογος.
33. Le long développement qui suit (ibidem, p. 579e-58138) répond, à grand renfort
d'apories, de syllogismes et de solutions, à la deuxième question posée au début de la
théôria : Ύί έστι το κατά τόπον κινοϋν.
34. Voir plus haut, p. 37-38.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 41

sommeil?». Et voici maintenant la réponse qu'il en donne, en


éliminant l'une après l'autre les âmes auxquelles il est impossible
d'attribuer le rôle de la cause efficiente du sommeil : «Ce n'est
certainement pas par les soins de l'âme végétative, écrit-il, puisqu'il
faudrait (alors) que les plantes dorment, elles aussi. Ce n'est
certainement pas, non plus, par ceux de l'âme rationnelle, car il
faudrait (dans ce cas-là) que l'homme soit le seul à dormir. Il reste
donc (à admettre) que le sommeil s'effectue par les soins de l'âme
sensitive»35. L'auteur cherche alors à préciser davantage son propos :
«Elle contient en elle (l'âme) des fonctions motrices diverses : une
fonction vitale et une fonction de locomotion. Par l'action de laquelle
d'entre elles s'effectue le sommeil? Ce n'est certes pas par l'action de
la fonction vitale, explique Stephanos, car celle-ci agit sans interrupt
ion, selon les mouvements de pulsation et de respiration»36.
Avec cette précision sur les fonctions vitales de l'âme sensitive qui
assurent le travail du cœur et du poumon, Stephanos entre dans le
domaine de la médecine ; l'aporie qui suit cherche, en interrompant la
suite du texte, à distinguer dans la pulsation et dans la respiration la
succession de l'acte et du repos37.
Après ceci, Stephanos reprend son argumentation : «Mais ce n'est
pas non plus, écrit-il, grâce à la fonction de locomotion que se produit
le sommeil, étant donné que les mouvements librement décidés
(καθ' όρμήν) obéissent au libre choix, alors que le sommeil n'obéit pas
au libre choix. Il reste donc que c'est par les soins de l'âme sensitive,
ainsi que par ceux de la sensation partielle et du sens commun que
s'effectue le sommeil»38.
Le développement qu'on vient de suivre, simplifié et réduit, n'est
pas exempt de confusion et d'incohérence39. Cependant, l'argumenta-

35. Progn. II 11 (p. 16217"19) : Και ύπό μέν της φυτικής ουδαμώς, έπεί ώφειλον και τα φυτά
ύπνοϋν · άλλ' ύπό της λογικής ουδαμώς, έπεί ώφειλε μόνος ό άνθρωπος ύπνοϋν · ούκοϋν προνοία τής
αλόγου ψυχής.
36. Ibidem, p. 16219"22 : Διάφοροι είσιν έν αύτη δυνάμεις κινητικαί · εστί γαρ ζωτική, έστι καΐ
κινητική. Ύπό ποίας άρα τούτων επιτελείται ό ΰπνος ; Ύπό μέν τής ζωτικής ουδαμώς * αυτή γαρ
άεΐ ενεργεί κατά τε τήν σφυγμικήν και τήν άναπνευστικήν.
37. Ibidem, p. 1622229 : systolè-diastolè et, dans l'intervalle, le repos (èrémia) pour la
pulsation ; eispnoè-ekpnoè et, dans l'intervalle, le repos pour la respiration.
38. Ibidem, p. 1622933 : Άλλ' ουδέ ύπό τής κινητικής δυνάμεως αποτελείται ό ΰπνος, επειδή
αί καθ' όρμήν κινήσεις προαιρέσει δουλεύουσιν, ό δέ ύπνος προαιρέσει ού δουλεύει. Λείπεται ούν
προνοία ύπό τής αλόγου ψυχής καΐ τής κατά μέρος αίσθήσεως καΐ τής κοινής αίσθήσεως
έπιτελεΤσθαι τόν ΰπνον.
39. En effet, lorsque Stephanos attribue la cause du sommeil à l'âme sensitive en
même temps qu'aux sens, à l'imagination et à la mémoire (voir le texte cité ci-dessous
n. 53), ou plus exactement à l'arrêt de leurs activités, il faut supposer qu'il pense aux
facultés sensitive et cognitive, qui devraient figurer à côté de la fonction vitale, et celle
de locomotion mentionnées plus haut. J. M. Duffy, l'éditeur, suppose lui aussi (p. 16210,
apparat) une lacune dans le texte.
42 WANDA WOLSKA-CONUS

tion, qui consiste à éliminer les unes après les autres les différentes
âmes en tant que causes efficientes du sommeil, est étrangement
semblable à celle de Stephanos d'Alexandrie, lorsqu'il écarte lui aussi
à l'aide d'arguments identiques les différentes fonctions ou âmes en
tant que causes du mouvement local, en passant à l'occasion du
domaine de la philosophie à celui de la médecine, en se référant tantôt
à la digestion, tantôt au sommeil.
Aux notions du sens commun et des sensations partielles, déjà
relevées, s'ajoute ici celle du mouvement librement décidé, notion qui
rejoint, elle aussi, le commentaire du De anima. Nous avons vu, en
effet, Stephanos d'Alexandrie se référer à deux reprises au mouve
mentlibrement décidé, une première fois à propos de la fonction
nutritive, active surtout la nuit et incapable de nous amener à décider
librement de nos mouvements, pendant que nous dormons, une
deuxième fois à propos de l'imagination qui ne peut, elle non plus,
déclencher ce mouvement la nuit, alors que nous faisons des rêves40.

Théôria sur l'imagination


Mais reprenons une fois de plus le commentaire du De anima, plus
précisément la théôria de la praxis IX, qui traite justement de
l'imagination. Fonction de connaissance, l'imagination se place entre
la sensation et l'opinion (doxa), car elle reçoit ses impressions
(typous) de la sensation et les transmet à l'opinion41. Elle n'est donc
pas identique à la sensation, mais elle la présuppose obligatoirement ;
sans la sensation l'imagination ne fonctionne pas (ουκ ενεργεί).
L'auteur commence par énoncer le sujet de la théôria en quatre
points : 1° la définition de l'imagination, 2° la description de ce qu'elle
a en commun avec la sensation (avec une réponse à une aporie
cherchant à savoir pourquoi on commence par examiner les points
communs entre l'imagination et la sensation plutôt qu'entre l'imagi
nation et l'opinion),
4° les raisons de son 3°octroi
l'étymologie
aux humains
du motparphantasia
le créateur42.
(imagination),
Fidèle à ses habitudes, Stephanos reprend les mêmes formules et
divisions pour examiner les problèmes qu'il vient d'énumérer. Mais,
comme souvent dans le commentaire du De anima aussi bien que dans
ceux des traités d'Hippocrate, l'auteur insère quelques remarques
préliminaires43 : il s'agit de distinguer entre le moteur, autrement dit

40. Voir ci-dessus, p. 40.


41. De an., p. 50620-512s.
42. Ibidem, p. 50620-5079.
43. Ibidem, p. 50710 : Άλλα πρό τούτου λήμμα προλάβωμεν συμβαλλόμενον ήμϊν εις τόν βρον
et Progn. Il 1 (p. 14035) : Άλλα πρό τούτου δεϊ ήμας λήμμα τι προσλαβεΐν. Il est certain que
ces formules sont trop banales pour être utilisées comme preuves d'affinités entre les
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 43

la cause efficiente (το κινούν), et le mobile ou le mû (το κινούμενον), c'est-


à-dire d'une part la chose sensible (αίσθητόν), d'autre part la sensation
et l'imagination. Ceci fait, l'auteur reprend le texte et donne la
définition de l'imagination : faculté apte à recevoir, par l'intermédiair
e de la sensation, les formes des (choses) sensibles44.
Répondant à une série d'apories, Stephanos cite Thémistios45, qui
explique que le fait d'avoir dit que l'imagination agit par l'intermé
diaire des sens signifie qu'elle agit non seulement après les sens, mais
aussi en même temps que les sens : c'est en effet au même moment
que l'imagination reçoit les impressions et qu'elle en prend connais
sance46. Cette opinion, Stephanos la rectifie, en affirmant que
l'imagination n'agit pas au moment où elle reçoit les formes (des
choses sensibles), par l'intermédiaire des sensations, mais après que
celles-ci arrêtent leur activité47. Si l'imagination agissait en même
temps que les sensations, explique-t-il, elle ne différerait en rien du
sens commun qui agit simultanément avec les sensations partielles48.
Il faut donc que l'imagination agisse alors même que les sensations
arrêtent leur activité, car c'est seulement après que ces dernières lui
aient transmis les formes (des choses sensibles) que l'imagination entre
en action49.
Ayant ainsi épuisé le sujet du premier chapitre, l'auteur aborde les
chapitres suivants ; parmi ceux-ci, c'est le troisième qui nous intéresse
particulièrement, parce qu'il contient l'étymologie du mot imaginat
ion (phantasia) qu'on retrouve dans l'exposé sur le sommeil : le lieu
de la fixation (στάσις) des sensations visuelles (των φανθέντων), seules les
sensations visuelles apparaissant dans la composition du mot
(φαν[θέντων σ]τάσις), puisque la vue qui a pour l'objet la lumière (φάος)
l'emporte sur d'autres sens50.

traités examinés ici. Néanmoins, jointes à d'autres particularités, elles sont caractéristi
ques pour les procédés de l'auteur.
44. De an., p. 50716"17 : Τούτων προληφθέντων δεϊ είδέναι δτι φαντασία εστί δύναμις δεκτική
δια μέσης αίσθήσεως των αισθητών ειδών.
45. Θεμίστιου παράφρασις τών περί ψυχής 'Αριστοτέλους βιβλίον τρίτον, III, dans :
Themistius, Paraphrasis Aristotelis librorum quae supersunt : L. Spengel, II, Lipsiae
1866, p. 169128 (spécialement 1. 5-17).
46. De an., p. 5082023 : ή φαντασία οΰ μόνον μετά τας αισθήσεις ενεργούσα, αλλ' &μχ αΰταΐς.
Εί γαρ ένεργουσών τών αισθήσεων 8έχετχι τους τύπους εξ αυτών ούχ ομοίως άψύχω άγγείω, άλλ'
άμα δέχεται <καί> γινώσκει αυτά.
47. Ibidem, p. 50825'27 : Ού γάρ 6τε δέχετχι ή φαντασία τα εΐδη άπό τών αισθήσεων, τότε xxl
ενεργεί, άλλα μετά το πχύσχσθχι τάς χίσθήσεις τότε ενεργεί ή φαντασία.
48. Ibidem, p. 508«-29.
49. Ibidem, p. 50829'31 : Ώστε οδν ή φαντασία μετά τάς αισθήσεις ενεργεί, δει γαρ αυτήν
προσδέχεσθαι τα εΐδη άπό της α'ισθήσεως και οδτως ένεργεϊν · εάν οδν μή πέμψωσιν χι χίσθήσεις,
ούχ ενεργεί η φχντχσίχ.
50. Ibidem, p. 51 Ι1924 : 'Επειδή στχσις εστίν εν τγι φχντχσίχ τών χίσθιητων · δια ούν τό είναι
αυτήν τών φχνθέντων στάσιν, δια τοϋτο λέγεται φαντασία. Φανθέντα δέ λέγει πάντα τα
44 WANDA WOLSKA-CONUS

Comparons maintenant les considérations de Stephanos d'Alexand


rie à celles de Stephanos d'Athènes exprimées dans son exposé sur le
sommeil. Nous l'avons vu51 attribuer la cause efficiente du sommeil
au repos de la sensation partielle et du sens commun. Dans le
développement qui vient à la suite, il assigne une certaine fonction
dans le phénomène du sommeil à l'imagination, une fonction
secondaire (kata symbébèkos), il est vrai, la fonction en tant que cause
première (kata proton logon) revenant à la cessation de l'activité
sensorielle. Ce faisant, il reprend, là encore, les expressions, les images
et les idées du commentaire du De anima : le repos de l'imagination et
de la mémoire contribue lui aussi, par accident, affirme-t-il, à amener
le sommeil. En effet une fois les sensations mises au repos, les
impressions ne sont plus envoyées à l'imagination ; n'ayant plus à les
faire réapparaître, l'imagination se met au repos, elle aussi. «Ainsi,
conclut-t-il, en tant que cause première, c'est le < repos des>52
sensations qui amène le sommeil, mais par accident c'est aussi celui de
l'imagination et de la mémoire»53.
Une aporie se présente : «Si l'imagination est en repos pendant le
sommeil, comment faisons-nous des rêves pendant le sommeil, étant
donné que l'imagination n'est pas en activité?» L'auteur explique :
« Dans un sommeil kata physin l'imagination reste dans un repos
absolu (πάντως ηρεμεί) ; aussi ne faisons-nous pas de rêves pendant le
sommeil kata physin »5i. Et il reprend à la lettre la phrase du
commentaire du De anima55 : ει μή γαρ cd αισθήσεις πέμπουσι τους τύπους
τη φαντασία, ούκ ενεργεί, avant de conclure : « Et les sensations étant au
repos pendant le sommeil, l'imagination et la mémoire, elles aussi,
sont au repos pendant le sommeil kata physin». Alors il donne une
définition de l'imagination presque identique à celle rapportée par
Stephanos d'Alexandrie dans son commentaire du De anima56 : Ουδέν
γάρ έστι φαντασία ή μονή και στάσις των φαντασθέντων.

φανερωθέντα αισθητά " πασών μέν γαρ των αισθήσεων τους τύπους δέχεται, άλλ' επειδή πασών ή
δψις κρείττων, δια τοϋτο έκ τοϋ υποκειμένου αύτη τοϋ φωτός ώνομάσθη · έκ τοϋ φάους γαρ
ώνόμασται φαντασία.
51. Voir plus haut, p. 36-37.
52. Ύπό της ηρεμίας τών αισθήσεων plutôt que ύπό τών αισθήσεων donné par le texte :
voir la note suivante.
53. Progn. II 11 (p. 16233"37) : Κατά συμβεβηκός δε και ύπό της ηρεμίας της φαντασίας και
της μνήμης επιτελείται ό δπνος. Τί γάρ ; Ήρεμουσών τών αισθήσεων ούκ αναπέμπονται τύποι επί
τήν φαντασίαν, έν ή ώφειλον φαντασθήναι, και εντεύθεν ηρεμεί" και ιδού κατά μέν πρώτον λόγον
υπό τών αισθήσεων επιτελείται ό ύπνος · κατά συμβεβηκός δέ και ύπό της ηρεμίας της φαντασίας
και της μνήμης.
54. Ibidem, p. 16417.
55. Voir, p. 43, le texte cité à la note 49.
56. Voir, plus haut, le texte cité à la note 50. Une définition analogue se trouve déjà
chez Philoponos, De an. I, proemium, p. 64~e : εκλήθη δέ φαντασία οιονεί φαοστασία τις ούσα ·
φαντασία γάρ εστίν ή τών φανθέντων στάσις.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 45

L'auteur de l'exposé sur le sommeil arrête là ses remarques au sujet


des rêves. Mais si son élève, têtu, objectait qu'on rêve quand même
quelquefois la nuit, ne fût-ce que dans un sommeil para physin, on
pourrait lui répondre, sans que le lecteur s'aperçoive qu'on passe d'un
texte à un autre, en citant une aporie empruntée au commentaire du
De anima : «Tu te demandes comment il se fait que la nuit nous
voyons apparaître (φανταζόμεθα) tel ou tel homme, la sensation n'étant
pas alors en acte. (Je réponds) : l'imagination garde les empreintes de
ce qu'elle a déjà vu, et pour cette raison, même si la nuit la sensation
n'est pas en acte, je fais des rêves»57.
Avec les théôriai du commentaire au livre III du De anima composé
par Stephanos, le philosophe d'Alexandrie, on découvre, semble-t-il,
le modèle théorique de Stephanos, le médecin d'Athènes, et du même
coup, croyons-nous, l'identité des deux Stephanos.
On peut certes objecter qu'il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un
exposé sur le sommeil comporte des réminiscences des doctrines du De
anima. Aristote lui-même en développe quelques-unes dans son De
somno et vigilia68 ; Stephanos à son tour se réfère à ce traité dans son
commentaire du De anima59. Cependant les correspondances entre le
discours médical et le discours philosophique dans les commentaires
respectifs de Stephanos, philosophe d'Alexandrie, et Stephanos,
médecin d'Athènes, sont trop significatives pour qu'on n'y voie que
des passages parallèles. Qu'il s'agisse de la composition en praxeis et
de leur terminologie, de la progression du raisonnement et des
arguments employés, des doctrines exposées dans le commentaire du
De anima et réutilisées dans l'exposé sur le sommeil, les affinités entre
le commentaire hippocratique et le commentaire aristotélicien sont si
étroites que les deux commentaires ne peuvent revenir qu'à un seul et
même auteur, d'autant plus que le renvoi exprès, dans le commentair
e du Prognosticon, à un écrit (sinon une praxis : έδείχθη έν έτέροις) où
l'auteur aurait déjà abordé des sujets analogues, ne peut désigner que
le commentaire du De anima60. Aussi croyons-nous que l'auteur du
commentaire du De anima et l'auteur du commentaire du Prognosti
con ne sont qu'une seule et même personne, c'est-à-dire que, dans les
deux cas, nous avons affaire à Stephanos philosophe d'Alexandrie,
alias Stephanos d'Athènes, médecin et philosophe.
Cette identité retrouvée du philosophe et du médecin explique aussi
bien la position particulière de Stephanos parmi les médecins

57. De an., p. 5121417.


58. Voir sa définition du sommeil : De somn. et vig., 454 b 10; cf. 455 a 14-25;
455 b 18-20.
59. De an., p. 5753188. Stephanos nomme expressément le Περί ΰτηου και έγρηγόρσεως,
alors qu 'Aristote ne fait que renvoyer la question à plus tard.
60. Voir plus haut, p. 36.
46 WANDA WOLSKA-CONUS

alexandrins du 6e et du 7e siècle que le caractère éminemment logique


de son discours théorique. Elle permet aussi de surmonter l'équivoque
qu'on perçoit tout au long de ses commentaires hippocratiques au
point qu'on ne cesse de se poser la question : est-ce un médecin qui
écrit ainsi ou bien un philosophe? De plus elle met en valeur l'intérêt
que porte aux questions médicales l'auteur du commentaire du De
anima, lorsqu'il cite Hippocrate61, oppose les médecins aux philoso
phes62, comme le fait également l'auteur des commentaires du
Prognosticon63 et des Aphorismes™, ou encore lorsque, pour illustrer
son exposé, il se réfère à la pratique et aux connaissances médicales.
C'est ainsi qu'à propos de la phrase d'Aristote «Le feu n'appartient à
aucun organe ou est commun à tous», Stephanos écrit : «Aristote a
bien dit «commun à tous». En effet chaque sensation se nourrit; et si
elle se nourrit, elle digère aussi ; or chaque digestion se fait
moyennant chaleur; chaque sensation donc a besoin du feu en tant
que chaleur»65. Ou encore à propos des sensibles communs, tels que
grandeur, forme et nombre, perçus non par une seule sensation
partielle mais par le sens commun, Stephanos évoque, pour illustrer
son explication, les quatre humeurs (sang, pituite, bile, atrabile)66.
Au sujet du reproche fait par Aristote à Empédocle de ne pas avoir
parlé de l'erreur, pourtant plus fréquente que la connaissance chez les
êtres vivants, Stephanos avance que la raison en est la faiblesse
congénitale de la vue de l'âme emprisonnée dans la matière : «De
même en effet, écrit-il, que dans un pays touché par une peste les
malades sont plus nombreux que les gens bien portants, de même
parmi les âmes qui naissent (των εν γενέσει ψυχών) l'ignorance l'emporte
sur la connaissance»67. Ailleurs en parlant des rapports qui s'établis
sent entre l'opinion (doxa) et la sensation (aisthèsis), en tant que
causes efficiente et instrumentale de l'imagination, Stephanos se
réfère au rapport qui existe entre le médecin et la chirurgie68. Enfin

61. Voir l'index des références à Hippocrate : De an., p. 666.


62. Ibidem, p. 58810"12 : Ίστέον δέ δτι ιατροί μέν τα νεϋρα λέγουσιν είναι τα δργανα της
κινήσεως, φιλόσοφοι δέ τό Ιμφυτον θερμόν Οργανον λέγουσι της ορέξεως. Και τοϋτο τό πνεΰμα τό
θερμον έν τφ παντί σώματι εστίν, ει γε και δλως ώς βλον τό σώμα ημών κινε~ται κατά τόπον.
63. Voir plus haut, p. 36-37, avec les notes correspondantes.
64. Les praxeis I et II de la section III sont particulièrement intéressantes de ce
point de vue : Aph. III 1-7 (II, f. lr-10v). Cf. Aph. V 48 (47) (III, f. 206r) : Όθεν καί τίνες
τών φιλοσόφων ζφον ένόμισαν αυτήν τήν μήτραν είναι έκ τοϋ ποιεΐσθαι μεταβατικήν κίνησιν · οί Se
ιατροί ου πείθονται αύτοΐς, αλλά τω δγκω άποδιδόασιν τήν τοιαύτην κίνησιν, et, à propos de
cette théorie, le commentaire de Stephanos à la Therap. ad Glauc. (Dietz, Scholia, I,
p. 38532).
65. De an., p. 45232-4531.
66. Ibidem, p. 4621817.
67. Ibidem, p. 487912.
68. Ibidem, p. 501 li!«.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 47

pour expliquer les raisons pourquoi les poils sous l'aisselle et les
cheveux deviennent gris dans la vieillesse, il recourt aux arguments
empruntés à la physiologie : «Les premiers, écrit-il, le deviennent en
raison de l'abondance sous l'aisselle de la chaleur et de l'humidité ; les
seconds à cause de la pituite qui abonde dans le corps»69.
Nous avons rapporté, au cours de notre analyse, des développe
ments qui ne dérivent pas du texte d'Aristote, mais s'inspirent de la
pratique médicale de l'auteur, lorsqu'il parle de la fonction nutritive
active surtout la nuit ou de l'imagination qui ne sont pas les causes du
mouvement délibéré, car si elles l'étaient, nous devrions exécuter,
pendant que nous dormons, des mouvements librement consentis70.
Stephanos en effet, dans son commentaire du De anima, semble
s'intéresser particulièrement aux problèmes du sommeil et de l'état
onirique. Ainsi il distingue trois causes des songes : l'imagination qui
forme les visions à partir des sensations qu'elle reçoit; l'âme
raisonnable, lorsqu'en cherchant elle trouve (pendant le sommeil, ce
qu'elle cherche) ; l'illumination divine qui nous fait parfois prédire les
choses à venir71.

IV. Stephanos le sophiste d'après Jean Moschos et Sophronios

Un seul Stephanos donc, philosophe et médecin, un savant qui


semble avoir suivi les voies tracées par Philoponos. Mais pouvons-
nous en savoir davantage sur sa personne, avoir quelques détails sur
sa manière de vivre à Alexandrie, sur son comportement au milieu des
tensions religieuses qui caractérisent son époque?
Jean Moschos relate1 que lui-même et son ami, Sophronios le
sophiste, ont fréquenté les cours d'un sophiste nommé Stephanos,
établi auprès de l'église de la Théotokos dite de Dorothea, et
construite par Euloge, patriarche orthodoxe d'Alexandrie de 581 à
608. Mais s'agit-il là de notre Stephanos?
Il se trouve que Sophronios — il importe peu ici qu'il soit identique
ou non à Sophronios, patriarche de Jérusalem (634-638)2 — a composé

69. Ibidem, p. 5952022.


70. Voir plus haut, p. 39 et p. 40.
71. De an., p. 4868e-4871.
1. Voir p. 7 n. 6.
2. S. Vailhé, Sophrone le sophiste et Sophrone le patriarche, Revue de l'Orient
Chrétien 7, 1902, p. 360-385, et 8, 1903, p. 32-69; Ch. von Schönborn, Sophrone de
Jérusalem. Vie monastique et confession dogmatique, Paris 1972, p. 239-242;
H. Chadwick, John Moschus and his friend Sophronius the sophist, The Journal of
theological studies (New series) 25, 1974, p. 49-55.
48 WANDA WOLSKA-CONUS

un recueil de soixante-dix miracles, plus exactement de guérisons


miraculeuses accomplies par les saints Cyr et Jean dans leur
sanctuaire de Menouthis, l'ancien temple d'Isis transformé en lieu du
culte des saints guérisseurs par Cyrille d'Alexandrie3. Dès lors on peut
se poser la question : dans ce recueil4 découvre-t-on quelques traces
de connaissances médicales que Sophronios aurait acquises au cours
des conférences de Stephanos sur Hippocrate et Galien ? Une réponse
positive permettrait de conclure à l'identité de notre Stephanos avec
celui que Jean Moschos met en scène, étant admis désormais que ce
même Stephanos, le sophiste, a pu enseigner aussi bien la philosophie
que la médecine5.
A la première lecture les Thaumata apparaissent comme un
réquisitoire violent contre la médecine (ιατρική τέχνη) et les médecins
impuissants, incompétents, inefficaces6, vaniteux7, avides de gains8,
se contredisant les uns les autres9. Cependant, avant de se laisser
emporter par cette impression première, quelques considérations sont
à faire.
Les Thaumala ont été composés en action de grâces à l'adresse des
saints Cyr et Jean ayant guéri Sophronios de sa maladie des yeux,
alors que les médecins en ont été incapables10, une occasion idéale
d'attaquer ces derniers et de glorifier les premiers..

3. R. Herzog, Der Kampf um den Kult von Menuthis, Pisculi. Studien zur
Religion und Kultur des Altertums Franz-Joseph Dölger ... dargeboten (Antike und
Christentum. Ergänzungsband I), Münster in Westfalen 1939, p. 117-124; A.-
J. Festugière, Sainte Thècle, saints Côme et Damien, saints Cyr et Jean (extraits), saint
Georges, traduits et annotés (Collections grecques de miracles), Paris 1971, p. 217-256.
4. Voir maintenant N. Fernandez Marcos, Los Thaumata de Sofronio. Contribu
tion al estudio de la incubatio cristiana, Madrid 1975, cité dorénavant : Thaumata
(avec le n° du miracle en chiffres romains et le n° de paragraphe, sans
linéation).
5. F. Buecheler, Coniectanea, Rheinisches Museum (Neue Folge) 37, 1882, p. 328-
330 ; ce fut le premier à reconnaître que Sophronios possédait certaines connaissances
médicales. Il a été réfuté avec véhémence, dans une étude d'ailleurs fort intéressante,
par Th. Nissen, Sophronios-Studien. III. Medizin und Magie bei Sophronios, BZ 39,
1939, p. 349-381. Le jugement de N. Fernandez Marcos est plus nuancé. Il est vrai que
pour aucun de ces auteurs Stephanos le sophiste, dans lequel ils voient Stephanos
d'Alexandrie, philosophe et astronome (Nissen, op. cit., p. 351 ; Marcos, Thaumata,
p. 107-108), n'est identique à Stephanos, sophiste et médecin.
6. Thaumata, I 5 (p. 244) : και δή πάντα τα της τέχνης κινήσαντες και τοις υπέρ της
τέχνης... έγχεφίσαντες, ώνησαν ουδέν; voir aussi VIII 9 (p. 255), XI 5 (p. 263), XII 5
(p. 266), XVII 3 (p. 277), XIX 2 (p. 279), XXVII 4 (p. 283), XLV 2 (p. 350), XLVI 2
(p. 351), XLVII 2 (p. 354), L 5 (p. 360), LU 1 (p. 365), LXIII 3 (p. 381), LXVI 2-3
(p. 386).
7. Ibidem, I 11 (p. 246), XIII 2 (p. 270), XXV 3 (p. 289), XXVI 2 (p. 291).
8. Ibidem, XXIII 4 (p. 309), XL 4-5 (p. 340 : le médecin demande trois nomisma-
ta, somme apparemment très élevée), XLVI 5 (p. 352), LXIX 3 (p. 392).
9. Ibidem, XVIII 3 (p. 278), XLVIII 2 (p. 355), LXX 6 (p. 395).
10. Ibidem, LXX (p. 394-400).
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 49

Les Thaumala relèvent d'un genre littéraire bien défini qui opère
avec des lieux communs destinés à exalter la médecine sacrée et les
saints guérisseurs d'une part, à discréditer la médecine scientifique et
ses adeptes de l'autre, lieux communs qu'on découvre aussi bien dans
le recueil des miracles des saints Corne et Damien11 que dans celui de
saint Artémios12.
Les Thaumala, composés par le rhéteur qu'est Sophronios, fournis
sent à leur auteur d'excellents prétextes à des jeux de mots13 et à des
développements oratoires opposant la générosité, la force et l'efficaci
té des saints à la cupidité et l'incapacité des médecins14.
Les Thaumata ne sont pas un traité de médecine scientifique ou
sacrée; c'est un livre d'édification15, en même temps qu'un manifeste
de propagande anti-monophysite, car il est impossible d'obtenir une
guérison, sans adhérer au symbole défini au concile de Chalcédoine16.
Les Thaumata se placent à une époque et dans un contexte socio
culturel imprégné de croyances en des forces supra-naturelles,
démoniaques ou magiques. Trouvant leur justification aussi bien dans

11. L. Deubner, Kosmas und Damian. Texte und Einleitung, Leipzig und Berlin
1907; voir aussi la traduction et le commentaire de A.-J. Festugière, op. cit. (à la
n. 3), p. 85-213. Le recueil comporte six séries de miracles, qui divergent considérable
ment les unes par rapport aux autres par la part qu'elles attribuent à la représentation
des médecins et à la description des maladies. C'est à partir de la troisième série que les
allusions aux médecins et aux pratiques médicales deviennent plus fréquentes.
Cependant, d'une manière générale, si les saints Côme et Damien et les saints Cyr et
Jean accordent leurs guérisons gratuitement aux riches et aux pauvres, alors que les
médecins de métier font dépenser des fortunes à leurs clients (Deubner, p. 88 »-M'-") ,
s'ils sont beaucoup plus efficaces que les médecins du monde — souvent ceux-ci,
lorsqu'ils interviennent, ne font qu'aggraver l'état du malade (ibidem, p. 160-161) — ,
les saints Côme et Damien sont moins ombrageux et moins rancuniers que les deux
saints alexandrins. Souvent, ils collaborent avec leurs collègues laïcs, les conseillent et
exécutent des interventions chirurgicales à leur place (ibidem, p. 171 n° 28, p. 180
n° 33). Sophronios semble avoir connu ce recueil, du moins ses séries I-III : cf. note 28
ci-dessous.
12. BHGS, n°173; édition A. Papadopoulos-Kérameus, Varia Graeca sacra,
Petropoli 1909 (réimpression : Leipzig 1975), p. 1-75. On y rencontre des exemples
semblables d'avidité (n« 4, p. 21-22; n° 36, p. 5729-5820), d'inefficacité (n» 3, p. 328-41;
n° 21, p. 251-2612; n° 22, p. 288-298); le malade préfère mourir plutôt que se confier au
médecin (n° 39, p. 641316; n°21, p. 2724; n° 25, p. 351β1β); invectives contre les
médecins anciens, Hippocrate et Galien, qui tout en recourant aux grands moyens
restent impuissants (n° 24, p. 341823 ; n° 26, p. 3821-397) ; sans médicaments ni
instruments, les saints au contraire font fuir la maladie par leur seule présence (n° 26,
p. 4020'21). Le saint, apparaissant sous la forme d'un médecin, est mal reçu (n° 42,
p. 7115"2β).
13. Voir, par exemple, Thaumata, LXIX 3 (p. 392); voir aussi p. 154-157.
14. Ibidem, VI 1 (p. 251-252).
15. Nous ne citerons que deux exemples : Thaumata, XX 1 (p. 280), XXIX 1
(p. 298); cf. p. 160-164.
16. Thaumata, XXXVI-XXXIX (p. 322-339).
50 WANDA WOLSKA-CONUS

les religions chrétienne et juive (l'Ancien et le Nouveau Testament)


que dans les spéculations théurgiques des néoplatoniciens17, elles se
répandent non seulement dans les basses couches populaires, mais
aussi dans les hautes classes de la société. La médecine sacrée et
populaire en est profondément influencée ; l'art médical lui-même n'y
échappe pas, comme en témoignent les écrits d'Alexandre de
Tralles18. C'est seulement en tenant compte de ces préalables qu'on
peut entreprendre la relecture des Thaumaia pour y découvrir les
éléments qui, peut-être, permettront de faire un rapprochement entre
les récits de miracles et les cours de la médecine scolaire.
La première constatation, surprenante, qui s'impose est que tous, à
quelques exceptions près, chrétiens orthodoxes ou monophysites, dès
qu'ils tombent malades, s'adressent d'abord aux médecins de métier;
ils sollicitent les meilleurs d'entre eux19; souvent ils en appellent
plusieurs à la fois20 ; ils n'hésitent pas à les payer très cher, parfois à y
dépenser tout ce qu'ils possèdent, bien qu'ils connaissent à l'avance
l'avidité et l'incompétence de ces gens, auxquels ils confient ainsi leur
santé et leur fortune. Une contradiction qui ne manque pas de
piquant. En effet, les malades ne s'adressent aux saints qu'en dernier
recours21, lorsque les médecins les quittent, démissionnant devant les
maladies qui pour la plupart s'avèrent d'origine démoniaque22 ou
magique, parfois même d'origine divine, envoyées qu'elles sont pour
redresser la foi défaillante ou corriger les errements doctrinaux, et
auxquelles en tout état de cause ils ne peuvent s'opposer.
Ils sont omniprésents, ces médecins émules des saints guérisseurs.
Dans toutes les provinces, avant de se rendre au sanctuaire de
Menouthis, on les consulte d'abord. Parmi ceux qui défilent à travers
le récit des miracles, on entrevoit un corps professionnel important
dont plusieurs membres, qualifiés de σοβαροί et ευδόκιμοι, semblent
avoir joui d'une grande réputation23, et en premier lieu Gésios

17. Thaumaia, p. 173-177, avec la bibliographie.


18. Voir à ce sujet J. Duffy, Byzantine médecine in the sixth and seventh
centuries : aspects of teaching and practice, DOP 38, 1984, p. 26.
19. Ainsi, par exemple, Sophronios parlant de lui-même (Thaumata, LXX 4,
p. 39r») : Καί μή φέρων των άλγηδόνων το πέλαγος..., τοϊς άρίστοις εαυτόν ΐατροΐς έπεδείκνυεν,
και μάλιστα τοϊς περιττόν τι τών άλλων έχειν νομίζουσιν έν τε λόγοις καί σχήμασιν.
20. Thaumata, LXI 3 (ρ. 378), LXVI 3 (ρ. 386); il mentionne même τα τών ιατρών...
συνέδρια consultés par un certain Théodore : XXVII 4 (p. 293).
21. Les exemples en sont innombrables : Thaumata, XL 4-5 (p. 339-340), où l'on
reproche à un certain Jean, souffrant des reins, d'avoir payé très cher un iatriskos, au
lieu de s'adresser, dès le début de sa maladie, aux saints Cyr et Jean ; cf. J. Duffy, op.
cit., p. 24.
22. H. W.M. de Yong, Demoniac diseases in Sophronios Thaumata, Janus I, 1961-
1963, p. 1-8.
23. Thaumata, LV 1 (p. 370) : 'Ιατρός υπήρχε Θεόδωρος καί τήν τέχνην ευδόκιμος καί δια
τοϋτο περίφημος. On pourrait multiplier les exemples.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 51

iatrosophiste. Païen converti de force au christianisme, il a eu


l'imprudence de se moquer des saints Cyr et Jean. Puni d'une grave
arthrose, il en a été finalement guéri, après avoir avoué sa bêtise dans
des circonstances particulièrement humiliantes. Ridiculisé certes,
mais en même temps décrit avec une certaine sympathie, Gésios
apparaît comme un sophiste érudit, connu de tous les étudiants de
l'époque «non pas pour ses commentaires de rhétorique, mais pour sa
rigueur professorale dans l'art de la médecine»24. Sa grande erreur,
qu'il a failli payer de sa vie, consiste à avoir reproché aux saints
guérisseurs de recourir aux médicaments et aux traitements utilisés
par les médecins, alors qu'ils prétendaient agir sous l'impulsion
divine. Tout ce que les saints recommandaient à leurs malades,
affirmait Gésios25, venait des écrits d'Hippocrate et de Galien : ce
médicament-là, discourait-il, se trouve dans tel ou tel écrit d'Hippoc
rate, tel autre appartient à Galien et figure dans tel ou tel de ses
traités, un troisième revient à Démocrite26; et à chaque fois que les
saints prescrivaient une thérapeutique, il précisait à quel médecin il
convient d'attribuer tel médicament, tel emplâtre ou tel bandage,
tout en dissertant sur la nature des maladies et les qualités des
aliments, disant comment les classifier selon les règles en usage dans
la médecine, comment procéder pour supprimer la maladie27.
De tels discours, s'ils agaçaient les saints guérisseurs, nous
permettent, quant à nous, de découvrir le milieu dans lequel
Sophronios a pu apprendre à connaître Gésios aussi bien que les
méthodes d'enseignement du fameux didascale. Le cas de Gésios, en
effet, n'appartient pas au répertoire habituel des recueils de

24. Ibidem, XXX 2 (p. 302) : Σοφιστής ό Γέσιος υπήρχε σοφώτατος, ού λόγους Ρητορικούς
έξηγούμενος και δια τοϋτο φορών τό τριβώνιον, αλλά τέχνης ιατρικής προϊστάμενος, καΐ ταύτης
σύν ακρίβεια διδάσκαλος τοις μανθάνουσι κατ' εκείνον καιρόν γνωριζόμενος. Ούτος ό σοφός έν
λόγοις αίρόμενος και καλλίστοις ΐατροΐς ιατρός φημιζόμενος...
25. Ibidem, XXX 2 (ρ. 302-303) : Έκωμφδει δέ καΐ Κϋρον και Ίωάννην τους μάρτυρας ώς
έκ τέχνης ιατρικής θεραπεύοντας τα των ανθρώπων νοσήματα, καΐ οΰκ έκ θείας τινός και
υπέρτατης δυνάμεως.
26. Il s'agit de Démocrite Bolos (vers 200 av. J.-C.) : A.-J. Festugière, La
Révélation d'Hermès Trismégiste. I. L'astrologie et les sciences occultes, Paris 1981, p. 197-
200.
27. Thaumata, XXX 4 (p. 303) : Πυνθανόμενος γαρ τα τοϊς άσθενοϋσι προς αυτών
προσταττόμενα φάρμακα..., ιατρών είναι ταϋτα διδάγματα διετείνετο καΐ τοϋτο μεν Ίπποκράτειον
έλεγε τό βοήθημα · τάδε γαρ έν τωδέ φησι τω συγγράμματι · τοϋτο δέ Γαλήνειον έβόα τό
φάρμακον, καν τώδε κεΐσθαι τω λόγω διηγγέλλετο · άλλο δέ Δημοκρίτειον είναι διηγεΐτο σαφώς τό
επίθεμα, και τόν τόπον ένθα τοΰτο, φησίν, έμνημόνευε · καΐ ετέρου θαττον ίατροϋ τήν έτέραν
άκουσας έκόμπαζεν έμπλαστρον · και πάντως τα προς τών αγίων λεγόμενα, τινών ύπάρχειν ιατρών
διεβεβαιοϋτο καττύματα, φυσιολογών άεΐ τα νοσήματα, καΐ τάς τών διαδεδομένων ποιότητας, και
κατά λόγον αυτά τόν ΐατρικόν έπιτάττεσθαι, και τών παθημάτων ένεργεΤν τήν καθαίρεσιν.
52 WANDA WOLSKA-CONUS

miracles28, et ce n'est pas en fouillant les sources hagiographiques que


Sophronios a découvert ce personnage haut en couleur, iatrosophiste
de l'époque de Zenon (474-491), homme courageux, également estimé
dans les milieux païens et chrétiens29. Didascale de grande réputation,
il appartient au groupe des sept médecins qui ont établi, selon les
sources arabes30, le canon des livres d'Hippocrate et de Galien devant
entrer dans les programmes des écoles de médecine. Or il se trouve
que parmi ces sept médecins les Arabes placent également Stephanos,
Gésios apparaissant dans ces conditions comme un de ses prédéces
seurs dans la grande entreprise de la fixation du cursus scolaire
alexandrin. Et si Sophronios connaît Gésios, c'est, semble-t-il, à
travers les cours de Stephanos qu'il a suivis une vingtaine d'années
auparavant — les Thaumata ont été, en effet, composés vers 61031 —
d'autant plus que Stephanos lui aussi rapporte une anecdote au sujet
de Gésios32, fait assez inhabituel dans la pratique des écrivains de

28. Sophronios (Thaumata, XXX 13, p. 305) explique que Côme et Damien, co-
médecins et co-martyrs des saints Cyr et Jean, ont accompli eux aussi des miracles
comparables à ceux des saints alexandrins, par exemple la guérison d'un paralytique ou
celle d'une femme muette et d'une juive atteinte d'un cancer. Ces guérisons-là,
Sophronios les passe sous silence. Il ne relate que le récit concernant Gésios, qui ne
figure pas dans le recueil de Côme et Damien (XXX 14, p. 305-306). D'autre part,
rapportant le comportement provocateur de Gésios lors de son baptême forcé,
Sophronios précise : ώς Ιλεγον οί σαφώς τα κατ' αυτόν επισταμένοι (XXX 2, ρ. 302). Il se
conforme donc à la règle qu'il s'est fixée de ne relater que des miracles récents qu'il a
vus lui-même ou dont il a entendu parler les témoins oculaires (cf. Sophronios, Laudes
in Cyrum et Joannem, PG 87, 3417D14-3420A). Remarquons cependant que bizarrement,
tout en parlant de Gésios au passé comme d'un didascale qui était τοίς μανθάνουσι κατ'
εκείνον καιρόν γνωριζόμενος (Thaumata, XXX 2, ρ. 302 ; texte cité ci-dessus, n. 24), il
s'exprime, quelques lignes plus haut, comme si Gésios était encore en vie : Λέξωμεν
τοίνυν αύτοϋ την άσθένειαν, και της ασθενείας τό αϊτιον, και τό ταύτης χαριέστατον φάρμακον, κάν
ει αυτός εις ίτι και νΰν έπαισχύνεται καΐ φανεροϋσθαι πασιν ού βούλεται γράμμασιν. Voir plus
loin, n. 32.
29. Voir Ada Adler, Suidae Lexicon, I, Lipsiae 1928, p. 520-521, s.v. Gesios;
Damascius, Vie du philosophe Isidore, dans Photius, Bibliothèque, cod. 242, 299 :
R. Henry, VI, Paris 1971, p. 54 ; essai de reconstruction par C. Zintzen, Damascii vitae
Isidori reliquiae, frg. 334-337, Hildesheim 1967, p. 265-267; W. Schmid, Gessios, RE,
XIII, 1910, col. 1324; H. J. Magoulias, The Lives of the saints as sources of data for
the history of Byzantine medicine in the sixth and seventh centuries, BZ 57, 1964,
p. 130-131.
30. F. Sezgin, Geschichte des arabischen Schrifttums, III, Leiden 1970, p. 142-144 et
p. 160-161.
31. Thaumata, VIII 2 (p. 253) : Christodôros a été nommé économe de l'église des
saints Cyr et Jean par le patriarche Euloge et confirmé par ses successeurs, Théodore
(607-610) et Jean l'Aumônier (610-619), έξ oui καΐ τα τοις μάρτυσι δρώμενα γράφεται τέρατα ;
voir aussi XI 6 (p. 263).
32. Expliquant VAph. II 53 (54) (I, p. 2563"8), Stephanos écrit : Ένταϋθα γενόμενος ό
τρισευδαίμων σοφιστής Γέσιος και τον άφορισμόν τοϋτον εξηγούμενος, άστείως φερόμενος τοΤς
άκροαταϊς Ιλεγεν ■ Εί βούλεσθε άκριβώσαι τό ύφ' 'Ιπποκράτους λεγόμενον, έμέ αυτόν ύπόθεσιν τοϋ
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 53

l'époque qui se réfèrent nommément aux seuls médecins anciens.


Signalons à ce propos que le grief émis par Gésios à l'encontre des
saints Cyr et Jean de détourner au profit de l'action divine des acquis
de la médecine se retrouve dans le commentaire aux Aphorismes de
Stephanos, bien que, cette fois — les temps et les mentalités
changent33 — , le réquisitoire vise non plus les saints guérisseurs, mais
les sorcières qui abusent de la crédulité des gens simples34.
Si la présence de Gésios dans les Thaumata nous rapproche déjà de
Stephanos, son discours, tel qu'il est rapporté par Sophronios,
comporte des éléments caractéristiques de la leçon élaborée par
Stephanos : se rapporter d'abord à Hippocrate ou à Galien, donner
une référence à l'un ou l'autre de leurs écrits, ou d'une façon plus
générale se référer aux anciens, tout en accompagnant ces citations
d'un développement théorique sur telle ou telle maladie — φυσιολογών
άεί τα νοσήματα, dit Sophronios35 — composé selon un schéma plus ou
moins fixe : définition de la maladie, son origine, les signes qui
permettent de la reconnaître, la thérapeutique comportant la
médication et la diététique. On trouve plusieurs exemples de ces
exposés, certains très élaborés, dans les commentaires de Stephanos,
principalement dans celui du Prognosticon36 '.
Nulle part, cela va de soi, Sophronios ne se risque dans un discours
médical, mais lorsqu'il décrit l'étrange maladie d'intestins dont

λόγου ποιήσασθε. Οδτος γαρ έν νεότητι μακρός ήν καΐ ευπρεπής τοις όρώσιν, έν δέ γήρα κεκυφώς
έγένετο κατά τήν είρημένην αίτίαν. Stephanos s'exprime comme s'il avait personnellement
assisté à un cours de Gésios, ce qui est impossible, étant donné le temps qui sépare les
deux personnages. La formule ένταϋθα γενόμενος, courante dans le commentaire aux
Aphorismes de Stephanos, introduit le plus souvent une référence au commentaire de
Galien. Stephanos aurait-il alors entre les mains un commentaire de Gésios aux
Aphorismes, aujourd'hui perdu? Ou bien c'est Philoponos, que Stephanos a peut-être
rencontré entre 565 et 570 (voir plus loin, p. 85-86) à Alexandrie, qui lui a transmis le
souvenir de ce médecin qui semble avoir beaucoup impressionné ses contemporains.
Plus âgé sans doute que Philoponos, Gésios a fait partie du cercle d'amis ou de disciples
d'Ammonios, si l'on en croit Zacharie le Scholastique (De mundi opificio disputatio,
PG 85, 1012-1114, et spécialement, col. 1060-1105), qui écrit (col. 1060A) : των φοιτητών
ô κορυφαιότατος και Γέσιος δς νϋν αύχεϊ τήν 'Ιπποκράτους τοϋ Κφου και Γαληνού τοϋ έκ
Περγάμου σοφίαν και των ίατρικήν φιλοσοφούντων διδάσκαλος παρά τόν Νεϊλον προκάθηται.
33. A moins qu'il s'agisse d'un grief ancien répété d'un commentaire à l'autre et que
Stephanos a déjà trouvé dans sa source.
34. Aph. V 27 (25) (III, f. 187V).
35. Thaumata, XXX 4 (p. 303) : texte cité à la n. 27 ci-dessus.
36. Un exposé sur l'hydropisie comprend quatre points : définition, parties du corps
touchées, genres, causes : Progn. II 1 (p. HO^-Hô2). A titre d'exemple, voici un schéma
simple tiré d'Aph. II 41 (42) (I, p. 26618"14) : Ζητήσωμεν τί έστιν αποπληξία και τήν διάθεσι\
αυτής καΐ τί τό αΐτιον της αποπληξίας και τίς ό πεπονθώς τόπος ; ou encore celui du traite
attribué à Galien, Introdudio seu Medicus (Claudius Galenus, Opera omnia : D.C. G
Kühn, 14, Leipzig 1827, p. 732-733) : Φρενΐτις μέν ούν έστιν Ικστασις διανοίας..., γίνεται δέ έ?
αιτίας ώς επί πολύ χολής..., θεραπεία δέ αρμόδιος ήδε.
54 WANDA WOLSKA-CONUS

souffre Martyria, il met en relief trois étapes de la démarche suivie


normalement par un médecin : «Les chefs des médecins (των ιατρών οι
προστάται) accourus là (au chevet de la malade) n'ont été capables,
écrit-il, ni de reconnaître la maladie (οΰτε το πάθος έγίνωσκον), ni d'en
énoncer la cause (οοτε τήν αίτίαν άπήγγελλον), ni de prescrire un
médicament (οοτε προσφέρειν φάρμακον) »37, trois étapes qui correspon
dent aux trois points qu'on développe entre autres dans les traités
nosologiques et que Stephanos à son tour fait entrer dans ses exposés :
diagnostic (définition), aitiologie, thérapeutique.
De même, lorsque Sophronios décrit le traitement que Gésios
s'impose pour soigner son arthrose, il recourt au langage qui rappelle
singulièrement celui des médecins commentateurs d'Hippocrate : του
πάθους άγνοήσας τό αίτιον, ίατρεύειν εαυτόν ό τους άλλους ιώμενος ήγωνίζετο.
Έχρήτο γουν διαφόροις άλείμμασιν και καθαρσίοις των αλειμμάτων ούχ
ήττοσιν, δίαιτας τε πολυτρόπους διήμειβε και θερμότερων τροφών μετελάμβα-
νε, ψύξιν είναι και φλέγμα τήν εν έκείνοις οδσαν τοις τόποις οίόμενος και ταύτη
διαφορεΐσθαι δοκών τό της ασθενείας παραίτιον38.
Dans le contexte qui est celui des miracles, l'aitiologie semble
particulièrement intéresser Sophronios. Aux forces surnaturelles il
oppose les causes inhérentes à la nature humaine, reconnaissablës par
les médecins, décrites et cataloguées dans les traités de médecine. « En
effet, écrit-il, la maladie n'était pas d'origine naturelle (où γαρ φυσικόν
ήν), comme cela arrive pour la plupart des maladies qui surviennent à
la suite d'une surabondance des humeurs ou qui dérivent d'autres
symptômes (εκ χυμών πλειόνων γινόμενα ή συμπτωμάτων)39, et auxquelles
notre nature est nécessairement soumise depuis la transgression
commise dans le paradis»40.
On reconnaît dans ce développement la très classique théorie des
quatre humeurs dont le déséquilibre, selon la nosologie de l'époque,
est responsable de la plupart des maladies. Ce serait aussi l'atrabile la
cause de l'épilepsie et des migraines d'Isidore, si celles-ci n'étaient pas
d'origine démoniaque : πνεύμα πονηρόν και ού μελαγχολικόν χυμόν έχων τό
νόσημα41. Quant à la maladie des yeux de Sophronios lui-même, elle
serait provoquée par le changement du climat ou la mauvaise
complexion du corps42, deux causes souvent prises en considération
dans la médecine de l'époque.

37. Thaumata, XXI 3 (p. 282).


38. Ibidem, XXX 5 (p. 303).
39. C'est-à-dire la fièvre, la douleur, la toux, qui ne sont que des manifestations
permettant de diagnostiquer une maladie.
40. Thaumata, XXI 1 (p. 282).
41. Ibidem, LIV 5 (p. 369); cf. Aph. III 31 (29) (II, f. 53r) : γίνονται επιληψία και ύπό
μελαγχολικού χυμοϋ.
42. Thaumata, LXX 5-6 (ρ. 395) : τα μέν πρώτα άλλαγήν αέρος τό τοϋ πάθους Ιλεγον
αϊτιον. Ώς δέ διέτεινε τό άρρώστημα, προς ξηροφθαλμίαν αύτοϊς μετεπλάττετο, ού ξένους αέρας
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 55

Lorsque Sophronios se met à décrire une maladie du poumon, il en


expose les symptômes à la manière des médecins de profession :
«...Isidore était très malade, écrit-il, son poumon l'amenant à l'état
d'épuisement grave et lui annonçant la mort comme remède à sa
maladie ; en effet, petit à petit, Isidore expectorait son poumon qui
pourrissait et se transformait en sang et en flegme ; aussi s'attendait-il
à la mort qui toujours et de toutes manières est une conséquence
normale d'une affection pulmonaire aussi grave»43.
Plus nette encore est la description qu'il donne d'une occlusion
intestinale. «Menas, raconte-t-il, fut saisi d'une violente fièvre qui le
brûlait et l'attaquait avec force ; consumant presque toute l'humidité
contenue dans le ventre, elle provoqua, par l'excès de la sécheresse,
une occlusion du ventre ; négligeant la fièvre moins dangereuse que
l'occlusion, les médecins se sont empressés de réduire cette dernière à
l'aide de nombreuses lotions et divers remèdes propres à arrêter le
sang, administrant par voie buccale les antidotes aptes à dissoudre les
aliments incommodant l'estomac...; mais ce faisant, ils n'ont fait
qu'aggraver le mal ; en effet, une fois introduits dans le ventre, les
médicaments s'y fixaient et empêchaient toute évacuation ; gonflant
toujours davantage, l'homme n'en a couru que le plus grand danger,
son ventre enflé outre mesure ; ainsi ne trouva-t-il aucun soulagement
dans sa misère»44.
Le passage qu'on vient de voir abonde en réminiscences aussi bien
du langage propre aux écrits de médecine (le πυρετός qui est σφοδρός,
έμβαλών επιτεταμένως και διακαώς) que des théories qu'on y développe
(la fièvre qui déshydrate le corps, détruisant l'équilibre entre le sec et
l'humide)45, des conseils qu'on y donne aux médecins (s'occuper

αίτίαν, άλλα δυσκρασίαν έχων τοϋ σώματος; Aph. Ill 13 (12) (II, f. 23r) : υλη γαρ υπόκειται
και φέρεται επί τους οφθαλμούς · αλλά δια τό περιέχον ψυχρόν καΐ ξηρόν δν πυκνοϋνται οί χιτώνες
των οφθαλμών καΐ στεγοΰνται ; ibidem (f. 23Γ) : οδτως οδν και έπί τών οφθαλμών · αυτή μέν γαρ
ή ουσία τών οφθαλμών ξηραν έχει δυσκρασίαν.
43. Thaumata, IV 2 (ρ. 249) : Ούτος οδν δ 'Ισίδωρος χαλεπώς πάνυ διέκειτο, τοϋ πνεύμονος
αυτόν χαλεπώς κατατρύχοντος · ... τοϋτον γαρ σηπόμενον κατ' ολίγον άνέπτυεν εις αϊμα και φλέγμα
λυόμενον. L'état d'Isidore semble correspondre à cette description de la phthisie par
Stephanos, Aph. III 31 (29) (II, f. 54r) : Ουδέν γάρ έστιν φθίσις, ει μή εκτηξις τοϋ παντός
σώματος έπί έλκώσει τοϋ πνεύμονος γινομένη, ou encore Aph. V 16 (15) (III, f. 167V) : 6
πνεύμων μανός έστιν καΐ ού φέρει την αεί πάροδον τοϋ πύου σηπεδόνα, τραχύνεται και... έλκοΰται *
και γίνεται έκτηξις τοΰ παντός σώματος.
44. Thaumata, V 1-2 (ρ. 250).
45. Aph. II 27 (Ι, ρ. 1981β~17) : ο πυρετός οδτος διακαής ών και όφείλων διαπανησαι πίσαν
ύγρότητα και έκτηξαι τους χυμούς; Aph. II 28 (29) (I, p. 2023'4) : τότε γαρ ζέων καΐ διακαής
υπόκειται πυρετός καΐ ξηρότητος πολλής τω σώματι γέγονεν αίτιος ; Aph. IV 66 (II, f. 126Γ ) :
πυρετού γαρ υποκειμένου οξέος και διακαούς ένδεια υγρών γίνεται και δαπάνη καί λεϊψις.
56 WANDA WOLSKA-CONUS

d'abord de ce qui est plus urgent)46, des symptômes qui caractérisent


la maladie, de l'administration et l'action des médicaments prescrits.
Plusieurs autres principes propres à la pratique médicale se
reflètent, si imparfaitement soit-il, dans les Thaumala. Ainsi la règle
hippocratique τα εναντία των εναντίων ιάματα, à laquelle Sophronios
oppose celle de τοις όμοίοις τα δμοια, en honneur auprès des saints
guérisseurs47 ; ou encore celle, caractéristique pour les commentaires
alexandrins du 6e et du 7e siècle, d'échange continuel entre le chaud et
le froid qui affecte le corps humain. Décrivant l'accident survenu à
Theodora à la sortie du bain, Sophronios précise : «La chute était
terrible : elle s'est produite en effet après le bain, au moment où
Theodora passait de la chaleur brûlante à l'air frais, lorsque le corps
des baigneurs devient vulnérable et se relâche sous l'action du sang
qui se répand ramollissant et liquéfiant (le corps). En effet, aussi
longtemps que nous restons à l'air frais, le chaud se réfugie à
l'intérieur (du corps), dans le cœur, et s'y abrite, se contractant au
contact du froid ; mais, lorsque nous nous approchons de l'air chaud,
le froid extérieur s'étant retiré, le chaud émerge aussitôt à la surface ;
libéré qu'il est de l'action contraignante du froid, il se reconnaît dans
l'affinité de la chaleur extérieure»48. C'est là un texte qu'on ne serait
pas étonné de retrouver dans un des commentaires de Stephanos. Se
référant à Aristote49, il écrit : «Les éléments subissent des affections
inverses les uns par rapport aux autres ; les qualités se cèdent
alternativement la place et se substituent les unes aux autres.
Lorsque la chaleur se trouve dans la profondeur (du corps), c'est le
froid qui occupe la surface; et, à l'inverse, le froid se retirant dans la
profondeur, la chaleur s'étale à la surface. En hiver, donc, alors que le
froid s'attarde à la surface, la chaleur recule vers la profondeur; en
été, au contraire, la chaleur occupant la surface, le froid se niche dans
la profondeur»50.

46. Aph. V 30 (28) (III, f. 193r) : Ό ούν 'Ιπποκράτης τοϋ ήττονος κακοϋ περιφρονεί και
πλεΐον καΐ έπιτεταμένον κακόν θεραπεύει; ou encore Aph. I 30 (16) (I, p. 11628"29) : Έπί των
παθημάτων οδν, έφ' ών άντένδειξις θεωρεϊται, προς το κατεπείγον δει ένίστασθαι μηδετέρου
παντάπασιν άμελοϋντας. Voir aussi Therap. ad Glauc. (Dietz, Scholia, I, p. 31029"31) : Kai
δεϊ τηνικαϋτα παραβάλλειν άλλήλοις τοϋ τε νοσήματος και τοϋ συμπτώματος, καΐ προς τό
κατεπείγον ίστασθαι ; cf. ibidem, p. 30026"27.
47. Thaumala, XXVII 7 (p. 294). Règle très souvent répétée; elle figure dans la
préface du commentaire aux Aph. I, p. 2811.
48. Thaumala, IX 8-9 (p. 259).
49. Meteor. I 12 (348 b 2-8, 15-17).
50. Aph. I 27 (15) (I, p. 106*'10). Les développements sur les échanges entre le froid et
le chaud sont innombrables dans les commentaires de Stephanos ; cf. des considérations
plus proprement médicales à propos de Aph. V 22 (21) (III, f. 175V) : «Le froid contracte
les pores de la peau. Sous l'effet donc de cette contraction, la chaleur naturelle se crispe
et se retire dans la profondeur (du corps), comme vers son propre principe. Ensuite, à
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 57

La notion de l'affinité de la chaleur intérieure avec celle de l'air


chaud environnant appartient au répertoire courant des écrits de
médecine51, aussi bien que celle de l'action ramollissante de la chaleur
sur le corps humain52.
Lorsque Sophronios décrit les thérapeutiques proposées par les
médecins à leurs malades, il invoque les traitements coutumiers de
l'art médical : antidotes, diètes, purges, phlebotomies, onguents,
frictions, lotions53. Quant aux médicaments prescrits par les saints,
s'il y en a qui paraissent extravagants, d'autres, tirés de plantes et de
produits animaux, ne diffèrent pas de ceux qu'ordonnent les
médecins54. Le répertoire des maladies dont les deux saints ont eu à
s'occuper est étonnamment riche : il va des maladies des yeux (très
fréquentes) aux hydropisies, en passant par les douleurs rhumatismal
es, les maladies de la bouche, du poumon, des reins, de l'appareil
digestif, urinaire et génital, les affections de la peau, les troubles
nerveux, les paralysies, les cancers, et j'en passe. Toutes ces maladies,
Sophronios les désigne par les noms qu'on rencontre seulement dans
la terminologie médicale55, tout en précisant qu'il s'agit là du voca
bulaire propre aux scientifiques, comme par exemple : ό παρ' ίατροΐς
σκΐρος λεγόμενος56, ou bien το μεν πάθος οί της ιατρικής επιστήμης
ΰδερον λέγουσιν57. Il se réfère à Hippocrate et à Galien, même si,
s'adaptant aux circonstances, il le fait dans un esprit de critique et de
moquerie. Il connaît quelques méthodes de travail des médecins qui
consistent à rechercher, à travers les commentaires sans doute, une
indication diagnostique ou thérapeutique dans des écrits d'anciens
Asclépiades (εύρεΐν έν τοις των αρχαίων Άσκληπιαδών συγγράμμασι)58. II
fait allusion, croyons-nous, aux traités nosologiques, lorsqu'en parlant

nouveau, elle s'étend vers l'extérieur, c'est-à-dire vers la surface ; rencontrant (là) une
peau dense et compacte, elle se rétracte une nouvelle fois, se fortifie, rebondit avec
force et remonte vers la surface. Ceci se produisant à plusieurs reprises, la chaleur
naturelle s'amplifie à la suite de ce mouvement répétitif vers l'extérieur et vers
l'intérieur».
51. Cf. Aph. I 32 (18) (I, p. 12018"1») : έν θέρει έπί τα εκτός νεύει τ* θερμόν υπό τοϋ
περιέχοντος προς τό ομογενές έξελκόμενον...
52. Cf. Aph. V 17 (16) (III, f. 168V) : Τό θερμόν άνευρύνει τους πόρους και διαφορεϊ τήν
συνεκτικήν ύγρότητα των σαρκών; (ibidem, f. 169Γ) : ...ή σαρξ ασθενής γίνεται ύπό της
καταχρήσεως τοϋ θερμοϋ.
53. Thaumata, V 1-2 (ρ. 250), XII 5 (ρ. 266), XXIII 1 (ρ. 285), XXXV 4 (ρ. 319).
54. J. Nourry, Anargyres et saints guérisseurs dans l'ancienne spiritualité byzantine
(vie-xe siècle), thèse de doctorat du 3e cycle (Institut grec de l'Université Paris X
1978), I, p. 323-325. Il serait intéressant de dresser une liste des médicaments prescrits
par les saints guérisseurs et de les comparer à ceux recommandés par Stephanos.
55. Thaumata, p. 108-111; Nourry, op. cit., p. 276-286.
56. Thaumata, XXII 1 (p. 283).
57. Ibidem, XX 2 (p. 281).
58. Ibidem, XLI 5 (p. 342).
58 WANDA WOLSKA-CONUS

de l'hydropisie qui terrasse Menas, il écrit que rien qu'à l'énoncé du


nom de la maladie, les médecins se représentent mentalement la
grandeur (gravité) de la maladie (ευθέως γαρ οί της τούτου προσηγορίας
άκούσαντες της οδύνης έντυπουνται τη διάνοια το μέγεθος)59, grandeur étant
une des catégories les plus fréquentes dans les schémas de toutes
sortes de classifications et de typologies des maladies60. De même,
lorsque rapportant le châtiment infligé par les saints à Gésios (courir
autour de leur sanctuaire sous le harnachement d'un âne), il ajoute
malicieusement qu'il est impossible de comprendre la composition et
la qualité naturelle et essentielle de tels médicaments (ποίας ταύτα
τυγχάνουσι κράσεως και φυσικής και ουσιώδους ποιότητος ισχύων ποιήσασθαι
την κατάληψιν61), on pense aussitôt aux savants discours de Stephanos.
Il sait aussi reconnaître les limites de la médecine, en admettant, dans
la démarche qui est la sienne, une part d'hypothèse ; contrairement
aux médecins, dit-il, les saints n'obéissent ni aux lois de la médecine
ni aux considérations d'ordre hypothétique (νόμοις ιατρών και στοχαστι-
καΐς άποφάσεσι μη δουλεύοντας)62.
Cependant, si Sophronios semble s'intéresser surtout à la théorie, il
lui arrive aussi de parler de la pratique médicale. Ainsi il fait voir les
compagnons de route de Kosmianè blessée lui conseiller d'aller au
plus vite chez le médecin, la blessure à chaud étant plus facile à
soigner pour le médecin, moins douloureuse pour le patient63. Ailleurs
il représente de grands patrons de la médecine, accompagnés de leurs
serviteurs et apprentis, faire visite chez un malade64; une autre fois il
fait apparaître les saints Cyr et Jean, le premier sous la forme d'un
médecin-didascale, le deuxième sous celle d'un mathètès exécutant les
ordres de son maître65.
Enfin, pour finir, relevons dans cet amas de critiques, de moqueries
et de persiflages, deux textes qui en disent long sur le véritable
sentiment de l'auteur envers la profession qu'à aucun moment il n'a

59. Thaumata, LXVI 3 (p. 386).


60. Voir, par exemple, le commentaire de Stephanos à YAph. V 5 (III, f. 24Γ) : ΔεΤ
δέ... και ζητεΐν τό μέγεθος της οδύνης· έκ τούτου γαρ πάλιν διαγινώσκομεν και το αίτιον τό
ποίησαν. Έαν γαρ μεγάλη εστίν ή οδύνη..., ίσχυρόν έστι τό ποίησαν αϊτιον · εί δέ άμαυροτέρα... ή
οδύνη, ασθενές έστι και τό ποίησαν αίτιον.
61. Thaumata, XXX 9 (ρ. 304).
62. Ibidem, XXIII 3 (ρ. 284). On mesure l'importance de l'hypothèse dans la
pratique médicale en lisant le commentaire de Stephanos à la Therap. ad Glauc. (Dietz,
Scholia, I, p. 23731"34) : Στοχαστικόν δέ έστι τό ποσόν. ΚαΙ ούκ άν τις δύναιτο σταθμίσασθαι
τοϋτο κατά άκρίβειαν, άλλα έκαστος ώς άν έχη φρονήσεως, οδτω πλησίον τοϋ άκριβοϋς άφικνεϊται ;
ou encore (ibidem, p. 27226"29) : δει καί τίνα στοχαστικήν προστιθέναι διάγνωσιν, αυτήν μέν καθ'
έαυτήν ούκ αρκούσαν τό ακριβές παραδοϋναι, συνεισφέρουσα (sic) μέντοι τοϊς εΐρημένοις σημείοις.
63. Thaumata, XXXIII 5-6 (ρ. 313).
64. Ibidem, LX 2 (ρ. 376).
65. Ibidem, XXXIII 8 (ρ. 314).
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 59

cessé de railler. Justifiant l'impuissance des médecins de soulager si


peu soit-il les souffrances de Marie atteinte d'une très grave
hydropisie, Sophronios rend un hommage volontaire ou involontaire
aux médecins qui, selon ses dires, s'avèrent utiles «dans presque
toutes les autres maladies, parce qu'ils guérissent parfaitement les
unes et apaisent les autres, en les réduisant en quelque sorte à l'aide
des médicaments »ββ. Dans un autre passage, il se dit imitateur des
médecins : faisant alterner les récits plaisants et les récits sévères, il
guérit, dit-il, les âmes des lecteurs par les premiers et les purifie par
les deuxièmes, tout comme les médecins qui, joignant au miel les
médicaments au goût amer, purgent les malades67.
Ainsi au terme de cette longue analyse nous pouvons reposer la
question : Sophronios était-il hostile à la médecine profane, ne
comprenait-il rien aux techniques et aux théories de l'art médical?
Nous sommes portée à soutenir le contraire : en effet, autant qu'on
peut en juger d'après les allusions, fugitives certes, mais caractéristi
ques, que nous avons relevées dans des contextes particulièrement
défavorables à l'exposé des théories scientifiques, Sophronios connaiss
ait la médecine telle qu'elle a été enseignée à Alexandrie au 6e et au
7e siècle aussi bien que les médecins, et plus spécialement Stephanos
le sophiste, dont il a suivi les leçons entre 581 et 583, un Stephanos
qui, à ce qu'il semble, doit être identique à notre Stephanos d'Athènes
(ou d'Alexandrie), médecin et philosophe, le seul didascale de Yiatrikè
lechnè connu à cette époque à Alexandrie68. Mais, s'il en est ainsi, on
doit placer Stephanos dans l'entourage d'Euloge, le patriarche
orthodoxe d'Alexandrie, et de ses amis, Jean Moschos et Sophronios,
fervents défenseurs de la théologie dyophysite et du concile de
Chalcédoine, ce même Stephanos, médecin et philosophe, qui est aussi
un savant dans la tradition scientifique de Jean Philoponos, donc a
priori proche des milieux monophysites, adversaires irréductibles du
concile de Chalcédoine : une situation paradoxale dans cette Alexand
rie où orthodoxes et monophysites s'affrontaient depuis toujours
avec véhémence.

66. Ibidem, XX 2 (p. 281).


67. Ibidem, XXXII 12 (p. 312).
68. Sophronios était-il iatrosophiste lui-même? Cela dépend de l'interprétation
qu'on donnera du titre Σοφρωνίου (sic) μονάχου ίατροσοφιστοϋ άνακρεόντιον εις τόν 'Ιωσήφ,
qui précède le carmen XXIII du recueil des Anacréontiques de Sophronios, un carmen
dont l'authenticité est fortement contestée ; voir à ce sujet Sophronii Anacreontica
edidit et italice reddidit M. Gigante, Rome 1957, p. 139s. et p. 16-19. Remarquons
cependant que la frontière entre le titre de sophiste et celui de iatrosophiste est difficile
à tracer. Pour notre propos, le problème ne présente pas d'intérêt particulier. Il est
probable que Sophronios n'a jamais exercé la médecine lui-même.
60 WANDA WOLSKA-CONUS

V. Stephanos sophiste d'Alexandrie


et l'Histoire ecclésiastique de Denys de Tell-Mahré
(Michel le Syrien)

Deux historiens syriens, Denys de Tell-Mahré (mort en 845) et


Michel le Syrien (1166-1199), tous deux patriarches jacobites d'Antio-
che1, racontent les troubles qui ont éclaté, dans les dernières
décennies du 6e siècle et les premières années du 7e siècle, au sein du
parti monophysite à Alexandrie, à propos de la personne et de la
doctrine d'un certain Stephanos, sophiste d'Alexandrie. Identifié
parfois à Stephanos d'Alexandrie, le sophiste et le commentateur
d'Aristote2, est-il réellement le même Stephanos que celui qui fait
l'objet de notre recherche?

1. Le fragment de la Chronique de Denys de Tell-Mahré édité partiellement par


J.S. Assemani (Bibliotheca Orientalis Clementino-Vaticana, II, Romae 1721, p. 72-77) a
été repris intégralement par J.-B. Chabot, Historiae Ecclesiasticae auctore Dionysio
Telmahrensi fragmentum, dans E.W. Brooks, Historia Ecclesiastica Zachariae Hhetori
vulgo adscripta, Louvain 1953, p. 151-154 (cité dorénavant : Chabot, Historia
Ecclesiastica). Cette Chronique a été utilisée premièrement par Michel le Syrien,
Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d'Antioche (1166-1199), édité pour la
première fois et traduite par J.-B. Chabot, II, Paris 1901, p. 361-364 (cité dorénavant :
Chronique de Michel le Syrien) ; deuxièmement par un auteur anonyme du 13e siècle :
Anonymi auctoris Chronicon ad A.C. 1234 pertinens, II, traduit par A.A. Bouna,
Louvain 1974, p. 195. Voir aussi la traduction allemande du fragment en question dans
R.A. Abramowski, Dionysios von Teil-Mahre, jakobitische Patriarch von 818-845,
Leipzig 1940, p. 138-142, et le commentaire de J. Maspero, Histoire des patriarches
d'Alexandrie, depuis la mort de l'empereur A nastase jusqu'à la réconciliation des Églises
jacobites (518-616), Paris 1923, p. 291-294.
2. Depuis Fabricius les identifications les plus fantaisistes entre les différents
Stephanos ont été proposées dans des contextes variés. Pour le résumé des propositions
anciennes, voir Ch. W.F. Walch, Entwurf einer vollständigen Historie der Ketzereien,
der Spaltungen und Religionsstreitigkeiten, bis auf die Zeiten der Reformation, VIII,
Leipzig 1778, p. 787-789. Pour celles des modernes, se reporter à J. H. Declerck,
Probus, l'exjacobite et ses Έπαπορήματα προς Ίακωβίτας, Byz. 53, 1983, p. 217-219 et
n. 17-18 (cité dorénavant : Declerck, Probus). Bernard Flusin, que je remercie d'avoir
pris la peine de lire mon manuscrit, attire mon attention sur un autre Stephanos, celui
qui est signalé par Agapius, historien arabe du 10e siècle : Kitab al-'Unvan. Histoire
universelle écrite par Agapius (Mahboub) de Menbidj, éditée et traduite en français par
A.A. Vasiliev, PO 8, p. 465 : «En ce temps-là (c'est-à-dire après la paix conclue entre
Héraclius et Chosroès) s'illustra, parmi les philosophes, Stephanus (Etienne), un sage
d'Egypte et d'Alexandrie, qui fut disciple du philosophe Olympiodore et de Théodore,
philosophe de Constantinople». Dans ce texte, s'il s'agit de notre Stephanos, les
renseignements sont des plus fantaisistes : Stephanos n'a pu être disciple ni
d'Olympiodore, mort peu après 565, ni de Théodore à Constantinople, personnage
complètement inconnu ; et après 610, il ne pouvait se trouver à Constantinople en
position de disciple. Le texte cependant montre l'importance et la célébrité de
Stephanos à l'époque d'Héraclius.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 61

Reprenons les faits tels qu'ils sont racontés par les deux historiens.
Du temps de Damien, patriarche jacobite d'Alexandrie (578-605)3,
écrit Denys de Tell-Mahré, un sophiste d'Alexandrie du nom de
Stephanos s'est mis à répandre une doctrine hétérodoxe qui a semé
beaucoup de troubles dans la populace. Mis en garde par Damien,
Stephanos n'en tint aucun compte. Aussi fut-il, en raison de sa folie,
condamné et exclu (de l'Église monophysite) par Damien et d'autres
amis de la vérité. Il arriva que vers la même époque Pierre de
Callinique, élu récemment patriarche jacobite d'Antioche (581-591),
descendit à Alexandrie (en 581)4 pour plaider sa cause auprès de
Damien dans le conflit qui l'opposait à Paul le Noir, son prédécesseur
sur le trône patriarcal d'Antioche, déposé entre autres pour avoir
communié avec les chalcédoniens. Il était accompagné de deux
hommes savants et éloquents, Probus et l'archimandrite JeanBarbûr.
Désireux de prouver leur habileté théologique en même temps que
d'obtenir la dignité épiscopale, Probus et Jean se mirent à combattre
la doctrine professée par le sophiste. Mais le patriarche ayant refusé,
pour des raisons que nous ne connaissons pas, de les ordonner
évêques, les deux hommes prirent contact avec Stephanos et, séduits
par ses discours, s'appliquèrent — Probus ouvertement, Jean Barbûr
subrepticement — à propager la doctrine qu'ils avaient jusque-là
combattue. Chassés d'Alexandrie, ils passèrent en Orient et continuè
rent par des discours et des lettres à y diffuser la doctrine hétérodoxe,
au point que Probus d'abord Jean Barbûr ensuite furent condamnés
et exclus de l'Église jacobite pendant le synode tenu à Guba Baraja5,
en 584/585 ou 585/586. Alors, désapprouvés par leurs coreligionnaires,
ils aggravèrent la rupture : non seulement ils abandonnèrent la
doctrine du sophiste6, mais, rejoignant Anastase, évêque orthodoxe

3. Sur Damien, cf. CPG, n™ 7240-7245.


4. Sur cette date, voir A. van Roey, Une controverse christologique sous le
patriarcat de Pierre de Callinique (OCA 205 = Symposium Syriacum 1976), p. 349 (cité
dorénavant : van Roey, Controverse) et Declerck, Probus, p. 216-217, qui exposent les
événements décrits par Denys de Tell-Mahré.
5. J. D. Mansi (Sacrorum Conciliorum Nova et Amplissima Collectio, IX, Florentiae
1763, p. 966-968) reprend le texte de Denys de Tell-Mahré. Sur la date de ce synode,
voir Declerck, Probus, p. 221.
6. Il n'est pas facile de donner un sens précis à cette phrase de Denys de Tell-Mahré,
car on ne sait pas exactement quelle était la doctrine de Stephanos, pas plus que celle
de Probus et de Jean Barbûr, avant leur adhésion au parti chalcédonien (voir ci-dessous
note 24). Il n'est peut-être pas hors de propos de rappeler le jugement de Maspero, op.
cit. (supra n. 1), p. 3 : «il ne semble pas qu'on ait jamais obtenu d'un des docteurs
monophysites une réponse précise aux objections des contradicteurs. Dans toutes les
conférences tentées en vue de la conciliation, les théologiens relevaient cette troublante
inconséquence de leurs adversaires».
62 WANDA WOLSKA-CONUS

d'Antioche7, ils embrassèrent la foi chalcédonienne, entraînant à leur


suite plusieurs villes de la région. Après la mort de Pierre de
Callinique (en 591), Probus et l'archimandrite Jean firent une ultime
tentative pour faire admettre par la communauté monophysite de
Syrie la doctrine qui était la leur. Dans une conférence organisée sur
leur instance par le patriarche Anastase (en 595-596)8, ils discutèrent
pendant six mois avec les moines de Syrie amenés de force à Antioche.
Ils exposèrent leurs opinions en huit tomes, auxquels les moines, sans
se laisser convaincre, répondirent par autant de tomes également.
N'ayant pas obtenu le résultat escompté, Probus «couvert de
confusion s'en alla à Constantinople et séduisit le patriarche de cette
ville, qui le fit évêque de Chalcédoine»9. Au dire de deux historiens,
Probus, sur son lit de mort, chercha à obtenir sa réintégration dans
l'Église monophysite. Il n'y réussit cependant pas, n'ayant trouvé
aucun évêque, aucun moine, ni même un simple laïc prêt à l'absoudre
de son apostasie.
Mais quelle fut la doctrine du sophiste d'abord combattue, ensuite
défendue avec tant de ferveur par l'archimandrite Jean Barbûr et
surtout par Probus, pour être finalement abandonnée au profit de la
foi chalcédonienne? Elle se précise petit à petit, à mesure qu'avance
le récit de Denys de Tell-Mahré. «Un certain sophiste du nom de
Stephanos, dans la ville d'Alexandrie, écrit-il, proclamait qu'après la
pensée de l'union (du Logos à la chair), il ne faut pas dire qu'il
subsiste la distinction en qualité naturelle des choses dont est fait le
Christ.» Réprimandé par le patriarche Damien, le sophiste persista
néanmoins à soutenir «qu'il est impossible que subsiste la diversité de
qualité naturelle des choses dont le Christ est fait, sans (que subsistent
en même temps) le nombre et la division des natures»10. Au contraire,
lorsque, après le synode de Guba Baraja qui exclut Probus et
Jean Barbûr de la communauté monophysite, Pierre de Callinique11
compose une réfutation de la doctrine jugée hétérodoxe, il s'applique,
lui, à démontrer, à l'aide de témoignages des Pères de l'Église, «qu'en
vérité, il subsiste, même après la pensée de l'union, la différence des
natures dont le Christ est fait, sans (qu'on soit obligé d'admettre)
cependant le nombre et la division de ces mêmes natures»12. Enfin,

7. Sur les difficultés chronologiques que présente cette apparition d'Anastase, qui
n'est devenu patriarche d'Antioche (une deuxième fois) qu'en 593, voir Declerck,
Probus, p. 222. G. Weiss (Studia Anastasiana, München 1965) n'a pas abordé l'affaire
de Probus et Barbûr.
8. Sur cette date, voir van Roey, Controverse, p. 351.
9. Chabot, Historia Ecoles iastica, p. 153-154. Pour la bibliographie concernant les
évêques de Chalcédoine, voir Declerck, Probus, p. 213 n. 4.
10. Chabot, Historia Ecclesiastica, p. 151413.
11. Sur Pierre de Callinique, cf. CPG, n»8 7251-7254.
12. Chabot, Historia Ecclesiastica, p. 1531*21.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 63

pendant la dispute soutenue à Antioche avec les moines, Probus et


Jean Barbûr reprochent au patriarche défunt, Pierre de Callinique, et
à ses adeptes, d'imaginer «une foi nouvelle, lorsqu'ils professent la
différence de qualité naturelle des natures dont est fait le Christ et
nient, cependant, le nombre de ces mêmes natures»13.
Les textes cités permettent de tracer une ligne de démarcation
entre la doctrine soutenue par Pierre de Callinique et par les moines
et la doctrine professée par Stephanos (donc aussi par Probus et
par Jean Barbûr). En effet, alors que la première, propre au mono-
physisme classique, proclame qu'après l'union du Logos à la chair, qui
exclut tout nombre et toute division, les différences inhérentes aux
natures divine et humaine du Christ subsistent néanmoins dans la
nature unique du Christ (μία φύσις τοϋ Θεοΰ Λόγου σεσαρκωμένη), la
deuxième, au contraire, affirme qu'il est impossible de soutenir la
différence des natures, sans en reconnaître en même temps le nombre
et la division.
Stephanos ne tire pas de conclusion nette et sans équivoque de ses
affirmations. Il semble vouloir placer ses opposants face à une
exigence logique qui les obligerait à se définir eux-mêmes par rapport
aux propositions qu'on soumet à leur attention. Celles-ci, en effet, se
prêtent à une double interprétation : ou bien on opte pour la
suppression du nombre et de la division et l'on aboutit nécessairement
à supprimer aussi toute différence entre les natures après l'union du
Logos à la chair, rejoignant ainsi le monophysisme extrémiste de
tendance eutychienne ; ou bien, en admettant que les différences
subsistent après l'union, on admet aussi la dualité des natures et l'on
se retrouve dans le camp des dyophysites chalcédoniens.
On ne connaît aucun écrit théologique de Stephanos, sauf — à
supposer qu'il s'agit de notre Stephanos, commentateur d'Aristote,
sophiste et médecin tteeueilli par le patriarche Euloge — quelques
définitions d'ordre strictement logique entrées dans la Doclrina
Patrum14. Par contre, on commence à découvrir depuis quelque
temps, grâce aux travaux de A. van Roey15, K.-H. Uthemann16,

13. Ibidem, p. 153·Μ54·.


14. F. DrEKAMP, Doclrina Patrum de Incarnatione Verbi, Münster in Westph. 1907,
p. lui ; fragments : p. 202e, 2511β, 2597, 26422.
15. A. van Roey (Het dossier van Proba en Juhannan Barboer, Scrinium
Lovaniense. Mélanges historiques Etienne van Cauwenbergh, Louvain 1961, p. 185-190)
recense les œuvres ou les mentions des œuvres de Probus contenues dans les manuscrits
syriaques; Idem, Controverse, p. 351-353.
16. K.-H. Uthemann, Syllogistik im Dienst der Orthodoxie. Zwei unedierté Texte
byzantinischer Kontroverstheologie des 6. Jahrhunderts, JOB 30, 1981, p. 103-112;
p. 110, édition d'un traité de l'époque chalcédonienne intitulé : Πρόβου ορθοδόξου άπο
Ίακωβιτών · Έπαπορήματα προς Ίακωβίτας.
64 WANDA WOLSKA-CONUS

P. Bettiolo17 et J.-H. Declerck18, les écrits de Probus conservés en


syriaque principalement, mais aussi, moins nombreux, en grec19. Ils
semblent correspondre à deux périodes de son combat religieux, la
première qui est celle du monophysisme orthodoxe, la deuxième celle
de son adhésion à la foi chalcédonienne. Pendant la première, Probus
compose — nous citons toujours A. van Roey — plusieurs traités : un
opuscule «contre la doctrine impie de ceux qui disent qu'il ne faut pas
confesser que la différence en qualité naturelle s'est conservée après la
pensée de l'union» et vise tout particulièrement Stephanos; un
Hypomnèstikon où Probus «défend encore la conception que la
différence n'entraîne pas nécessairement la dualité», mais où, d'après
A. van Roey, rien n'indique que le traité soit dirigé contre Stephanos,
et non pas d'une façon plus générale contre les chalcédoniens ; enfin,
un opuscule sur la différence où Probus, une fois de plus, défend la
thèse que «différence ne signifie pas nombre».
Quant aux traités, plus nombreux, appartenant à la deuxième
époque — chalcédonienne — , ils semblent tous, syriaques ou grecs,
s'attacher à démontrer, souvent sous la forme de syllogismes, qu'il est
impossible d'unir dans une même nature divine les qualités (différen
ces) inhérentes aux natures divine et humaine du Christ, sans aboutir
à des absurdités insoutenables. Dans tous ces traités, la discussion se
concentre sur la notion essentielle du nombre ; si l'on dit différence,
on dit nécessairement nombre.
On a voulu parfois identifier Stephanos, projeté sur la scène des
querelles christologiques des 6e-7e siècles par Denys de Tell-Mahré,
avec Stephanos Niobès, le sophiste, le chef de la secte dite des
Niobitai20, dont parle Timothée de Constantinople21. Apparentés aux
Kondobaudites, ainsi nommés d'après leur lieu de réunion à
Constantinople, et aux Agnoètes, trithéites, en ce qui concerne le
dogme de la Trinité, séparés d'eux par contre en ce qui touche
l'Incarnation, les Niobites professaient l'effacement complet après
l'union non seulement de la dualité des natures mais aussi de toute
différence. Timothée de Constantinople souligne avec force cette

17. P. Bettiolo (Una raccolta di opusculi calcedonensi fms. Sinaï Syr. 10] tradolla
da..., Louvain 1979, p. 6-11) publie un traité datant de l'époque où Probus était
métropolite de Chalcédoine ; cf. ibidem, p. 16*-17*.
18. Declerck {Probus, p. 229-231) reprend le texte publié par Uthemann, en y
ajoutant d'autres témoins.
19. Jean Barbûr, semble-t-il, a également composé quelques écrits ; voir van Roey,
Het dossier (voir n. 15), p. 156; Idem, Controverse, p. 353-354; Bettiolo, Raccolta,
p. 29.
20. Voir, en dernier lieu, Declerck, Probus, p. 218-220.
21. Timothée de Constantinople, De receptione haereticorum, PG 86, 65A115; voir
aussi 44A13; 56B5"8; 57B.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 65

particularité des Niobites dans le camp des monophysites sévériens


(théodosiens).
Ce Stephanos Niobès n'est connu que par le texte de Timothée. S'il
est sophiste, comme le Stephanos décrit par Denys de Tell-Mahré, il
n'est dit nulle part qu'il soit d'Alexandrie. Au contraire, son surnom
Niobès indique plutôt un ressortissant des provinces orientales. De
plus, dans la polémique qui se développe autour de la doctrine
impliquée dans l'affaire de Probus et de Jean Barbûr, on ne voit pas
la moindre allusion aux penchants trithéites de Stephanos et de ses
adeptes. D'autre part, si la formule de Stephanos Niobès peut
suggérer une certaine affinité doctrinale avec les opinions de
Stephanos cité par Denys de Tell-Mahré, les termes en sont tout
différents :
Stephanos Niobès22 Stephanos cité par Denis de Tell-Mahré23
δύο φύσεις μετά τήν Ινωσιν Non decet ut dicamus servari distinctionem
παραιτούμενοι λέγειν, ουδέ significationis naturalis earum naturarum
τήν διαφοραν των φύσεων ex quibus est Christus post rationem unitio-
μετα τήν Ινωσιν σφζεσθαι nis.
ανέχονται λέγειν. Et il précise plus loin, tout en se gardant
de tirer de conclusion nette et sans équi
voque : impossibile esse ut distinctio quae
est in significatione naturali earum natura
rum ex quibus est Christus perstet absque
divisione et numéro naturarumu.
On le voit : les expressions aussi caractéristiques que post rationem
unionis ou significatio naturalis earum rerum (naturarum? τα ών ή
διαφορά25) ex quibus est Christus, qui apparaissent dans plusieurs textes

22. Ibidem, 65*»«.


23. Chabot, Historia Ecclesiastica, p. 151513; voir la traduction de ces lignes, plus
haut, p. 62.
24. Ni Stephanos ni Probus ne se sont prononcés, semble-t-il, de manière claire et
sans équivoque au sujet de la différence des natures du Christ; en ce qui concerne
Probus, voir van Roey, Controverse, p. 355-356. Peut-être, aussi longtemps qu'ils sont
restés dans le camp monophysite, n'ont-ils jamais dépassé dans l'énoncé de leur
doctrine le stade du syllogisme, caractéristique pour la polémique christologique du 6e
et du 7e siècle ; cf. Uthemann, Syllogistik, p. 103-112. Ce sont les moines syriens,
pendant la réunion d'Antioche, qui tirent finalement la conclusion qui leur semble
s'imposer; voir à ce sujet van Roey (ut supra), qui se réfère à un fragment du tome 7
des dits moines : « Nous disons qu'il faut confesser que la différence en qualité naturelle
reste après la pensée de l'union, sans qu'il y ait en même temps dualité de natures ou
hypostases. Vous, au contraire, vous dites que celui qui confesse la conservation de la
différence en qualité naturelle, en ajoutant après l'union, est contraint d'affirmer des
natures ou hypostases après l'union.»
25. Voir plus loin (p. 67) le texte du patriarche Euloge résumé par Photius. Voir
aussi la doctrine officielle exposée dans un libelle par le patriarche Athanase et adressé
66 WANDA WOLSKA-CONUS

relatifs à la controverse autour des personnes de Stephanos et de


Probus26, ne figurent pas dans le développement de Timothée de
Constantinople consacré à Stephanos Niobès, simple et péremptoire,
exempt de toute connotation philosophique, tant en ce qui concerne
la forme que le contenu.
Rapporté à Stephanos Niobès, l'épisode relaté par la Chronique de
Denys de Tell-Mahré n'explique rien, n'apporte rien au contexte des
disputes théologiques de l'époque ; il reste sans incidence sur
l'événement historique aussi bien que sur l'évolution religieuse des
hommes qui y participent. Le personnage de Stephanos Niobès reste
aussi obscur et insaississable après son identification avec Stephanos
décrit dans la Chronique qu'avant cette identification. Au contraire,
cet épisode, mis en relation avec Stephanos sophiste et philosophe
d'Alexandrie, jette une singulière lumière sur son personnage, comble
les lacunes dans sa biographie, en explique les péripéties troublantes,
replace l'événement dans un contexte qui va de pair avec son
évolution religieuse aussi bien peut-être qu'avec ses ambitions de
réussite personnelle : monophysite, philosophe par sa formation,
proche des milieux de Jean Philoponos, Stephanos s'engage, à
l'exemple de son maître27, dans des disputes religieuses de son temps.
Parti d'une réflexion toute théorique, il découvre les contradictions de
la christologie monophysite. Peut-être même, au début, la défend-il
contre les attaques de différentes sectes monophysites aussi bien que
contre celles des dyophysites chalcédoniens28. Mais le doute surgit.

à l'empereur Héraclius (Chronique de Michel le Syrien, II, p. 406) : «C'est le même qui
est impassible et immortel dans la divinité, et le même qui est passible et mortel dans la
chair. Car en lui la différence spécifique des (natures) qui ont concouru à l'union, je veux
dire de la divinité et de l'humanité, subsiste après l'union en dehors de la dualité, du nombre
et de la division. »
26. Bettiolo, Baccolta, p. 18*-19*.
27. Il n'existe à ma connaissance aucun travail d'ensemble sur l'action, pourtant
riche et variée, de Jean Philoponos théologien. Voir, cependant, en dernier lieu,
H. Chadwick, Philoponus the Christian Theologian, dans R. Sorabji, op. cit. (p. 30
n. 42), p. 41-56, ainsi que, ibidem, la bibliographie concernant les travaux de Furlani,
Herman, van Roey et autres ; cf. CPG, n08 7260-7282.
28. A. Sanda (Opuscula monophysitica Ioannis Philoponi quae ex manuscriplis
Vaticano et Britannico syriace edidit et latine interpretatus est, Beyrouth 1930) publie
(p. 140-171), parmi les œuvres de Jean Philoponos, un Tractatus de differentia, numéro
et divisione, qu'il attribue (p. 181) à un disciple de Philoponos, en le rattachant à la
controverse suscitée par Stephanos Niobès (?) à Alexandrie et décrite par Denys de
Tell-Mahré. Cependant, à ce qu'il semble, l'auteur du Tractatus vise aussi bien les
partisans de la théologie dyophysite que certains monophysites, et plus particulièr
ement ceux qui affirment qu'en admettant la différence on est obligé d'admettre aussi le
nombre et la division (p. 140-141). La conclusion que l'auteur tire de sa longue
dissertation est aussi claire que le mot d'introduction. Se référant au tome 7 présenté
par les moines à la réunion d'Antioche qui signale un Liber de differentia composé par
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 67

Sans l'exprimer de manière nette, Stephanos se met à construire des


syllogismes — il excelle dans cet exercice —, détruisant petit à petit
les croyances qui étaient les siennes. Ses propos, discours ou écrits,
finissent par tomber dans le domaine public, semant le trouble et la
discorde dans son propre camp. C'est à ce moment, vers 581, qu'il a
des contacts avec Probus et Jean Barbûr, qui exportent sa doctrine
vers l'Orient. Désapprouvé par le patriarche Damien, Stephanos est
exclu de l'Église monophysite. Alors, tirant des conclusions définiti
ves de ses postulats logiques, il rejoint les chalcédoniens et trouve
refuge auprès d'Euloge, patriarche orthodoxe d'Alexandrie.
Celui-ci, très engagé lui-même dans la polémique contre les
monophysites29, ne s'opposa nullement à admettre dans sa commun
ion ce transfuge du camp adverse. Au courant des luttes d'influence
qui opposaient les chefs monophysites les uns aux autres, Euloge
donne, entre autres, un aperçu étonnamment précis des diverses
tendances qui se sont exprimées dans leurs communautés au sujet des
deux natures du Christ, un aperçu d'autant plus intéressant qu'il nous
permet de replaéer dans un contexte particulièrement vivant l'action
de Stephanos, philosophe et théologien : «La division et la scission,
écrit-il, se sont mises chez eux à propos de beaucoup d'autres
questions de ce genre, comme elles s'y sont mises au sujet de la
différence des natures qui s'unissent dans le Christ. Les uns, en effet,
en sont venus à s'imaginer que la différence ne subsiste pas après
l'union et les autres ont reconnu que la différence est sauvegardée.
Ceux-ci, à leur tour, se sont séparés en deux parties : les uns, en effet,
tout en reconnaissant que la différence est sauvegardée, n'admettent
pas que subsistent les éléments dont provient la différence (τα ών ή
διαφορά) ; les autres, tout en concédant souvent, par une conséquence
nécessaire, que ces éléments subsistent — ce n'est là qu'un bavardage

Probus, van Roey, Het dossier (voir n. 15), p. 187, émet l'hypothèse que c'est peut-être
Probus l'auteur du Tractatus en question, hypothèse qu'il abandonne par la suite
(Controverse, p. 352 n. 9), sans en expliquer les raisons. Mais, si l'on doit chercher
l'auteur du Tractatus parmi les proches de Philoponos, comme le veut A. Sanda, on
pourrait peut-être songer à Stephanos lui-même, qui aurait composé ce traité à un
certain moment de son évolution religieuse. Car le Tractatus, qui semble réellement se
rapporter à la controverse décrite par Denys de Tell-Mahré, concerne aussi en quelque
sorte Philoponos. En effet, une copie du Tractatus insérée parmi les œuvres de
Philoponos se trouve dans le Val. Syr. 144 qui contient le fragment de Y Histoire
Ecclésiastique de Denys de Tell-Mahré ; cf. Bettiolo, Raccolta, p. 19 n. 35, pour qui
d'ailleurs le Stephanos en question est, semble-t-il, Stephanos Niobès. Le problème
mériterait d'être exploré de plus près.
29. Voir Diekamp, Doctrina Patrum, p. 152-155, où l'on remarque (p. 154710)
l'expression utilisée également dans la Chronique de Denys de Tell-Mahré : τα εξ ών έστιν
ό Χριστός, et p. 209-213. Beaucoup d'extraits ou de résumés des œuvres d'Euloge sont
donnés par Photius dans sa Bibliothèque; cf. CPG, n°» 6971-6979.
68 WANDA WOLSKA-CONUS

et une autre folie — , n'admettent en aucune façon qu'on dise que ces
natures sont deux ; car le terme deux, disent-ils, replace à part en eux-
mêmes les éléments différents»30.
Ayant pris Stephanos sous sa protection, Euloge lui attribue, dans
les dépendances de l'église de la Théotokos de Dorothea qu'il vient de
construire, un local où il peut habiter et enseigner. C'est là que Jean
Moschos et Sophronios viennent suivre ses praxeis ; c'est aussi là que
Sophronios s'initie à la médecine.
Cependant, les nouvelles convictions religieuses de Stephanos ne
résistèrent pas, semble-t-il, à la force de ses syllogismes mieux que son
ancienne foi monophysite. Dans les premières décennies du 7e siècle, il
émigré à Constantinople, où il entre dans le cercle des intimes du
patriarche Sergios et de l'empereur Héraclius promoteurs d'une
nouvelle politique de rapprochement entre monophysites et chalcédo-
niens.
Aucun discours, aucun écrit théologique de Stephanos ne nous est
parvenu. En effet, ni monophysites, ni orthodoxes n'avaient d'intérêt
à perpétuer sa mémoire.
Pour conclure ce chapitre insolite sur Stephanos théologien,
dressons un parallèle entre lui et Probus, un parallèle révélateur des
tribulations éprouvées par de nombreux monophysites, déchirés qu'ils
étaient entre la foi dans laquelle ils avaient été élevés et l'orthodoxie
chalcédonienne31, qui leur offrait plus de certitude intellectuelle peut-
être dans le domaine de la théologie, plus d'avantages à coup sûr dans
leurs ambitions personnelles. Monophysites, philosophes de format
ion, exclus de leur communauté, Stephanos aussi bien que Probus
rejoignent les chalcédoniens, Probus pour s'être vu refuser la dignité
épiscopale, au dire de Denys de Tell-Mahré. Tous deux trouvent
refuge et protection auprès des patriarches orthodoxes, Stephanos
auprès d'Euloge d'Alexandrie, Probus auprès d'Anastase d'Antioche.
Ils quittent tous deux leur patrie respective pour Constantinople ;
Probus y obtient l'ordination au siège de Chalcédoine, Stephanos
la charge de didascale d'astronomie et de philosophie. Tous deux,
enfin, reviennent à leur première foi : Stephanos rejoint le parti
monothélite ; Probus, sur son lit de mort, implore vainement,
semble-t-il, sa réintégration dans l'Église monophysite.

30. Photius, Bibliothèque, cod. 230 : R. Henry, V, Paris 1967, p. 57 (la traduction
est celle de R. Henry, avec quelques changements).
31. Pour rester dans le cercle de Stephanos et de ses intimes, citons Sophronios, qui
rapporte plusieurs cas, réels ou fictifs, de monophysites qui se convertissent à
l'orthodoxie, après de longues journées d'hésitations, de doutes et de réticences, pour
obtenir leur guérison, et, celle-ci une fois accordée, reviennent à leur ancienne
croyance : Thaumata, XXXVI-XXXIX (p. 332-339).
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 69

VI. Stephanos d'Alexandrie


AUTEUR DU COMMENTAIRE DE h'ISAGOGE DE PORPHYRE
CITÉ PAR SÉVÈRE BAR Î5AKKÔ

Dans ses Dialogues, Sévère bar Sakkô, écrivain syriaque du 12e-


13e siècle (il est mort en 1241)1, se réfère à Stephanos philosophe
d'Alexandrie, à propos de la διαίρεσις άπό είδους είς άτομα, entièrement
inopérante, selon Stephanos, car, aussi vaste qu'elle soit, elle ne peut
embrasser tous les individus2.
Cette œuvre de Sévère bar èakkô est une sorte d'encyclopédie
composée à partir des sources parmi lesquelles on reconnaît un
commentaire de Ylsagoge de Porphyre, qui selon toute vraisemblance
revient à Stephanos, le seul à être cité nommément par l'auteur
syriaque. Ces Dialogues, d'autre part, présentent les parallèles les plus
étroits avec les Prolégomènes de la Philosophie qui précèdent
régulièrement les commentaires grecs de Ylsagoge3. Certaines de leurs
parties vont jusqu'à coïncider à la lettre avec les développements des
Prolégomènes de David et d'un auteur anonyme dit tantôt Pseudo
David, tantôt Pseudo-Élie, les correspondances avec David l'emport
ant, à ce qu'il semble, sur celles avec l'auteur anonyme.
Les comparaisons du texte syriaque, ou plus exactement de sa
traduction allemande, avec ses modèles grecs nous amènent à relire, à
la lumière de nos recherches sur Stephanos, les commentaires de
Ylsagoge issus de l'école d'Ammonios, ceux d'Ammonios lui-même,
d'Élie et de David, ainsi que le commentaire anonyme qu'on vient de
mentionner. Ce dernier retient particulièrement notre attention.
Mutilé du début et, de ce fait, attribué dans les manuscrits tantôt à
Élie, tantôt à David, selon qu'il suit le commentaire de l'un ou de
l'autre philosophe, il a été édité pour la première fois par
L. G. Westerink sous le nom du Pseudo-Élie4 ; c'est aussi par ce nom
que, pour des raisons de commodité, nous continuerons de le désigner.

1. A. Baumstark, Geschichte der syrischen Literatur, Bonn 1922, p. 311-312.


2. A. Baumstark, Syrisch-arabische Biographen des Aristoteles. Syrische Commentare
zur Eisagoge des Porphyrios (Aristoteles bei den Syrern vom V.-VIII. Jahrhundert.
Syrische Texte), Leipzig 1900. Band I. Stephanos von Alexandreia in den Dialogen des
Severus bar Sakku, p. 1968540 (cité désormais : Sévère bar §ακκο).
3. Voir l'analyse de A. Baumstark, Sévère bar Sakkô, p. 183-184.
4. Westerink, Anonymous Prolegomena, p. xiii-xiv ; Idem, Elias on the Prior
Analytics, Mnemosyne (Series IV) 14, 1961, p. 127-131; ayant d'abord attribué ce
commentaire à David, Westerink revient sur son opinion dans Pseudo-Elias, p. xv-
XVI.
70 WANDA WOLSKA-CONUS

De prime abord, les données biographiques et littéraires relatives à


l'auteur, alignées par L. G. Westerink dans l'analyse qui précède le
texte5, nous ont paru convenir parfaitement à nos deux Stephanos
réunis en une seule personne. Nous n'avions dès lors qu'à reprendre
point par point les renseignements recueillis par L. G. Westerink pour
faire la démonstration de notre hypothèse.
Comme Élie, écrit L. G. Westerink, David et Stephanos (il pense au
Stephanos philosophe, auteur des commentaires sur le livre III du De
anima et sur le De inter pretatione), le Pseudo-Élie était chrétien. Il
connaît la Bible6, appelle certaines tribus primitives ethnikoi, qualifie
l'empereur Julien de transgresseur ( par'abates P '.
Le Pseudo-Élie n'enseigne pas à Alexandrie, poursuit
L. G. Westerink, puisque, dans sa praxis 29, expliquant la différence
entre Γέπίνοια et la ψιλή έπίνοια, il fait cette remarque : «Je peux
m'imaginer quelque part ailleurs, à Alexandrie, par exemple, ou à
Athènes». Phrase révélatrice. Qui a pu prononcer ces paroles, sinon
Stephanos, évoquant les deux villes qu'il a connues et habitées
successivement ?
En parlant du ciel clair du quatrième klima sous lequel vivent les
Babyloniens, inventeurs de l'astronomie, il ajoute : « II n'en va pas de
même de nous qui ne l'avons clair que rarement ; la plupart du temps,
il n'est pas ainsi»8, ce qui ne peut convenir qu'à un endroit situé dans
un klima plus nordique, le cinquième en l'occurrence, qui est celui de
l'Hellespont. Il s'agit donc de Constantinople, la seule ville envisageab
le dans le cinquième klima où Stephanos a pu tenir ses conférences.
Le fait qu'Alexandre le Grand est nommé fondateur (ktistès)9
indique, selon L. G. Westerink, que le Pseudo-Élie a fait ses études,
sinon ses conférences, à Alexandrie ou auprès d'un maître alexandrin,
Stephanos, par exemple, précise L. G. Westerink10. Pour notre part,
nous croyons qu'il s'agit de Stephanos lui-même : en effet, la même
épithète se trouve accolée au nom d'Alexandre le Grand dans
Y Introduction composée par Stephanos au commentaire de Théon
d'Alexandrie sur les Tables Faciles de Ptolémée11. D'autre part, le

5. Pseudo-Elias, p. xn-xv.
6. Ibidem, 122, 1322·28, 154, 1921 (en gras le numéro de la praxis avec l'indication des
lignes, numérotées par praxis).
7. Ibidem, 1314, 137.
8. Ibidem, 1924 : και ούχ ώσπερ ήμεΐς όλιγάκις μέν καθαρόν έχομεν, πλεονάκις δέ ού
τοιούτον. La notion de klima remonte à Ératosthène et désigne les bandes de terrain
(οικήσεις) qui se succèdent, du sud au nord de la terre habitée (oikouménè), à mesure que
le jour augmente d'une demi-heure.
9. Ibidem, 12*.
10. Ibidem, p. xm.
11. Usener, De Stephano, p. 398"10 : δτι ή σύστασις των κανόνων γέγονεν έν τη κατ'
Αΐγυπτον 'Αλεξάνδρεια έπί τοϋ πρώτου έτους της βασιλείας Φιλίππου τοϋ μετά Άλέξανδρον τόν
κτίστην.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 71

Pseudo-Élie semble s'intéresser particulièrement à Alexandrie et à


son histoire : il est le seul, parmi les commentateurs de VIsagoge, à
raconter l'anecdote concernant Ptolémée Philadelphos, roi des
Alexandrins, trompé par les gens avides de gain, au moment où il
réunissait les œuvres des anciens pour sa bibliothèque12.
La même juxtaposition des noms d'Alexandrie et d'Athènes
apparaît dans le passage où le Pseudo-Élie se réfère aux Constitutions
d'Aristote, composées par ordre alphabétique, alors que David cite
Argos et la Béotie13. De plus, le Pseudo-Élie remplace le nom de la
Béotie par celui de la Bithynie, région plus proche de Constantinople,
la troisième patrie de notre Stephanos.
Ajoutons enfin que c'est bien un auteur familiarisé avec les choses
de Constantinople qui cite une épigramme composée à l'intention de
Thémistios, préfet de Constantinople en 384 14, une épigramme qui ne
figure ni chez Élie ni chez David.
Ce qui caractérise le Pseudo-Élie est, selon L. G. Westerink, son
intérêt pour la médecine et sa bonne connaissance de Galien, qu'il cite
à plusieurs reprises15, caractéristique qui, selon nous, convient
parfaitement à notre Stephanos, médecin et philosophe. C'est lui,
rappelons-le, l'auteur d'un commentaire de la Thérapeutique adressée à
Glaucon. Ses commentaires d'Hippocrate d'autre part, celui du
Prognosticon et surtout celui des Aphorismes, sont inconcevables sans
le support continuel — direct ou indirect — de Galien. Ajoutons
encore que, selon A. Busse, l'éditeur du commentaire d'Ammonios sur
le De interpretation , la seule référence originale de Stephanos,
commentateur lui aussi du De inter pretatione, qui ne viendrait pas de
son modèle, Ammonios en l'occurrence, est la référence à Galien16. Là
donc comme ici, le seul domaine où l'auteur apporte quelque chose de
son propre cru ressort de ses connaissances médicales.
Le Pseudo-Élie, discourant sur les facultés cognitives de l'âme, fait
la remarque suivante à propos de la sensation : « II existe, selon les
médecins, cinq sens partiels, vue, odorat, ouïe, goût, toucher. Quant à
nous, nous ne les énumérons pas un à un, mais les englobons tous en
une dénomination unique»17. L. G. Westerink observe que David,
dont le texte est très proche du texte du Pseudo-Élie, ne dit pas que
les médecins professaient la doctrine des cinq sens18.

12. Pseudo-Elias, 241β.


13. Ibidem, 228; David, Prolegomena, p. 7431-75*; cf. V. Rose, Aristotelis qui
ferebantur librorum fragmenta (Aristotelis opera, V, Berolini 1870), p. 1535; Idem,
Aristoteles Pseudepigraphus (pars altéra), Lipsiae 1863, p. 398-400.
14. Pseudo-Elias, 222228; cf. Anthologia Palatino, 11, 292 (Palladas).
15. Voir le relevé de ces citations dans Pseudo-Elias, p. xm-xiv.
16. Ammonios, CIAG 4, 5, p. xxxiv.
17. Pseudo-Elias, 1718.
18. Ibidem, p. xiv ; David, Prolegomena, p. 46.
72 WANDA WOLSKA-CONUS

Mais n'est-il pas possible dans notre contexte de supposer que,


réunissant les cinq sens partiels (kaia mèros) en un sens unique, le
Pseudo-Élie pense au sens commun (koine aisthèsis), dont le rôle
consiste justement à unifier les données partielles des cinq sens, pour
en faire une perception globale de l'objet sensible? Procédant ainsi, il
ne fait que reprendre la doctrine du sens commun exposée par
Stephanos dans son commentaire sur le livre III du De anima et
réutilisée dans son exposé sur le sommeil dans le commentaire du
Prognosticon pour expliquer le phénomène du sommeil, en partant des
considérations sur le repos de notre système sensoriel19. Ce rapproche
ment nous paraît d'autant plus plausible que le Pseudo-Élie ajoute à
ses remarques sur les sensations une définition de l'imagination
capable de recréer les choses vues auparavant20, celle-là même qu'on
lit dans l'exposé de Stephanos sur le sommeil aussi bien que dans son
commentaire sur le livre III du De anima, une définition qui remonte
en dernière analyse à Philoponos, comme le fait remarquer aussi
L. G. Westerink21.
Il semble bien que le Pseudo-Élie, comme Stephanos, se fait gloire
de parler tantôt en philosophe, tantôt en médecin, une opposition
fréquente dans les commentaires hippocratiques de Stephanos22 et qui
réapparaît aussi dans le commentaire du Pseudo-Élie : έπιδιαίρεσις δε
<ούκ> εστίν ή του ήδη διαιρεθέντος ετέρα τομή κατά τους ιατρούς, άλλ' ή του
αύτοΰ πράγματος ετέρα τομή23. Aucun autre commentateur de VIsagoge
ne se réfère, dans le passage en question, à l'opinion des médecins.
L. G. Westerink rappelle qu'aux huit points conventionnels qui
précèdent les commentaires proprement dits (σκοπός, χρήσιμον, γνήσιον,
επιγραφή, τάξις της αναγνώσεως, εις τα κεφάλαια διαίρεσις, ύπό τί μέρος

19. Voir plus haut, p. 34-38.


20. Pseudo-Elias, 1714~15 : Kai έστιν έκ μεν της αΐσθήσεως γνώσις ενός και άπλοϋ
πράγματος..., έκ δέ της φαντασίας πλειόνων γίνεται πραγμάτων γνώσις, ήτις και τους πάλαι τυχόν
έωραμένους άναπολεΤ και φαντάζεται * παρά τοϋτο γαρ φαντασία, παρά τό φαντασίαν αυτήν είναι
και στάσιν των φανθέντων. Il semble cependant que l'affirmation du Pseudo-Elias n'est
pas exempte de contradiction, car c'est le rôle du sens commun que de saisir une
perception globale de plusieurs choses à la fois (couleur, goût, consistance, etc.), et non
pas de l'imagination, qui ne peut que recréer les choses à partir des types transmis par
les sens. Sans doute, le rapporteur a mal compris, ou a trop abrégé, la théorie des cinq
sens réunis en un seul, autrement dit celle du sens commun.
21. Voir plus haut, p. 43-44 et n. 56.
22. Voir plus haut, p. 45-47 et les notes correspondantes, ainsi que les premières
praxeis de la IIIe section, par exemple Aph. III 1 (II, f. lr) : ΔεΤ δέ είδέναι δτι πολύς ό περί
ωρών λόγος καταβέβληται, ου μόνον τοις άρίστοις των φιλοσόφων, αλλά και τοις ίατροΤς τοΤς
βελτίστοις. Ένταϋθα ούν ούχ ώς φιλόσοφοι τας ώρας επιζητοϋμεν · αυτοί γαρ δσον είδέναι τας
έπισημασίας αυτών περί ωρών διαλέγονται, δπερ άχρηστον είναι δοκεΐ ΐατροϊς ■ άλλ' ήμεΐς
ζητοΰμεν τας ώρας δια τό είδέναι τά έξ αυτών γινόμενα νοσήματα, ώστε τούτοις άντικαταστηναι
πρό γενέσεως και τήν έσομένην έπήρειαν άποκρούσασθαι και άνακόψαι.
23. Pseudo-Elias, 185.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 73

αναφορά, τρόπος διδασκαλικός24) le Pseudo-Élie, comme Stephanos dans


son commentaire du Prognosticon2b, ajoute un neuvième point, le style
(χαρακτήρ), dont il distingue trois genres26. Il est le seul à le faire parmi
les philosophes27.
En dernier lieu L. G. Westerink cite une phrase du Pseudo-Élie
(προς ους λέγομεν βτι τοΰτο μέν μέχρι του νυν άμφιβάλλεται περί του ουρανού,
εΐτε έμψυχος έστιν εΐτε άψυχος) pour la rapprocher de celle de Théophile,
auteur d'un commentaire aux Aphorismes : και γαρ μέχρι του νυν
άμφιβάλλουσιν οί φιλόσοφοι περί του ουρανού εΐτε σώμα έστιν είτε άσώματον,
και είτε πεπερασμένος εϊτε άπειρος28. Il fait observer que le commentaire
aux Aphorismes de Stephanos, très proche de celui de Théophile, ne
contient pas le passage en question". Dès lors, nous semble-t-il, deux
explications sont possibles : ou bien Théophile compile son comment
aire en se servant d'un exemplaire du commentaire de Stephanos
plus complet que celui dont nous disposons aujourd'hui, ou bien il
utilise une troisième source connue également de Stephanos, comme
j'espère le montrer dans une autre étude.
Ainsi à plusieurs reprises L. G. Westerink met en cause, direct
ementou indirectement, Stephanos, tout en laissant planer une
incertitude sur l'identité de ce Stephanos, tantôt philosophe (alexand
rin), tantôt médecin (athénien) ; cette incertitude disparaît dès qu'on
reconnaît dans le philosophe et le médecin une seule personne, ce que
nous espérons avoir montré au cours de l'analyse de leurs œuvres et
de leurs activités respectives. Tout naturellement alors le Pseudo-Élie
devient Stephanos et le commentaire anonyme attribué tantôt au
(Pseudo)-Élie, tantôt au (Pseudo)-David, lui revient nécessairement,
car tout ce qui concerne partiellement soit le (Pseudo)-David soit le
(Pseudo)-Élie s'adapte aisément à la personne unique de Stephanos
d'Alexandrie, alias Stephanos d'Athènes, philosophe et médecin.

24. Ibidem, 24 ; cf. p. xiv.


25. Progn. I, p. 34e».
26. Pseudo-Elias, 2724"25 : αδρός, ταπεινός, μέσος.
27. Il s'agit en fait du didaskalikos Iropos (huitième point), dont les philosophes
distinguent quatre genres : διαιρετικός, οριστικός, αποδεικτικός, αναλυτικός. Ce tropos
didaskalikos, inconnu des médecins sous sa forme philosophique, prend chez eux des
aspects plus rhétoriques; ils sont trois (Progn. I, p. 3233-34Χ) : τρόπος αφοριστικός,
ύφηγηματικός, μικτός. C'est le tropos hyphègèmatikos avec ses subdivisions en hypsèlos,
tapeinos et mésos qu'on voit le Pseudo-Elias ajouter aux «huit points» traditionnels des
philosophes. Voir aussi le commentaire de Stephanos aux Aph. (I, p. 32713), ainsi que
ceux au VIe livre des Épidémies de Palladios (Dietz, Scholia, II, p. 418!!e) et de Jean
d'Alexandrie (G. D. Pritchet, Iohannis Alexandrini commentaria in sextum librum
Hippocratis Epidemiarum, Leiden 1975, p. 630-71).
28. Pseudo-Elias, 3427 et p. xiv-xv ; pour Théophile, voir Dietz, Scholia, II,
p. 24735-2482.
74 WANDA WOLSKA-CONUS

L'hypothèse de cette unicité de la personne de Stephanos se trouve


confirmée par un rapprochement que nous croyons pouvoir proposer
entre un développement des Prolégomènes de la Philosophie qui
précèdent le commentaire de VIsagoge du Pseudo-Élie et un
développement tiré du commentaire de Stephanos sur le De
interpretalione. Dans le premier cas, il s'agit de la division de la
philosophie en parties théorique et pratique, dans le deuxième, de la
division de la proposition en affirmation et négation. Le parallélisme
entre les deux raisonnements est remarquable :
De interprélat ione, p. 41131 Pseudo-Élias, praxis 20229
Ότι μεν των διαιρέσεων κυριώτατοι ...εϊπωμεν κατά πόσους τρόπους δ
τρεις είσιν τρόποι μεμαθήκαμεν, ως ιαιρούνται τα διαιρούμενα ·
γένος εις εϊδη, ή γαρ ώς γένος είς εΐδη,
ή ώς είδος είς άτομα,
ως βλον είς μέρη, ή ώς δλον είς μέρη, και τοΰτο διχώς,
ή είς όμοιομερή ή είς άνομοιομερή,
ως ομώνυμος φωνή είς διάφορα ή ώς ομώνυμος λέγεται φωνή είς
σημαινόμενα. διάφορα σημαινόμενα... (les divi
sions continuent dans les Prolé
gomènes)
praxis 201
Και δτι ή άπόφανσις καθολικωτέρα
εστίν και διαιρείται είς κατάφασιν
και άπόφασιν και ώμολόγηται. Ζητη- ... φέρε νυν εΐπωμεν κατά ποίον
τέον δέ κατά ποίον τρόπον διαιρείται. τρόπον διαιρετικόν διαιρείται ή φιλο
σοφία είς θεωρητικόν και πρακτικόν.
praxis 204
Ότι μεν οδν ώς δλον είς μέρη
αδύνατον, τοΰτο αύτόθεν ώμολόγητ
αι " έρρέθη γαρ βτι τα τεμνόμενα
ώς δλον είς μέρη ώς δλον είς μέρη και τούτο ... διχώς,
ή όμοιομερή ή άνομοιομερή ·
ή είς όμοιομερή διαιρείται ώς σαρξ όμοιομερή μεν ώς δταν λέγω δτι των
είς σάρκας και όστοΰν είς όστοΰν, φλεβών αί μέν είσι μεγάλαι αί δέ
λεπταί και μικραέ '
ή είς άνομοιομερή ώς Σωκράτης είς άνομοιομερή δέ ώς δταν λέγω δτι ή
χείρας, πόδας, κεφαλήν " κεφαλή διαιρείται είς οφθαλμούς και
ώτα και ρίνα και όφρύας ·
και βτι τα όμοιομερή και το Ονομα όμοιομερες Se εστί το τω 6λω και
και τόν όρισμόν ού μόνον του Ολου τοις εαυτού μέρεσι τα <αύτό>
δέχονται αλλά και αλλήλων, Ονομα Εχον και τόν αυτόν όρισμόν
έπιαεχόμενον
STEPHANOS D'ATHENES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 75

cf. praxis 2028


οίον όμοιομερή μέν βτι τα όμοιομερή
άλλήλοις και τφ Ολω και τό αυτό
Ονομα έχουσι και τόν αυτόν όρισμον
επιδέχονται.
τα δ' άνομοιομερή ούκέτι * ή ούν άπό
φανσις ού δύναται διαιρεΐσθαι ως βλον
εις μέρη, ούτε ώς όμοιομερή οοτε ώς
άνομοιομερή *
ώς όμοιομερή μέν ού δύναται, επειδή
τα τμηθέντα, εί και τό Ονομα του
6λου δέχονται (καλείται γαρ και ή
κατάφασις καθ' έαυτήν άπόφανσις και
ή άπόφασις ομοίως), αλλ' οδν τό
Ονομα και τόν όρισμον αλλήλων οόχ
επιδέχονται '
οοτε γαρ ή άπόφασις και κατάφασις ένταΰθα δέ ούχ ούτως Ιχει, άλλο
λέγεται ούτε πάλιν ή κατάφασις άπό γαρ τό θεωρητικόν και άλλο τό πρα
φασις. κτικό ν.
Άλλα μήν ουδέ όρισμον αλλήλων επι
δέχονται.
praxis 205
Ούτε δέ ώς εις άνομοιομερή τέμνε άνομοιομερές δέ έστι τό μηδέ τφ
ται" έρρέθη γαρ δτι τα άνομοιομερή Ολω μηδέ τοις εαυτού μέρεσι τό αυτό
ουκ επιδέχονται του Ολου το Ονομα * Ονομα έχον ή τόν αυτόν όρισμον επι-
δεχόμενον.
praxis 20 29
αλλ' ουδέ ώς άνομοιομερή, επειδή τα
άνομοιομερή ού κοινωνεί άλλήλοις.
ουδείς γαρ λέγει τον πόδα ή τήν (άλλο γάρ έστι πους και άλλο κεφαλή
κεφαλήν ή τήν χείρα Σωκράτους Σω- και άλλο ρις και άλλο ούς και άλλο
κράτην. οφθαλμός) και βτι εκαστον τούτων
ούκ έχει τήν του δλου όνομασίαν,
Ένταΰθα δέ, ώς εϊπομεν, και ή άπό ενταύθα δέ και ό θεωρητικός και ό
φασις και ή κατάφασις τφ του βλου πρακτικός φιλόσοφοι λέγονται ·
ονόματι λέγονται αποφάνσεις.
Ούτως μέν οδν ού δύναται ώς 6λον ούτως ουδέ ώς δλον εις μέρη γέγονεν
εις μέρη διαιρεϊσθαι ή άπόφανσις εις ή διαίρεσις.
κατάφασιν και άπόφασιν.
76 WANDA WOLSKA-CONUS

II va de soi que ces développements présentent de nombreuses


similitudes avec des passages parallèles d'Ammonios29, de David ou
d'Élie30. Cependant l'expression τό αυτό Ονομα και τον αυτόν όρισμόν
επιδέχεται (ou ούκ επιδέχεται) ne se trouve que dans les textes de
Stephanos et du Pseudo-Élie ; de même la progression de l'argumentat
ion, beaucoup plus concise que chez David, symétrique et opérant
avec des exemples parallèles, quoique non identiques, est pareille
dans les deux commentaires. Ainsi, partant du texte grec des
Prolégomènes, nous croyons pouvoir affirmer que le Pseudo-Élie n'est
autre que Stephanos philosophe et médecin.
Revenons maintenant à Sévère bar èakkô, qui se réfère explicit
ement à Stephanos philosophe d'Alexandrie et dont les Dialogues
présentent des correspondances littérales avec les Prolégomènes du
Pseudo-Élie31. Cependant on ne trouve pas dans les Dialogues les
caractéristiques que nous avons relevées dans le texte du Pseudo-
Élie : pas d'allusion à Athènes, à Alexandrie ou à Constantinople, pas
de citations de Galien, pas d'intérêt spécial pour la médecine. D'autre
part, le passage qui, selon Baumstark, l'éditeur des Dialogues,
confirme l'hypothèse qu'on tire des allégations de Sévère bar èakkô, à
savoir que le commentaire de VIsagoge sous-entendu dans les
Dialogues est bien celui de Stephanos, ne figure pas dans le texte du
Pseudo-Élie, passage d'autant plus important qu'il fait de Stephanos
le seul intermédiaire possible entre les sources syriaques utilisées par
Sévère bar èakkô et le commentaire de VIsagoge de Philoponos dont
on décèle les traces dans les Dialogues. Selon Baumstark32, le
Vaticanus Syriacus 158, qui contient des fragments d'un commentaire
de VIsagoge composé par Philoponos, présente une corruption du
texte qui se retrouve dans les Dialogues. Ainsi, dans un fragment sur
l'invention des quatre malhèmala, on lit que ce sont les Thraces qui
ont inventé la musique : guerriers et agriculteurs à la fois, habitants
d'une région froide, ils s'élançaient dans des guerres pour se
réchauffer, en s'accompagnant de chants, de musique et de danses. Or
ce texte est repris par Sévère bar èakkô jusqu'à la dittographie du
nom de Mèrionès : le compilateur du Vaticanus Syriacus 158 aussi
bien que la source syriaque de Sévère bar èakkô utilisent le vocatif

29. Cf. le commentaire du De interpretatione d'Ammonios (CIAG 4, 5, p. 151β~28). Le


début du développement est presque identique chez les deux auteurs. Mais, alors que,
s'inspirant du commentaire de VIsagoge, Stephanos continue ses divisions, Ammonios
s'attarde à commenter les opinions d'Alexandre d'Aphrodisias et de Porphyre. Quant à
Stephanos, c'est vers la fin de son développement qu'il se réfère, en suivant toujours
Ammonios, aux opinions des philosophes ci-dessus mentionnés (De int., p. 431"33).
30. Voir les passages parallèles relevés par L.G. Westerink : Pseudo-Elias, 20.
31. Voir plus haut, p. 69.
32. Sévère bar Sakko, p. 171-172 et p. 185-189.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 77

Μηριόνι d'un passage de Y Iliade (π 617 : Μτηριόνι, τάχα κέν σε και


όρχηστήν περ έόντα) une fois au datif, une autre au vocatif (κατά το
είρημένον τφ ποιητή Μηριόνι · Μηριόνι, τάχα κέν σε και όρχηστήν περ έόντα),
ce qui donne dans la traduction de Baumstark : «Weil sie alle
Ackerbauer sind und die Ackerbauer Gesang und Citherspiel und
Tänze und Reigen und Scherz und Sprung lieben, wie auch der
Dichter zeigt, indem er zu Meriones sagt < Du, ο Meriones, bist leicht
überwunden, soferne du ein schöner Tänzer bist>. Denn sein
Geschäft war nicht das eines Kriegers, sondern das eines Tänzers, wie
ja der Tanz μουσική τις ist»33. Or, continue Baumstark, de Philoponos
à Sévère bar Sakkô la dittographie du nom de Mèrionès s'est
transmise par l'intermédiaire de Stephanos, qui continue ainsi la
tradition manuscrite remontant à Philoponos, alors que David
représente celle de l'école d'Olympiodore, lorsqu'il transcrit correct
ement la phrase : κατά το είρημένον τω ποιητή · Μηριόνι, τάχα κέν σε και
όρχηστήν περ έόντα3*.
Quant au Pseudo-Élie, il offre un texte tout différent. La citation
d'Homère n'y figure pas; les Thraces y sont à peine mentionnés en
tant qu'inventeurs de la musique ; par contre, on y raconte
longuement l'histoire d'Orphée, originaire de Thrace, charmeur des
bêtes et des hommes sauvages35.
Les Dialogues de Sévère bar èakkô ne connaissent pas Orphée.
David, de son côté, réunit en quelque sorte les deux versions : Orphée,
Thrace d'origine, apparaît chez lui comme l'inventeur des mélodies
militaires incitant les guerriers thraces à la guerre et aux danses
pyrrhiques36.
Devons-nous, en raison de ses écarts entre le texte syriaque et le
Pseudo-Élie, renoncer à l'hypothèse de son identité avec Stephanos?
Les preuves tirées du texte grec en faveur de leur identité nous
paraissent tout aussi valables, sinon plus, que celles qu'on peut
déduire du texte syriaque contre cette identité. Dans des conditions
particulières de la production scolaire de copies, de notes, de résumés
et de compendia de tout genre, il est en effet possible que les deux
textes, le commentaire du Pseudo-Élie et la source syriaque de Sévère
bar èakkô, soient composés à partir d'exemplaires différents des notes
prises apo phônès de Stephanos, d'autant plus que la conférence
prononcée à Constantinople n'était certainement pas la première que
Stephanos, dans sa longue carrière, ait faite sur Ylsagoge de Porphyre.
L'histoire d'Orphée, racontée avec force détails, bien connue du grand

33. Ibidem, p. 2014*-202e.


34. David, Prolegomena, p. 632e-641.
35. Pseudo-Elias, 19«>-21.
36. David, ut supra n. 34.
78 WANDA WOLSKA-CONUS

public, a toute chance d'avoir été interpolée dans la version


constantinopolitaine au détriment du récit appuyé sur la citation
d'Homère concernant les Thraces guerriers et paysans.
Il existe une autre difficulté que nous ne saurions passer sous
silence : Stephanos est cité nommément, dans les Dialogues, à propos
de huit (respectivement sept ou six) modes de division, dont il rejette,
aux dires de Sévère bar Sakkô, celui qui divise άπό είδους εις άτομα.
Pourtant Stephanos n'est ni le seul ni le premier à contester ce mode
de division. Pourquoi donc le nomme-t-on à l'exclusion des autres?
Mais relisons les deux textes :
Sévère bar Sakkô, Buch II, Pseudo-Elias, praxis 201518
Mi'mra II 1, Frage 5 (p. 1963541)
Einige führen aber auch diesen Και τούτοις μέν (se. τρόποις) κέχρην-
siebten τρόπος der διαίρεσις ein, ται και όνομάζουσιν αυτούς οί σοφι-
nämlich άπα είδους εις ατομα, und σταί '
diesen nimmt Stephanos, der Phi ει Se ακριβολογήσει τις οΰ πάντες
losoph aus Alexandreia, nicht an, αληθείς είσι. Και τέως το ώς είδος
indem er sagt : <είς> &τομα ουκ έστιν αληθές · ουδέ
«In der Regel nämlich geht jede γαρ πέφυκε διαιρέισθαι τό είδος κατά
διαίρεσις, wie umfassend sie auch Πλάτωνα, βστις παρακελεύεται χω-
sei, bis zu drei τμήματα, eine (oder ρεΐν τήν διαίρεσιν εκ των γενών άρχο-
andere) zuweilen auch bis zu μένην επί τα είδη και μόνα και
vier. περαιτέρω ουδαμώς ·
Die διαίρεσις άπό είδους εις άτομα άλλως τε ει τήν διαίρεσιν ουδέν
aber ist άπειρος — denn Άπειρα καυχήσεται φυγόν, τα δέ ονόματα
sind die άτομα, die unter das άπειρα είσι τω πλήθει και διαδι-
άνθρώπινον είδος fallen, und άπε- δράσκουσι τήν ήμετέραν γνώσιν * και
ρίληπτα — βτι ει και πειραθείη τις, βπερ ούκ
ενδέχεται, πάντα τα ονόματα τών
und eher könnten wir sie άπα- ανθρώπων εξαριθμήσαι, ού δυνήσε-
ρίθμησίν τίνα nennen, als διαίρεσιν. ται, επειδή έν τφ τούτο ποιεΤν πολλοί
φθείρονται άνθρωποι, πολλοί δε και
έπιγίνονται ' ούκουν άρα ουκ έστιν 6
τρόπος οδτος αληθής.
Si l'on compare le texte du Pseudo-Élie à celui des autres
commentateurs de VIsagoge, David notamment37, souvent très proche
de Sévère bar éakkô, on constate que le Pseudo-Élie met beaucoup
plus de vigueur à rejeter le mode de division incriminé, lorsqu'il
proclame à trois reprises ούκ εστίν αληθές. Peut-être frappe-t-il ainsi
particulièrement fort l'imagination de l'auteur syriaque, mais il se

37. David, Prolegomena, p.


STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 79

peut aussi que Sévère bar èakkô ne connaît de la tradition exégétique


alexandrine que le commentaire de Stephanos. En effet, si Sévère bar
âakkô et David se rencontrent plus d'une fois, les ressemblances entre
les deux auteurs ne vont pas au-delà de ce qu'implique la source
commune aux deux textes, en l'occurrence le commentaire d'Ammo-
nios, à travers Philoponos pour le Pseudo-Élie/Stéphanos, à travers
Olympiodore pour David.
La dépendance des Dialogues par rapport au commentaire du
Pseudo-Élie se manifeste avec plus de netteté encore, si l'on juxtapose
un autre développement de Sévère bar âakkô et le texte du Pseudo-
Élie déjà cité à propos de la division de la philosophie en parties
théorique et pratique et de la proposition en affirmation et négation,
qu'on lit dans le commentaire du De inter pretatione composé par
Stephanos38. Il s'agit de la division dite ώς δλον εις μέρη.
Sévère bar Sakko, ibidem Pseudo-Élias, praxis, 2045
(p. 19542-1968)
... ώς δλον εις μέρη * καί τοΰτο διχώς, ... ώς δλον εις μέρη, και τούτο ώς
ή (εις) όμοιομερή ή (εις) άνομοιο- εΐρηται διχώς, ή όμοιομερή ή άνο-
μερή — μοιομερή ·
und (zwar) liegt der Fall der
όμοιομερή vor, wenn der durch όμοιομερές δέ έστι
die διαίρεσις geschaffene Teil das
δνομα des Ganzen hat und τόν δρον το τω 6λω καί τοις εαυτού μέρεσι
αύτοΰ επιδέχεται, το <αύτό> δνομα έχον και τόν αυτόν
όρισμόν έπιδεχόμενον '
wie ζ. Β. ή σαρξ διαιρείται εις ώς δταν λέγω δτι των φλεβών αϊ
πολλας σάρκας και έκαστον μέρος μέν είσι μεγάλαι αί δέ λεπταί καί
της σαρκός σαρξ καλείται και τόν μικραί *
όρισμόν της σαρκός επιδέχεται.
Mit den άνομοιομερη verhält es άνομοιομερές δέ έστι
sich aber umgekehrt, so dass das
aus der διαίρεσις Hervorgegan
gene nicht das όνομα des Ganzen τό μηδέ τφ δλω μηδέ τοις εαυτού
und auch nicht τόν δρον αύτοΰ μέρεσι τό αυτό δνομα έχον η τόν
επιδέχεται, αυτόν όρισμόν έπιδεχόμενον.
wie ζ. Β. δταν διέλης τόν Σωκράτην ... ώς δταν λέγω δτι ή κεφαλή διαι
εις χείρας και πόδας. Ού γαρ δ ρείται εις οφθαλμούς καί ώτα καί
τμηθείς πους άπό Σωκράτους Σω ρίνα καί όφρύας.
κράτης καλείται, ουδέ τόν όρισμόν
του Σωκράτους επιδέχεται39.

38. Voir plus haut, p. 74-75.


39. Les exemples (interchangeables) de Sévère bar Sakkô (chair, Socrate), s'ils
80 WANDA WOLSKA-CONUS

Si une fois de plus on compare les textes du Pseudo-Élie et de


Sévère bar èakkô ci-dessus cités à celui de David, on s'aperçoit que la
définition de Γόμοιομερές (chose composée de parties semblables) et de
Γάνομοιομερές (chose composée de parties dissemblables) — τό τφ δλω
και τοις έαυτου μέρεσι τό αυτό δνομα έχον (ou ούκ έχον) και τον αυτόν όρισμόν
έπιδεχόμενον (ou ούκ έπιδεχόμενον) — - ne figure pas dans le texte de
David, qui la remplace régulièrement par τα άλλήλοις και τω δλω
όμωνύμως λεγόμενα (ou τα μήτε άλλήλοις μήτε τω δλω όμωνύμως
λεγόμενα)40 ; on s'aperçoit aussi que la même définition réapparaît dans
le commentaire du De interpretatione de Stephanos. Ces faits ajoutés
aux arguments de Baumstark indiquent selon nous que les Dialogues
de Sévère bar èakkô remontent, directement ou indirectement41, à un
commentaire composé par Stephanos. Le texte syriaque cependant,
s'il représente réellement les restes d'un commentaire de Stephanos et
à travers lui ceux d'un commentaire de Philoponos, dérive d'une
version autre que celle qui provient de notes prises à des conférences
tenues par Stephanos (Pseudo-Élias) à Constantinople, une version
plus proche de ses sources alexandrines, Philoponos à coup sûr.
Quoi qu'il en soit des Dialogues de Sévère bar èakkô, notre
hypothèse, si elle est juste, permet non seulement d'identifier
l'énigmatique personnage du Pseudo-Élie, mais encore elle éclaire
d'un jour tout neuf le séjour de Stephanos à Constantinople et le rôle
qu'il joua sous le règne de l'empereur Héraclius et pendant le
patriarcat de Sergios, sa tentative de transplanter la science
d'Alexandrie, cette forteresse de la science païenne et profane, à
Constantinople, où est en train de s'élaborer la culture proprement
byzantine et chrétienne.
Il est tout à fait remarquable que ce soit à Constantinople qu'ont
été tenues les dernières conférences selon la méthode alexandrine ;
celles du Pseudo-Élie/Stéphanos en sont en effet l'ultime exemple
connu qui nous soit parvenu ; à partir de cette époque approximative
ment, l'expression même apo phônès change de sens ; elle ne signifie
plus que : de, par, selon, d'après (suivi du nom d'auteur)42.

diffèrent ici de ceux du Pseudo-Elias (veines, tête : exemples qui sont aussi ceux de
David), sont identiques aux exemples cités par Stephanos dans son commentaire au De
int. ; voir plus haut, p. 74-75.
40. David, Prolegomena, p. 6517-66S.
41. Voir le graphique établi par A. Baumstark, Sévère bar Sakko, p. 189,
représentant les relations entre les Dialogues et les commentaires de Philoponos et de
Stephanos, ainsi que le schéma, plus général, retraçant l'histoire des commentaires et
des compendia, grecs et syriaques, de VIsagoge, dans G. Richter, Die Dialektik des
Johannes von Damaskus. Eine Untersuchung des Textes nach seinen Quellen und seiner
Bedeutung, Ettal 1964, p. 17.
42. M. Richard, 'Από φωνής, Buz. 20, 1950, p. 206-222, et plus spécialement p. 213.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 81

Prises en notes par les étudiants constantinopolitains, moins


familiarisés avec les méthodes et le style des écoles d'Alexandrie, les
praxeis de Stephanos sont moins adroites que leurs parallèles d'Élie
ou de David. Plus réduites, plus rudes et plus abruptes, elles sont
aussi plus proches du langage caractéristique de Byzance43. Mais,
même transformée ainsi, face aux traditions scolaires constantinopoli-
taines différentes, face aux objectifs plus religieux que scientifiques à
cette époque des controverses théologiques où il fallait d'urgence
former des polémistes capables et compétents44, face aussi aux
conditions économiques créées par les guerres perses et arabes qui
imposèrent l'usage parcimonieux du papyrus importé d'Egypte, la
praxis alexandrine trop prolixe est condamnée à disparaître. Cepen
dant, avant de disparaître, elle contribue à la naissance d'un autre
genre de manuel scolaire, plus adapté aux conditions culturelles et
économiques de l'époque, le compendium logique ou recueil de
définitions philosophiques accompagnées d'exemples, dont le spéc
imen le plus accompli est offert par les Dialedica de Jean Damascene.
L'apport des commentateurs alexandrins à cette nouvelle évolution
de la méthodologie scolaire a été depuis longtemps mis en lumière par
les historiens et les éditeurs des textes45. Ils ont tous souligné la
contribution d'Élie, de David surtout, et incidemment aussi celle de
Stephanos d'Alexandrie, sans relever cependant la définition de
Γ homoiomérès reprise dans les deux rédactions des Dialedica (τό τω
βλω και τοις έαυτου μέρεσι το αυτό όνομα έχον και τόν αυτόν όρισμόν
έπιδεχόμενον)46 qui relie de manière directe le traité de Jean
Damascene au commentaire de Stephanos d'Alexandrie sur le De
interpretation, à celui du Pseudo-Élie sur Ylsagoge, enfin aux
Dialogues de Sévère bar èakkô, et indirectement à travers eux au
commentaire de celui que B. Kotter appelle «Philoponus syriacus»47.

43. Rappelons que la Vita vulgata d'Aristote, qui possède plusieurs points de contact
avec le commentaire du Pseudo-Elias, présente la même transformation du langage par
rapport à la Vita Marciana; cf. L. During, Aristotle in the ancient biographical
tradition, Göteborg 1957, p. 137-139.
44. C'est sans doute en répondant à ces besoins de l'Église que le patriarche Sergios,
au dire d'Anania de Shirak (voir p. 20 et 23), envoyait, après la mort du vardapet
d'Athènes, les clercs de Constantinople à Trébizonde, pour les faire instruire par
Tychikos.
45. B. Kotter, Die Schriften des Johannes von Damaskos. I. Institutio elementaris.
Capita philosophica (Dialedica), Berlin 1969, p. 45, avec les définitions philosophiques
de VOxon. Bodl. Auct. T. 1.6 en appendice (p. 151 s.); voir aussi G. Richter, op. cil.
(supra, n. 41), p. 13-18; M. Rouché, Byzantine philosophical texts of the seventh
century, JOB 23, 1974, p. 61-76; Idem, A middle byzantine handbook of logic
terminology, JOB 29, 1980, p. 71-98.
46. B. Kotter, op. cit., p. 66M-75.
47. Ibidem, p. 45.
82 WANDA WOLSKA-CONUS

C'est sans doute Stephanos qui du fait même de son séjour à


Constantinople et de son activité professorale apparaît comme
l'intermédiaire principal entre la science alexandrine et son évolution
ultérieure à Byzance et dans les pays périphériques, je pense
notamment à Anania de Shirak, disciple de Tychikos, lui-même
disciple du vardapet (Stephanos) d'Athènes, alias Stephanos
d'Alexandrie. C'est lui qui a amené d'Alexandrie à Constantinople
dans ses coffres non seulement les Tables Faciles de Ptolémée et le
Petit Commentaire de Théon48, mais aussi à coup sûr plusieurs autres
œuvres, commentaires et traités de tout genre, de savants alexan
drins.

VII. Biographie de Stephanos d'Athènes :


EN GUISE DE CONCLUSION

Étrange personnage que ce Stephanos, ou plutôt ces cinq ou six


Stephanos, dont on cherche depuis le 17e siècle dans les contextes les
plus divers à former un seul et unique Stephanos. C'est donc une
initiative dangereuse que de vouloir reprendre quelques-unes de ces
anciennes hypothèses, et d'autant plus risquée qu'elle va à l'encontre
de la tendance actuelle, qui cherche à distinguer plutôt qu'à identifier
les personnages portant les mêmes noms, surtout lorsqu'il s'agit d'un
nom aussi répandu que celui de Stephanos. Personnages mystérieux
aussi, chacun de ces Stephanos pris séparément, à peine mentionnés
dans les documents et déjà disparus, impliqués dans des domaines
d'activité aussi divers que les sciences et la théologie, apparaissant
tour à tour dans des milieux qui s'excluent mutuellement. Et
pourtant, mis bout à bout, les renseignements qui nous parviennent à
travers les analyses des œuvres plutôt que par des indications
biographiques très fragmentaires nous permettent, semble-t-il, de
composer un personnage vivant, bien intégré dans le contexte
historique, sans qu'on soit obligé de faire violence à la chronologie des
événements ou à la vraisemblance de l'évolution professionnelle et
religieuse du personnage, caractéristique pour l'époque.
La première date, plus ou moins certaine, qui apparaît dans les
documents est celle de 581, lorsque Stephanos, compromis par ses
doctrines subversives et peut-être déjà exclu de la communauté
jacobite, entre en contact avec Probus et Jean Barbûr, auxquels il
communique ses théories hétérodoxes. Il peut avoir entre vingt et
trente ans à cette époque ; en effet, nous le voyons à Constantinople

48. Voir plus haut, p. 12-13.


STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 83

encore en pleine activité en 619-620. Il est donc né vers 550-555, à


Athènes; son origine est suggérée d'abord par l'ethnique Alhènaios
décerné par Y Ambrosianus S 19 sup. dans le titre du commentaire de
Stephanos sur les Aphorismes d'Hippocrate, ensuite par le signal
ement«vardapet (didascale) d'Athènes, ville des philosophes» que
donne de lui Anania de Shirak dans la biographie de son maître
Tychikos, enfin par le souvenir des trois villes — Athènes, Alexandrie,
Constantinople, les trois étapes de sa vie mouvementée — évoquées
dans son commentaire de 1 Isagoge de Porphyre.
Athènes, reconstruite au cours du 5e siècle avec un certain éclat
après les coups mortels portés par les Hérules en 267 et les ravages
causés par le passage des Wisigoths d'Alaric en 396, était vers 550 une
ville paisible et de séjour agréable1. Elle ne jouissait plus certes de la
renommée et de la prospérité que lui conférait l'enseignement de
Proclus (mort en 485); elle déclinait petit à petit inéluctablement,
surtout depuis la loi promulguée en 529 interdisant «à quiconque
d'enseigner la philosophie et le droit»2. Mais cela veut-il dire que
toute activité scolaire s'est arrêtée à cette date fatidique? S'il est
admis que le décret de Justinien marque une rupture décisive dans la
vie intellectuelle de la cité, on demeure dans l'incertitude quant aux
délais et modalités de son exécution. Qu'il s'agisse du sort ultérieur
des écoles (la première visée étant l'école néoplatonicienne, bastion
principal de la résistance païenne), de leurs bibliothèques ou du
personnel enseignant, on est réduit aux hypothèses, qui divergent
selon qu'elles partent des données de l'archéologie, de l'histoire ou de
la philologie3.

1. Cf. Alison Frantz, From Paganism to Christianity in the temples of Athens, DOP
19, 1965, p. 187-205, particulièrement p. 190-200.
2. Cod. Just. I 5, 18, 4 et I 11, 10, 2, ainsi que Malalas, Chronographie, XVIII :
Bonn, p. 4511·18; cf. Lemerle, Le premier humanisme, p. 69-73.
3. C'est ainsi que L. G. Westerink (Olympiodorus. Commentary on the First
Alcibiades of Plato, 14113, Amsterdam 1956, p. 92), établissant une date tardive pour la
composition du commentaire d'Olympiodore, suppose que les pensions (diadochika),
malgré les confiscations successives des biens de l'école néoplatonicienne (qu'il est
impossible d'identifier à l'Académie, selon J.P. Lynch, Aristotle's School. A Study of
Greek educational institution, Berkeley-Los Angeles-London 1972, p. 171-189, avec la
bibliographie), étaient encore payées à leurs titulaires jusqu'après 532. Alan Cameron,
The last days of the Academy at Athens, Proceedings of the Cambridge Philol. Soc. 195
(new series n° 15), 1969, p. 11-12, croit, quant à lui, que les confiscations n'ont pris fin
que vers 560 et que les philosophes émigrés en Perse, à la suite du décret de Justinien
{Agathiae Myrinaei Historiarum libri quinque, II 30-31 : R. Keydell, Berlin 1967, p. 79-
81 ; cf. Averil Cameron, Agathias, Oxford 1970, p. 101-102, et Alan Cameron, op. cit.,
p. 21-25), retournèrent, en vertu du pacte conclu entre Justinien et Chosroès en 532, à
Athènes, où ils continuèrent (il s'agit surtout de Simplikios), sinon d'enseigner, du
moins d'élaborer leurs savants commentaires. Alison Frantz, Pagan philosophers in
84 WANDA WOLSKA-CONUS

Bien qu'on ne connaisse aucun grammatiste ou rhéteur travaillant


à Athènes à cette époque, on peut supposer que les enseignements
secondaires, assurés en grande partie par les didascales chrétiens,
n'ont pas été frappés par les interdits de Justinien. Ceci dit, on ne
possède aucune indication sur les années de jeunesse passées par
Stephanos à Athènes. A quel moment l'a-t-il quittée ? Et pour quelle
raison? Ne trouvait-il plus à Athènes, après la suppression de
l'enseignement supérieur, le maître qu'il aurait souhaité? Ou bien, au
contraire, après avoir fréquenté les didascales athéniens, désirait-il
approfondir ses connaissances à Alexandrie ? Prenant cette décision, il
n'a fait que suivre la vieille tradition d'échange de maîtres et d'élèves
entre les deux centres d'enseignement supérieur. Tous les grands
alexandrins, Hiéroclès, Hermias, Ammonios, ont étudié à Athènes,
tandis que les Athéniens, Damaskios et Simplikios, ont fait des
séjours à Alexandrie auprès d'Ammonios. Stephanos est le dernier
parmi eux, semble-t-il, à entreprendre un voyage d'études d'Athènes
à Alexandrie. Témoigne-t-il ainsi de la persistance d'une certaine
activité scolaire à Athènes, vers le mifieu de ce 6e siècle si perturbé
par les conséquences de la politique culturelle de Justinien et les
désastres militaires? Stephanos n'est plus rentré dans sa ville natale.
Vers la fin du 6e siècle, Athènes tombait sous le coup d'attaques
slaves4. Stephanos n'a gardé de son ancienne patrie que l'ethnique
Athènaios.
Mais quelle que fût la raison de son expatriation — se donner un
maître ou fuir les invasions barbares — , toujours est-il qu'on le trouve
à Alexandrie en 581. À cette époque, il semble y avoir déjà acquis une

Christian Athens, Proceedings of the American Philos. Soc. 119, 1975, p. 36-37, qui
s'appuie sur les données archéologiques, postule au contraire la fermeture immédiate de
l'école et le départ précipité des philosophes. Voir le résumé des diverses thèses et
l'exposé des incertitudes qui subsistent sur plusieurs points (par exemple l'origine
ethnique des philosophes partis en Perse) par Ilsetraut Hadot, Le problème du
néoplatonisme alexandrin. Hiéroclès et Simplicius, Paris 1978, p. 17-27, qui s'oppose
énergiquement à la thèse d'Alan Cameron. Cf., en dernier lieu, M. Tardieu, Sâbiens
coraniques et «Sâbiens» de Harrân, Journal Asiatique 274, 1986, p. 22-29, selon lequel
les philosophes trouvèrent refuge à leur retour de Perse auprès de l'école néoplatoni
cienne de Harrân.
4. C'est du moins la date qu'on déduit des données archéologiques et des
découvertes numismatiques, les sources écrites restant singulièrement muettes au sujet
du sort d'Athènes à cette époque ; cf. D. M. Metcalf, The Slavonic threat to Greece
ca 580 : some evidence from Athens', Hesperia 31, 1962, p. 134-157; H.A. Thompson,
Athenian twilight : A.D. 267-600, The Journal of Roman Studies 49, 1959, p. 61-72,
spécialement p. 69-70 et η. 48. — Depuis la chute de Sirmium en 582, assiégé par les
troupes avares, les envahisseurs sillonnaient les Balkans, dévastant les villes que les
murailles ne suffisaient plus à protéger : P. Lemerle, Invasions et migrations dans les
Balkans depuis la fin de l'époque romaine jusqu'au vme siècle, Revue Historique, avril-
juin 1954, p. 287-295.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 85

certaine renommée ; il est sophiste ; il se permet même de professer


des doctrines hétérodoxes, s'attirant les foudres de Damien, patriar
che jacobite d'Alexandrie. Il y séjourne donc depuis quelque temps.
En effet, s'il a quitté Athènes à dix-sept ans, par exemple, à la fin de
ses études secondaires, il est arrivé à Alexandrie approximativement
entre les années 567 et 572, en supposant qu'il est né entre 550 et 555.
A cette époque, à Alexandrie, on continue tant bien que mal
l'enseignement traditionnel hérité de l'école d'Ammonios, dans un
milieu déjà christianisé, plus préoccupé de ses propres contradictions
que des dangers venant du paganisme. Ce ne sont plus les rixes entre
étudiants païens et chrétiens5 ou les discussions autour des arrange
ments d'Ammonios, didascale païen, avec Athanase II, évêque
orthodoxe, sur les modalités possibles d'une symbiose culturelle entre
les deux communautés6, qui intéressent la populace d'Alexandrie,
mais les joutes christologiques qui opposent divers groupes chrétiens.
Olympiodore, en effet, le païen, est déjà mort (après 565) ; la chaire de
philosophie est occupée par Élie, son successeur chrétien. Philoponos,
s'il est encore en vie, est très vieux ; vers 560, dans une lettre adressée
à Justinien, prétextant son grand âge, il décline l'invitation de
l'empereur de se rendre à Constantinople pour s'expliquer sur ses
doctrines hétérodoxes7; il est mort avant 574, car il ne participe plus
à la querelle qui éclata vers cette époque à propos de son écrit Sur la
résurrection8.
Dès son arrivée à Alexandrie, Stephanos entra en rapport, croyons-
nous, avec les milieux proches de Philoponos. Peut-être même a-t-il
eu la chance de rencontrer encore personnellement le vieux savant et
de suivre ses toutes dernières leçons9. En tout cas, il semble certain

5. Voir les pittoresques descriptions de Zacharie le Scholastique, Vie de Sévère,


patriarche d'Anlioche (512-518) : M. A. Kugener, PO 2 (texte syriaque et trad, franc.).
6. Damascii Vitae Isidori reliquiae, frg. 316 : C. Zintzen, Hidelsheim 1967, p. 251
(= Photius, Bibliothèque, cod. 242, 292: R.Henry, VI, Paris 1971, p. 53); cf.
H.-D. Saffrey, Le chrétien Jean Philopon et la survivance de l'École d'Alexandrie au
vi« siècle, REG 67, 1954, p. 396-410, particulièrement p. 400-401 ; Westerink,
Anonymous Prolegomena, p. xi-xiii.
7. Opuscula monophysitica Ioannis Philoponi quae ex manuscriptis Vaticano et
Britannico syriace edidit et latine interpretatus est A. Sanda, Beryti Phoeniciorum 1930,
p. 172-180 : VI. Epistula ad Iustinianum imperatorem ; cf. ibidem, p. 6-7.
8. Wanda Wolska, op. cit. (p. 28 n. 31), p. 109 n. 3; R. Sorabji, op. cit. (p. 30
n. 42), p. 40, et p. 32-33, pour la bibliographie récente.
9. Même si, comme on le suppose, Philoponos n'a jamais accédé à la charge officielle
de didascale de philosophie à la suite d'Ammonios (peut-être en raison de ses
convictions religieuses), il a pu donner des cours privés dans sa maison, comme tant
d'autres rhéteurs et grammatistes. C'est du moins ce qu'on serait tenté de déduire de la
phrase du commentaire de Philoponos aux Météorologiques (M. Hayduck, CIAG 14,
Berolini 1901, p. 5326"27) : ίκανώς 8è τούτων είρημένων τήν άκοήν άναπαύοντες, ένταϋθα τφ
πρώτφ τμήματι δίδομεν πέρας.
86 WANDA WOLSKA-CONUS

que c'est dans l'entourage philoponien qu'il a parfait sa formation


proprement alexandrine, associant les sciences à la philosophie ; ainsi,
il a appris l'astronomie, comme l'atteste l'introduction qu'il a
composée pour le commentaire de Théon sur les Tables Faciles de
Ptolémée ; les mathématiques, comme l'indique le renvoi aux
malhèmalikoi logoi qu'il semble avoir commentés; la géographie
(géométrie) et la cosmographie, comme on peut le déduire des
références d'Anania de Shirak, très alexandrines (Pappus, Ptolémée,
Cosmas Indicopleustès), qui remontent selon toute vraisemblance, à
travers Tychikos, à Stephanos, vardapet d'Athènes, et indirectement
à Jean Philoponos lui-même; enfin, la philosophie, comme le
prouvent ses commentaires à Aristote, surtout celui du livre III du De
anima qui comble la lacune du commentaire de Philoponos. Cette
association science-philosophie, caractéristique pour Philoponos, ne
s'observe ni chez Olympiodore, ni chez ses successeurs, Élie et David,
qui tous trois se sont limités à commenter Aristote et éventuellement
Platon.
Dès son apparition dans les documents on voit Stephanos entrer en
conflit avec les monophysites d'Alexandrie. Ce Stephanos philopo
nien, pour ainsi dire, de par sa formation scientifique et philosophi
que, est donc a priori monophysite comme Philoponos lui-même et
sûrement aussi ses disciples ou amis ; c'est en effet un monophysite
que vise le rappel à l'ordre adressé par le patriarche Damien au
sophiste Stephanos.
De toute évidence, athénien orthodoxe d'origine, Stephanos a eu du
mal à se reconnaître dans ce milieu alexandrin agité par des luttes
partisanes et des disputes doctrinales entre orthodoxes et monophysit
es aussi bien qu'entre diverses factions monophysites. Il est probable
que dès son arrivée à Alexandrie il adhéra au groupe monophysite,
auquel il doit sa formation scientifique, pour s'apercevoir rapidement
des difficultés que présentait sur le plan logique la doctrine qu'il
venait de faire sienne. Sans se prononcer d'une manière nette, il laisse
entrevoir une sorte d'embarras dans sa profession de foi christologi-
que, une certaine hésitation devant les mots nombre et division des
natures, qu'il sait interdits et qu'il croit pourtant nécessaires.
Exclu de l'Église jacobite, il rejoint les orthodoxes et trouve
protection et refuge auprès d'Euloge, patriarche orthodoxe d'Alexand
rie. Son nom n'apparaît plus dans les documents relatifs à la querelle
qu'il a suscitée.
Désormais, à ce qu'il semble, Stephanos mène une vie paisible de
didascale dans les locaux qui lui ont été attribués par le patriarche
Euloge dans les dépendances de l'église de la Théotokos dite de
Dorothea, récemment construite. Il y fait ses cours (praxeis) de
médecine suivis par Sophronios, entre 581 et 584. Sans doute y
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 87

enseigne-t-il aussi la philosophie et les sciences, car c'est là, croyons-


nous, que se rendait Tychikos, lors de son séjour à Alexandrie entre
607 et 610, pour s'initier aux sciences qu'il allait par la suite
transmettre au jeune Anania de Shirak venu le rejoindre à
Trébizonde.
Peut-être, pour gagner sa vie, les candidats aux études de
philosophie devenant rares pendant ces temps difficiles, mettait-il en
pratique ses connaissances théoriques de médecin et sophiste. On
serait tenté de le déduire de nombreux passages de son commentaire
aux Aphorismes d'Hippocrate, où il donne des conseils de tout ordre à
ses étudiants, futurs médecins. Mais nous n'en possédons pas d'autres
preuves.
Après 610, sous le règne d'Héraclius et le patriarcat de Sergios,
nous voyons notre Stephanos séjourner à Constantinople. Nous ne
savons ni quand, ni pourquoi, ni dans quelles circonstances, il a
échangé Alexandrie contre Constantinople. A-t-il été invité par
l'empereur Héraclius pour y occuper la chaire de philosophie
nouvellement fondée, selon Théophylacte Simokattès? Ou, plutôt,
a-t-il été sollicité par le patriarche Sergios pour l'aider à former les
jeunes clercs aptes à promouvoir la nouvelle politique de rapproche
ment entre les monophysites et les orthodoxes? Ses volte-face
religieuses le rendaient sûrement moins intransigeant dans ses
convictions que beaucoup d'autres défenseurs de l'orthodoxie chalcé-
donienne, tel, par exemple, le moine Sophronios, qui sera patriarche
de Jérusalem de 634 à 638. Enfin, peut-être fuyait-il l'Egypte
menacée par l'avance des armées perses qui occupaient en 617
Jérusalem et en 619 Alexandrie, comme il a fui Athènes quarante ans
auparavant?
La première date solidement attestée pour le séjour de Stephanos
dans la capitale byzantine est celle de 619-620, mentionnée dans ses
œuvres astronomiques associant son nom à celui de l'empereur
Héraclius. Les sources byzantines contemporaines sont silencieuses au
sujet de Stephanos et de son activité. En effet le témoignage de
Théophylacte Simokattès que nous venons d'invoquer ne permettrait
en aucune façon de voir Stephanos dans le titulaire de la chaire de
philosophie instaurée par Héraclius, si nous ne disposions de la
biographie de Tychikos composée par Anania de Shirak. Aussi bizarre
que cela puisse paraître, c'est à partir de cette source arménienne
seule qu'on peut se faire une idée de l'activité et du rôle joué par
Stephanos auprès d'Héraclius et surtout auprès du patriarche
Sergios : Stephanos (vardapet d'Athènes) enseignait les philosophes
de la ville ; après sa mort, Héraclius cherchait à le remplacer par
Tychikos, son disciple ; celui-ci ayant refusé la charge qu'on lui
offrait, c'est à Trébizonde que le patriarche Sergios envoyait les
ÖÖ WANDA WOLSKA-CONUS

jeunes clercs pour les y faire instruire, tâche accomplie jusque-là


justement par Stephanos. Cette étroite collaboration entre Stephanos
et le patriarche dans le domaine de l'instruction présuppose
nécessairement, croyons-nous, sinon une entente parfaite, du moins
un accommodement acceptable pour les deux parties également dans
le domaine religieux : une fois de plus, Stephanos changeait de camp,
quittant les orthodoxes chalcédoniens pour les partisans monothélites
de la politique menée conjointement par l'empereur et le patriarche10.
Ce va-et-vient entre les orthodoxes et les monophysites, à ce qu'il
semble11, n'était pas rare à l'époque, mais Stephanos y a perdu sa
célébrité et sa renommée. De même qu'on ne parle plus de lui à
Alexandrie dans les milieux monophysites après son adhésion au parti
orthodoxe, de même à Constantinople redevenue orthodoxe. Du
savant on ne connaît que l'astronome et son Introduction à l'ouvrage
de Théon. Son commentaire à Ylsagoge de Porphyre se transmet
tantôt sous le nom d'Élie, tantôt sous celui de David. On ne sait rien
sur son activité de médecin. Ses commentaires à Hippocrate et Galien
demeurent, comme on l'a vu, de tradition manuscrite très incertaine.
Traître pour les orthodoxes de Constantinople, comme pour les
monophysites d'Alexandrie, il est voué au silence. Il meurt avant 638,
date du décès du patriarche Sergios.
Mais une sorte de légende, un vague souvenir du célèbre philosophe
et savant survit à la condamnation officielle à l'oubli. Stephanos
resurgit, quelque temps après, auréolé d'une autre célébrité, celle
d'astrologue et d'alchimiste. On fait circuler sous son nom les
horoscopes et les traités d'astrologie, on rapporte ses prédictions, on le
tient à tort ou à raison pour l'auteur des neuf leçons d'alchimie, on le
gratifie des titres mystérieux de mégas philosophos et d'oikouménikos
didaskalos.
En effet, bien que depuis Ptolémée n'importe quel astronome fût
capable d'établir un horoscope, les activités de Stephanos astronome
et alchimiste n'arrivent à notre connaissance qu'à travers les sources
proprement byzantines, toutes assez tardives. Aussi ces activités-là,
supposées ou réelles, on doit les examiner en rapport avec les
conditions culturelles particulières propres à la Byzance du 7e et du
8e siècle. S'essayant dans ces domaines restés marginaux jusque-là,

10. J. L. van Dieten, Geschichte der Patriarchen von Sergios I. bis Johannes VI (610-
715), Amsterdam 1972, p. 1-56.
11. Ibidem, p. 1 (avec le relevé des sources) : l'exemple en est fourni par la
biographie du patriarche Sergios lui-même ; jacobite d'origine syrienne, il s'est converti
à l'orthodoxie chalcédonienne, pour redevenir en quelque sorte monophysite, sous sa
forme monothélite.
STEPHANOS D'ATHÈNES ET STEPHANOS D'ALEXANDRIE 89

Stephanos répondait-il aux vœux de l'empereur Héraclius qui semble


s'être beaucoup intéressé à l'astronomie et aux sciences dites
occultes? Ou bien n'a-t-il fait que subir une étonnante transformat
ion, analogue à celle qu'ont connue plusieurs autres personnages du
monde antique?
D'Athènes à Constantinople, en passant par Alexandrie, Stephanos,
de savant et philosophe ancien, est devenu savant et philosophe
médiéval12.

Wanda Wolska-Conus
Centre de recherche d'Histoire et Civilisation de Byzance
Collège de France

12. Cf. G. Dagron, Constantinople imaginaire. Études sur le recueil des «Patria»,
Paris 1984, p. 99 s.

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