Sénégal 3 400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,

Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3 600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,

Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,

Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
N o 1726 du 30 novembre
au 6 décembre 2023
courrierinternational.com
France : 4,90 €

ISRAËL-HAMAS
OTAGES :
LA GUERRE
DES NERFS

POUR

RIZ
LES DROITS
HUMAINS
8 pages avec
Amnesty International

Hors-série

BEST OF
Décembre 2023-janvier 2024

LA CRISE
QUI VIENT
2023

Avec 11 pages de jeux conçues par le magazine

EN VENTE CHEZ VOTRE

MARCHAND DE JOURNAUX
Le dérèglement climatique et les mesures
N TRE NOUVEAU protectionnistes des pays producteurs provoquent
HORS-SÉRIE une flambée des prix. La presse étrangère redoute
M 03183 - 1726 - F: 4,90 € une crise alimentaire pire que celle de 2008.

3’:HIKNLI=XUY^UY:?b@h@c@q@k";
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4.
LES CHOIX
DE “COURRIER”
CLAIRE CARRARD
Riz : la crise
qui vient, et les
premiers otages
libérés en Israël
M
ardi 28 novembre,
15 h 30 : à quelques
heures du bouclage,
nous sommes toujours
incertains quant au choix
de la une. Car c’est un numéro
particulièrement riche que
nous vous proposons cette
semaine au milieu d’une
actualité bouillonnante.
Il y a d’abord cet article du
Financial Times autour duquel
nous avons construit un
dossier sur la prochaine crise
qui pourrait provoquer des
bouleversements économiques
et politiques majeurs dans le
monde. Cette crise, c’est celle
des prix du riz, qui lambent
depuis que l’Inde – qui
représente 40 % du commerce
ISRAËL-HAMAS p.10
La guerre des nerfs
En libérant les otages
au compte-gouttes, le Hamas
joue avec les nerfs de
la population israélienne,
qui vit cette épreuve comme
un calvaire, constate Ha’Aretz.
Pendant ce temps, à Gaza,
raconte The New York Times,
les habitants continuent
à lutter pour leur survie.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
mondial –, a décidé de par le Financial Times, nous ferait baisser la production de riz américaines notamment, pour
restreindre ses exportations. sommes au bord d’une crise de 3,3 % en moyenne”, avance retarder l’ofensive dans le
“Tout a commencé l’an dernier, alimentaire mondiale majeure. encore le Financial Times. Sud – se multiplient pour un
lorsque le gouvernement de Parce que c’est aussi notre rôle, L’autre actualité à laquelle nous cessez-le-feu durable, à l’heure
Narendra Modi a cessé d’exporter
les brisures de riz, une denrée
à Courrier international,
de capter les signaux
consacrons six pages, c’est
évidemment la guerre entre
où nous terminons ce numéro,
diicile de dire si le
bon marché achetée notamment qui annoncent les grands Israël et le Hamas. Avec les gouvernement Nétanyahou
par les pays les plus pauvres, basculements du monde. premières libérations d’otages, reprendra ses bombardements
dont le Bangladesh et le Bénin”, Le riz (produit à 90 % en Asie) en in de semaine dernière, et contre Gaza, et avec quelle
explique le quotidien
économique.
est aujourd’hui l’aliment
de base de 4 milliards de
chaque jour les images de ceux
qui rentrent au compte-gouttes
intensité. C’est pour cette
raison que nous avons choisi
Le dérèglement climatique personnes. “Si l’Inde maintient et des absents dont les familles de ne pas en faire le titre
et le phénomène El Niño ont les interdictions actuelles et que attendent toujours le retour. principal cette semaine. Trop
fait craindre une baisse de sa d’autres pays producteurs lui “Le 24 novembre, écrit Anshel d’incertitudes qui rendent
production au gouvernement emboîtent le pas, les analystes Pfefer dans Ha’Aretz, Israël la lecture des événements
indien à quelques mois d’une craignent que le monde ne revive s’est retrouvé partagé entre ceux forcément incomplète. Dans
échéance électorale majeure. une crise comme celle de 2008.” qui ont passé la soirée à pleurer ce numéro, enin, retrouvez
En juillet, il a décidé Face à la lambée des prix, des sur leur canapé en regardant comme chaque année notre
d’instaurer un prix plancher manifestations avaient alors la libération des otages de Gaza, dossier réalisé en partenariat
sur le basmati et de couper ses éclaté partout dans le monde un processus d’une lenteur avec Amnesty International
exportations d’autres variétés pour aboutir, trois ans plus insupportable, et ceux qui étaient autour de militants des droits
de riz blanc. Conséquence : tard, aux “printemps arabes”… à leurs côtés pour les consoler.” humains. Huit pages
“Des ‘achats de panique’ Au moment où la COP28 Depuis, la joie des retrouvailles pour la défense de la liberté
des consommateurs en Asie et s’ouvre à Dubaï, évoquer alterne avec une terrible d’expression, plus que jamais
en Amérique du Nord, et la prise la crise du riz en une nous attente. Une guerre d’actualité, elles aussi.
de mesures par les autres pays semblait une façon très psychologique, imposée par
grands producteurs en vue de concrète de résonner avec le Hamas, qui pourrait durer.
s’adapter à la nouvelle donne.” cette actualité très importante La trêve, initialement prévue En couverture :
Pourquoi en parler aujourd’hui elle aussi (que nous traitons pour quatre jours, a été Riz : dessin de Stef Wong,
alors que tous les regards largement dans ce numéro prolongée. Jusqu’à ce jeudi. Canada. Israël-Hamas :
semblent tournés vers le et sur notre site) : “Une étude Et après ? Pour The Economist, manifestation pour la libération
Moyen-Orient ? Parce que, de réalisée en 2017 a montré qu’un le pire est peut-être à venir. des otages, le 25 novembre à Tel-
l’avis de tous les experts cités réchaufement planétaire de 1 °C Si les appels – et les pressions, Aviv. Photo Gil Cohen-Magen/AFP
Sommaire
FRANCE p.26 p.48 LES SOURCES
360°
Comment contrer Discerner Chaque semaine, les journalistes
de Courrier international
le harcèlement le vrai de l’IA sélectionnent et traduisent des
articles tirés de plus de 1 500 médias
TAMIR KALIFA/THE NEW YORK TIMES
scolaire ? Les images trompeuses
du monde entier. Voici la liste
exhaustive des journaux, sites
L’enjeu consiste à développer créées par intelligence et blogs utilisés dans ce numéro :
l’empathie des enfants et à briser artificielle se multiplient,
Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. Bloomberg.
le silence. Mais des obstacles explique Nature. com (bloomberg.com) New York, en ligne.
Et menacent la démocratie, The Christian Science Monitor Boston,
existent en France, estime selon certains. Pour limiter hebdomadaire. El Conidencial
The Christian Science Monitor. les dégâts, des chercheurs (elconidencial.com) Madrid, en ligne.
Daily Maverick (dailymaverick.co.za)
développent des outils Johannesburg, en ligne. The Economist
ÉCONOMIE p.34 capables de les détecter. Londres, hebdomadaire. Financial Times
Londres, quotidien. The Guardian Londres,
Le grand écart quotidien. Kapitalis (kapitalis.com) Tunis,
en ligne. Maliweb (maliweb.net) Bamako,
des pays du Golfe en ligne. La Nación Buenos Aires, quotidien.
Nature Londres, hebdomadaire.
New Statesman Londres, hebdomadaire.
SEÑOR SALME, SYNERGY ART
Ils misent sur les pétrodollars The New York Times New York, quotidien.
pour investir, chez eux, dans les Politiken Copenhague, quotidien. Stat
(statnews.com) Boston, en ligne. De Tijd
énergies propres. Une position Bruxelles, quotidien. Visual Capitalist
délicate, alors que la sortie des (visualcapitalist.com) Vancouver, en ligne.
De Volkskrant Amsterdam, quotidien. The
énergies fossiles sera évoquée Washington Post Washington, quotidien.
à la COP28, qui s’ouvre à Dubaï. Die Zeit Hambourg, hebdomadaire.
6. Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde
8. France. Crépol, symbole
Vu de Suisse. “Samuel était l’un des nôtres, Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux

ces jeunes étaient nos élèves”

Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
d’une société qui bascule Dépôt légal Novembre 2023. Commission paritaire no 0727 c 82101.
D’un continent à l’autre Le quotidien suisse Le Temps raconte le choc subi par les anciens collègues ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
10. Israël-Hamas. La guerre de Samuel Paty, alors que s’est ouvert à Paris le procès à huis clos de six mineurs 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
mis en cause dans l’assassinat du professeur. www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
des nerfs Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas
16. Pays-Bas. L’Europe bascule Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
un peu plus vers l’extrême droite
18. Espagne. Pedro Sánchez
COP28. Le climat se débat à Dubaï édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
sur un champ de mines Jusqu’au 12 décembre, plus de 70 000 personnes venues de près de 200 pays Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha
Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
20. Népal. Ces chômeurs sont réunies à Dubaï. Au menu des discussions notamment, la mise (Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros

qui vont se battre en Ukraine en place du fonds de financement des “pertes et préjudices” destiné aux pays (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet

22. Argentine. “On va morfler” en première ligne face au dérèglement climatique. Suivez au quotidien toute (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
24. Sahel. Les deux-roues l’actualité de la COP28 sur notre site. centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
du terrorisme Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
(Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
26. France. Comment contrer
le harcèlement scolaire ? Voyage. À Goa, les maisons coloniales (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang

ouvrent leurs portes sur un riche passé

Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon).Moyen-Orient Bachir El-Khoury
À la une (chef de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux
(Israël), Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky
28. Riz. La crise qui vient Le petit État côtier du sud-ouest de l’Inde recèle des trésors architecturaux (pays du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros

Transversales longtemps délaissés. Certains passionnés restaurent désormais de fastueuses (Afrique lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique
australe et Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales
34. Économie. Le grand écart demeures datant de la période coloniale (1510-1961), qu’ils ouvrent au public, Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef
de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick Rivoire (Économie) Magazine
des pays du Golfe offrant un aperçu de l’héritage portugais de la région, relate Nikkei Asia. 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent, Oumeïma Nechi
Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
38. Sciences. Une ventouse dans Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Adrien Oster (chef d’édition),
la bouche L ’ h o r o s c o p e d e R o b B r e z s n y Retrouvez chaque semaine les prévisions éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet, Gabriel Hassan, Carole Lyon,
Hoda Saliby, Mélanie Chenouard (vidéo, podcasts), Emmanuelle Bour (SME)
39. Signaux. Ça tourne ! poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
Dossier droits humains Retrouvez-nous aussi sur Facebook, service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
41. Émirats arabes unis. Ahmed Twitter, Instagram et Pinterest. espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
Mansour, le dernier défenseur anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,
des droits humains Agir face au dérèglement climatique et s’adapter. espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
42. Birmanie. Le côté obscur Chaque semaine, les pistes de la presse étrangère. Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet
de Facebook Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
44. Tunisie. Chaïma Issa, (chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline
contre l’arbitraire du pouvoir Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández Pérez
(directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica Robineau
46. Pologne. Vers une (16 08), Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
dépénalisation de l’IVG ? Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 4535) Impression, brochage, routage:Maury, 45330 Malesherbes
360° Ont participé à ce numéro Solal Abélès, Torunn Amiel, Nell Antona, Etienne
Bianchi, Jean-Baptiste Bor, Chloé Boyer, Solène Cahon, Marine Cygler, Guillaume
48. Technologie. Discerner Deneufbourg, Dorian Gallais, Pierre Kadlub, Hong-Kyung Kang, Valentine Morizot,

Le jeudi, notre nouvelle newsletter.

Olivia Muller, Diane Perpère, Derwell Queffelec, Isabelle Taudière, Maddalena de Vio
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8.
a ns
7 jours odnde
le m
France. Crépol,
symbole d’une société
qui bascule
Après la mort de homas, tué lors d’une fête de village, des
extrémistes de droite ont convergé vers Romans-sur-Isère
en disant vouloir le venger. Cet hebdomadaire allemand
redoute une situation de plus en plus incontrôlable.
—Die Zeit (Hambourg)
A quoi voit-on qu’une situation est en
train de basculer ? Combien de dis-
cours extrémistes, combien d’actes
de violence une société peut-elle encaisser ?
Ou, pour dire les choses autrement : à quel
moment une société perd-elle le contrôle ?
Il y a dix jours, à Crépol, petite com-
mune du sud-est de la France, un jeune
homme a été poignardé. Thomas, 16 ans,
participait à une fête de village avec des
amis. Minuit était largement passé et le DJ
avait déjà annoncé la dernière chanson de
la soirée quand un groupe de jeunes a fait
irruption, dont certains étaient visiblement
armés de couteaux. Le déroulement de la
soirée est encore imprécis : y a-t-il eu dis-
pute, ou bagarre, ou ces jeunes s’en sont-ils
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
délibérément pris aux invités de la fête ?
L’information a rapidement circulé que
les suspects venaient pour la plupart d’un
quartier sensible de Romans-sur-Isère.
Le lendemain, Éric Zemmour postait sur
X (anciennement Twitter) : “Deux peuples
vivent en France, dont l’un doit fuir sans
cesse les agressions d’une fraction de l’autre.”
Le politique d’extrême droite dénonce le
“djihad au quotidien” et “une guerre de civi-
lisations”. Pour lui, la mort de Thomas est
un “francocide”. Plusieurs participants à la
fête disent avoir entendu des propos hos-
tiles aux Blancs. Dans les réseaux d’extrême
droite, on a rapidement fait un parallèle
entre l’agression à Crépol et les attaques
terroristes du Hamas en Israël.
Mercredi [22 novembre], près de
6 000 personnes ont participé à une marche
blanche à Romans-sur-Isère. Des menaces
ayant circulé, un dispositif policier impor-
tant avait été mis en place. La journée s’est
néanmoins déroulée dans le calme, de
même que les funérailles de l’adolescent
deux jours plus tard.
Le samedi suivant, pourtant, une semaine
après le drame, près de 80 militants d’ex-
trême droite se rassemblent à Romans-sur-
Isère. Bon nombre dissimulent leur visage
sous une cagoule, certains brandissent des
torches, d’autres des battes de base-ball, rap-
portent plusieurs journaux. Ils scandent :
“Justice pour Thomas, ni pardon ni oubli”,
ou encore “L’islam hors d’Europe”.
Impuissance. Alors qu’ils cherchent à
entrer dans le quartier dont seraient origi-
naires les jeunes malfaiteurs de la semaine
précédente, la police les en empêche. À l’is-
sue d’altercations, une vingtaine de per-
sonnes sont interpellées. Le lendemain, en
dépit d’une interdiction, une quarantaine
de personnes se rassemblent de nouveau,
parmi eux plusieurs membres de groupes
identitaires. Des heurts éclatent à nouveau.
Lundi soir, six militants d’extrême droite
sont jugés en comparution immédiate et
condamnés à plusieurs mois de prison.
Entre-temps, dix suspects présents à
Crépol ont été identiiés et visés par des
plaintes, notamment pour meurtre et ten-
tative de meurtre. Cinq d’entre eux pré-
sentent des antécédents judiciaires et sont
de nationalité française. Éric Zemmour et
d’autres ont réclamé la publication de leurs
noms. Selon le journal Le Figaro, six des
assaillants présumés s’appellent Chaïd,
Yasir, Mathys, Fayçal, Kouider et Yanis.
À quoi voit-on qu’une société est en
train de basculer ? Au fait que l’on ne se
sente plus en sécurité dans une fête de
village ? ou qu’un prénom suise à vous
rendre coupable ?
Dans un sondage réalisé après la mort de
Thomas, 88 % des personnes interrogées
ont déclaré que ce drame était symptoma-
tique d’une “société de plus en plus violente”.
Le ministre de l’Intérieur parle lui aussi
d’“ensauvagement”, sans indiquer ce que
le gouvernement compte faire pour lutter
contre. Au printemps dernier, Emmanuel
Macron avait également réagi avec un dis-
cours de fermeté après des actes de vio-
lence. Il avait alors parlé d’un “processus
de décivilisation”. À Crépol, il déplore “un
meurtre effroyable”. Mais les paroles du
président et de son ministre de l’Inté-
rieur peinent à cacher leur impuissance.
Et puis, il y a ceux qui n’hésitent pas à
utiliser la mort d’un adolescent de 16 ans
pour leur intérêt politique. Alors que l’en-
quête est toujours en cours, Marine Le
Pen a évoqué une “attaque organisée” et
des “milices armées”. Pour la dirigeante du
Rassemblement national (RN), un “nou-
veau seuil a été franchi” : “plus personne
n’est en sécurité nulle part”.
↙ Dessin d’Arcadio paru dans
Prensa Libre, San José
(Costa Rica).
Dissolution
de groupuscules
●●● Le ministre de l’Intérieur,
Gérald Darmanin, a fait part
mardi 28 novembre sur les ondes
de France Inter de son intention
de démanteler trois groupuscules
d’extrême droite, dont la Division
Martel, après l’expédition punitive
conduite par une centaine de
militants radicaux à Romans-sur-
Isère le week-end précédent,
rapporte le site argentin Infobae,
qui reprend une dépêche
de l’agence hispanophone EFE.
Le ministre s’est en outre félicité de
la “fermeté” de la réponse policière
et judiciaire, qui a permis d’éviter
“un scénario de petite guerre civile”.
Tandis que des hommes encagoulés
déilent avec des torches dans une petite
ville comme Romans-sur-Isère, ni Marine
Le Pen ni Éric Zemmour ne semblent
s’émouvoir du fait que des discours vio-
lents puissent entraîner des actes violents.
Le modèle de société que défend l’extrême
droite se nourrit des déiciences qu’elle
ne fait qu’exacerber. Deux semaines plus
tôt, à Lyon, des militants d’extrême droite
avaient tenté de s’attaquer à un rassemble-
ment de soutien aux Palestiniens.
Des militants radicaux de plus en plus
extrémistes. Un gouvernement impuis-
sant. Le recours généralisé à la violence.
Le meurtre de Crépol n’est qu’un drame
parmi tant d’autres cette semaine, et la
France n’est qu’un exemple parmi beau-
coup d’autres. S’il n’est pas possible de
dire à quelle date précise une société perd
le contrôle, au moins peut-on constater
quand le sol se dérobe sous nos pieds.
—Matthias Krupa,
publié le 28 novembre
SOURCE
DIE ZEIT
Hambourg, Allemagne
Hebdomadaire, 578 300 ex.
zeit.de
C’est la publication allemande
de référence, une autorité
outre-Rhin. Ce (très) grand
journal d’information et
d’analyse politique, pointu
et exigeant a été créé en 1946
par la force d’occupation
britannique, basé à Hambourg,
paraît tous les jeudis. Tolérant
et libéral, il appartient au
groupe Holtzbrinck.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 7 JOURS. 9

IRLANDE
La rue dénonce serait due, comme on l’a vu dans
Un jeudi noir aux allures les féminicides de nombreux pays, à la levée des
mesures de distanciation anti-

d’avertissement ITALIE — Des

dizaines de
m i l l ier s de
Covid. Le 22 novembre, l’Orga-
nisation mondiale de la santé a
dit redouter que ces infections ne
Après une agression au couteau devant une école du centre personnes se soient dues à un agent pathogène
de Dublin, des émeutes ont éclaté dans la ville le 23 novembre. sont rassem- inconnu sur lequel Pékin éviterait
blées un peu de communiquer, comme ce fut
D’après les autorités, elles sont le fait de l’extrême droite. partout dans le cas avec le Covid-19. Ce qu’ont
la péninsule le nié les autorités le lendemain.
25 novembre
pour la Journée internationale
pour l’élimination de la violence À double tour
P our une fois, les superlatifs étaient du fait que le nationalisme y est plutôt l’apa-
justiiés.” La république d’Irlande nage de la gauche radicale, en lien avec la
a vécu l’une des journées les question de la réuniication de l’île”, expose
plus chaotiques de son histoire, jeudi The Sunday Times.
23 novembre, déplore le journal dubli- En réponse aux violences, le Premier
à l’égard des femmes. Et surtout
pour Giulia Cecchettin, 22 ans,
assassinée à coups de couteau
deux semaines plus tôt par son ex-
petit ami, au nord de Venise. Sur
FINLANDE — Tous les postes-
frontières avec la Russie sont
fermés depuis le 24 novembre,
sauf un. Une décision temporaire
nois Sunday Independent. “Les images ministre, le centriste Leo Varadkar, a la photo d’une jeune Milanaise, le prise face à l’alux en provenance
ont fait le tour du monde, portant un coup promis la mise en place de nouvelles visage barré d’une main colorée, de Russie de demandeurs d’asile
dur à l’image et à la réputation du pays”, lois relatives à la haine en ligne. “Cette le C orriere della Sera évoque originaires de pays tels que l’Irak,
abonde l’Irish Examiner, à Cork. approche ne marchera pas, tranche le “une marée humaine pour Giulia et la Syrie, la Somalie et le Yémen.
Ce jeudi noir de fin d’automne s’est Sunday Independent. Elle sera même contre- les femmes”. Ce féminicide, le 106e Les quatre points de passage se
déroulé en deux temps. Le choc, d’abord, productive. Les événements de ce type puisent depuis le début de l’année, a pro- trouvant dans la partie méridio-
avec l’attaque au couteau perpétrée devant leur source dans des griefs bien réels.” En voqué une immense vague d’in- nale de la frontière inno-russe
une école primaire du centre premier lieu, un sentiment de dignation, beaucoup réclamant – longue de plus de 1 300 kilo-
de Dublin. Puis la désolation, à déclassement, lié à la conjonc- davantage d’action de la part mètres au total – étaient déjà
la tombée de la nuit : quelques tion de l’explosion du coût de des responsables politiques. Le fermés depuis le 18 novembre.
centaines d’émeutiers ont mis la vie, d’une crise persistante meurtrier présumé a été arrêté Mais des candidats à l’émigration
à sac le quartier de Parnell REVUE de l’immobilier et de l’arrivée en Allemagne et extradé vers sont arrivés depuis aux quatre
Square, en réaction à l’agres- DE PRESSE de plusieurs dizaines de mil- l’Italie ce même 25 novembre. postes frontaliers plus au nord.
sion commise sur trois enfants liers d’étrangers ces dernières Pour Helsinki, ce phénomène
et deux adultes. Véhicules de transport années. “Empêcher les gens de parler ne les fait partie d’une guerre hybride
public incendiés, policiers attaqués, maga- empêchera pas de penser, insiste le chroni- Inquiétante vague lancée par Moscou, alors que la
sins pillés… “L’ordre dépend de la cohésion queur Eoin O’Malley. Si on refuse de débattre
sociale, qui semblait à ce moment-là s’être de l’immigration au niveau national, les gens
de pneumonies Finlande a rejoint l’Otan en avril.
D’après une enquête du quoti-
fracturée”, observe le Sunday Independent. le feront entre eux quand même.” CHINE — Le 23 novembre à dien inlandais Ilta-Sanomat,
Au sein de la société, les fissures se 21 heures, dans la salle de per- les autorités russes donnent aux
multipliaient depuis plusieurs mois déjà, “L’ordre dépend de fusion de l’hôpital pédiatrique migrants qu’elles interpellent le
retrace la presse irlandaise. “Les compor- la cohésion sociale, qui de Pékin, un couple, avec son choix entre l’expulsion et l’envoi
tements menaçants sont en hausse dans la enfant de 8 mois, a pris le ticket en Ukraine pour y combattre. La
capitale depuis la pandémie, comme l’il- semblait à ce moment-là n° 2000. “Il y a 400 enfants devant Norvège et l’Estonie envisagent
lustrent plusieurs agressions de touristes, des s’être fracturée.” eux. Cela veut dire qu’il faut comp- de suivre l’exemple inlandais.
manifestations contre l’accueil des deman- Sunday Independent, ter au moins six heures d’attente”,
deurs d’asile et la mise en place de barrières HEBDOMADAIRE IRL ANDAIS se désole le magazine Renwu. À Postes-frontières
autour du Parlement à la suite de rassemble- Canton, un hôpital a indiqué au fermé ouvert
ments [antisystème]”, liste l’Irish Examiner. Plume de l’Irish Times, le journal dubli- quotidien local Nanfang Dushi
Les mesures sanitaires, analyse l’édition nois de référence, Fintan O’Toole relevait Bao recevoir quotidiennement NORVÈGE
irlandaise du Sunday Times, “ont permis dès le 14 novembre cette absence de dis- plus de “2 700 enfants présentant
l’imbrication de théories du complot liées cussion, alors que selon le dernier recense- des symptômes de rhume et de
au coninement avec un discours d’extrême ment, efectué en 2022, un habitant du pays ièvre”. Le journal singapourien
Frontière
Une frontière
droite déjà présent en ligne”. sur cinq est né à l’étranger. Les déis posés Lianhe Zaobao écrit, quant à de 1 340 km
Aucune surprise, donc, si les appels à la par l’accélération des lux migratoires ne lui, que “des scènes vues lors de
violence ont émané de boucles WhatsApp peuvent être ignorés, insiste l’intellectuel
SUÈDE

l’épidémie de Covid-19 sont réappa-

dès l’émergence des premières rumeurs de gauche, dans un contexte où le gouver- rues dans toute la Chine” : services
concernant l’identité de l’assaillant, un nement peine à répondre aux demandes de d’urgences débordés, ruée vers
ressortissant algérien naturalisé irlan- ses citoyens. Un comble : riche de la pré- les médicaments, rappel du port
RUSSIE
dais. “Des slogans anti-immigrés ont été sence de multinationales américaines sur du masque, fermeture d’écoles.
RUSSIE
scandés par les émeutiers, qui ont choisi son sol, l’Irlande s’attend à enregistrer un Si des épidémies de pneumonie
d’ignorer le fait que les personnes venues en excédent budgétaire cette année. “Lorsque, touchant les enfants apparaissent
aide aux victimes étaient elles-mêmes immi- en dépit de l’abondance économique, la popu- chaque année en Chine en cette FINLANDE
SOURCE : RAJAVARTIOLAITOS

grées”, souligne le Sunday Independent. lation se retrouve mise en concurrence pour saison, Lianhe Zaobao fait état
Une telle lambée identitaire a ébranlé la des ressources rares, conclut l’auteur, on d’une situation qui “semble parti-
presse, dans un pays de 5 millions d’ha- ne peut pas vraiment dire que les meilleures culièrement grave”. Pour les auto- Saint-
Helsinki Pétersbourg
bitants épargné par la montée des partis conditions soient réunies pour que l’harmo- rités, cette vague de maladies
d’extrême droite observée sur le continent nie sociale règne.” respiratoires chez les enfants,
200 km
européen. “La particularité de l’Irlande vient —Courrier international qui a commencé à la mi-octobre,
10.
d’un
continent
à l’a ut r e. t
moyen-orien
Israël-Hamas.
La guerre
des nerfs
En libérant au compte-gouttes les otages,
le Hamas joue avec les nerfs des Israéliens,
qui vivent cette épreuve comme un calvaire.
FOCUS Comme s’ils étaient responsables de leur sort.
—Ha’Aretz, extraits (Tel-Aviv)
L e 24 novembre [jour de l’entrée en
vigueur de la trêve et de l’échange
d’otages israéliens et de prison-
niers palestiniens entre l’État hébreu et
le Hamas], Israël s’est retrouvé partagé
entre ceux qui ont passé la soirée à pleu-
rer sur leur canapé en regardant la libé-
ration des otages de Gaza, un processus
d’une lenteur insupportable, et ceux qui
étaient à leurs côtés pour les consoler. Le
lendemain soir, les rôles se sont inversés :
ceux qui avaient épuisé leurs larmes la
veille soutenaient leurs partenaires.
À l’heure où nous rédigeons ces lignes,
nous vivons la troisième soirée de cette
longue succession de contractions émo-
tionnelles, d’abord séparées par des heures
interminables, puis d’une brutale rapidité.
Il y a d’abord les mornes informations
sur la liste des otages présentée quotidien-
nement par le Hamas. Puis une attente
qui dure, entrecoupée de gros titres sur
les divers retards, suivie par la nouvelle
que les otages ont été transmis à la Croix-
Rouge à Gaza. Les premières images du
convoi, qui roule sous les quolibets au
milieu d’une foule de Gazaouis, jusqu’au
poste-frontière de Rafah [entre la bande de
Gaza et l’Égypte] ; on en aperçoit ensuite
un ou deux, après cinquante jours de cap-
tivité, tandis que les chaînes de télévision
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Europe ......... 16
Asie........... 20
Amériques...... 22
Afrique ........ 24
France ......... 26
montrent leurs proches, désemparés, ras-
semblés dans des hôtels ou des chambres
d’hôtes, où ils ont passé toutes ces der-
nières semaines à attendre, déchirés. Puis
viennent les dernières dépêches, sur leur
entrée en Égypte, où ils sont pris en charge
par l’équipe d’accueil israélienne, d’autres
images, d’autres noms – jusqu’à ce qu’en-
in ils franchissent une autre frontière et
soient de retour chez eux, en Israël.
S’ensuivent d’autres larmes, des soupirs
de soulagement, un sentiment de libération
– alors que la tension croît déjà à l’idée de
la liste du lendemain. Qui le Hamas a-t-il
relâché ? S’agit-il des membres d’un kib-
boutz précis ? Des enfants ? Des mères ?
Des grands-mères ? Combien d’autres
nuits de ce genre va-t-il falloir vivre ? Et
quand ce sera terminé, qu’adviendra-t-il
des otages restants ?
Ce n’est pas là une forme de guerre psy-
chologique ignoble délibérément dévelop-
pée par Yahya Sinwar, le chef du Hamas
[dans la bande de Gaza] – non qu’il ne soit
assez cruel ou mû par la haine pour s’en
délecter quand même. Mais, d’après la plu-
part des analyses des services de rensei-
gnements israéliens à propos de ce qui l’a
poussé à planiier et à lancer le massacre
du 7 octobre, il prévoyait que les combat-
tants d’élite du Hamas pénètrent dans les
kibboutz pour y exterminer des familles
juives. Ceux qu’il voulait capturer, c’étaient
sur le retour des otages, le 24 novembre, à Tel-Aviv.
Photo Tamir Kalifa/The New York Times
les soldats, qu’il aurait pu échanger contre
des milliers de terroristes palestiniens
actuellement détenus en Israël.
Sinwar voulait que des mères et des
bébés juifs soient tués. Il ne semble pas
qu’il ait été envisagé au départ qu’il fau-
drait s’occuper de dizaines d’entre eux à
Gaza. Mais tout ne s’est pas passé confor-
mément au plan, ses hommes ayant enlevé
des enfants, des mères et des grands-mères
en guise de butin au lieu de se contenter de
les assassiner et de mutiler leurs cadavres.
Bref répit. Sinwar a apparemment
commis une autre erreur de calcul en
ne parvenant pas à anticiper que la réac-
tion de l’État hébreu serait dévastatrice.
Il n’imaginait pas que Tsahal déploierait
autant de moyens terrestres et une puis-
sance de feu telle qu’une grande partie de
la ville de Gaza est aujourd’hui inhabitable.
Il n’y avait qu’en libérant les femmes et
les enfants, qu’il était de toute façon pénible
de garder captifs et en vie, que Sinwar pou-
vait obtenir un bref répit ain de regrou-
per ses forces étrillées et qui étoufent
dans leurs tunnels. Auparavant, il avait
déjà accepté de relâcher quatre femmes,
faisant une faveur à ses mécènes qataris.
C’est pour cette raison qu’il a accepté la
formule qui consiste à libérer trois femmes
ou adolescents palestiniens pour chaque
femme ou enfant israélien relâché, au lieu
↓ Un groupe suit les informations
du taux d’échange qu’il avait lui-même
établi dans le cadre de l’accord de 2011 sur
la libération de Gilad Shalit : 1 000 hommes
prisonniers contre un soldat [franco-]
israélien. Ce qu’il espérait obtenir, en réa-
lité, ce sont ces jours de trêve provisoire :
un jour contre une dizaine d’otages.
C’est tout ce qu’il y a derrière cette méca-
nique de libération quotidienne de groupes
d’otages. La torture de chacun de ces soirs,
c’est l’opinion publique israélienne qui se
l’inlige. Elle est inévitable. Et, si doulou-
reux que cela soit désormais pour tous les
Israéliens, nous avons raison de partager
ces rituels d’airmation de la vie. Ce n’est
pas juste un rare rayon de lumière et de
joie pure en cinquante jours de ténèbres ;
un rayon qui ne suit d’ailleurs pas à faire
oublier tous les autres otages. C’est un
moment où les Israéliens ont l’impression,
d’une certaine façon, d’expier le terrible
abandon de leurs concitoyens face à l’at-
taque du Hamas, le 7 octobre.
Ce sentiment de culpabilité que beau-
coup d’Israéliens éprouvent depuis ce
jour-là ne peut pas être compris par les
étrangers. Nous avons beau rejeter la
faute sur le Premier ministre, Benyamin
Nétanyahou, son gouvernement extré-
miste et inepte, et sur la cécité de la com-
munauté du renseignement, nous nous
sentons tous responsables. À l’exception
d’un petit nombre de partisans acharnés de
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Nétanyahou et des membres du parti d’ex-
trême droite Otzma Yehudit [du ministre
de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir],
pour qui le fait qu’Israël ait consenti à
une courte trêve est un signe de faiblesse
impardonnable – même s’il se traduit par
le retour de dizaines d’Israéliens –, presque
tout le monde partage ce sentiment.
Or ces veillées alors que nous nous efon-
drons dans nos salons en regardant ces pre-
mières réunions, incomplètes, des familles
qui ont perdu certains des leurs le 7 octobre,
et qui comptent encore des membres en
captivité, ne sont pas un signe de faiblesse,
pas plus qu’elles ne constituent une vic-
toire pour le Hamas. Personne ne s’imagine
que c’est un cessez-le-feu ni que la in de la
guerre est proche. Ce ne sera possible que
quand tous les otages seront rentrés, ou
que l’on saura ce qui leur est arrivé – car
quelques-uns sont évidemment morts, et
le Hamas détient leurs dépouilles.
Pour la plupart des Israéliens, la guerre
ne sera inie que quand les familles seront
réunies et qu’elles pourront rentrer chez
elles, quand le Hamas ne sera plus une
menace à la frontière d’Israël. Mais, pour
l’instant, ce jour est encore bien loin, et
l’on vit une brève rédemption pour avoir
laissé les otages se faire capturer. Et nous
devons tous être là pour leur retour.
—Anshel Pfeffer,
publié le 26 novembre
“Ils sont encore
tous sous le choc”
Libérés le 24 novembre, deux femmes et un enfant d’une même
famille doivent surmonter le traumatisme de leur captivité,
dans l’attente angoissante du retour d’un parent toujours otage.
—T h e Guardian (Londres)
I l y avait une chose que les femmes
de la famille Munder, Ruti et Keren,
ne voulaient pas perdre après tout
ce qui leur avait déjà été enlevé, c’était la
notion du temps. C’est pourquoi, durant
toute leur captivité à Gaza avec Ohad,
le ils de Keren, âgé de 9 ans, elles ont
compté les jours, puis les semaines, avant
d’en arriver à leur deuxième mois.
“Elles ont expliqué qu’elles avaient essayé
de mémoriser les jours, raconte Rony Raviv,
la nièce de Ruti, 78 ans, et la cousine de
Keren. Elles ont toujours su quel jour de la
semaine et quelle date c’était. Elles avaient
conscience d’être là-bas depuis quarante-
neuf jours. Ils sont restés ensemble tout
ce temps.”
La jeune fille a pu s’entretenir par
téléphone avec ses proches vendredi
[24 novembre], quelques heures après
leur libération dans le cadre d’un accord
de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas.
“Nous leur avons parlé pendant quelques
minutes, nous voulions juste entendre leur
voix, savoir qu’ils allaient bien.”
Une vidéo montrant les retrouvailles
émouvantes d’Ohad avec son père au
centre Schneider de soins pour enfants
de Petah Tikva, à l’est de Tel-Aviv, a été
postée sur Internet. Ohad, qui a eu 9 ans
“Il nous reste beaucoup
de chemin à parcourir…
Mais pouvoir les revoir,
ça nous redonne de l’espoir !”
R o n y R a viv,
PARENTE DE TROIS OTAGES LIBÉRÉS
en captivité, a également pu parler à un
copain, a indiqué Rony Raviv. Âgée de
27 ans, cette étudiante en architecture
s’est engagée dans la campagne pour la
libération des otages du jour au lende-
main, lorsque ses proches ont été enlevés.
Tous les otages récemment libérés
sont désormais entrés dans une diicile
période de convalescence. “Ils sont encore
tous sous le choc”, estime-t-elle, ajoutant
qu’au cours de leur conversation elle a
déjà pu un peu se rendre compte de ce
que le trio avait enduré. “Ils nous ont
dit qu’ils avaient plus ou moins à manger
selon les jours.”
Mais la question la plus douloureuse
pour le groupe en captivité était sans doute
le sort des deux hommes de la famille, le
mari de Ruti, Abraham, et leur ils, Roee,
dont le trio était sans nouvelles depuis le
7 octobre, date à laquelle le Hamas avait
attaqué le kibboutz Nir Oz.
Quand les tirs et les explosions avaient
retenti partout dans Nir Oz, les femmes
avaient essayé de s’enfermer avec Ohad
dans une pièce sécurisée, mais Abraham se
trouvait dans une autre pièce. “Lorsqu’elles
avaient été emmenées, elles avaient pu voir
qu’il n’était plus là – c’était tout ce qu’elles
savaient”, raconte Rony Raviv. Elles crai-
gnaient donc que les deux membres mas-
culins de leur famille aient été tués.
Problèmes de santé. Mais alors que
Roee, 50 ans, fait bien partie des 1 200 vic-
times massacrées ce jour-là, Abraham, lui,
a été emmené à Gaza et fait partie des plus
de 240 personnes capturées pour servir
de monnaie d’échange.
De constitution très frêle, soufrant à
78 ans de problèmes de santé, il n’est pas
vraiment à même de supporter la capti-
vité ; ses proches attendent donc désespé-
rément sa libération, même si, au départ,
sa femme et sa ille ont été tout heureuses
d’apprendre qu’il avait été fait prison-
nier, car c’était un moindre mal. “Elles
étaient en permanence rongées d’inquiétude.
Lorsqu’on leur a annoncé qu’Abraham était
retenu en otage, elles ont donc été soulagées,
explique Rony Raviv. Je pense qu’elles les
tenaient pour morts tous les deux, et cela
faisait quarante-neuf jours qu’elles vivaient
avec cette idée-là en tête.”
Ruti nourrit désormais l’espoir d’être
un jour réunie avec son mari. “Ruti est
optimiste ; elle pense que si elle est de retour,
Abraham devrait l’être aussi bientôt”, dit
Rony Raviv, qui précise que le reste de
la famille s’inquiète quand même pour
son oncle : “C’est lui qui est en moins bonne
santé. Il ne voit pas bien, il marche avec une
canne, il soufre d’un syndrome de stress
post-traumatique. Ce doit être très diicile
pour lui de vivre dans de telles conditions.”
La jeune ille ajoute : “Il nous reste encore
beaucoup de chemin à parcourir… Mais pou-
voir les revoir et constater qu’ils vont bien,
ça nous redonne de l’espoir !”
La famille reste mobilisée pour la cam-
pagne de libération des autres otages,
MOYEN-ORIENT. 11
Avigaïl Idan,
l’“incarnation”
d’un traumatisme
insurmontable
●●● “Dieu merci, elle est
rentrée chez elle. Je ne peux
tout simplement pas imaginer
le soulagement que c’est.
[…] J’aurais aimé être là pour
la prendre dans mes bras.”
Ces propos sont ceux du
président américain, Joe Biden,
quelques heures après
la libération, le dimanche
26 novembre, de l’Américano-
Israélienne Avigaïl Idan, la petite
ille de 4 ans qui a passé plus
de cinquante jours en captivité.
“L’histoire d’Avigaïl est
l’incarnation de l’horreur
du 7 octobre”, a ajouté un haut
responsable américain, cité par
le quotidien israélien Ha’Aretz.
Elle est devenue le “symbole”
d’un traumatisme individuel
et collectif diicile à surmonter,
ajoute The Jerusalem Post (JP).
“Sa mère a été assassinée devant
elle, tandis que son père a été
tué dans la foulée en essayant
de la protéger, raconte le JP.
Couverte du sang de son père,
elle a […] couru vers la maison
d’à côté. Le voisin l’a emmenée
dans l’abri familial, avec
sa femme et ses trois enfants”,
avant de partir combattre,
mais tous les cinq ont été
enlevés par le Hamas.
Son frère et sa sœur aînés,
Michaël (9 ans) et Amalia (6 ans),
ont survécu en se cachant
dans les placards de leur
chambre pendant quatorze
heures. Désormais réunis,
les trois orphelins survivants de
ce massacre sont pris en charge
par leur tante et leur oncle.
encore nombreux. Après des semaines de
pression sur les dirigeants israéliens et
la communauté internationale pour que
tous les otages soient relâchés, les proches
des personnes enlevées forment désor-
mais un groupe très soudé. “Nous ne vou-
lons pas trop laisser éclater notre joie, car
nous avons l’impression d’être une grande
famille. Nous nous entendons vraiment très
bien avec les autres familles, nous essayons
de nous aider mutuellement et d’être là les
uns pour les autres”, conclut Rony Raviv.
—Emine Sinmaz
et Emma Graham-Harrison,
publié le 26 novembre
12. MOYEN-ORIENT
À Balata,
un difficile
retour à
la liberté
En Cisjordanie, les détenus
libérés dans le cadre
de l’accord entre Israël et le
Hamas sont célébrés comme
des héros de la résistance.
Notamment dans le camp
de réfugiés de Balata,
où ce quotidien américain
a pu en rencontrer certains.
—The Washington Post
(Washington)
D ans la lumière de la lune et des
réverbères, c’est en héros que les
prisonniers, tout juste libérés, ont
été accueillis. De tout jeunes hommes, ado-
lescents encore, sont drapés dans le dra-
peau vert du Hamas et déilent, hissés sur
de solides épaules, dans une foule en liesse.
Montée sur une voiture, arborant
comme une cape le drapeau rouge, noir,
vert et blanc de la Palestine, Assil Al-Titi a
vécu sa première heure de liberté comme
un moment électrique. Puis quand la
jeune femme de 23 ans est inalement
Israa Jaabis, symbole des détenus palestiniens relâchés
●●● Elle était “sans doute l’une
des plus éminentes Palestiniennes
emprisonnées en Israël”, écrit
le quotidien émirati The National.
Israa Jaabis était devenue
le symbole de la soufrance
des détenus palestiniens
dans les geôles israéliennes.
Elle a été libérée le 25 novembre
par l’État hébreu. Son nom igurait
sur la liste divulguée par les autorités
israéliennes des 300 prisonniers
palestiniens susceptibles
d’être libérés.
On y retrouve 144 hommes qui ont
plus de 18 ans, mais aussi 123 mineurs,
FOCUS ISRAËL-HAMAS
rentrée chez elle, presque quinze mois
après en être partie, elle a eu du mal
à s’endormir. À mesure que l’euphorie
retombait, la nuit semblait tout à coup
bien silencieuse.
Dans les foyers du camp de réfugiés
[palestiniens] de Balata [situé tout près de
Naplouse, en Cisjordanie], les télévisions
retransmettaient des images du massacre
à Gaza. L’équation est sinistre, estiment
ici les habitants. Trois Palestiniens qui
sortent des prisons de l’État hébreu,
pour chaque otage israélien libéré par
le Hamas à Gaza.
“J’ai été submergée par des sentiments
impossibles à décrire”, raconte Assil Al-Titi
dont cinq âgés de 14 ans, et 33 femmes.
La grande majorité de ces femmes
et de ces mineurs étaient
en “détention administrative”,
une disposition contestée permettant
d’emprisonner toute personne
pour raisons de sécurité pour
une durée de six mois renouvelable
à l’inini.
La liste ne comprend aucun
détenu condamné pour meurtre,
mais certains ont été reconnus
coupables de tentative de meurtre.
Comme Israa Jaabis. En 2015,
rappelle le journal, une bonbonne
de gaz avait explosé dans sa voiture,
no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
↓ Un ancien détenu palestinien (de dos) retrouve
des membres de sa famille, le 27 novembre,
à Ramallah, en Cisjordanie. Photo John MacDougall/AFP
samedi [25 novembre, au lendemain de
sa libération], alors que déilent chez elle
des visiteurs venus saluer son retour. “En
prison, je n’étais sûre que d’une seule chose,
dit-elle à l’un d’eux, que la résistance [ici
le Hamas] n’abandonnerait pas ses filles.”
La veille, la nouvelle de la libération
de prisonniers s’est répandue dans la
population palestinienne, apportant une
“J’ai été submergée
par des sentiments
impossibles à décrire.”
Assil Al-Titi,
ANCIENNE DÉTENUE DE 23 ANS
blessant grièvement un policier
israélien et brûlant une grande
partie de son corps, dont son visage.
Elle avait alors 31 ans.
Elle sera condamnée à onze ans
de prison pour avoir tenté
de commettre un attentat suicide,
une accusation qu’elle nie.
À son arrivée chez ses parents,
dans le quartier de Jabal Al-Mukaber,
à Jérusalem-Est, la foule
qui s’était rassemblée pour saluer
sa libération a été dispersée
par la police israélienne.
Les autorités ont interdit
toute célébration.
courte boufée de soulagement, de joie
même parfois.
Pour accueillir les visiteurs au domi-
cile familial, Assil Al-Titi, dont le visage
blême accuse le manque de sommeil, s’est
enveloppée dans un épais manteau d’hi-
ver. Aux murs du salon sont aichées des
photos d’hommes de la famille, arrêtés
ou tués par l’armée israélienne lors de
précédents épisodes de ce long conlit.
Désormais, derrière la jeune femme trône
aussi le drapeau du Hamas.
“Ma sœur a toujours été quelqu’un de
fort, mais ça se voit encore plus aujourd’hui,
dit Nisrine, la sœur d’Assil. C’est comme
si elle avait maintenant la résistance che-
villée au corps.”
Avec ses fils électriques jetés d’une
construction à l’autre et ses murs tapissés
de grandes photographies de Palestiniens
tombés au combat, le camp de Balata,
construit pour accueillir environ 5 000 per-
sonnes chassées de leurs foyers pendant la
[première] guerre israélo-arabe de 1948,
en abrite aujourd’hui près de 30 000.
Assil Al-Titi a été arrêtée alors qu’elle
rendait visite à son frère, Sabea, en prison.
On lui a reproché une altercation avec un
garde qui, selon la famille, avait voulu lui
imposer une fouille corporelle humiliante.
Les médias israéliens ont dit qu’elle avait
tenté de blesser le garde avec une paire
de ciseaux.
Assil raconte qu’elle savait que
l’échange de prisonniers se profi-
lait. Quand les gardiens de prison ont
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 MOYEN-ORIENT. 13

confisqué les téléphones et les télé-

visions après le 7 octobre, une radio Décryptage
cachée est devenue leur lien secret avec
le monde extérieur. Les prisonniers
avaient connaissance des attaques du
Des libérations
Hamas, précise-t-elle. Ils savaient qu’il selon un protocole
y avait un massacre à Gaza.
Elle a été terriiée en apprenant que strict et précis
des raids israéliens cherchaient à locali-
ser de jeunes combattants à Balata : “Mon ●●● Négocié par l’intermédiaire
cerveau s’emballait en réléchissant à qui du Qatar et avec la participation
pouvait être blessé. Mes amis ? Ma famille ?” active des États-Unis et de l’Égypte,
l’accord entre Israël et le Hamas
D’après sa sœur, sur la libération des otages obéit
Ahmed, 15 ans, avait depuis son entrée en vigueur,
le 24 novembre, à un protocole
été arrêté pour avoir strict et précis. Remis par
jeté des pierres sur des combattants du Hamas
des militaires israéliens. à la Croix-Rouge internationale,
les captifs enlevés le 7 octobre
Vendredi 24 novembre, la mère sont ensuite sortis de Gaza soit
d’Assil, Khitam, est arrivée avec des par le point de passage de Rafah,
heures d’avance à la municipalité de vers l’Égypte, soit par celui
Beitunia [près de Ramallah, capitale de de Kerem Shalom, directement
la Cisjordanie] pour attendre des nou- vers le territoire israélien. De là,
velles de sa ille. Elle était si impatiente ils ont été “conduits dans diférents
et anxieuse qu’elle tenait à peine en hôpitaux”, où ils ont retrouvé leurs
place. Elle conie que samedi matin son proches, explique le quotidien
cœur était enin apaisé : “Elle est rentrée. israélien Ha’Aretz.
Ma ille est rentrée. C’est tout ce qui comp-
tait pour moi.”
Dans le même temps, les détenus
palestiniens ont été libérés
Dans les ruelles du camp, les habitants des prisons israéliennes, examinés
ont décrit la libération des prisonniers par la Croix-Rouge puis transportés
comme une éclaircie de courte durée en Cisjordanie. Au matin
avant l’inévitable tourmente suivante. du 28 novembre, après quatre jours
“Diicile de ressentir de la joie ou de l’en- d’une trêve prolongée jusqu’au
thousiasme”, explique Emad, un barbier. 30 novembre, le Hamas avait ainsi
Non loin, une frappe aérienne israé- libéré 50 otages israéliens et l’État
lienne a tué cinq combattants palestiniens hébreu 150 détenus palestiniens,
et en a blessé deux, courant novembre. sans compter les ressortissants
Il y avait parmi les victimes Mohammed CI. CISJORDANIE
Emsamy, un adolescent de 16 ans qui véné- LIBAN
rait les combattants plus âgés, raconte Mer
sa tante Rania. Méditerranée
SYRIE
Son frère Ahmed, 15 ans, était sur la
Damon
liste difusée par le ministère de la Justice Meggido
israélien indiquant les 300 femmes et Ichilov
adolescents palestiniens susceptibles Schneider
d’être libérés lors de l’échange. Ahmed Shamir
Sheba
avait été arrêté des semaines plus tôt Wolfson Tel-Aviv CI.
pour avoir jeté des pierres sur des mili- Ofer
taires israéliens, ajoute Rania.
Samedi 25 novembre, Rania comp- Jérusalem
tait les minutes précédant l’annonce
GAZA J O R D ANIE
des libérations imminentes. Elle appré-
hendait néanmoins la nouvelle qu’il fau-
Rafah Kerem Soroka
drait annoncer à Ahmed : “Il ne sait pas Shalom
encore. Il ne sait pas que son frère est un
martyr. Son oncle s’y prépare, il va trou-
IS R A ËL
ÉGYPTE
ver un moyen de le lui dire.”
50 km
D’après leurs cousins, les garçons fai-
saient tout ensemble. Ils allaient nager, Trêve Israël-Hamas (28 novembre 2023)
ils s’habillaient pareil, ils allaient au
SOURCE : “YNET NEWS”
thaïlandais et philippins relâchés
grâce à des pourparlers séparés
chapeautés par l’Iran. Parmi
les otages israéliens iguraient
27 femmes, 22 enfants et un seul
homme (un Israélo-Russe,
libéré sous la pression du Kremlin).
Sur les 50, 12 sont binationaux :
trois Franco-Israéliens, deux
Israélo-Allemands ainsi que
six Israélo-Argentins et une
Israélo-Américaine. Côté palestinien,
une majorité de mineurs, âgés
entre 14 et 17 ans, ont été libérés.
Cet échange a été assorti d’une pause
humanitaire. Plus de 250 camions
sont entrés dans l’enclave
palestinienne, selon l’ONU.
Une trêve accueillie avec
“soulagement” par les habitants
de l’enclave assiégée, raconte
le média panarabe Al-Jazeera.
Le Qatar propulsé
sur le devant
de la scène
●●● À la faveur de la guerre à Gaza,
la petite monarchie pétrolière
a réussi à se placer au centre de
la diplomatie mondiale et à réairmer
un rôle régional, voire international,
après des années de mise au
ban – depuis la crise du Golfe en 2017.
“La diplomatie du Qatar dans
la guerre de Gaza consolide le rôle
de ce pays musulman ultrariche
comme intermédiaire préféré de
Washington avec des groupes
extrémistes et des États parias”,
écrit le quotidien économique
américain The Wall Street Journal.
Ce rôle a valu à l’émir du Qatar,
Tamim ben Hamad Al-Thani,
des “remerciements particuliers”
du président américain Joe Biden,
souligne le journal Qatar Tribune.
Plus largement, l’émirat “se projette
activement comme un acteur
qui résout les problèmes
internationaux”, selon le quotidien
britannique Financial Times,
qui ajoute que cela permet
à ce tout petit pays d’un peu
moins de 3 millions d’habitants
(dont seulement 300 000 Qataris)
de “compter” et même d’être
un “acteur central” sur la scène
que tout autre dirigeant arabe
depuis longtemps”, estimait dès
le 28 octobre le magazine américain
Foreign Policy. Conirmant
ce rôle de médiateur de premier
plan, le directeur de la CIA,
William J. Burns, est arrivé
le 28 novembre au Qatar
pour tenir des réunions secrètes
avec le chef des services
de renseignements israéliens
et le Premier ministre du Qatar,
en vue de négocier un accord
durable entre Israël et le Hamas,
selon le Washington Post.
Mais si la diplomatie qatarie
a jusqu’ici eu “du succès
pour désamorcer des crises
à court terme”, elle doit encore
faire la preuve qu’elle peut
également fournir
“des solutions à long terme”,
souligne Foreign Policy.
L’Iran joue aussi
les médiateurs
●●● Outre le Qatar et l’Égypte, l’Iran
a également joué les médiateurs.
Par l’intermédiaire de Téhéran,
des négociations entre le Hamas
et Bangkok ont eu lieu séparément
de celles sur les otages israéliens
pour la libération des ressortissants
asiatiques, notamment thaïlandais,
retenus par le Hamas. Selon
le South China Morning Post,
“un groupe de musulmans thaïlandais
convoqué par le président du Parlement
s’est rendu à Téhéran en octobre pour
s’entretenir directement avec
un représentant du Hamas”.
Plusieurs réunions ont suivi.
La Thaïlande est, hors Israël, le pays
qui paie le prix le plus élevé des
attaques du 7 octobre : 39 de
ses ressortissants ont été tués et
près de 35 pris en otages. Quelque
30 000 ouvriers thaïlandais travaillent
en Israël, dont 5 000 dans les
kibboutz implantés autour de la bande
de Gaza. Par ailleurs, en jouant
les médiateurs, l’Iran a fait preuve
de pragmatisme et de realpolitik
et contribue d’une certaine
manière à l’apaisement général,
estime The National, selon
lequel la politique “de la carotte
et du bâton” menée par les États-Unis

Principales prisons dans lesquelles étaient

parc. Rania redoutait la réaction qu’au- détenus les Palestiniens libérés par Israël internationale. a contribué à cette position moins
rait Ahmed en apprenant la mort de son Hôpitaux accueillant les otages La guerre actuelle à Gaza belliqueuse et plus accommodante
frère. “Comment allons-nous lui dire ?” israéliens libérés par le Hamas a ofert à l’émir du Qatar de Téhéran et permis d’éviter
—Louisa Loveluck et Sufian Taha, Points de sortie des otages israéliens l’“occasion d’être plus en vue un embrasement régional.
publié le 25 novembre
14. MOYEN-ORIENT
Le Hamas
a remporté la
première manche
●●● À ce stade de la guerre,
le Hamas se considère comme
“victorieux”, écrit une journaliste
du quotidien libanais L’Orient-Le
Jour. Pour les responsables du
groupe palestinien, argue-t-elle,
“la meilleure preuve que les
Israéliens n’ont pas gagné, c’est
justement leur insistance à dire
qu’il s’agit d’une trêve provisoire et
que les combats vont reprendre de
plus belle. Celui qui a gagné
insiste-t-il pour une reprise des
combats ?” La trêve en soi est
considérée en outre comme une
victoire par le Hamas, l’État hébreu
ayant été contraint de consentir
à cette pause pour obtenir la
libération de ses otages. Les
attaques du 7 octobre ont, par
ailleurs, “provoqué une grande
crise de coniance au sein de la
société israélienne”. Sans oublier,
ajoute-t-elle, que les autres
membres de “l’axe de la
résistance” (l’Iran et ses alliés
régionaux) comme le Hezbollah
libanais et les milices pro-Iran en
Syrie, en Irak et au Yémen n’ont pas
eu “à payer un tribut trop élevé”.
FOCUS ISRAËL-HAMAS
“On est revenus
à l’âge de pierre”
Rester en vie : c’est devenu le combat de chaque instant des civils
gazaouis. Plusieurs d’entre eux racontent leur quotidien
insoutenable, à la recherche d’eau potable et de nourriture.
—The New York Times, extraits
(New York)
J our après jour, Namzi Mwai, 23 ans,
n’a qu’un seul objectif : trouver de
l’eau pour sa famille.
Ils sont plusieurs dizaines de proches à
s’entasser dans un deux-pièces de Rafah,
dans le sud de la bande de Gaza, près
de la frontière égyptienne, explique-t-il.
À 68 ans, sa grand-mère est la plus âgée ;
le plus jeune, un cousin, n’a que 6 mois.
Pour maintenir tout le monde en vie à
la maison, Mwai se réveille à 4 heures du
matin et fait la queue des heures durant à
un point de remplissage pour rapporter de
l’eau. Il doit parfois se battre pour garder
sa place dans la ile d’attente. Et parfois,
il n’y a plus d’eau quand vient son tour.
Les jours de chance, il pousse son lourd
chariot dans le sable jusqu’à la maison où
la famille se rationne à environ un verre
d’eau chacun par jour.
Il n’y a pratiquement plus de gaz ni
d’autre type de carburant à Gaza, indiquent
les agences des Nations unies présentes
no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
sur le terrain. Les gens tentent de bricoler
des fours de fortune, en terre ou en métal,
pour continuer à cuisiner. Les réserves
de bois et de charbon étant largement
épuisées, certaines familles brûlent des
portes, des volets, des cadres de fenêtres,
du carton ou des herbes. D’autres ne cui-
sinent plus du tout et mangent des oignons
et des aubergines crus. “On est revenus à
l’âge de pierre”, résume Mwai.
Besoins élémentaires. En réaction à
l’attaque meurtrière menée le 7 octobre
par des combattants du Hamas, le gouver-
nement d’Israël a imposé un siège total à
la bande de Gaza, privant d’eau, de nour-
riture, d’électricité et de carburant les
quelque 2 millions d’habitants de l’en-
clave palestinienne. L’aide humanitaire qui
passait au compte-gouttes jusqu’au ces-
sez-le-feu était loin de pouvoir subvenir
aux besoins de la population [et elle res-
tait insuisante durant la trêve].
Aussi, du nord au sud de la bande, dans
des camps de tentes, des appartements,
des écoles ou des hôpitaux, les Gazaouis,
entassés dans des espaces de plus en plus
réduits, luttent chaque jour pour subve-
nir à leurs besoins les plus élémentaires.
Survivre est désormais une activité à temps
plein – et particulièrement dangereuse.
La diarrhée, la gale
et les poux font des ravages
dans la population,
en particulier chez
les plus jeunes enfants.
La journée commence bien avant que
l’aube ne soit levée. Les missions sont
simples : rapporter de l’eau, faire du pain,
acheter des couches. Rester en vie. On ne
réussit pas toujours.
Les réserves d’eau minérale transpor-
tées par camions jusque dans le territoire
ne suisent que pour 4 % de la population,
indique le Programme alimentaire mon-
dial (PAM) des Nations unies. Des dis-
tributions d’eau désalinisée s’organisent
dans le Sud, mais le Nord ne compte plus
une seule source d’eau potable, selon les
Nations unies. Ceux qui n’ont accès ni à
de l’eau minérale ni à de l’eau désalinisée
doivent se contenter d’une eau saumâtre
trouvée au fond des puits, non potable
d’après l’ONU.
La farine manque également et la plupart
des moulins ont été bombardés, indiquent
les Nations unies. Les agences humani-
taires ont réussi à distribuer du pain, des
conserves de thon et des barres aux dattes
à près d’un quart de la population depuis
le 7 octobre, mais ces opérations sont ren-
dues diiciles par la poursuite du siège et
des combats, rapporte le PAM.
L’anéantissement du réseau d’égout
et le déplacement de près de 1,7 million
de personnes, réfugiées dans des camps
ou chez des proches, provoquent égale-
ment une crise sanitaire et une lambée
de pathologies qui, selon l’Organisation
mondiale de la santé (OMS), risquent de
lourdement s’aggraver.
La diarrhée, la gale et les poux font des
ravages dans la population, en particulier
chez les plus jeunes enfants.
Mwafi explique qu’il a décroché un
diplôme d’informatique à l’université un
mois avant la guerre. Il rêvait d’une vie au
Canada en tant que vidéaste et s’essayait
déjà à la création de contenus. “Jusqu’à
présent, j’avais des ambitions et l’espoir d’un
avenir meilleur, je voulais réaliser mes rêves
d’enfant, poursuit-il. Désormais, ma plus
haute ambition est de pouvoir manger, boire
de l’eau, dormir.”
L’immense majorité des magasins sont
maintenant fermés ou vides, et pour l’es-
sentiel les gens achètent et vendent des
marchandises au marché noir, d’après les
Nations unies. Dans la mesure où la plupart
des banques sont fermées, les rares habi-
tants à posséder des fonds ne peuvent pas
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
↙ Le 14 novembre, dans le sud de la bande de Gaza,
des Palestiniens vendent tout ce qu’ils peuvent pour
survivre. Photo Samar Abu Elouf/The New York Times
les retirer. Et même s’ils pouvaient le faire,
ils n’auraient pas grand-chose à acheter.
Aya Ibrahim, 43 ans, est réfugiée avec ses
enfants dans une école gérée par l’ONU,
dans le camp de Nuseirat, au centre de
la bande de Gaza. “Ici, les toilettes sont en
piteux état, déplore Mme Ibrahim. Elles sont
toutes bouchées, parce que nous n’avons pas
du tout d’eau.” Les hommes et les garçons,
y compris ses deux adolescents, dorment
près des toilettes, les femmes dans une
salle de classe à l’étage au-dessus. “La
puanteur est insupportable.”
Amal, une autre femme du même refuge,
explique qu’elle n’en pouvait tellement
plus de ne pas trouver de serviettes hygié-
niques qu’elle s’est mise à prendre des
pilules contraceptives pour arrêter com-
plètement ses règles.
M. Khaled ne répond plus. Quand sa
fratrie a fui le nord de la bande de Gaza,
Ahmed Khaled raconte qu’il est resté pour
veiller sur sa mère infirme. L’armée israé-
lienne avait invité les Gazaouis à partir
dans le Sud, mais il explique que sa mère
était trop fragile pour se déplacer.
“Je ne peux pas la laisser toute seule, expli-
quait-il par téléphone au début du mois. Et
puis on n’est en sécurité nulle part.”
Ainsi, tandis que les obus et les bombes
israéliens pleuvaient non loin de là, il
raconte qu’il s’est rendu avec sa mère,
sa femme et ses trois filles dans un com-
plexe scolaire de la ville de Beit Lahiya [au
nord de la ville de Gaza], avec des milliers
d’autres personnes déplacées.
Khaled, 39 ans, tentait d’être en paix
avec sa conscience alors que la guerre s’in-
tensifiait autour de lui et que la vie deve-
nait intenable.
Sa famille survit en mangeant du riz et
en buvant de l’eau sale, explique-t-il alors,
et le seul magasin encore ouvert a princi-
palement des rayonnages vides. M. Khaled
doit quand même sortir pour essayer de
trouver de la nourriture. “Je vais au maga-
sin soit à pied, soit à vélo, sans savoir si je
vais rentrer, commente-t-il. Tous les enfants
sont malades ici. Diarrhée et douleurs d’es-
tomac. C’est terrible.”
Le 18 novembre, le lendemain de l’inter-
view, l’école où M. Khaled était réfugié a
été bombardée, ainsi qu’une autre école de
l’ONU au nord de Gaza. Le secrétaire géné-
ral de l’ONU s’est dit “profondément choqué”
que deux écoles de l’ONU où des familles
s’étaient réfugiées aient été frappées en
moins de vingt-quatre heures, avant d’ajou-
ter que des dizaines de personnes avaient
été tuées et blessées. L’armée israélienne
a affirmé qu’elle enquêtait sur cet épisode.
Depuis lors, les journalistes du New York
Times n’ont pas pu joindre M. Khaled.
—Matina Stevis-Gridneff,
Hiba Yazbek, Abu Bakr Bashir
et Ameera Harouda,
publié le 26 novembre
Reprise des combats ou
cessez-le-feu permanent?
Pour cet hebdomadaire britannique, le pire est peut-être à venir,
à moins que les pressions américaines ne dissuadent Israël
de poursuivre son offensive vers le sud de la bande de Gaza.
—The Economist, extraits (Londres) otages et faire en sorte que Gaza ne soit plus
C ’était un bref apaisement après des
semaines d’agonie. Des dizaines
d’Israéliens, prisonniers pendant
sept semaines, ont retrouvé leurs familles.
Une courte pause dans la guerre de Gaza a
permis aux Palestiniens de sortir de leurs
abris et d’aller chercher nourriture et car-
burant, mais aussi de se renseigner sur
leurs proches portés disparus, et de voir
ce qu’il reste de leurs maisons.
Le moment était malgré tout doux-
amer : la majorité des otages n’ont pas
été libérés et la majorité des Palestiniens
qui sont rentrés chez eux n’ont trouvé que
des décombres. L’apaisement sera aussi
de courte durée. Le cessez-le-feu pour-
rait être prolongé quelques jours de plus,
mais il finira par prendre fin, et les combats
qui suivront pourraient être pires encore.
“Nous irons jusqu’au bout,
jusqu’à la victoire. Rien ne
nous arrêtera.”
Benyamin Nétanyahou,
PR E M IE R M IN IST R E ISR A ÉLIE N
Le Hamas aurait manifestement intérêt
à pousser pour une trêve plus longue qui
donnerait aux chefs militaires du groupe
le temps de faire le point et de se préparer,
à la fois pour attaquer les troupes israé-
liennes postées dans le nord de la bande
de Gaza et pour défendre le Sud, où l’ar-
mée israélienne n’a pas encore fait de
grande incursion.
Il arrivera toutefois un moment où le
Hamas n’aura plus d’otages qu’il est prêt
à libérer durant ce round de négociations.
Le groupe armé gardera sans doute parmi
ses prisonniers des soldats et des hommes
israéliens, dans l’espoir ténu de décrocher
un accord plus global prévoyant un cessez-
le-feu permanent et la libération de beau-
coup d’autres prisonniers palestiniens.
Quand la trêve arrivera à son terme,
Israël reprendra son combat contre
le Ha mas. [Le Qata r a a nnoncé,
le 27 novembre, le prolongement de la
trêve jusqu’au jeudi 30 novembre au
matin.] Lorsqu’il s’est exprimé de Gaza,
le 26 novembre, Benyamin Nétanyahou,
le Premier ministre israélien, a déclaré :
“Nous avons trois objectifs pour cette guerre :
éliminer le Hamas, voir revenir tous nos
une menace pour l’État d’Israël.” Et d’ajou-
ter : “Nous irons jusqu’au bout, jusqu’à la
victoire. Rien ne nous arrêtera.”
La prochaine phase de combat devrait
voir les troupes israéliennes continuer à
parcourir les ruines du nord de la bande
de Gaza, à la recherche d’entrées de tun-
nels, de lance-roquettes et autres équipe-
ments militaires.
Opération périlleuse. Il reste quelques
zones de la région que les soldats n’ont pas
encore explorées, notamment Shuja’iya,
dans l’est de Gaza. Ils devraient aussi
commencer à s’intéresser à d’autres ter-
ritoires. L’état-major est encore hésitant
sur la façon de procéder dans le Sud. Il est
compliqué d’envoyer des véhicules blin-
dés dans cette partie de l’enclave, où la
population civile est encore plus dense
que dans le Nord, en partie à cause des
déplacés.
L’armée pourrait procéder pas à pas :
entrant dans une zone à la fois, en com-
mençant probablement par la ville du
centre, Khan Younès, et en essayant de
repousser les Gazaouis dans une “zone
humanitaire” près de la côte. Une opéra-
tion périlleuse.
Il est difficile d’estimer les forces du
Hamas – la plupart des combattants
sont probablement réfugiés sous terre –,
mais, selon les officiers israéliens, près
de la moitié de leurs unités ont subi de
lourdes pertes.
Un ordre
international
à reconstruire
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX – 8,50 EUROS
MOYEN-ORIENT. 15
Le 26 novembre, l’organisation islamiste
a confirmé la mort de Ahmed Al-Ghandour,
chef de la brigade nord. Membre du conseil
militaire du Hamas et responsable d’un de
ses cinq commandements, Al-Ghandour
est l’un des plus haut gradés de l’organisa-
tion tué depuis le 7 octobre. Il y aurait du
mécontentement dans les rangs, notam-
ment parmi les combattants du Nord, où
d’autres commandants ont été tués et où
les conditions sont extrêmement difficiles.
Il ne fait aucun doute que le Hamas
livrera un combat encore plus rude dans
le Sud pour ce qui pourrait être sa der-
nière grande bataille.
De quoi susciter une certaine nervosité
à Washington. Si le président Biden n’a
pas encore appelé à un cessez-le-feu, ses
conseillers s’inquiètent de ce qui pourrait
être une offensive majeure de la part de
Tsahal dans le sud de la bande de Gaza.
“J’ai encouragé le Premier ministre [israé-
lien] à s’efforcer de réduire le nombre de
victimes dans ses tentatives d’éliminer le
Hamas – lesquelles constituent un objectif
légitime”, a déclaré le président américain
au premier jour de la trêve.
Les Américains souhaiteraient qu’Is-
raël repousse son offensive dans le Sud,
d’autant plus que le gouvernement de
Nétanyahou n’a aucun projet pour Gaza
après la guerre. La Maison-Blanche pour-
rait demander à Israël de poursuivre ses
opérations dans le Nord tout en préser-
vant le sud de Gaza – pour l’instant – et
en autorisant davantage d’aide humani-
taire à transiter via l’Égypte.
Les pressions américaines sur Israël
pourraient épargner à 2,2 millions de
Gazaouis une seconde phase de combats
et de déplacements. Mais elles pourraient
également les laisser prisonniers d’une
enclave surpeuplée, encore plus réduite
que celle qu’ils connaissaient avant, et
aux mains d’un Hamas en partie déca-
pité. Difficile de déterminer quel scénario
est le pire.—
Publié le 26 novembre
16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

↙ Élections aux Pays-Bas. Dessin

europe de Joep Bertrams paru dans

De Groene Amsterdammer, Pays-Bas.

paysan-citoyen de Caroline van der Plas,

le BoerBurgerBeweging (BBB), pourrait
venir renforcer la majorité de 7 sièges.
Au-delà des chifres, la formation d’un
gouvernement semble tout sauf acquise, le
VVD et le NSC ayant émis de nombreuses
réserves quant à une coalition avec l’ex-
trême droite [la tête de liste du VVD, Dilan
Yesilgöz, a déclaré le 24 novembre qu’elle
ne s’allierait pas avec le PVV]. “Geert
Wilders s’emploie consciencieusement à leur
retirer tout argument pour lui refuser une
alliance”, explique Sarah de Lange, polito-
logue à l’université d’Amsterdam : son ton
s’est radouci et il s’est montré disposé à
laisser de côté bon nombre de ses propo-
sitions anti-islam, qui sont contestables
sur les plans juridique et constitutionnel.

Un référendum sur
une sortie de l’UE trône
en bonne place dans
son programme électoral.
Si Geert Wilders réussit à entrer dans
le prochain gouvernement, il ne sera pas
le premier populiste de droite à se hisser
au pouvoir – loin de là. À Rome, Giorgia
Meloni, du parti postfasciste Frères d’Italie,
dirige un gouvernement d’extrême droite.
À Helsinki, le parti des Vrais Finlandais
est aussi aux responsabilités au sein d’une
coalition, tandis qu’à Stockholm le gou-
vernement bénéicie du soutien de l’exté-
rieur des Démocrates de Suède [un parti
nationaliste aux racines néonazies].
Du point de vue idéologique, Geert
Wilders est proche du Premier ministre
hongrois, Viktor Orban, et de Robert Fico,
tout juste revenu au pouvoir en Slovaquie
et qui, s’il se dit social-démocrate, est
connu pour ses positions autocratiques.
Il en va de même en Pologne pour le parti

Pays-Bas. Avec —De Tijd, extraits (Bruxelles) conservateur PiS [lequel, bien que devancé
par une coalition de partis prodémocra-

Wilders, l’Europe L e Parti pour la liberté (PVV) de

Geert Wilders en a surpris plus d’un,
mercredi 22 novembre, en rempor-
tant 37 des 150 sièges à la deuxième chambre
du Parlement : les Pays-Bas, l’Europe et
tie, était en tête des législatives du mois
dernier en Pologne].
La droitisation de l’Europe pourrait ne
pas s’arrêter là : en Belgique, le Vlaams
Belang [parti d’extrême droite lamand]

bascule un peu plus même ses propres membres et partisans.

Le résultat de cette formation politique,
qui a fait de l’euroscepticisme et de l’op-
est donné vainqueur dans les sondages, à
quelques encablures des élections régionales
et fédérales de juin 2024. En France, c’est

à l’extrême droite position à l’immigration sa marque de

Après la Hongrie, la Slovaquie ou encore l’Italie, un État
de plus a donné la victoire à la droite populiste sur le continent
– et il ne devrait pas être le dernier. Ce virage aura de lourdes
conséquences sur la politique migratoire et environnementale
de l’Union, et sur le projet européen lui-même.
fabrique, s’inscrit dans une tendance plus
large qui voit progresser partout en Europe
les mouvements de droite radicale.
Il appartiendra sans doute à Geert
Wilders de prendre l’initiative dans la for-
mation du nouveau gouvernement. La for-
mule la plus évidente serait une coalition
de droite, composée du PVV de Wilders,
du VVD, le parti libéral du Premier ministre
sortant, Mark Rutte, tombé à 24 sièges, et
de la toute nouvelle formation centriste de
Pieter Omtzigt (Nouveau Contrat social,
NSC), qui en a remporté 20. Le Mouvement
le Rassemblement national qui est donné
favori, de sorte que Marine Le Pen pour-
rait devenir présidente de la République
en 2027. Enin, en Allemagne, l’AfD, le
parti de la droite radicale, a été crédité de
22 % d’intentions de vote, ce qui serait le
meilleur résultat de son histoire.
L’Europe se droitise donc de plus en
plus. Si bien qu’on s’attend à ce que le
prochain Parlement européen, élu en juin
prochain, entreprenne lui aussi un virage
à droite. Traditionnellement, l’extrême
droite peine à parler d’une même voix, ce
qui l’empêche de peser dans l’hémicycle
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
européen, mais il n’en reste pas moins
évident que cette évolution aura des réper-
cussions politiques. Il deviendra de plus
en plus compliqué de mettre en œuvre des
politiques ambitieuses en matière d’asile,
de climat et de préservation de la nature.
Le projet européen lui-même s’expose à
une sérieuse remise en question.
Après la bien triste saga du Brexit, rares
sont les politiciens de droite radicale qui
souhaitent encore que leur pays sorte de
l’Union européenne. Geert Wilders fait
partie des quelques exceptions : un réfé-
rendum contraignant sur une sortie de
l’UE trône en bonne place dans son pro-
gramme électoral. En attendant, il compte
bien aller récupérer les “milliards néer-
landais” dans les caisses de Bruxelles et
réintroduire le droit de veto.
Bien que le leader du PVV se dise prêt
à mettre de l’eau dans son vin, les cercles
européens s’attendent à ce que le prochain
gouvernement néerlandais prenne un
tour beaucoup plus eurosceptique. “Geert
Wilders n’est pas Giorgia Meloni, explique
une source européenne. Lorsqu’elle est
devenue Première ministre, elle s’est montrée
coopérative parce qu’elle voulait préserver
les intérêts italiens. Mais je crains que, pour
sa part, Wilders ne pense guère à l’intérêt
général des Néerlandais et qu’il ne cherche
qu’à imposer ses positions.”
Avec plus de 17 millions d’habitants,
les Pays-Bas sont le septième plus grand
pays de l’Union en termes de population
et l’un des États membres fondateurs, ce
qui leur confère une grande inluence à
Bruxelles. “La position néerlandaise devien-
dra à l’évidence bien plus ferme sur l’im-
migration et aussi plus eurosceptique”,
annonce Sarah de Lange. Simon Otjes,
politologue à l’université de Leyde, par-
tage cet avis : “En matière d’immigration,
deux tiers des Néerlandais sont conserva-
teurs. Le discours radical de Geert Wilders
est assez largement partagé par les autres
partis de droite et par les médias.”
—Jasper D’hoore, Kris Van Haver,
Erik Ziarczyk,
publié le 23 novembre
SOURCE
DE TIJD
Bruxelles, Belgique
Quotidien
tijd.be
Chefs d’entreprise, manageurs,
actionnaires et décideurs dans
et en dehors de la vie politique
lamande sont les lecteurs
du “Temps” depuis sa création
en 1968, sous le titre
De Financieel-Economische Tijd
– il a changé de nom in 2003.
EUROPE. 17
“L’homme Wilders à “un homme blanc, âgé, provin-
cial, peu éduqué et en colère”.
On aurait tort aussi, s’emporte un autre
À la une
au message journaliste du Volkskrant, de rejeter la res-
ponsabilité de cette victoire sur le VVD, le
parti de Mark Rutte, qui, en faisant cam-
simple pagne sur le thème de l’immigration, aurait
servi de marchepied à Geert Wilders (voir
a gagné” ci-contre). Cette accusation “illustre surtout
le niveau de déni de la gauche à l’égard de la
dynamique populiste en général, et de l’immi-
Vu des Pays-Bas. Crises en gration en particulier. La gauche semble ne plus
série, déconnexion de la gauche savoir, ou ne plus vouloir savoir, ce qui anime
ou opportunisme de la droite : une bonne part de la population”, notam- Zaterdag, supplément
ment son “inquiétude à l’égard des rapides du Volkskrant, dénonce
la presse s’interroge sur ce qui mutations socioculturelles” en cours. “Un les conséquences de treize années
a conduit à la victoire du PVV. peu d’autocritique, que diable !” plaide-t-il. de gouvernance du VVD : “Un vide
S’il a remporté une victoire éclatante, moral et idéologique, et l’absence
Geert Wilders est loin de disposer d’une
C
de débat concret sur ce qui fonde
es dernières années, les Néerlandais majorité qui lui permettrait de former direc- le libéralisme.” Il fustige aussi
se sont habitués à la forme plurielle tement un gouvernement. Aux Pays-Bas, la campagne très à droite de
du mot ‘crise’”, observe un journa- plusieurs personnages ont, successivement, sa candidate, Dilan Yesilgöz, qui,
liste du Volkskrant, énumérant, entre la tâche d’explorer la possibilité de rassem- en marchant sur les platebandes
autres, les crises du logement, de l’ensei- bler une coalition : l’“éclaireur”, qui entame du PVV, aurait contribué à le rendre
gnement et des soins de santé. Auxquelles les consultations, puis l’“informateur”, “présentable”. En une, c’est elle
s’ajoutent celle de l’asile – à l’origine de la une fois le Parlement installé, et enin le qui regarde Geert Wilders sortir
chute du dernier gouvernement – et, bien “formateur”, destiné à prendre la tête du de sa iole. “Il faut savoir ce que
sûr, la crise climatique. gouvernement. Mais on n’en est pas là. l’on souhaite”, titre le journal
Après treize ans de gouvernement du —Courrier international de centre gauche.
libéral et très pragmatique Mark Rutte, les
électeurs ont opté pour un changement de
cap et ofert au Parti pour la liberté (PVV,
extrême droite) deux fois plus de sièges que
lors du scrutin précédent. “L’homme au mes-
sage simple a gagné, soupire une chroniqueuse
du journal chrétien Trouw. Un message
que l’on pourrait résumer en quelques petites
phrases : ‘Notre peuple d’abord’, ‘Fermons les
frontières’, ‘Quittons l’Europe’, ‘Tout le monde
doit pouvoir payer ses courses’, ‘Ces histoires
de climat, c’est de la foutaise’.”
Dans son programme, le PVV de Geert “Une sompteuse matière de cinéma,
Wilders allie des propositions sociales (des renversante de beauté” LES INROCKS
investissements dans la santé et l’éduca-
tion) à des mesures très dures en matière
migratoire, comme “un coup d’arrêt à l’asile
et une politique d’immigration très restrictive”
ou “l’introduction de permis de travail pour
les ressortissants de l’Union européenne”. Le
PVV dit aussi “pas d’écoles musulmanes, de
mosquées ni de Coran”, et veut mettre in aux ANAITA WALI ZADA, GREGG TURKINGTON et JEREMY ALLEN WHITE
mesures de “réduction hystérique des émis-
sions de CO₂”, car “le climat change depuis
toujours, nous nous adapterons”, notamment
en rehaussant les digues. Bref, reprend la AU CINÉMA LE
chroniqueuse, “Wilders s’adresse à M. Tout- 6 DÉCEMBRE
le-Monde, qui a horreur des mots compliqués
et des problèmes complexes”.
Une analyse un peu rapide, à en croire
NRC, car, d’après une enquête Ipsos, “le PVV
est le parti qui a su convaincre le plus de jeunes :
17 % des 18-34 ans ont voté pour [lui], contre
7 % lors des dernières élections”. Son électo-
rat est à peine plus masculin que féminin
et, pour une part non négligeable, habitant
des villes ou issu de l’immigration. On
aurait dès lors tort, écrit le quotidien de
référence, de résumer l’électeur de Geert
18. EUROPE
ESPAGNE
Pedro Sánchez
sur un champ
de mines
Le 16 novembre, le Premier ministre socialiste
est parvenu à conserver son poste. Mais, en
constituant une coalition “faite de bric et de broc”,
il doit s’attendre à une législature explosive.
—El Confidencial, extraits
(Madrid)
L a nouvelle législature est un
champ de mines politique
pour Pedro Sánchez. Cela
fait penser au musée des Mines de
Siem Reap, au Cambodge, dont le
fondateur, Aki Ra, affirme avoir
désactivé 50 000 de ces engins
explosifs. Après un passé sinistre
parmi les Khmers rouges, son
chemin d’expiation a consisté à
localiser les mines que Pol Pot a
semées lors de ses féroces cam-
pagnes d’extermination.
Aki Ra a appris aux paysans à
détecter les mines. C’est pourquoi
les Cambodgiens marchent lente-
ment dans leurs champs. Ils foulent
le sol comme s’ils craignaient de
l’offenser ou de le provoquer.
Telle est l’épreuve qui attend
Sánchez. Et personne n’est mieux
qualifié que le leader socialiste
pour gérer le cirque politique des
prochaines années en Espagne.
Sánchez devrait visiter le musée
de Siem Reap et s’entretenir avec
Aki Ra, car un champ de mines
s’étale devant lui.
1. La pagaille indépendan-
tiste en période électorale
Sachant qu’il y aura des élec-
tions au Pays basque espagnol
(au printemps 2024),
et qu’il devrait y en
avoir en Catalogne
(à l’automne ou à l’hiver
[2024] ?), Sánchez va avoir
du mal à gérer le duel entre
les indépendantistes basques
du PNV [centre droit] et de
Bildu [gauche], et l’affronte-
ment entre les Catalans d’ERC
[gauche républicaine] et de Junts
[centre droit indépendantiste],
avec lesquels il a pactisé pour
rester au pouvoir.
Premièrement, parce que le Parti
socialiste est aussi en lice dans tous
ces territoires; deuxièmement,
parce que les socialistes doivent
prendre parti d’une manière ou
d’une autre pour les coalitions qui
vont en résulter. Qu’adviendra-t-il
de la loyauté du PNV si Sánchez
valide un accord avec Bildu ?
Comment Carles Puigdemont,
l’eurodéputé en exil de Junts, va-
t-il réagir à la grande bataille de
la Généralité [le gouvernement
autonome de Catalogne]?
Sánchez doit promouvoir la vic-
toire du Parti socialiste en tenant
compte du contexte dans lequel
il est obligé de gouverner, ce qui
revient à ne pas secouer un bidon
de nitroglycérine.
2. Le chantage suisse
Les discours d’ERC et de Junts
lors de la session d’investiture de
Sánchez, les 15 et 16 novembre, lui
ont rappelé qu’il était soumis à
un chantage. Le PNV a lui aussi
posé ses conditions, mais ce sont
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
les partenaires catalans qui ont le
plus d’exigences dans cette légis-
lature semée d’embûches.
Certes, Sánchez ne va pas gou-
verner en étant pieds et poings
liés, mais il va devoir rendre
compte de ses progrès devant
l’humiliant observatoire inter-
national que Puigdemont lui a
constitué à Genève [en vertu de
l’accord passé par Sánchez avec
Junts, un médiateur étranger
sera chargé de surveiller l’avan-
cée du dialogue entre Madrid et
la Catalogne].
3. La vengeance de Pablo
Iglesias
Il reste peu d’énergie à Podemos
[gauche radicale] pour résister à
sa propre disparition du paysage
politique national, mais son leader
atmosphérique [Pablo Iglesias, qui,
malgré son retrait de la vie poli-
tique en 2021, garde une grande
influence à gauche] a menacé de
faire dérailler la législature pour se
venger du sacrifice des ministres
violets [la couleur de Podemos].
S’il n’y en a pas dans le nou-
veau gouvernement de Sánchez,
c’est parce que Yolanda Díaz
[dirigeante du mouvement de
gauche radicale Sumar, également
ministre du Travail et numéro
trois de l’exécutif] a procédé aux
exécutions, même si la fragilité
de la majorité socialiste confère
une importance démesurée aux
cinq députés de Podemos.
Quand et comment Podemos
va-t-il assouvir sa vengeance ?
↓ Pedro Sánchez.
Dessin de Gabriel Sanz paru
dans El Mundo, Madrid.
Sur quelles questions sensibles
Iglesias va-t-il organiser son
projet de sabotage ? N’oublions
pas qu’Irene Montero [très média-
tique ex-ministre de l’Égalité et
compagne d’Iglesias] sera la tête
de liste de Podemos aux élections
européennes. Et que Podemos a
besoin de se différencier s’il veut
empêcher son extinction.
4. Les élections européennes
Elles seront le premier grand
rendez-vous électoral de la légis-
lature de Sánchez depuis les légis-
latives du 23 juillet. Un revers
ne devrait pas l’inquiéter, car il
s’agit d’un scrutin ayant peu de
répercussions nationales, mais
ces élections constituent un bon
baromètre de l’opinion publique.
Ce sera l’occasion de savoir si le
scandale de l’amnistie des indé-
pendantistes catalans s’est dis-
sipé et si cette coalition faite de
bric et de broc a acquis une cré-
dibilité par sa gestion.
[L]a grande obsession et [le]
grand objectif de Sánchez sont
d’avoir le vent en poupe à la
Moncloa [la résidence officielle
du Premier ministre, à Madrid].
5. La pression du PP
On ne sait pas si la pression de
la rue concernant l’amnistie va
se maintenir ni si les courants
saboteurs du PP [Parti populaire,
droite] vont permettre à Alberto
Núñez Feijóo, le chef du parti, de
prendre la tête de l’opposition,
même si cette formation dispose
de fiefs politiques qui contribuent
à l’usure du sanchisme.
Ses places fortes se situent à
l’échelon des municipalités et des
régions autonomes, tandis que la
majorité absolue du PP au Sénat
offre aux conservateurs des pos-
sibilités d’obstruction. Il s’agit
À la une
LE “GOUVERNEMENT
DU MUR”
L’annonce du nouveau
gouvernement, le 20 novembre,
“n’a guère apporté de
surprises”, juge ABC. Pedro
Sánchez “s’est tourné vers
un groupe de fidèles” du Parti
socialiste ouvrier espagnol
(PSOE) pour “dresser un mur
contre la moitié des Espagnols
qui désapprouvent sa gestion”,
souligne le quotidien. Dans
ce nouvel excécutif, “personne
ne détient autant de pouvoir
que Félix Bolaños”, très
impliqué dans le projet de loi
d’amnistie des indépendantistes
catalans, qui cumule désormais
le ministère de la Justice, de
la Présidence et des Relations
avec les chambres.
d’opposer des obstacles au san-
chisme. Et de le soumettre à une
législature sous haute tension.
Pas de quoi gâcher le “quadrien-
nat”, mais suffisamment pour que
Sánchez arrive carbonisé au ren-
dez-vous de 2027, la date théo-
rique des prochaines législatives.
Les zones d’ombre et d’incer-
titude qui caractérisent cette
législature pourraient être jugées
très délicates. Or la plus grande
prouesse politique de Sánchez a
consisté à construire deux grands
blocs antagonistes.
Le scénario est déprimant pour
le PP, qui plafonne dans les inten-
tions de vote, et dont le princi-
pal allié, Vox [extrême droite],
est en même temps son pire
ennemi. Santiago Abascal [le
leader de Vox] vient en aide à
Sánchez quand ça l’arrange. Il
rejette l’amnistie de manière
caricaturale. Il appelle
Sánchez “Hitler”. Et il accrédite
l’idée selon laquelle personne ne
peut mieux que Sánchez livrer
la bataille du bien contre le mal.
—Rubén Amón,
publié le 20 novembre
Courrier international
La Catalogne revient au centre
de l’attention
Pedro Sánchez a multiplié
les concessions pour rester
au pouvoir, à commencer
par une loi très controversée
visant à amnistier des
indépendantistes catalans.
Ses calculs politiques
divisent l’Espagne en
profondeur, relate la presse.
Frankenstein reprend vie
outre-Pyrénées. Ces
dernières années, la presse
surnommait ainsi la coalition
gouvernementale menée
par Pedro Sánchez, faite
d’un assemblage de partis
de gauche et de formations
indépendantistes.
Le 16 novembre, le socialiste
est parvenu à conserver son
poste de Premier ministre,
en obtenant une majorité
absolue de 179 sièges sur
350 au Congrès des députés,
à Madrid. Son monstre
politique vivra quatre ans
de plus, grâce à des accords
de gouvernement que sa
formation, le Parti socialiste
ouvrier espagnol (PSOE),
a conclu avec Sumar (gauche
radicale) et des partis
indépendantistes en
Catalogne, au Pays basque
espagnol, en Galice et aux
îles Canaries. Après cette
investiture, El País faisait
part de l’intention du
dirigeant madrilène de vite
mettre en avant l’“agenda
social de sa future coalition”.
Cette dernière promouvra
des mesures qui découlent
notamment de l’accord
PSOE-Sumar, à l’image du
passage de 40 à 37,5 heures
de travail par semaine. “Mais
la réalité est que [Sánchez]
est assiégé par ceux qui
veulent se concentrer
uniquement sur l’amnistie”,
remarque le quotidien de
centre gauche. “Amnistie”,
le mot embrase l’Espagne.
Pour s’assurer les voix des
partis indépendantistes
catalans Junts (centre droit)
et ERC (gauche républicaine),
les socialistes de Sánchez ont
négocié, parmi d’autres
concessions, un projet de loi
d’amnistie des dirigeants
et militants séparatistes
poursuivis par la justice
espagnole pour leur
implication dans le processus
avorté d’indépendance de la
Catalogne de l’automne 2017.
Si la mesure est perçue par
le quotidien indépendantiste
catalan Ara comme “une
Aujourd’hui,
formule de réconciliation”
entre l’Espagne et la région
rebelle, elle suscite l’ire
tous les
de la droite et de l’extrême
droite et même dans le camp
socialiste, précise
emballages
le quotidien conservateur
La Razón. “Sánchez, ne
sous-estime pas la colère
de l’Espagne”, avertit
le journal, alors que
et les papiers
des centaines de milliers
de personnes se sont
rassemblées dans certaines
villes du pays contre
se trient.
l’amnistie et les manœuvres
de Sánchez, les 12 et
18 novembre. En parallèle,
des rassemblements ont eu
lieu tous les soirs pendant
trois semaines devant le siège
du PSOE, à Madrid, pour
les mêmes raisons.
“Parfois sans aucune violence
et d’autres fois avec des
afrontements entre la police
et les manifestants”, parmi
lesquels se trouvaient des
groupuscules néonazis et
fascistes, note le média Cet encart d'information est mis à disposition gratuitement
indépendantiste El Nacional. au titre de l'article L. 541-10-18 du code de l'environnement.
cat. La question s’est invitée
à Strasbourg le 22 novembre,
Cet encart est élaboré par CITEO.
lorsque le Parlement
européen a débattu de la
“menace” que pourrait faire
peser la loi d’amnistie sur
l’état de droit en Espagne, à la
suite d’une initiative soutenue
par les conservateurs du Parti
populaire européen,
les Libéraux et le groupe
des Conservateurs
et Réformistes, détaille
La Vanguardia. D’après
le journal barcelonais,
l’eurodéputé en exil Carles
Puigdemont “souriait depuis
son siège, ravi que les
projecteurs internationaux
soient de nouveau braqués
sur le conlit catalan”.
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Népal. Ces chômeurs qui
vont se battre en Ukraine
Enrôlés pour la plupart par Moscou, certains par Kiev, plusieurs centaines
de jeunes Népalais meurent au front, à des milliers de kilomètres de leur pays.
—The New York Times,
extraits (New York)
I l y a quelques mois,
Sandip Thapaliya, tech-
nicien de laboratoire au
chômage, téléphone à sa sœur,
à Katmandou, pour lui annoncer
une grande nouvelle. L’appel vient
de Moscou. “J’ai rejoint l’armée
russe”, annonce-t-il, tout excité.
Faute de parvenir à trouver un
emploi correct au Népal, explique-
t-il, il a trouvé cette solution. “La
meilleure”, selon lui. Il va bientôt
être déployé en Ukraine.
“Mais tu es fou ! s’exclame sa
jeune sœur Shanta. Tu as été
mordu par un chien enragé ou quoi ?
Tu ne sais pas que des milliers de
personnes meurent là-bas ? Pour
eux, tu n’es qu’une petite fourmi !”
Il la supplie de ne pas s’inquié-
ter. Il airme s’être engagé comme
simple soignant, et promet de
continuer à lui donner des
nouvelles.
C’est ce qu’il fait pendant
quelques semaines : il envoie
une copie de son contrat qui lui
garantit 75 000 roubles par mois
[environ 765 euros], des photos
de lui en tenue de camoulage et
des vidéos le montrant en train
de marcher au pas autour d’une
caserne russe.
Moins d’un mois plus tard, il
laisse un court message vocal
à sa sœur : “Ils nous emmènent
en pleine forêt. Je t’appelle à mon
retour.” Depuis, plus rien.
Soldats gurkha. Son cas n’est
malheureusement pas isolé au
Népal. Plusieurs centaines de
jeunes sont partis vers le front
ukrainien, poussés par le déses-
poir à mener une vie de militaire
sous contrat à des milliers de kilo-
mètres de chez eux, faute d’em-
ploi au pays.
On les retrouve dans les deux
camps. Selon des représentants du
gouvernement népalais, la plupart
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
se battent pour la Russie. Mais
certains ont aussi rejoint la Légion
étrangère du côté ukrainien. “Si
cela continue, des Népalais vont
s’entretuer dans la guerre russo-
ukrainienne, déplore Rajendra
Bajgain, un membre de la coa-
lition majoritaire au Parlement
népalais. Je me sens coupable de
cette situation qui se déroule sous
nos yeux. C’est criminel !”
Territoire enclavé [situé dans
l’Himalaya], avec une population
en pleine croissance et un chô-
mage en hausse, le Népal est l’un
des pays les plus pauvres d’Asie.
Il a par ailleurs une vieille tradi-
tion d’exportation de ses jeunes
sur les terrains de guerre d’autres
nations. Il y a plus de deux cents
ans, les Britanniques ont enrôlé
des soldats gurkha népalais pour
les aider à mater les rébellions et
à prendre le contrôle de l’Inde.
Les Gurkha ont ensuite com-
battu pour les Britanniques lors
des deux guerres mondiales ainsi
↙ Shanta Thapaliya montre, le 8 octobre, une
photo de son frère Sandip, mort à Bakhmout.
Photo Uma Bista/The New York Times
qu’en Irak et en Afghanistan.
[Le nom “gurkha” vient du dis-
trict népalais de Ghorka, d’où est
précisément originaire la famille
de Sandip et Shanta Thapaliya.]
La guerre en Ukraine a mis le
Népal dans une situation déli-
cate. Katmandou s’est eforcé de
rester neutre, refusant d’adhérer
au programme de sanctions éco-
nomiques contre Moscou, tout
en prenant position aux Nations
unies contre l’expansionnisme
militaire de la Russie. Les auto-
rités exhortent leurs jeunes res-
sortissants à se tenir à l’écart de la
guerre. Pour Rajendra Bajgain, le
gouvernement devrait demander
à l’armée russe de cesser de recru-
ter des citoyens népalais, mais il
n’a pas le courage de le faire.
Le manque de réaction du Népal
plonge les familles touchées dans
le désarroi. “J’ai dit à mon frère
d’essayer de s’échapper, mais il a
été piégé”, regrette Shanta.
En février 2022, au moment
où la Russie tente d’envahir
l’Ukraine, Sandip, alors âgé
de 30 ans, cherche un emploi.
Quelques mois plus tard, alors que
le Népal connaît une lambée d’in-
lation et une chute du tourisme,
il échafaude un plan : il compte
demander un visa d’étudiant pour
entrer en Russie, où il travaille-
rait quelques années, avant de se
rendre en Europe occidentale. Sa
femme l’aide à payer les 8 000 dol-
lars que demande un organisme
de Katmandou pour tout orga-
niser – le billet d’avion, le visa et
l’inscription dans une école de
russe. En octobre 2022, il atter-
rit à Moscou, comme prévu. Puis
son plan commence à dérailler.
Le jeune homme multiplie
les petits boulots précaires et
pénibles. Son permis de travail est
“Si cela continue,
des Népalais vont
s’entretuer dans
cette guerre.”
Rajendra Bajgain,
MEMBRE DU PARLEMENT
sur le point d’expirer, quand, en
mai, il y a du nouveau : le président
russe, Vladimir Poutine, annonce
que les étrangers qui servent un an
dans l’armée auront un accès faci-
lité à la nationalité russe. Sandip
n’hésite pas un instant, et signe
dans la foulée un contrat avec le
ministère de la Défense russe,
qui l’enrôle pour participer à des
“activités visant à maintenir ou réta-
blir la paix internationale”.
Un autre Népalais, qui a
demandé à n’être identiié que
par son surnom, Rai, a lui aussi
rejoint l’armée russe parce que,
déclare-t-il, il veut lutter contre
“un monopole occidental”. Ce soldat
explique avoir d’abord essayé d’en-
trer dans l’armée britannique.
Faute de quoi, il a finalement
signé avec Moscou. Ils paient
mieux que les Ukrainiens – “et
puis j’aime bien Poutine”, ajoute-t-il.
Condoléances. Au Népal,
beaucoup estiment que le chô-
mage généralisé est la principale
raison du succès du recrutement
russe. “Sur les 500 000 jeunes qui
arrivent sur le marché du travail
chaque année, seuls 80000 à 100000
trouvent un emploi au Népal, précise
Binoj Basnyat, un général népa-
lais à la retraite. Et les autres, où
peuvent-ils aller ?”
En juin 2023, Sandip est envoyé
à Bakhmout [lieu d’une bataille
sans in]. Sans nouvelles de son
frère, Shanta multiplie les appels à
l’aide, notamment auprès de diplo-
mates ou de Népalais travaillant
en Russie. Elle se rend même aux
ministères des Afaires étrangères
et de l’Intérieur pour obtenir des
réponses. En vain.
À la fin d’août, ses efforts
portent inalement leurs fruits. Sa
famille reçoit un message d’un oi-
cier russe : “Votre frère a été enterré
le 14 juillet à 12 h 50 au cimetière de
Navo-Talisty, à Ivanovo, en Russie.
J’espère vous avoir aidée. Toutes mes
condoléances.” C’est tout. “C’est
comme si le monde entier s’était
efondré autour de moi”, explique
Shanta. Les autorités népalaises
ont ensuite conirmé la mort de
son frère, éteignant les derniers
espoirs de Shanta.
Dans la tradition hindoue, à
laquelle est attachée sa famille,
l’âme ne peut être libérée du corps
que par la crémation. Shanta vou-
drait se rendre au cimetière russe
pour récupérer la dépouille de son
frère. L’ambassade népalaise lui
a assuré que l’armée russe ne lui
en donnerait pas l’autorisation.
Malgré tout, elle est décidée. C’est
le nouveau but de sa vie : aller au
in fond de la Russie pour rame-
ner un morceau d’os de son frère.
Ain que son âme puisse conti-
nuer à cheminer.
—Bhadra Sharma et
Jefrey Gettleman,
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22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
Argentine.
“On va morfler”
À Florencio Varela, dans la banlieue de Buenos
Aires, Javier Milei a fait un très mauvais score
à la présidentielle du 19 novembre. Des électeurs
malheureux dénoncent “les vieilles recettes ”
ultralibérales.
—La Nación, extraits
(Buenos Aires)
D
aniel Gómez, 56 ans, tra-
vaille dans un centre de
distribution en gros de
légumes à Florencio Varela, au
sud du grand Buenos Aires. Quand
on l’interroge sur la victoire de
Javier Milei, le 19 novembre, il
n’hésite pas à répondre : “Nous,
les Argentins, on se croit très malins,
mais on continue à se faire berner.”
Gómez rappelle qu’il a déjà
vécu la privatisation des grandes
entreprises publiques dans les
années 1990, le “un pour un”
[la parité peso/dollar], ce qui a
débouché sur la crise de 2001 [gel
des avoirs bancaires, manifesta-
tions réprimées]. “Ce qu’on nous
prépare n’a rien de nouveau, ce sont
des vieilles recettes néolibérales.”
Daniel Gómez se rappelle
aussi les années noires de la
dictature militaire [1976-1983].
Il avait alors vu disparaître
des amis et des membres de sa
famille. Il s’indigne des signes
de connivence de Milei avec
cette période. Ainsi, pendant
le dernier débat présidentiel, le
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
↙ “Kirchnérisme, Cristina Kirchner, communisme”.
Dessin d’Arcadio paru dans La Prensa Libre,
San José (Costa Rica).
candidat libéral s’est contenté de
parler d’“excès” pour qualifier ce
régime. “C’est aussi ce que disaient
les putschistes, qu’il y avait eu des
Javier Milei baisse d’un ton
excès. Les jeunes n’ont pas vécu
ça, et peut-être que ça ne signifie
pas grand-chose pour eux, mais
●●● À quelques jours
de son investiture,
le 10 décembre, le président
par la rigueur budgétaire.
N’ayant de majorité ni
à la Chambre des députés
pour moi ça paraît très grave”, élu a renouvelé sa promesse ni au Sénat, Javier Milei
continue Daniel Gómez. d’un “plan de choc” cherche des alliés, comme
Dimanche 19 novembre, pour l’économie argentine, le montre l’annonce de
Milei a retourné la situation rapporte le quotidien la nomination au ministère
à l’échelon national par rap- La Nación, qui sera de la Sécurité (l’Intérieur)
port au premier tour, avec une présenté en session de Patricia Bullrich,
avance de plus de 11 points sur extraordinaire dès la candidate de la droite
son opposant Sergio Massa, le 11 décembre. Outre un traditionnelle battue
[55,7 %, contre 44,3 %], si bien vasteplan de privatisation au premier tour. Son ministre
qu’il va présider l’Argentine. En d’entreprises publiques, de l’Économie devrait venir
revanche, à Florencio Varela, l’ultralibéral Javier Milei a du même camp politique.
Sergio Massa est arrivé large- promis la fin du gel des prix “Je veux rassembler
ment en tête, avec 63 % des voix, de centaines de produits les meilleurs”, a annoncé
contre 36 % pour les liberta- et un vaste plan de coupes le président élu.
riens de Milei. budgétaires pour tenter La suppression du peso
d’en finir avec le déficit pour le remplacer par
“C’est un macho”. Dans cette qui alimente l’inflation le dollar, grande promesse
ville de la conurbation de la capi- (143 % sur un an). Mais déjà, de campagne, n’est plus
tale, seuls 46,8 % des logements les nuances par rapport à l’ordre du jour. Javier Milei
sont équipés du tout-à-l’égout, à son programme électoral a baissé d’un ton. “La fougue
alors qu’à l’échelle de la province sont notables. Ainsi, révolutionnaire a pris
de Buenos Aires ce chiffre atteint les dépenses sociales ne une tonalité réformiste”,
60,5 %. Seuls 45,4 % des foyers devraient pas être touchées commente La Nación.
possèdent le gaz ou l’électricité
pour faire la cuisine, tandis que
la moyenne de la province se de neuf, on ne pouvait pas conti- sans boulot. Heureusement, main-
situe à 65 %. “Ici, les jeunes s’ima- nuer à élire ceux qui sont au pou- tenant je suis à la retraite et j’es-
ginent que ce type va les sortir de voir aujourd’hui, vu le désastre père pouvoir garder ma pension.
la pauvreté, commente Silvio économique actuel.” Mais il faudra voir ce qui se passe,
Benítez, 25 ans. Ils se trompent. Près de Claudio Tejolan, il y a je m’inquiète pour les jeunes.”
On va morfler. Mais bon, restons Paula, qui préfère taire son nom Pour sa part, Cristian Hugo,
optimistes.” de famille. Elle se situe aux anti- 52 ans, à la tête d’une entreprise
Sitôt élu, Milei a assuré qu’il podes de Milei et estime qu’il n’y de ferraille, n’a pas voté. Car
privatiserait – notamment – la a rien à attendre de bon d’un tel même s’il a fait les démarches
compagnie pétrolière et gazière président, en particulier pour pour obtenir sa carte d’identité
YPF. “Tout ce qui peut les femmes. “C’est un il y a cinq ans, il n’a jamais été
revenir au secteur privé macho, il ne s’est jamais inscrit sur les listes électorales.
reviendra au secteur prononcé en faveur de “Dans mon entourage, beaucoup
privé”, a-t-il déclaré. nos droits, lance-t-elle. de gens vivent de l’aide sociale, ils
Mais, à la station- REPORTAGE Je n’aime pas non plus voyagent avec de fausses cartes
service YPF, située qu’on recommence à d’invalidité, constate Hugo. Je
au croisement de l’avenida 14 remettre en question le droit à veux ouvrir un commerce, et c’est
et de l’avenida Calchaquí, les l’avortement.” impossible à cause de tous les obs-
pompistes, dans leur grande Mariano Lezcano, 66 ans, vit tacles qu’on vous met. Ce n’est plus
majorité, ont voté pour le libé- depuis des années à Florencio possible, c’est pour ça que les gens
ral. “S’ils pouvaient nous payer Varela. Il porte une chemise ont voté pour autre chose.”
un peu mieux…”, lance une sala- ouverte, un short des Boca De son côté, Agustín Fonseca,
riée qui préfère rester anonyme. Juniors et des tongs. Ce péro- qui est péroniste, entrevoit un
Claudio Tejolan, 70 ans, niste convaincu comprend que avenir incertain : “À Florencio
est réparateur de systèmes de les gens aient fait un autre choix Varela, la municipalité [péroniste]
réfrigération. Il se dit péro- face à la situation économique fait du bon boulot, même s’il reste
niste, mais le 19 novembre, il calamiteuse, même si le liber- beaucoup de rues à aménager, entre
a décidé de voter Milei : “Si tarien a annoncé pendant sa autres choses, explique-t-il. Mais
Cristina [Kirchner, ex-présidente, campagne qu’il envisageait une ici, généralement, c’est le péro-
aujourd’hui vice-présidente sor- thérapie de choc. “Tu penses que nisme qui l’emporte, surtout face à
tante] s’était présentée, j’aurais voté ce sont les politiques qui vont payer un candidat qui propose de vieilles
pour elle, songe-t-il. Mais Massa le prix de l’ajustement ? Ce sont recettes. Nous n’avons pas oublié
n’est pas kirchnériste, on ne sait toujours les gens, déplore-t-il. Je que c’est le péronisme qui a fait pro-
même pas ce qu’il est. Aujourd’hui, travaillais dans le secteur des tanne- gresser les droits des travailleurs.”
espérons que Milei réussisse, il ries. Elles ont toutes fermé dans les —Alejandro Horvat,
fallait voter pour quelque chose années 1990, et je me suis retrouvé publié le 20 novembre
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 afrique
—Maliweb, extraits (Bamako)
L es motos sont désormais profondé-
ment ancrées dans les tactiques de
combat des diférents groupes ter-
roristes opérant au Sahel, notamment le
Groupe de soutien à l’islam et aux musul-
mans (GSIM) et l’État islamique au Grand
Sahara (EIGS). Même si les pick-up, sou-
vent accompagnés de 4 × 4 volés aux ONG,
restent importants pour ces groupes armés,
ce sont les motos qui deviennent bien plus
importantes sur le plus grand champ de
bataille d’Afrique de l’Ouest.
Sur leurs images de propagande, ces
groupes terroristes exposent très sou-
vent certaines marques de motos. Selon
l’Initiative mondiale contre la criminalité
transnationale organisée, ces motos ne pro-
viennent pas de l’énorme stock d’engins
volés déjà en circulation dans la région,
la plupart d’entre elles sont neuves. Les
attaques par essaims de motos comptent
parmi les batailles les plus notoires au Sahel.
En janvier 2021, plus de 100 civils ont
été tués par des hommes armés condui-
sant plus de 100 motos qui ont fait irrup-
tion dans les villages de Tchoma Bangou et
Zaroumdareye, dans la région de Tillabéri,
dans le sud-ouest du Niger.
Interdictions. L’adoption des motos
par les groupes armés non étatiques s’est
répandue bien au-delà du Sahel. Dans le
bassin du lac Tchad, les combattants de la
province de l’État islamique en Afrique de
l’Ouest (Iswap) et du Jama’tu Ahlis Sunna
Lidda’awati wal-Jihad (JAS) – les deux prin-
cipales factions rivales de Boko Haram –
dépendent également des motos pour une
grande partie de leurs déplacements. Et
les combattants séparatistes de l’ouest du
Cameroun utilisent des motos pour tra-
verser des terrains reculés et montagneux.
plus petites non couvertes par les inter-
dictions, si le terrain le permet. Dans de
nombreux cas, il est tout simplement
impossible pour l’armée d’enquêter et de
réagir à toute utilisation de moto dans les
endroits couverts par des interdictions,
à moins de disposer de moyens aériens.
Cependant, il faut tenir compte de deux
autres facteurs. Le premier est la forte
demande de motos dans la région. La
seconde est que cette demande a fait des
motos l’un des produits les plus traiqués
au Sahel. Cela rend extrêmement diicile
un véritable contrôle de l’approvisionne-
ment. Cela signiie également que les inter-
dictions pourraient stimuler les activités
des traiquants tout en forçant les ven-
deurs légitimes à cesser leurs activités.
Charrettes à bras. L’utilisation des
motos a connu une augmentation astro-
nomique en Afrique de l’Ouest depuis le
début des années 2000. Des modèles de
motos moins chers produits en Chine et
Sahel. Les deux- en Inde sont devenus de plus en plus dis-
ponibles à cette époque. Ils ont dépassé
roues du terrorisme
les motos japonaises, plus chères, sur
le marché ouest-africain, faisant d’une
moto un article accessible à un plus grand
nombre de ménages.
Les motos ne sont pas seulement moins
Dans la vaste zone sahélienne, les motos sont très prisées chères que les voitures. Elles sont plus éco-
par les groupes terroristes, qui apprécient leur mobilité. Les États nomes en carburant et, à bien des égards,
de la région tentent d’en réglementer l’importation. En vain. mieux adaptées à la géographie de la région.
Naviguer dans un embouteillage urbain à
moto est beaucoup plus rapide qu’en voi-
ture. Dans les zones rurales, une moto
peut bien mieux circuler sur une route
non pavée et cahoteuse, et peut s’éloigner
La vitesse, le rendement énergétique, la formes [qu’elles] prennent et des lieux de la route pour accéder à des endroits
durabilité sur les routes accidentées et la où elles sont appliquées. Cependant, les que les voitures ne peuvent tout simple-
possibilité d’accéder à des endroits éloi- observateurs sont unanimes sur le fait que ment pas atteindre. Les modèles de motos
gnés et hors route qu’ofrent les motos ont ces interdictions présentent de nombreux plus grands peuvent accueillir deux, trois
changé la donne pour les groupes armés inconvénients, tandis que les efets posi- ou même quatre personnes à la fois et
en Afrique de l’Ouest et au-delà. tifs sont plus diiciles à trouver. peuvent transporter des charges raison-
Les motos “lourdes” sont devenues Pour commencer, il existe peu de preuves nablement lourdes. En conséquence, les
si importantes pour les groupes armés démontrant que les interdictions réduisent motos ont rapidement commencé à rem-
sahéliens et si étroitement associées à la violence sur une période prolongée. En placer les charrettes à âne, les chameaux et
eux qu’elles ont été choisies et interdites juin 2021, une interdiction de circulation les charrettes à bras, non seulement dans
par les gouvernements concernés. Il s’agit nocturne des véhicules à deux roues a été la vie domestique mais aussi dans les opé-
notamment de grands modèles mise en place dans les [régions] rations des petites entreprises.
des marques Aloba, Sanili, Hajoue du Sahel et de l’Est, au Burkina Dans les zones rurales comme dans les
et Boxer, qui peuvent accueillir Faso, deux des plus touchées zones urbaines, les motos apportent les
plusieurs personnes, disposent par le conlit. Le GSIM [ailié produits au marché, emmènent les gens
d’amortisseurs puissants et sont à Al-Qaida] a été à l’origine de dans les écoles et les hôpitaux et trans-
bien adaptés aux tactiques et aux ENQUÊTE 372 incidents violents contre des portent toutes sortes de marchandises.
environnements opérationnels civils ou des forces armées en 2021. Cependant, ce qui est vrai pour les motos
des groupes armés. Au Mali, au Niger, au Bien que l’interdiction ait été en vigueur et les villes l’est doublement pour les vil-
Burkina Faso et plus récemment au Bénin, tout au long de l’année 2022, les niveaux lages ruraux, où les options de transport
les gouvernements ont tenté d’interdire la de violence provoquée par le GSIM étaient alternatives sont beaucoup plus limitées.
circulation dans certaines zones, où toute très similaires, avec 365 incidents dans Dans certains paysages, rien ne peut rem-
personne se déplaçant sur une grosse moto les deux mêmes [régions], selon l’Armed placer les motos lourdes, car aucun autre
est présumée être un combattant et donc Conlict Location & Event Data Project. véhicule ne peut circuler sur les routes.
une cible légitime. Au Burkina Faso, ils Pourquoi ces interdictions ne fonc- C’est pourquoi les interdictions de motos
ont également imposé des interdictions tionnent-elles pas ? Il y a beaucoup de peuvent avoir des efets dévastateurs sur
de vente et d’importation sur ces marques. réponses à cette question. Dans certains les économies locales. C’est aussi la raison
Évaluer l’eicacité de ces interdictions endroits, civils et combattants se sont pour laquelle les traiquants de motos
est délicat, compte tenu de la variété des adaptés, parfois en conduisant des motos ont une demande constante pour leurs
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
← À l’entrée de la ville de Ménaka,
dans le nord-est du Mali.
Photo Souleymane Ag-Anara/AFP
produits. Même dans les zones interdites,
les civils peuvent ressentir le besoin de
prendre le risque d’en utiliser. Les groupes
armés n’ont aucun intérêt à respecter ces
interdictions, surtout s’ils ne voient pas
de risque signiicatif de frappe aérienne.
L’économie de contrebande sahélienne
est née en grande partie des prix plus élevés
des marchandises dans les États enclavés
du Burkina Faso, du Mali et du Niger. Leurs
voisins immédiats au sud, notamment le
Bénin, le Togo, le Nigeria et le Ghana, qui
disposent tous de grands ports maritimes,
bénéicient de produits moins chers. Cela a
conduit à la contrebande de toutes sortes
de marchandises à travers les frontières des
États côtiers vers le Sahel. Les motos fai-
sant l’objet d’un traic sont souvent détour-
nées de la chaîne d’approvisionnement
licite à leur arrivée dans ces grands ports
maritimes, notamment Lomé, Cotonou et
Lagos. Les concessionnaires de motos ont
déclaré que leurs fournisseurs de motos non
taxées étaient pour la plupart des impor-
tateurs établis dans ces villes portuaires.
Les importateurs, dont certains seraient
issus de communautés de la diaspora,
commandent des motos en Asie et déclarent
qu’une partie de l’importation serait
oiciellement vendue. Cependant, selon
les estimations des revendeurs de motos et
La fourchette de prix
pour une moto lourde
du type privilégié par
le GSIM se situe entre
640 et 1 070 dollars.
des forces de l’ordre, entre 40 % et 50 % de
certaines expéditions de motos ne seraient
pas déclarées et entreraient plutôt dans
le commerce illicite de motos – soit dans
les États côtiers, soit pour être introduites
clandestinement au Sahel.
Le traic transfrontalier de motos se
déroule généralement de deux manières.
Les motos peuvent être cachées dans de
gros camions transportant d’autres mar-
chandises, ou elles peuvent traverser la
frontière avec des passagers appelés “pas-
seurs”, qui peuvent également transporter
d’autres marchandises de contrebande. Les
deux approches impliquent souvent éga-
lement la corruption des forces de l’ordre
et des gardes-frontières. Une fois arrivés
à destination, [les deux-roues] peuvent
être vendus soit directement aux ache-
teurs par les traiquants, soit aux ven-
deurs de motos locaux.
Il est totalement impossible d’obtenir
des données claires au niveau régional sur
le nombre de motos qui font l’objet d’un
traic vers le Sahel chaque année, ou sur
le nombre de motos qui inissent entre les
mains de groupes armés. Néanmoins, les
informations fragmentaires permettent
certaines conjectures.
AFRIQUE. 25
Cependant, si des tendances similaires
se vériient dans les unités du GSIM de
L’armée malienne de retour dans le Nord la région, le groupe achète des centaines
de motos neuves chaque mois. Les prix,
●●● La prise de la ville septentrionale à des groupes indépendantistes même ceux des motos faisant l’objet d’un
de Kidal le 14 novembre par les Forces touareg. Outre ce retour dans le nord traic, varient considérablement en fonc-
armées maliennes (FAMa) et leurs du pays, Bamako a nommé le tion de la saisonnalité, de la disponibilité,
supplétifs du Groupe Wagner est 21 novembre le nouveau représentant du prix du vendeur et du modèle. La four-
un “afront lavé”, selon le journal des autorités à Kidal, le général de chette pour une moto lourde du type pri-
gouvernemental L’Essor. “Kidal, division El-Hadj Ag-Gamou. “Avant la vilégié par le GSIM se situe entre 640 et
foyer historique des insurrections prise de Kidal par les FAMa, ce leader 1 070 dollars. Il est impossible d’évaluer
indépendantistes et zone de refuge du Groupe d’autodéfense touareg leurs dépenses annuelles totales en motos,
pour les bandits de tout acabit Imghad et alliés (Gatia) appelait mais toute estimation de ce chifre montre
depuis 2012, est ainsi de retour dans l’ensemble des Touareg du Mali clairement à quel point les motos sont deve-
le giron de la République”, airme le au dialogue et à l’union, témoignant nues vitales pour les groupes armés sahé-
titre malien, qui rappelle qu’en 2012 ainsi de son attachement à la paix liens. Il y a de bonnes raisons de penser
et 2014 l’armée malienne “avait subi et à la stabilité de sa région d’origine”, qu’elles sont tout aussi importantes pour
d’humiliantes [défaites] à Kidal” face note le journal burkinabè Le Pays. d’autres insurrections ouest-africaines et
que des réseaux de traiquants similaires
pourraient être à l’origine des approvi-
De plus, la demande de motos un peu Dans d’autres cas, le GSIM semble recevoir sionnements de ces groupes.
partout au Sahel permet de les vendre dans de nouvelles motos directement des passeurs” Malheureusement, il existe rarement
les petites villes et les villages sans néces- ou des traiquants eux-mêmes. des solutions faciles pour lutter contre
sairement dépendre des grands bourgs. À Tamou, un village proche de la fron- le traic, en particulier lorsque les mar-
Les individus ou les petits groupes qui tière entre le Niger et le Burkina Faso, la chandises faisant l’objet d’un traic sont
parcourent à vélo les zones rurales et iso- police locale a déclaré que GSIM avait reçu aussi importantes pour la stabilité que
lées proches des frontières peuvent faci- plus de 80 motos au cours de plusieurs pour l’instabilité.
lement trouver des acheteurs. On peut livraisons par un réseau de jeunes locaux —Cheick B. Cisse,
ainsi supposer que des dizaines de mil- sur une période de deux mois, en 2022. publié le 17 septembre
liers de motos font chaque année l’objet
d’un traic vers les États sahéliens.
Conformément à la tendance du groupe
à accorder une certaine autonomie aux
commandants locaux, les unités locales
semblent se charger de l’achat de leurs
propres motos. Des incidents d’achats
directs par le GSIM auprès de réseaux de
traiquants et auprès de vendeurs locaux
ont été documentés.
Tous les petits revendeurs n’achètent
pas les motos faisant l’objet d’un traic ou
ne les vendent pas à des groupes armés.
Cependant, de nombreux revendeurs
consultés dans les zones touchées par les
groupes armés au Burkina Faso, au Bénin,
au Togo, au Niger et au Mali ont admis avoir
vendu des motos à des groupes armés et
les avoir achetées à des traiquants.
Excellents clients. Bien que nombre de
ces vendeurs n’aient eu d’autre choix que
de vendre au GSIM, ils ont ajouté que les
combattants étaient d’excellents clients.
Les vendeurs de plusieurs petites villes des
zones afectées ou contrôlées par le GSIM
ont rapporté que les combattants passaient
chaque mois des commandes anticipées
de motos neuves, souvent plus d’une dou-
zaine à la fois, et payaient en espèces au-
dessus du prix du marché.
Un commerçant de la [région] de l’Est,
au Burkina Faso, a déclaré : “Pour moi, il
est plus rentable de travailler avec ces groupes
armés car ils ne négocient pas le prix et ne
ACTUELLEMENT AU CINÉMA
paient pas l’argent sur place. Je peux même
emprunter de l’argent pour acheter plus de
motos. Dans leurs régions, je ne paie pas d’im-
pôts et mes marchandises sont en sécurité.
26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Société. Comment
contrer le harcèlement
scolaire?
Pour les établissements, tout l’enjeu consiste à développer
l’empathie des enfants, leur confiance en eux, et à briser le silence.
Mais le système français présente quelques obstacles à la lutte.
—The Christian Science
Monitor, extraits (Boston)
M arjorie Revy a été vic-
time de harcèlement dès
l’école primaire. Les bri-
mades ont commencé par des
petites piques – on se moquait
d’elle parce qu’elle savait lire avant
tout le monde –, mais elles sont
vite devenues physiques, voire vio-
lentes. Pendant cinq ans, raconte-
t-elle, elle se faisait régulièrement
bousculer dans les couloirs, on
lui faisait des croche-pieds, on
la poussait dans les escaliers.
À 10 ans, un garçon lui a déli-
bérément envoyé un ballon de
football en pleine figure. Bilan :
une fracture du nez. Ses bour-
reaux ont retourné des groupes
entiers d’écoliers contre elle.
Lorsqu’elle a tenté de porter
plainte, ses enseignants ne l’ont
pas prise au sérieux, lui repro-
chant de se faire une montagne
de pas grand-chose. “Imaginez les
pires faits de harcèlement scolaire,
“J’ai retrouvé
des notes que j’avais
écrites où je disais
vouloir mourir.”
Marjorie Revy,
ANCIENNE VICTIME
et je suis certaine à 98 % de les avoir
subis”, assure la jeune femme,
aujourd’hui âgée de 25 ans.
“Pendant deux ans, je me suis tue.”
Marjorie Revy a commencé à
manifester des signes d’angoisse
et de dépression et ne voulait
plus aller en classe. En fin de
CM1, ses parents l’ont retirée de
l’école pour la scolariser à domi-
cile. Une demi-douzaine d’amis
de ses parents, s’improvisant en
équipe de prévention du suicide,
passaient régulièrement la voir. “Je
ne savais pas comment mettre fin à
mes jours, mais je savais comment
faire pour sombrer dans le som-
meil, explique-t-elle. Par la suite,
j’ai retrouvé des notes que j’avais
écrites où je disais vouloir mourir.
Mon père m’a confié récemment que
sa pire crainte lorsqu’il rentrait du
travail était de n’entendre aucun
bruit dans la maison.”
Aujourd’hui, Marjorie Revy se
mobilise pour éviter à d’autres
enfants de subir le martyre
qu’elle a enduré. Son associa-
tion, Athénaïs, qu’elle a créée l’an-
née dernière avec son père pour
faire partager son histoire à des
écoliers et à de jeunes adultes, est
l’une des nombreuses structures
menant des actions en partena-
riat avec le gouvernement pour
lutter contre le harcèlement sco-
laire. Selon les associations, en
France, au moins un élève sur
dix serait victime de harcèlement
scolaire, et le pays a connu une
vague de suicides d’adolescents.
Le déferlement d’émotion
suscité par ces décès – certains
enfants n’avaient pas plus de
13 ans – a déclenché un mouve-
ment comparable à #MeToo :
des acteurs, des personnalités
politiques et des jeunes com-
mencent à témoigner publique-
ment de leur propre expérience
de harcèlement.
Les programmes de lutte contre
ce phénomène s’attachent désor-
mais à sanctionner les agresseurs
au lieu de punir les victimes en les
retirant de l’environnement fami-
lier de leur école. Certains esti-
ment toutefois que, dans le milieu
éducatif français actuel, il reste
difficile pour les enfants comme
pour les parents de porter plainte,
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
et une réflexion a été engagée sur
la façon de punir les harceleurs.
“Y a-t-il plus de harcèlement
qu’avant? C’est difficile à dire, mais
une chose est certaine : il y a une
meilleure prise de conscience”,
observe Justine Atlan, direc-
trice générale de l’association
e-Enfance, qui œuvre pour la
protection des enfants et gère le
numéro national d’écoute consa-
cré au harcèlement scolaire [3018].
“Les parents savent que le harcèle-
ment est interdit, et les jeunes savent
que, s’ils sont exposés à une situa-
tion de ce type, ils ont le droit de
demander de l’aide. À partir de là,
nous avons simplement besoin des
ressources pour appliquer les pro-
grammes existants.”
Le gouvernement a fait du
harcèlement scolaire une cause
nationale depuis qu’au printemps
dernier une jeune fille de 13 ans,
Lindsay, a mis fin à ses jours dans
le Pas-de-Calais après avoir subi
des brimades pendant des mois.
Maladie due au stress. La
Première ministre a mis en place
une série de mesures pour lutter
contre ce fléau : recruter davan-
tage de psychologues scolaires,
obliger les chefs d’établissement
à signaler les cas de harcèlement,
mieux former les enseignants et
s’attaquer au cyberharcèlement.
Mais en septembre, le lende-
main de la rentrée, Nicolas, 15 ans,
s’est suicidé en banlieue pari-
sienne. Ses parents affirment
avoir alerté à de nombreuses
reprises l’équipe pédagogique
sur les faits de harcèlement que
subissait leur fils, mais pour toute
réponse le rectorat les a enga-
gés à “adopter une attitude plus
constructive et respectueuse envers
les membres de la communauté édu-
cative”, allant jusqu’à les menacer
de poursuites judiciaires [pour
“dénonciation calomnieuse”]. La
mort de Nicolas a soulevé un tollé
en France et a relancé le débat
sur les moyens d’intervention
les plus efficaces à l’égard des
harceleurs et de leurs victimes.
Ce problème met en rage
Virginie, qui vit dans le sud de
la France et dont la plus jeune
fille a été exposée au harcèle-
ment il y a cinq ans, alors qu’elle
avait 13 ans. Depuis, elle a déve-
loppé une maladie récurrente
due au stress. “Je suis allée parler
avec les gamins qui harcelaient ma
fille, j’ai averti son établissement,
j’ai envoyé des courriers au pro-
viseur”, raconte Virginie, qui a
demandé à ne pas être identifiée
par son nom complet afin de pro-
téger sa fille. Les autorités se sont
bornées à lui conseiller de reti-
rer sa fille de l’école pendant un
an, de sorte qu’elle ne soit plus
en contact avec ses agresseurs :
“Au bout du compte, c’est ma fille
qui a été punie.”
Le gouvernement français dit
vouloir s’assurer que ce type de
situation ne se reproduise plus
jamais. Il a renforcé son pro-
gramme scolaire de lutte contre le
harcèlement et mis en place plu-
sieurs nouvelles mesures axées
sur la prévention, la détection
et les solutions. Le plan pré-
voit notamment de confisquer
aux harceleurs leur téléphone
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
“Il s’agit de casser
la dynamique de
groupe dont bénéficie
le harceleur.”
Caroline Veltcheff, RÉFÉRENTE
POUR L’ACADÉMIE DE PARIS
portable, de les exclure des
réseaux sociaux et, au besoin,
de les contraindre à changer d’éta-
blissement. Dans les cas les plus
graves, la justice sera saisie.
À la fin de septembre, la police
a interpellé et menotté en plein
cours un élève de seconde âgé
de 14 ans à la suite de plaintes
lui reprochant d’inciter au sui-
cide un lycéen en transition de
genre. L’incident a soulevé un
débat houleux sur les limites de
l’intervention policière dans les
affaires de harcèlement scolaire.
“On ne devrait avoir recours à
la police et à la justice que lorsque
toutes les autres voies ont été épui-
sées”, estime Caroline Veltcheff,
référente harcèlement pour l’aca-
démie de Paris. “Il s’agit de casser
la dynamique de groupe dont bénéfi-
cie le harceleur. Pour ce faire, il faut
rencontrer l’agresseur et ceux qui
pourraient le suivre dans ses moque-
ries, et expliquer la situation.”
“On ne cherche pas nécessai-
rement la cause du harcèlement,
on veut simplement le faire cesser,
ajoute-t-elle. Cela permet de sensi-
biliser très efficacement les enfants,
et généralement ils s’arrêtent.”
Pour ce qui est du cyberhar-
cèlement au moins, “une fois que
les harceleurs sont punis et ont pris
conscience des conséquences de leurs
actes, ils s’arrêtent”, poursuit-elle.
Selon une étude sur le harcèle-
ment réalisée en 2020 par l’as-
sociation e-Enfance, dans neuf
cas sur dix, les harceleurs ont
reconnu leurs actes après avoir eu
à en supporter les conséquences.
“Climat de mépris”. Le harcè-
lement est plus courant au collège,
estiment les experts, qui engagent
le gouvernement à mettre en place
des mesures préventives bien
avant cela. L’année dernière, un
groupe expérimental d’élèves de
maternelle a commencé à suivre
des cours d’empathie inspirés
d’une méthode pédagogique mise
en place au Danemark depuis
une vingtaine d’années et bap-
tisée “Fri for Mobberi” [“libéré
du harcèlement”]. Le gouverne-
ment souhaite rendre ces classes
obligatoires dans tout le pays dès
la rentrée 2024.
De plus en plus d’établisse-
ments français travaillent d’ores
et déjà sur des méthodes d’appren-
tissage alternatives privilégiant le
bien-être et le développement de
la confiance en soi. Mais d’aucuns
estiment que, pour que les élèves
changent de comportement, les
écoles françaises devraient com-
mencer par changer de mode de
fonctionnement. “Les enseignants
ne peuvent pas se contenter d’une
heure hebdomadaire d’empathie et
s’en tenir là. Ils doivent mettre en
pratique ce qu’ils prêchent, martèle
Cécile Viénot, pédopsychologue
à Paris. Si un professeur demande
à ses élèves d’être polis mais qu’il ne
leur dit même pas bonjour dans le
couloir, il crée un climat de mépris.
Nous devons y aller pas à pas pour
faire évoluer les choses.”
Depuis 2015, le ministère de
l’Éducation nationale expérimente
dans les collèges le dispositif des
élèves ambassadeurs, formés à
repérer les cas de harcèlement et à
résoudre les conflits. Grâce à cette
formation, commente Caroline
Veltcheff, responsable de la lutte
contre le harcèlement scolaire,
“les élèves ne sont plus simplement
le problème mais la solution”.
Donner davantage d’autono-
mie aux élèves pour réagir au
NOTRE SÉLECTION
↙ Dessin de Mix&Remix paru
dans Le Matin Dimanche,
Lausanne.
harcèlement pourrait aider les éta-
blissements à gérer des ressources P  ,
trop rares. Le gouvernement a en   
effet supprimé 1500 postes d’en-
seignants au début de l’année, et
la France a l’un des ratios élèves-
enseignant les plus élevés d’Eu-
rope – 26,6 par classe, contre 21
Ou rendez-vous sur notre site :
pour l’ensemble du continent. https://boutiquevpc.courrierinternational.com/185-atlas
Parallèlement, la sensibili-
sation aux effets délétères du
harcèlement scolaire progresse.
Beaucoup de victimes se sont
tournées vers X (ex-Twitter)
pour témoigner sous le hashtag A
 
#CaAuraitPuEtreMoi. En sep-
tembre, la députée Virginie Lanlo v
 
a pris la parole devant l’Assemblée  

pour raconter les faits de harcèle-
Riche de plus de
ment dont elle avait été victime.
100 cartes et documents
Il est essentiel de dénoncer mis à jour, l’atlas propose
publiquement le harcèlement pour un éclairage sur
en venir à bout, insiste Marjorie la mise en œuvre
Revy. Si ses interventions dans d’un développement
les écoles ne lui ont pas encore plus durable
permis de tourner complètement pour la planète.
la page, elles l’aident, elle-même 24 €*
comme sa famille, à digérer son
traumatisme scolaire. “Lorsqu’on
se moque de quelqu’un, on ne sait
jamais ce que l’on peut faire comme
ravages”, souligne Marjorie Revy,
qui, bien qu’elle ait dû quitter
l’école à 18 ans en raison de sa A
  

phobie scolaire, a depuis passé
son bac et est entrée à l’univer-


sité. “Toute mon enfance, j’ai cher- Cette atlas, avec ses
ché des moyens de mettre fin à mes 100 cartes et schémas,
jours. Aujourd’hui, je suis heureuse. dresse un tableau complet
des défis auxquels
Mais la douleur est restée.”
le monde d’aujourd’hui
—Colette Davidson, est confronté pour une
publié le 6 novembre meilleure gestion de l’eau.
24 €*
SOURCE
THE CHRISTIAN SCIENCE A
 

MONITOR
Boston, États-Unis 

Hebdomadaire  

csmonitor.com
Les 90 cartes
Lorsque Mary Baker Eddy a créé et documents
en 1908 The Christian Science de cet atlas offrent
Monitor, elle ne voulait pas un regard précis et
fonder un titre religieux mais actualisé sur les défis
un journal seulement financé de la croissance
par une église : la First Church démographique et
of Christ, Scientist. Réputé ses conséquences
pour sa couverture des affaires 24 €* pour la planète et
internationales et le sérieux notre environnement.
de ses informations nationales,
le journal a cessé d’être
imprimé quotidiennement Ofre valable dans la limite des stocks disponibles en France métropolitaine
en 2009, pour concentrer jusqu’au 31 décembre 2023. * Frais de port en sus en fonction du produit.
Réception chez vous environ trois semaines après la prise
ses efforts sur son site Internet. en compte de votre commande. Nos conditions générales de vente sont disponibles
Une version papier paraît sur notre site Internet : https://boutique.courrierinternational.com/cgv-co
encore hebdomadairement.
28. Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

à la une

Des ouvriers
agricoles ratissent
le riz pour le faire
sécher au soleil
à Habra, dans l’est
de l’Inde.
Photo Dibakar Roy/
Solent News/SIPA
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
—Financial Times, extraits (Londres)
e riz frit est un des plats les plus prisés à
L Lagos, la capitale économique du Nigeria.
Mais depuis quelque temps, explique Toni
Aladekomo, gérant du restaurant Grey
Matter Social Space dans le quartier d’af-
faires très chic de Victoria Island, les clients
qui en commandent se font de plus en plus rares.
À 4 000 nairas [4,40 euros], contre 1 500 il y a
un an, il a cessé d’être “abordable pour beau-
coup de monde”, poursuit-il. Au Nigeria, le riz
est l’aliment le plus consommé et la base du plat
national, le riz jollof. Mais, selon les chifres les
plus récents de l’Agence nationale des statis-
tiques, 1 kilo importé coûtait 46,34 % plus cher
en août dernier qu’en août 2022.
Le Nigeria enregistre en ce moment son
taux d’inlation le plus élevé depuis vingt ans
et tous les prix se sont envolés. Mais la lam-
bée de celui du riz, aliment de base consommé
quotidiennement, est provoquée par les restric-
tions mises en place par le premier exporta-
teur mondial, l’Inde, qui craint une baisse de
la production et une explosion des prix sur
son marché intérieur. Tout a commencé l’an
dernier, lorsque le gouvernement de Narendra
Modi a cessé d’exporter les brisures de riz, une
denrée bon marché achetée notamment par les
pays les plus pauvres, dont le Bangladesh et
le Bénin. L’interdiction est toujours en place.
À la in de juillet, l’Inde a également inter-
dit les exportations de riz blanc hors basmati.
Puis, en août, elle a instauré un prix plancher
pour la variété basmati et une taxe de 20 % sur
les exportations de riz étuvé, qui a été prolon-
gée jusqu’en mars 2024.
“Lorsqu’un pays qui représente 40 % du com-
merce mondial du riz cesse d’en exporter la moitié
et impose une taxe sur l’autre moitié, cela pro-
voque une situation très diicile”, explique Joseph
Glauber, de l’Institut international de recherche
sur les politiques alimentaires (International
Food Policy Research Institute, Ifpri) et ancien
économiste en chef au ministère de l’Agriculture
américain. L’interdiction d’exporter du riz blanc
hors basmati a eu deux conséquences immé-
diates : des “achats de panique” des consomma-
teurs en Asie et en Amérique du Nord, et la prise
de mesures par les autres pays grands produc-
teurs en vue de s’adapter à la nouvelle donne.
La récolte du riz est en cours en Inde. Les pays
importateurs nets espèrent que les rendements
RIZ
LA CRISE
QUI VIENT
Dérèglement climatique, croissance
démographique, tentations
protectionnistes… Depuis cet été,
raconte le Financial Times,
tous les signaux sont au rouge.
Et laissent à penser que la crise
alimentaire à venir sera équivalente
à celle de 2008, qui avait conduit
à des bouleversements politiques.
Voire pire.
29
seront meilleurs que prévu et que le gouverne-
ment assouplira les restrictions. Mais des élec-
tions auront bientôt lieu [au printemps 2024],
et le prix des denrées alimentaires est un sujet
explosif pour Modi. De plus, le retour du phéno-
mène météorologique El Niño, qui entraîne une
hausse de la température de l’océan Paciique
et des sécheresses accrues, menace les récoltes
de l’année prochaine.
Si l’Inde maintient les interdictions actuelles
et que d’autres pays producteurs lui emboîtent
le pas, les analystes craignent que le monde ne
revive une crise comme celle de 2008. Cette
année-là, une vague de politiques protection-
nistes avait multiplié les cours par trois en six
mois, entraînant une lambée de l’inlation
dans le monde entier et des émeutes en Afrique
du Nord, en Asie du Sud et dans les Caraïbes.
Mais cette fois la crise risque d’être plus grave
encore, parce que la hausse de la demande,
due à la croissance démographique, se heur-
tera aux conséquences d’un dérèglement cli-
matique de plus en plus menaçant.
Entrepôts. Le prix du riz ne s’envole pas qu’en
Inde. En Thaïlande et au Vietnam, deuxième et
troisième exportateurs mondiaux, il a respec-
tivement enregistré un bond de 14 % et 22 %
depuis les interdictions décrétées par l’Inde.
Arif Husain, économiste en chef du Programme
alimentaire mondial des Nations unies (PAM),
estime que les pays qui risquent d’être les plus
afectés par ces mesures sont déjà confrontés à
de nombreux léaux, notamment un coût élevé
des denrées alimentaires, une dette galopante et
une dépréciation de leur monnaie. “Le résultat
est un produit de base que des millions de personnes
n’auront plus les moyens d’acheter”, souligne-t-il.
L’Inde n’en est pas à son coup d’essai. En 2007,
elle avait été la première à réagir quand les prix
des denrées de base, comme le blé et le maïs,
avaient grimpé en lèche en raison de mau-
vaises conditions météorologiques qui fai-
saient peser une menace sur les rendements.
L’ofre de riz était abondante, mais la pres-
sion à la hausse sur les prix alimentaires fai-
sait paniquer les gouvernements de la planète.
New Delhi a rapidement décrété des restric-
tions à l’exportation. Le Vietnam, qui était
alors le deuxième plus grand exportateur du
monde après la Thaïlande, en a fait autant en
janvier 2008 et les exportateurs de second
ordre, comme l’Égypte et le Pakistan, ont pris
30. À LA UNE Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

à leur tour des mesures similaires. Pendant que
les entrepôts des agriculteurs se remplissaient
et que les gouvernements et les consomma-
teurs faisaient des réserves, le cours mondial
du riz s’est envolé jusqu’à atteindre le record
de 1 000 dollars la tonne.
Il n’y avait plus un seul paquet de riz dans les
rayons des supermarchés, se souvient Frederic
Neumann, économiste en chef pour l’Asie chez
HSBC à Hong Kong. Dans plusieurs pays, les
citoyens aff amés sont descendus dans la rue.
En Haïti, les “émeutes de la faim” d’avril 2008
La leçon est gravée dans la mémoire de nom-
breux responsables politiques actuels. En Inde,
le Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra
Modi a fait de la maîtrise des prix alimentaires 19 500
une priorité en prévision des rendez-vous électo-
raux qui l’attendent. L’inflation alimentaire est
depuis longtemps une question politiquement
sensible dans ce pays, où le riz reste l’aliment le
e riz en chiffres
plus consommé. Le gouvernement indien justi- EN INDONÉSIE, Avec le blé et le maïs, le riz est
fie les interdictions d’exportation par la néces- EN FINIR AVEC l’une des trois céréales les plus
sité de protéger la sécurité alimentaire du pays LE “TOUT RIZ”
dans un contexte inquiétant d’inflation et de el n l gen e
S o A c cultivées dans le monde.
n !es

SOURCES : DÉPARTEMENT DE L’AGRICULTURE DES ÉTATS-UNIS (USDA), “AL JAZEERA”, OCDE/FAO (2022), CIRAD
ont entraîné la destitution du Premier ministre, récoltes plus faibles en raison du dérèglement tionale
Jacques-Édouard Alexis. La colère suscitée par la climatique. Une grande partie des 1,4 milliard s tatistiques,
flambée des prix alimentaires a persisté et nourri d’Indiens est en proie à la pauvreté et à la mal- l’Indonésie 90 % du riz
le mécontentement politique. Elle a contribué nutrition : des céréales sont distribuées gratuite- a consommé est produit en Asie.
trois ans plus tard aux “printemps arabes”, au ment à environ 800 millions de personnes dans 30,2 millions de
cours desquels quatre dirigeants du Moyen- le cadre d’un programme d’aide alimentaire. tonnes de riz en 2022,
Orient et d’Afrique du Nord ont été renversés. “Les responsables politiques prennent des précau- soit une moyenne Production par pays
(Octobre 2023-octobre 2024, en m illions de tonnes)
tions supplémentaires en raison des élections qui de 6,8 kilos par
vont avoir lieu prochainement dans certains États, personne et par mois.

BANGLADESH
36,5
Les prix s’envolent et dans tout le pays en 2024”, explique Avinash Une consommation CHINE AUTRES
Kishore, chercheur à l’Ifpri à New Delhi. Le en hausse constante 149 139
Prix du riz blanc (en dollars par tonne) cours du pétrole étant également en hausse, alors qu’au cours des
650
ajoute-t-il, “ils ne veulent pas tenter le diable”. cinq dernières années
la production a 34,5

INDONÉSIE
Inde diminué de 1,87 %
600 Thaïlande La c o l è r e s u s c it é e p a r par an. Pour 2023,
Vietnam l a fl a m b é e d e s p ri x le pays aura importé INDE
550
a li m e n t a ir e s e n 2 0 0 8 2 millions de tonnes 132
afin de répondre VIETNAM
500 a c o n t ri b u é t r o i s a n s p l u s t a r d à la demande de 27
a u x “ p ri n t e m p s a r a b e s ” . ses 275 millions de
450 citoyens. Une solution TOTAL MONDIAL : 518 MILLIONS DE TONNES
La communauté internationale a dénoncé les qui n’est pas pérenne,
La Chine, le Bangladesh et l’Indonésie n’exportent pas leur riz,
400 mesures prises par l’Inde. Le Fonds monétaire alerte le quotidien réservé à leur marché intérieur.
international (FMI) a demandé à New Delhi de Kompas, de plus
350 revenir sur sa politique rizicole, la qualifiant en plus de pays
de “préjudiciable”. Lors d’une réunion de l’Or- restreignant leurs plus grands exportateurs de riz, se sont enga-
300 ganisation mondiale du commerce (OMC) en exportations. gés à ne pas utiliser de barrières commerciales
2021 2022 2023
septembre, les États-Unis et d’autres pays ont Le problème est criant “injustifiées”. Mais en octobre le ministre de
remis en question la nécessité des restrictions dans les îles les plus l’Agriculture malaisien a déclaré aux médias
SOURCES : “FINANCIAL TIMES”, MINTEC alors que l’Inde dispose de stocks suffisants. éloignées. “Dans d’État que les dirigeants de l’Asean avaient
L’une des principales craintes est que les inter- toutes ces petites îles, convenu de donner la priorité aux exportations
dictions d’exportation n’entraînent une crise nous avons listé des de riz vers les autres pays du bloc.
Menace sur les rendements plus grave que celle de 2008. dizaines de sources
Jours au-dessus de 35° C dans les zones Selon les données du ministère de l’Agricul- alimentaires riches Variétés. Ce protectionnisme fait peser une
rizicoles des principaux producteurs ture américain analysées par HSBC, non seu- en glucides, telles menace de taille sur les pays d’Afrique de
lement la part de l’Inde dans les exportations que le maïs, le sorgho, l’Ouest, que les prix trop élevés risquent d’ex-
2021 2098 (projection) mondiales de riz a crû, mais le volume de riz le mil, les patates clure du marché. Les restrictions imposées sur
commercialisé entre pays a doublé, passant d’en- douces, le taro, l’orge, les exportations les mettent particulièrement en
Vietnam viron 5 % en 1999 à plus de 10 % aujourd’hui. la citrouille, le millet, danger, souligne Arif Husain, du PAM. Près de
Cette configuration rend les risques de conta- le manioc, le sagou, 88 % du riz importé par le Togo en 2022 venait
gion d’une crise plus élevés, insiste Frederic le taro et divers types d’Inde, ainsi que 61 % de la quantité consom-
Birmanie Neumann : “La menace d’une répétition de la de bananes.” Et le titre mée au Bénin, le plus grand importateur mon-
situation de 2008 est bien réelle.” d’appeler les pouvoirs dial de brisures de riz indien. Au Sénégal, 47 %
Thaïlande D’autres pays d’Asie ont décidé d’emboîter publics à promouvoir des importations de riz viennent d’Inde. Pour
le pas à l’Inde. À la fin d’août, la Birmanie, cin- une plus grande Cheikh Bamba Ndaw, directeur du commerce
quième exportateur mondial, a annoncé sus- diversification intérieur au ministère du Commerce sénéga-
Inde pendre ses exportations pendant “environ des cultures, clé lais, les difficultés d’approvisionnement de
quarante-cinq jours”. Quelques jours plus tard, pour “parvenir au plus son pays ne sont pas dues à “un problème de
les Philippines ont imposé un plafond sur les vite à l’indépendance riz, mais de prix”.
Pakistan prix du riz afin de limiter les effets de la hausse alimentaire dans Il se passe peu ou prou la même chose qu’au
sur les consommateurs. toutes les régions printemps dernier avec le blé, reprend Arif
0 50 100 150 200 250 La région cherche à protéger ses propres d’Indonésie”. Husain. Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine,
Le modèle utilise le scénario SSP 5-8.5 du Giec. approvisionnements. En septembre, les membres qui assurait 10 % des exportations mondiales
SOURCES : “FINANCIAL TIMES”, GRO INTELLIGENCE de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est de cette céréale, son prix a bondi et mis en
(Asean), parmi lesquels figurent trois des cinq péril la sécurité alimentaire de nombreux pays.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Le riz représente 15 %
de la surface cultivée du globe.
400 millions
de petits producteurs le cultivent.
Exportations de riz
(De janvier 2022 à décembre 2023, en millions de tonnes)
INDE
THAÏLANDE 8,5
VIETNAM 8,4
PAKISTAN 3,6
ÉTATS-UNIS 2,3
Importations de riz indien hors basmati
(De janvier à juillet 2023, en millions de tonnes)
BÉNIN
SÉNÉGAL 0,87
KENYA 0,69
TOGO 0,68
GUINÉE 0,58
Chaque kilogramme récolté a besoin
de 3 000 à 5 000
litres d’eau.
C’est trois fois plus que le blé.
La dernière crise du riz a pris fi n lorsque
le Japon, la Thaïlande et le Vietnam se sont
engagés à reprendre les exportations et que les
coûts du transport ont baissé. Mais, mettent
en garde des analystes, la situation actuelle ne
sera pas aussi simple à résoudre. Il y a quinze
ans, le monde ne manquait pas de céréales.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La population
de la planète devrait avoisiner les 10 milliards
d’habitants en 2050, l’Afrique et l’Asie étant
les principaux moteurs de cet accroissement.
D’après les estimations, cela entraînera une
hausse de près d’un tiers de la demande de riz.
Mais les rendements ne suivent pas. Selon
une étude publiée récemment dans la revue
Nature Food, après avoir connu une progres-
sion rapide pendant quelques décennies grâce
au développement de nouvelles variétés, les
rendements stagnent aujourd’hui dans quatre
grands pays producteurs d’Asie du Sud-Est.
D’après les chiff res de l’ONU, la production
mondiale a progressé en moyenne de 0,9 %
Une étude réalisée en 2017 a
montré qu’un réchauffement
planétaire de 1 °C ferait
baisser la production de riz
de 3,3 % en moyenne.
Consommation de riz par habitant (en kg par personne et par an, 2020-2022)
74,2
26,5
ASIE AFRIQUE AMÉRIQUE LATINE
19,5 ET CARAÏBES
19,7
11,9
OCÉANIE AMÉRIQUE EUROPE
DU NORD
Le riz est l’aliment de base de
4 milliards de personnes.
Il représente 27 % des apports caloriques
1,17
dans les pays à revenus faibles et intermédiaires.
Chaque année, l’Afrique subsaharienne consomme
38,3 millions de tonnes de riz
dont
45 %
sont importés.
par an entre 2011 et 2021, contre 1,2 % par an
entre 2001 et 2011. La principale cause de ce
recul est le dérèglement climatique. Comme le
riz pousse dans des climats chauds (90 % de
la production mondiale est cultivée en Asie),
on pense souvent que quelques degrés de plus
n’auront aucune incidence, relève Bjoern Ole
Sander, climatologue [et directeur de l’Insti-
tut international de recherche sur le riz, Irri]
en Thaïlande. Ce n’est pas le cas. Au-dessus
d’une certaine température, explique-t-il, les
rendements chutent. Et la plante est particu-
lièrement sensible à la chaleur nocturne.
Une étude réalisée en 2017 a montré qu’un
réchauffement planétaire de 1 °C ferait baisser
la production de riz de 3,3 % en moyenne. Les
températures à la surface du globe ont déjà aug-
menté de 1,1 °C au moins depuis l’époque pré-
industrielle. Selon les prévisions de la société
Gro Intelligence, qui analyse des données sur
les matières premières, les principaux pays
exportateurs de riz d’Asie enregistreront un
nombre nettement plus élevé de jours avec
des températures supérieures à 35 °C. Le scé-
nario le plus pessimiste donne cent quatre-
vingt-huit jours de plus au-dessus de ce seuil
en Thaïlande.
Dans les deltas rizicoles de l’Asie, du Mékong
au Gange, le dérèglement climatique entraî-
nera d’autres complications. Sous l’effet →30
RIZ : LA CRISE QUI VIENT. 31
Revue
de presse
25,7
New Delhi risque
d’exporter l’instabilité
À quelques mois des législatives
de 2024, le Premier ministre,
Narendra Modi, tente coûte
7,2 que coûte de limiter l’inflation.
Au risque de mettre en péril
l’alimentation mondiale.
P
etit à petit, New Delhi a resserré l’étau autour
du marché mondial du riz”, juge l’écono-
miste indien Mihir Sharma dans une
tribune publiée par Bloomberg et lar-
gement relayée dans la presse indienne.
“L’Inde aime se présenter comme un leader
du Sud capable d’une empathie pour les pays en
développement qui contraste fortement avec l’Oc-
cident ou la Chine, qui se soucient peu des réper-
cussions de leurs politiques sur les pays les plus
pauvres”, mais ce n’est pas “l’Occident qui souf-
frira de l’interdiction d’exporter du riz non bas-
mati”, assène l’éditorialiste.
Dans son discours à la nation à l’occasion du
jour de l’Indépendance, le 15 août, le Premier
ministre, Narendra Modi, “s’est engagé à réduire
l’inflation alors qu’il brigue un troisième mandat à
l’occasion des élections législatives” de 2024, rap-
pelle le quotidien économique Mint. “Alors que
l’inflation a atteint son plus haut niveau au cours
des quinze derniers mois, l’Inde a pris diverses
mesures, notamment des restrictions à l’exporta-
tion de certaines denrées alimentaires, pour limi-
ter la hausse des prix”, indique Livemint. Le
gouvernement a ainsi interdit l’exportation de
riz blanc hors basmati ou encore imposé une
taxe de 20 % à l’export sur certaines variétés.
Au mois de mai 2022, le gouvernement avait
déjà interdit l’exportation de blé, rappelle The
Hindu, après avoir pourtant affirmé que l’Inde
pourrait nourrir le monde. En août 2023, un
droit de douane de 40 % a été imposé sur les
SUR NOTRE SITE
oignons pour limiter l’exportation de cet ali-
courrierinternational.com ment de base de la cuisine indienne, dont on
dit qu’il a le pouvoir de faire chuter les gouver-
“Au Japon, nements. Cette mesure coûte néanmoins cher
la sécurité nationale aux consommateurs du Bangladesh ou encore
menacée par du Népal voisins, qui dépendent de l’Inde pour
la disparition leur approvisionnement en bulbes. New Delhi
des rizières”, a également restreint les exportations de sucre
é crivait, l’an dernier pour tenter d’endiguer la hausse des prix domes-
en octobre, le média tiques liée à de mauvaises récoltes.
économique américain “Si vous gardez la nourriture à l’intérieur de vos
Bloomberg dans frontières, vous exportez plutôt l’insécurité et l’ins-
une longue enquête. tabilité, met en garde Mihir Sharma, associé à
L’agriculture japonaise l’Observer Research Foundation, un groupe de
ne nourrit plus réflexion établi à New Delhi. Lors de la dernière
l’archipel, et crise des céréales, en 2007-2008, quatorze pays
la culture du riz d’Afrique avaient connu des émeutes de la faim.”
est en chute libre. —Courrier international
32. À LA UNE Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

29 ← de la hausse des températures, le niveau

des océans monte et l’eau salée pénètre dans
les rivières, les canaux d’irrigation et les sols,
réduisant les rendements ou rendant la culture
tout bonnement impossible.

Précipitations. Cette année, les agriculteurs

vont également être confrontés à El Niño. Ce
phénomène météorologique aggrave les efets
du dérèglement climatique, reprend Sander, et
peut provoquer une baisse des précipitations
dans les régions rizicoles. Or moins de pluie
signiie moins d’eau douce venant des rivières
pour enlever l’excès de sel.
Si l’Inde attend encore de mesurer les consé- Repères
quences de la météo de cette année sur les
récoltes, la Thaïlande a récemment annoncé que UNE “CEINTURE
sa production de riz serait inférieure aux prévi- DU RIZ
sions en raison de précipitations inférieures à CORÉENNE”
la moyenne en septembre et en octobre. POUR L’AFRIQUE
Selon les météorologues, le phénomène El Partant du principe
Niño persistera une bonne partie de l’année qu’en 2020 l’Afrique
2024. Le résultat risque d’être un fort resserre- a consommé plus de
ment de l’ofre mondiale de riz, avertit Frederic 300 millions de tonnes
Neumann. Ce dont il s’agit ici, ajoute-t-il, ce de riz mais n’en
n’est pas seulement du prix du riz dans un a produit que 210,
avenir immédiat. Mais bel et bien d’un avant- la Corée du Sud
goût de la façon dont le monde peut réagir face a lancé en juillet
à des conditions météorologiques de plus en une initiative baptisée

DANS LE DELTA DU MÉKONG,

plus imprévisibles qui accroissent la volatilité K-Rice Belt ou
des prix alimentaires. “ceinture de riz
Pour Arif Husain, du PAM, la solution réside coréenne”. L’idée,

L’EAU SALÉE TUE LES PLANTS

dans une intensiication des échanges com- explique The Korea
merciaux pour mieux répartir les denrées ali- Times, est de fournir
mentaires sur toute la planète. Mais il craint à huit pays africains
que l’aggravation du dérèglement climatique (le Sénégal, la Gambie,
n’incite plutôt les gouvernements à fermer la Guinée, le Ghana,
les frontières et à tourner le dos aux marchés le Cameroun,
mondiaux. La crise actuelle pourrait devenir l’Ouganda, le Kenya Dans le sud du Vietnam, la salinité de l’eau dans les rizières pousse
une “mégacrise”, met-il en garde, à moins que et la Guinée-Bissau) de plus en plus d’agriculteurs à se tourner vers d’autres cultures.
“le bon sens ne l’emporte”. des variétés de riz Un reporter de ce journal néerlandais s’est rendu sur place.
—S usannah Savage, Jyotsna Singh, à haut rendement,
Benjamin Parkin et Aanu Adeoye, du savoir-faire et des
publié le 23 octobre machines agricoles.
Une enveloppe de —De Volkskrant, extraits (Amsterdam) dépêcher de fermer cette écluse. Sinon, mes arbres
80 millions de dollars fruitiers aussi mourront.”

L
sera allouée à es anciennes rizières de Dinh Cong Chien Sur la planète entière, les agriculteurs doivent
SOURCE ce projet, dont ressemblent à une jungle. Là où des tiges s’adapter au dérèglement climatique. Mais nulle
la première phase vertes se dressaient autrefois au-dessus part ailleurs ses efets ne semblent aussi rapides
FINANCIAL TIMES courra jusqu’en 2027. de l’eau luisante de l’immense delta du et profonds que dans le delta du Mékong. Cette
Londres, Royaume-Uni L’objectif sera de Mékong pousse aujourd’hui un épais verger région agraire du sud du Vietnam, de la superi-
Quotidien, 112 139 ex. produire à cette date de reinettes étoilées, mangues et pommes cie des Pays-Bas, joue un rôle central dans l’ap-
ft.com 10 000 tonnes de jaques. Dans une barque en bois, le fermier de provisionnement alimentaire de toute l’Asie.
Fondé en 1888 sous le nom graines qui donneront 63 ans sillonne le réseau de petits canaux pour Le pays, troisième exportateur de riz mondial,
de London Financial Guide, du riz à 30 millions contrôler sa récolte. “Tout le village en fournit des millions de tonnes à
le Financial Times est de personnes. est passé aux fruits. Nous n’avons pas des pays comme les Philippines ou
aujourd’hui le quotidien eu le choix quand, en 2016, l’eau a com- la Chine. Mais son delta est littéra-
inancier et économique mencé à devenir jaunâtre.” lement en train de sombrer : le sol
de référence en Europe, Il lui avait alors sui de poser une REPORTAGE s’y abaisse de 4 centimètres par an.
immédiatement reconnaissable goutte sur sa langue pour conirmer Depuis une dizaine d’années, les séche-
à son papier rose saumon. ses craintes : l’eau était salée. “Le durian est le resses, les inondations et la salinisation mettent
Racheté par le groupe japonais premier arbre à avoir dépéri. Ensuite, peu à peu, son équilibre en péril. Une évolution qui est due
Nikkei en 2015, le “journal les plants de riz ont jauni, et ils ont aussi ini par en partie à l’activité humaine. Plusieurs centres
de la City” voit son nombre mourir.” Dinh Cong Chien estime actuellement de recherche et organisations humanitaires du
d’abonnés à l’édition papier la teneur en sel à 0,5 % (soit le seuil de l’eau monde entier en recherchent les causes précises
s’éroder peu à peu, mais saumâtre). Il indique du doigt un gros tuyau et proposent diférentes solutions.
a dépassé 1 million d’abonnés qui sort d’une digue boueuse. “À 4 %, je reçois “La météo est bizarre”, soule Duon Truong
numériques en 2022. une notiication sur mon téléphone, et je dois me Giang, 34 ans, devant sa maison, près de la mer.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
“Vous savez qu’ici les tornades ont déjà abîmé 44 mai-
sons? D’ailleurs, depuis que la foudre est tombée,
ma télévision ne s’allume plus.” Mais les change-
ments se font avant tout voir dans ses champs.
“Maintenant, je cultive la moitié de l’année du riz,
l’autre moitié des crevettes.” Les grosses crevettes
bleues se plaisent dans cette eau salée et, de plus,
elles ont un rendement “quatre fois meilleur que le
riz”. Ici, dans le district de Gia Hoa 2, les rizières
inondées laissent la place à la crevetticulture. Çà
et là, des filets de pêche pendent à une cahute.
Hamacs. Vu du ciel, le delta du Mékong n’est
pas sans rappeler la Ha Lan – la Hollande. De
larges cours d’eau s’écoulent lentement à tra-
vers des plaines qui s’étendent à perte de vue ;
des bosquets et des villages se dressent dans
un assemblage magnifique. Seuls les cocotiers
remplacent les ormes néerlandais. Le delta a
été peu à peu façonné par le puissant fleuve
Mékong, qui, chaque année, sort de son lit et
laisse en se retirant un limon fertile.
Les plus de 20 millions d’habitants de cette
région, dont certains font partie de la mino-
rité ethnique khmère, sont connus pour leurs
excellents produits agricoles et leur mode de vie
relax (en tout cas au regard de la norme viet-
namienne, où les longues journées de travail
sont la règle). Ici, la moindre gargote qui borde
une route propose à ses clients une dizaine de
hamacs et, après la journée de travail, nom-
breux sont les fermiers qui se délassent devant
chez eux, une pipe à eau en bambou à la main.
Or cette idyllique campagne est menacée par
la sécheresse, les inondations et la salinisation.
“Les agriculteurs du delta du Mékong sont habitués
aux inondations et aux sécheresses périodiques, mais
aujourd’hui trop de facteurs perturbent en même
temps la région, au point de menacer les moyens de
subsistance de la population”, résume Dang Kieu ↖ ↑ Dans le delta du
Nhan, directeur de l’Institut de recherche sur le Mékong, au Vietnam,
développement du delta du Mékong à l’univer- en mars 2021.
sité de Can Tho. Il égrène les principales causes Photos Thanh Nguyen/
du problème. À commencer par le dérèglement The New York Times
climatique, qui rend les conditions météorolo-
giques de plus en plus imprévisibles et extrêmes.
Viennent ensuite la Chine, le Laos et le
Cambodge voisins qui, en construisant des
dizaines de barrages le long du Mékong pour
produire de l’électricité, réduisent les quantités
d’eau et de limon qui se déversent sur le delta.
Enfin, il y a le secteur du bâtiment, qui extrait du
sable à grande échelle, creusant le lit du Mékong
(lequel descend par endroits à 90 mètres de pro- Le delta du Mékong
fondeur) et abaissant le niveau de l’eau; l’agri-
culture et l’industrie, qui captent des eaux de
surface, ce qui fait encore baisser le niveau de
l’eau; et la destruction des mangroves, qui laisse
la mer avancer sans obstacle dans les terres.
“La salinisation, elle, tient avant tout au pompage
à grande échelle des eaux souterraines par l’agri-
culture, l’industrie et les ménages. Ainsi, chaque
année, le sol s’enfonce considérablement, tandis que
le niveau de la mer monte.” L’eau salée, explique
Dang Kieu Nhan, pénètre de plus en plus loin
dans le delta. Et l’armada d’écluses et de digues
n’y peut pas grand-chose, l’eau salée s’infiltrant
sous terre. “Cela contraint les agriculteurs à des
adaptations de plus en plus importantes.” Thaïlande
Le chercheur prend l’exemple d’une méthode
moderne, l’hydroponie. Des agriculteurs de toute
la région viennent visiter la ferme modèle qui se
trouve en bordure du chef-lieu de la province,
Can Tho. Là, la terre brune et les canaux sinueux
du delta ont laissé place à des rangées et des ran-
gées de tables couvertes d’un toit en bâche en
plastique transparent. Laitue romaine, radicchio,
moutarde et autres y poussent dans des godets
RIZ : LA CRISE QUI VIENT. 33
“Tout le village est passé
aux fruits. Nous n’avons pas
eu le choix quand, en 2016,
l’eau est devenue jaunâtre.”
Dinh Cong Chien,
FERMIER
en plastique. Leurs réseaux de racines pâles sont
nourris avec de l’eau enrichie en nutriments.
Dans cette ferme qui ressemble davantage
à un laboratoire, la jeune manageuse, Le Thi
Kieu Danh, témoigne : “Beaucoup de fermiers
sont d’abord méfiants. Mais quand je leur explique
que cette méthode permet de faire pousser plus de
légumes, de meilleure qualité, avec bien moins d’en-
grais et d’eau, ils sont très intéressés.”
D’après ses informations, une installation
hydroponique coûte jusqu’à 40 euros par mètre
carré (soit 400000 euros par hectare). Pour la
plupart des agriculteurs vietnamiens, c’est trop
cher, objecte Dang Kieu Nhan. Lorsqu’on l’inter-
roge sur l’état du delta dans vingt ans, il répond :
“Je ne crois pas qu’il disparaîtra sous l’eau, comme
certains le pensent.” À son avis, les riziculteurs ins-
tallés le long de la côte se mettront en masse à
produire des crevettes, ceux qui se trouvent plus
en amont des fruits, et à l’intérieur des terres (où
les inondations et sécheresses sont les dangers
majeurs) les agriculteurs alterneront culture du
riz et élevage de poissons d’eau douce. “La pro-
duction de riz va diminuer, c’est inévitable.”
Dang Kieu Nhan en est convaincu, le delta du
Mékong reviendra à son état antérieur, avant que
le gouvernement vietnamien ne décide de mettre
en culture toute la région pour en faire un des
greniers à riz de la planète. “Car aujourd’hui, ce
modèle s’avère non viable.”
—Noël van Bemmel,
publié le 7 octobre
C A M B O D G E
V IE T N A M
Minh-Vill
Minh-Ville
Hô Chi Minh-Ville
Mé
ko
ng
H
au
Rach Gia
Can Tho
Co Chien
Golfe de
Mer de Chine
méridionale
SOURCE : “TUOI TRE NEWS”
Salinité de l’eau (en grammes/litre)
0 1 2 4 8 16 24
À partir de 5 grammes de sel/litre
50 km (ou 0,5 %), une eau est saumâtre
34.
tra n s-
versales.
économie
Le grand
écart des pays
du Golfe
COP28. Les pays du Golfe, dont
l’économie repose sur l’exportation
d’hydrocarbures, misent sur les
FOCUS pétrodollars pour investir, chez eux,
dans les énergies propres. Une position
délicate, alors que la sortie des énergies
fossiles sera l’un des sujets évoqués à Dubaï.
—Bloomberg.com, extraits
(New York)
A Dubaï [Émirats arabes
unis], laisser la clima-
tisation tour ner en
continu n’a rien d’anormal, même
lorsqu’on s’absente pour plusieurs
semaines. Dans les Émirats, le
prix de l’eau est si bas que cer-
tains font couler la douche juste
pour le plaisir de l’entendre. Le
Qatar, quant à lui, possède les plus
grandes pistes de jogging clima-
tisées et en plein air du monde.
Les pays membres du Conseil
de coopération des États arabes
du Golfe (CCG), Arabie saou-
dite, Koweït, Émirats arabes
unis, Qatar, Bahreïn et Oman,
ont construit leurs villes sur
des terres arides, écrasées de
chaleur, au beau milieu du plus
grand désert de sable du monde.
L’été, les températures dépassent
50 °C, et la région aiche alors la
plus forte consommation d’éner-
gie par habitant du monde. Une
tendance qui risque de s’accen-
tuer à mesure que la popula-
tion de ces pays augmente : elle
devrait atteindre 84 millions
d’habitants en 2100, y compris
les travailleurs étrangers, contre
59 millions actuellement.
Sciences.......38
Signaux ....... 39
Dans cette région du monde
depuis longtemps dépendante
des revenus du secteur pétro-
lier public, il ne peut y avoir de
croissance sans main-d’œuvre
étrangère. Mais pour conci-
lier accroissement de la popu-
lation et objectifs climatiques,
les pays du Golfe devraient
fournir des eforts signiicatifs.
Gouvernements et entreprises
doivent décupler leur produc-
tion d’énergies renouvelables tout
en limitant le recours aux éner-
gies fossiles. Il faudra adapter
les cadres de vie à des chaleurs
plus fortes et à une population
plus dense. Les habitants, eux,
devront s’habituer à payer l’éner-
gie plus cher et à consommer
moins.
Oman et les Émirats arabes
unis se sont engagés à atteindre
la neutralité carbone d’ici à 2050,
Bahreïn, le Koweït et l’Arabie
saoudite d’ici à 2060. Le Qatar ne
s’est pas ixé d’objectif. Lorsque
Dubaï donnera le coup d’envoi
de la COP28, le 30 novembre, le
fossé béant entre les objectifs
aichés par les pays du Golfe
et la réalité risque de frapper
les esprits.
“Dubaï résume à lui seul l’im-
passe dans laquelle se trouve le
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
monde, avec une économie fondée
sur l’extraction, la combustion
[des hydrocarbures] et la produc-
tion de déchets, explique Glada
Lahn, chargée de recherche au
sein du groupe de rélexion bri-
tannique Chatham House. C’est
une réussite en matière de niveau de
vie, mais une calamité en matière
de durabilité.”
Lorsque Eman Alseyabi, 23 ans,
veut décompresser durant les
étés caniculaires d’Abou Dhabi,
elle se rend au centre commer-
cial. Dans la capitale émiratie, la
“Dubaï, c’est une
réussite en matière
de niveau de vie, mais
une calamité en
matière de durabilité.”
Glada Lahn,
CHATHAM HOUSE
température extérieure atteint
fréquemment 43 °C, mais le site
Internet de Snow Abu Dhabi,
qui a ouvert ses portes en juin
au centre commercial Reem,
promet “une température de -2 °C
et 50 centimètres de neige”. Parmi
ses vingt attractions réparties
sur 9 700 m 2 , on trouve une
piste de luge et un toboggan.
Doublez cette supericie et vous
obtenez Ski Dubaï, une station
de sports d’hiver d’intérieur de
22 500 m2 située dans un centre
commercial. Oman possède lui
aussi sa station de ski géante, et
l’Arabie saoudite est sur le point
de construire la sienne.
Ce sont les énergies fossiles
qui rendent possible la passion
des pays du Golfe pour le ski
en intérieur. La production de
pétrole y est parmi les moins coû-
teuses du monde, et, grâce aux
subventions publiques, le prix
de l’essence est l’un des plus bas.
L’électricité est aussi subvention-
née, si bien que les consomma-
teurs paient environ 6 centimes
le kilowattheure, contre près de
30 centimes en Europe et 20 cen-
times aux États-Unis. Selon une
étude du Fonds monétaire inter-
national (FMI), les subventions
accordées au secteur de l’éner-
gie en Arabie saoudite représen-
taient 7 000 dollars par habitant
l’année dernière, soit 27 % de la
production économique du pays.
Le pétrole et le gaz sont des
piliers de l’économie du Golfe :
ils représentent 30 % du PIB des
Émirats arabes unis et 40 % de
celui de l’Arabie saoudite. D’ici
à 2027, quatre compagnies de
la région – Saudi Aramco, Abu
Dhabi National Oil Company
(Adnoc), Kuwait Petroleum et
Qatar Energy – prévoient d’aug-
menter leur capacité de produc-
tion d’hydrocarbures de 21 % par
rapport à 2021. Une mesure qui
leur permettrait de dégager, à
elles toutes, 981 milliards de dol-
lars [900 millions d’euros] de
bénéices.
S’ils veulent poursuivre leur
croissance démographique
sans sacriier la sécurité écono-
mique – ou la planète –, ces pays
doivent accomplir deux tâches
herculéennes : remodeler leur pro-
duction d’énergie ain d’y intégrer
davantage les énergies renouve-
lables et repenser leur économie
pour la rendre moins dépendante
des revenus du pétrole.
Nucléaire. Chaque État membre
de la CCG s’est ixé un objectif
en matière d’énergies renouve-
lables. Les Émirats arabes unis,
qui prévoient de produire 30 % de
leur électricité à partir d’énergies
renouvelables et nucléaire d’ici
à 2030, ont mis en service en 2020
la première centrale nucléaire
commerciale du monde arabe,
et ils comptent investir 54 mil-
liards de dollars dans la recherche

Q uatre compagnies
pétrolières du Golfe
comptent augmenter
leur capacité de
production de 21 %.
et les infrastructures durant les
sept prochaines années. L’Arabie
saoudite souhaite produire 50 %
de son électricité à partir d’éner-
gies renouvelables d’ici à 2030,
et Oman 30 %. Bahreïn et le
Qatar ont pour objectif 20 %, et
le Koweït vise 15 %. Si ces engage-
ments sont tenus, la région dispo-
sera d’une capacité de production
d’énergie solaire supplémentaire
de 80 gigawatts d’ici à 2030, soit
la capacité de production d’élec-
tricité totale du Royaume-Uni.
Les pays du Golfe ont aussi
besoin des énergies renouvelables
pour faire baisser le coût du des-
salement. Les Émirats arabes
unis ont l’une des plus grosses
consommations d’eau de la pla-
nète, 500 litres par jour et par
habitant. Plus de 40 % de l’eau
utilisée est dessalée, et la région
prévoit de doubler ses capaci-
tés de dessalement d’ici à 2030.
Mais tandis que les pays du
Nord se ruent sur les énergies
renouvelables, ceux du CCG sont
← Dessin d’Inkee Wang paru
dans Bloomberg, New York.
nettement à la traîne. Moins de
1 % de l’électricité produite à
Bahreïn, en Arabie saoudite, au
Qatar ou à Oman provient de
sources d’énergie renouvelables,
et c’est 7 % aux Émirats arabes
unis. À titre de comparaison, la
Norvège [grande exportatrice de
pétrole] tire 70 % de son éner-
gie de sources peu émettrices
de gaz à effet de serre.
Captage de CO2. Les chefs
des États du Golfe commencent
cependant à imaginer un avenir
où ils ne seraient plus dépen-
dants des recettes pétrolières.
À l’approche de la COP28, les
Émirats ont infléchi leur dis-
cours. Sultan Ahmed Al-Jaber,
président de la COP28 et PDG
d’Adnoc, demande aux déléga-
tions des quelque 200 pays pré-
sents de se fi xer pour objectif de
tripler le recours aux renouve-
lables d’ici à 2030.
Pour autant, les pays du Golfe
ont toujours l’intention d’aug-
menter leur production d’hydro-
carbures et misent sur le captage
de CO₂pour pouvoir se permettre
de le faire [en réduisant leur
empreinte carbone]. L’Arabie
saoudite investit des milliards de
dollars pour porter ses capaci-
tés de production journalières de
12 millions de barils aujourd’hui
à 13 millions d’ici à 2027 et pour
augmenter sa production de gaz
de 50 % dans les dix ans à venir.
L’année dernière, l’émirati Adnoc
a annoncé un investissement de
150 milliards de dollars sur cinq
ans dans des projets pétroliers
et gaziers.
Paradoxalement, intensifier les
exportations de pétrole tout en
misant sur les énergies renouve-
lables aidera ces pays à atteindre
leurs objectifs de neutralité car-
bone. Tout comme la Norvège,
ils exploitent une faille dans la
comptabilité internationale du
CO₂ : le pétrole et le gaz qu’ils
produisent ne sont pas pris en
compte dans leurs émissions
de gaz à effet de serre, qui sont
imputées aux pays qui brûlent
ces hydrocarbures.
Continuer d’exporter du gaz et
du pétrole sera catastrophique
pour le climat. L’Agence inter-
nationale de l’énergie estime
que pour parvenir à la neutra-
lité carbone au niveau mondial
d’ici à 2050, et espérer limiter le
réchauffement climatique à 1,5 °C
[par rapport au niveau → 36
TRANSVERSALES. 35
d’accord l’année dernière, lors
Quels enjeux de la COP27. Il n’existe pas de
définition officielle des pertes et
pour la COP28? préjudices, mais il s’agit essen-
tiellement de pertes économiques
causées par un événement météo-
Malgré le contexte géopolitique troublé, les militants rologique extrême et soudain lié
espèrent que le sommet qui se déroulera pendant au dérèglement climatique, ou
deux semaines à Dubaï permettra des avancées. de ses conséquences à plus long
terme (la montée du niveau de la
mer, par exemple), qui dépassent
la capacité d’adaptation d’un
partir du 30 novembre Néanmoins, des résultats signi- pays. La COP28 devra déter-
A et jusqu’au 12 décembre, ficatifs sont attendus. “Cette année,
plus de 70 000 per- de nouvelles initiatives vont être lan-
sonnes – chefs d’État, ministres, cées pour lutter contre les consé-
diplomates, scientifiques, repré- quences du changement climatique
miner qui alimentera ce fonds
et qui y aura accès.
Entre ce fonds et les aides pré-
vues dès 2009 (et dont les objec-
sentants d’organisations non sur la santé, améliorer l’accès au tifs n’ont été atteints que l’année
gouvernementales, de la société financement des États fragiles et dernière) pour que les pays en
civile et du secteur privé –, touchés par des conflits, et trans- développement prennent des
venues de près de 200 pays, former les systèmes alimentaires”, mesures, à la fois pour s’adapter
sont réunies à Dubaï “pour ce insiste MEED. aux changements climatiques et
qui devrait être la plus grande En tête de l’ordre du jour figure
pour réduire leurs émissions, on
COP jamais organisée”, annonce le bilan mondial. Il s’agit de la parle de centaines de milliards
MEED, le site associé au maga- première évaluation formelle de dollars.
zine MEED Business Review, établi permettant de déterminer si “Il faut rappeler que c’est pos-
aux Émirats arabes unis. les États sont sur la bonne voie sible”, martèle Friederike Röder,
C’est la 28e conférence des par- pour atteindre l’objectif qu’ils sedu groupe de défense des droits
ties sur le climat (ou COP) depuis sont fixé à Paris en 2015 lors de la humains Global Citizen, dans
la première, qui a eu lieu à Berlin COP21 : limiter la hausse des tem- un autre article de New Scientist,
en 1995. Ces réunions pératures moyennes comparant les milliers de mil-
annuelles sont organi- mondiales à 1,5 °C parliards de chiffres d’affaires des
sées dans le cadre d’un rapport aux niveaux grandes compagnies pétrolières
traité international, préindustriels. et gazières, et les milliers de mil-
la Convention-cadre REVUE Sans vouloir divul-
liards de dollars de dégâts liés aux
des Nations unies sur DE PRESSE gâcher ce qui sera pré-
changements climatiques. Elle
les changements cli- senté à Dubaï, on saitinsiste : “L’argent est là. Il suffit
matiques (CCNUCC), qui a été déjà que la Terre s’est réchauf- de le réaffecter ailleurs.”
établi lors du Sommet de la Terre fée de 1,2 °C et que les émissions Enfin, espère le New York Times,
de 1992, au Brésil. Son objectif est de GES continuent d’augmen- “un accord politique pourrait être
de lutter contre les effets néga- ter. “Les militants espèrent que ce trouvé lors du sommet”. Il est pro-
tifs de l’activité humaine sur l’en- bilan jettera les bases de mesuresbable que les pays accepteront de
vironnement, en particulier les ambitieuses que les pays devront remplacer les énergies fossiles pol-
émissions de gaz à effet de serre prendre à l’avenir”, rapporte le luantes par des énergies propres
(GES), responsables du réchauf- New York Times. comme l’éolien ou le solaire. “Reste
fement de la planète. Autre point important : la à savoir s’ils sont prêts à renoncer
“Après une année de phénomènes finalisation du fonds consa- complètement aux énergies fossiles
climatiques extrêmes dans le monde cré aux “pertes et préjudices”, et, si oui, dans quelles conditions.”
entier, avec notamment les douze sur lequel les États se sont mis —Courrier international
mois les plus chauds jamais enre-
gistrés, la COP28 intervient dans
100
un contexte critique pour l’action
climatique internationale”, insiste
New Scientist. Les militants du
climat déplorent que le pays hôte
soit le cinquième producteur de
pétrole mondial – une activité MILLIARDS DE DOLLARS
particulièrement émettrice de Cet “objectif emblématique” de l’aide climatique aux pays
GES – et que le président de l’évé- en développement a “enfin été atteint l’année dernière”, explique
nement, Sultan Ahmed Al-Jaber, Bloomberg. “Les pays développés avaient fourni 89,6 milliards
ne soit autre que le PDG du géant de dollars en 2021” (81,8 milliards d’euros), selon l’OCDE.
pétrolier émirati Adnoc. Certes, “ce chiffre est dérisoire par rapport aux milliers
En outre, relève The New York de milliards de dollars nécessaires pour aider les pays en
Times, “la conférence a lieu dans un développement à décarboner leur économie”, souligne le média
contexte géopolitique troublé, avec économique américain. Mais il donne de l’espoir : “Les États-
les conflits au Moyen-Orient et en Unis et l’Union européenne espèrent que cette étape symbolique
Ukraine, ce qui complique encore débouchera [pendant la COP28] sur des progrès dans d’autres
la coopération entre les États.” domaines, tels que la réduction des émissions de CO2.”
36. TRANSVERSALES
35 ← préindustriel], aucun nou-
veau projet d’extraction ne doit
être envisagé en dehors de ceux
déjà approuvés en 2021.
“Le plus gros effet [sur le climat]
des Émirats arabes unis provient
de l’industrie pétrolière et gazière,
insiste Tom Evans, du groupe de
rélexion britannique E3G. Même
s’ils veulent développer les éner-
gies renouvelables au niveau natio-
nal, les projets d’Adnoc demeurent
un problème.” Les pays du Golfe
comptent être les derniers expor-
tateurs à rester dans la course.
“Leur économie tout entière repose
encore sur les exportations de
pétrole et de gaz”, ajoute Robin
Mills, du cabinet de conseil
dubaïote Qamar Energy.
Pour diversiier leur écono-
mie, les monarchies du Golfe se
lancent dans d’ambitieux pro-
jets ain de devenir des acteurs
incontournables du transport
aérien, du tourisme et du diver-
tissement. Une opération séduc-
tion à plusieurs milliards de
dollars. Pour accueillir la Coupe
du monde de football en 2022,
le Qatar a construit d’immenses
stades climatisés. En janvier der-
nier, Beyoncé a donné un concert
La région se
réchauffe deux fois
plus vite que le reste
du monde.
privé à l’occasion de l’inaugura-
tion d’un énième hôtel de luxe
à Dubaï, et la région organise
désormais quatre Grands Prix
de Formule 1 particulièrement
lucratifs. Récemment, la légende
du football Lionel Messi a signé
un contrat de 25 millions de dol-
lars pour promouvoir le tourisme
en Arabie saoudite.
Jessica Morgan, 30 ans, qui a
quitté Londres cet été pour tra-
vailler dans un journal à Abou
Dhabi, apprécie ce pays en pleine
croissance : “J’ai une piscine, un
magnifique jardin et beaucoup d’es-
pace. J’habite à côté des attractions
les plus incroyables du monde.”
De nombreux expatriés tra-
vaillent dans le divertissement
ou l’hôtellerie. Breanna Alsouissi,
web designer de 35 ans, origi-
naire de Fort Worth, au Texas,
a emménagé à Riyad cette année
pour suivre son mari qui travaille
dans le secteur du golf. La nour-
riture et le système de santé sont
meilleurs ici, et la vie y est moins
FOCUS COP28
↓ Pétrole. Dessin de Derek Bacon,
chère. Les armes à feu ne sont pas
un problème. “Je me sens plus en
sécurité à Riyad”, assure-t-elle.
En tant qu’acteurs majeurs du
secteur de l’hospitalité, les pays
du Golfe vont devoir prendre
en compte le changement cli-
matique. La région se réchaufe
deux fois plus vite que le reste du
monde, et, d’ici à 2100, les tem-
pératures maximales devraient
dépasser 54 °C. Il sera impossible
de passer l’été sans climatisation.
Les habitants seront aussi
contraints de consommer moins
de ressources. Entre 2015 et 2018,
le gouvernement saoudien a aug-
menté de 260 % les tarifs de
l’électricité pour certains foyers.
Et des campagnes de sensibili-
sation incitent la population à
utiliser moins d’eau et d’énergie.
Paradis iscal. Aux Émirats,
les autorités ont supprimé cer-
taines subventions aux éner-
gies fossiles, développent les
transports en commun et ont
instauré un impôt sur les socié-
tés, une mesure rare dans un
pays connu pour être un para-
dis iscal. En début d’année, la
compagnie d’eau et d’électri-
cité de Dubaï a invité les habi-
tants à régler leur climatiseur
sur 24 °C au lieu des 18 °C habi-
tuels. “Les gens doivent faire atten-
tion à leur consommation d’eau et
d’électricité, c’est un changement
radical pour eux”, souligne Will
Todman, chargé de recherche du
programme Moyen-Orient au
Centre d’études stratégiques et
internationales [à Washington].
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Royaume-Uni.
Vu des
pays du Golfe
INJONCTIONS
CONTRADICTOIRES
Les pays occidentaux ont
des positions “largement
incompréhensibles
et contradictoires”, estime
le quotidien Gulf News
de Dubaï. D’un côté, ils
demandent aux États
du Golfe de produire
davantage de pétrole
pour compenser l’embargo
sur l’énergie russe et
pour soutenir l’économie
mondiale. De l’autre,
“l’administration américaine
IKON IMAGES
blâme” ces mêmes États
pour les émissions
de dioxyde de carbone
dont ils seraient
D ’a p r è s l ’ ONG Hu m a n responsables en tant que
Rights Watch, les livreurs de producteurs de pétrole.
repas disent que la chaleur est Or “les pays industrialisés
si forte qu’elle leur brouille la en Occident ont tendance
vue. Près de 10 000 travailleurs à oublier qu’ils émettent
originaires d’Asie du Sud et du des gaz à efet de serre
Sud-Est meurent chaque année depuis plus de deux cents
dans le Golfe, selon un rapport ans” et que cela a contribué
de 2022, et plus de la moitié à leur prospérité, ajoute
de ces morts est inexpliquée. le journal saoudien
Une autre étude menée en 2020 Arab News. Qui plus est,
révèle que, chez les hommes, “des nations telles que
les étrangers ont trois fois plus les États-Unis, le Royaume-
de risques de mourir de chaud Uni et l’Allemagne
que les Koweïtiens, parce que continuent de subventionner
les migrants travaillent dans le charbon”, un des pires
l’agriculture, la pêche et la polluants atmosphériques.
construction.
Tous les pays du CCG ont beau DEUX DÉFIS
disposer de règles limitant le tra- EXISTENTIELS
vail en extérieur à la mi-journée, La crise climatique expose
ils ne les appliquent pas toujours, les pays du Golfe à une
airme Mustafa Qadri, directeur double “menace
général d’Equidem, cabinet de existentielle”, constatait dès
conseil britannique à but non la in de l’année 2021 le site
lucratif spécialisé dans le tra- de la Deutsche Welle en
vail et les droits humains. Tout langue arabe. D’une part,
alux de nouveaux travailleurs les grandes chaleurs risquent
accentuera la nécessité d’amé- de rendre inhabitable une
liorer l’accès à l’eau, à une nour- grande partie de la région
riture adaptée et à des endroits à l’horizon 2050. D’autre
ombragés, ainsi qu’à une forma- part, les changements
tion à la prévention des risques nécessaires pour contrer
liés aux températures extrêmes. le réchaufement climatique
“Si les travailleurs doivent être vont “ébranler les
confrontés à de telles chaleurs, fondements” politiques
alors les gouvernements doivent de ces pays. En efet,
prendre leurs responsabilités. “la stabilité politique
S’ils ne prennent pas de décisions des six [pétromonarchies]
radicales, ces gens vont mourir”, du Golfe que sont l’Arabie
assène Mustafa Quadri. saoudite, les Émirats arabes
—Nayla Razzouk et unis, le Qatar, le Koweït,
Olivia Rudgard, Bahreïn et Oman repose
publié le 13 novembre
sur les bénéices qu’ils tirent de
leurs ventes d’hydrocarbures”.
Pendant des générations,
le pacte social a reposé sur
une redistribution généreuse
de la rente pétrolière,
sur la facilité avec laquelle
il était possible d’entretenir
un réseau clientéliste et
sur la possibilité d’“acheter
de l’inluence régionale”.
Et l’article de citer Jim Krane,
auteur du livre Energy
Kingdoms (“Royaumes
d’énergie”, publié en 2019,
non traduit en français),
selon lequel, privés de cette
ressource, les régimes seront
contraints soit “d’accorder
davantage de participation
politique [démocratique],
soit de devenir plus répressifs”
encore qu’ils ne le sont déjà.
UNE PRISE DE
CONSCIENCE QUI TARDE
L’élévation du niveau de
la mer “menace directement”
la côte est de la péninsule
arabique, explique Essam
Heggy, chercheur égyptien
à l’université de Californie
du Sud. Non seulement
parce que ces régions
se situent à peine au-dessus
du niveau actuel de la mer,
explique-t-il dans
un entretien accordé au site
indépendant arabe Muwatin,
mais également parce que
la disparition d’îlots
dans le golfe Arabo-Persique
pourrait transformer
les frontières maritimes
dans cette zone hautement
stratégique. Pourtant, la
question climatique y est
généralement abordée sous
l’angle de “la fonte des glaces
en Arctique ou [de] la
multiplication des feux de forêt
en Europe”. Ce qui, selon lui,
alimente “la perception
erronée” que les changements
climatiques “concernent surtout
les pays occidentaux”. Aussi,
dans les opinions publiques
du Golfe, le sentiment domine
que les Occidentaux “agissent
déjà suisamment, voire
à l’excès”, et qu’il n’est
donc pas besoin d’en faire
un sujet prioritaire.

À Madagascar, comment lutter
contre la sous-nutrition aggravée
par la crise climatique ?
Action contre la Faim développe des programmes dans le
grand sud de Madagascar pour combattre les conséquences
du changement climatique.
Sécheresse, cyclone, inonda-
tions…D’ici 2100, 30 % des
terres agricoles actuelles
pourraient devenir inculti-
vables. Déjà, de nombreux
paysans abandonnent leurs
terres improductives pour
migrer vers le littoral, aug-
mentant ainsi la pression sur
les ressources marines et l’ap-
pauvrissement des pêcheurs.
Le sud de Madagascar est en
première ligne de ces change-
ments climatiques aggravant
l’insécurité alimentaire (des
centaines de morts entre
2020 et 2022).
Madagascar n’est toutefois
pas condamnée à la pauvreté
et à la déser t if icat ion. À
l’instar des habitants de l’ île
qui creusent des baobabs pour
les transformer en réserves
d’eau en prévision de la saison
sèche, Action contre la Faim a
développé des programmes
innovants. « Les trois grands
défis sont l’accès à l’eau et aux
semences, et les biopesticides » ,
résume Claudine Jacquemet,
coordinatrice de l’ONG dans
cette région. À Ankaray, un
village au nord de Tuléar,
l’association a fourni des
semences de pois du cap aux
paysannes. L’ONG a aussi en-
couragé la création de quatre
assoc iat ions v illageoises
d’épargne et de crédit (AVEC),
des caisses communes d’assu-
rance sociale et de microcré-
dit, comptant entre 15 et 30
membres, en majorité des
f e m me s . « N o s m e m b r e s
achètent du matériel agricole,
des semences, et on n’a plus
besoin de demander de l’argent
au mari », se félicite la prési-
dente, Tsarov y Sosety. Au
total, dans le village, cinq
autres AVEC ont été créés.
Le gros souci demeure l’eau.
Cyclones et pluies diluviennes
détruisent récoltes et habita-
tions, tandis que le manque
d’eau sape l’agriculture. Action
contre la Faim a construit
quatre forages et réhabilité
36 mares dans cette zone.
RÉPARER LE LIEN SOCIAL.
Pourrépondreàlamalnutrition,
l’ONG finance le Centre de
récupération nutritionnelle
intensive (CRENI) de l’hôpital
d’Ampanihy.Prèsde250enfants
ont été pris en charge ces trois
dernières années. Ici, on répare
également les troubles psy-
chosociaux de la relation
mère-enfant dus à la sous-
nutrition, les dégâts sur le
vivre-ensemble malgache,
le célèbre fihavanana
(« la parenté »). Travailleuse
PUBLICITÉ
D’après le photoreportage d’Emre Sari et Rijasolo « Madagascar face aux déis climatiques » réalisé pour Action contre la Faim.
psychosociale au sein de
l’ONG, Albertine Sambisoa
explique : « Quand elle cherche
sanscesseàmanger,lamèren’apas
le temps de s’occuper de l’enfant,
de jouer avec, de l’allaiter… »
Avec des conséquences à long
terme. Des réponses adaptées
sont donc possibles. Mais si les
pays du Sud produisent un
tiers de la nourriture mondiale,
ils ne reçoivent que 1,7% de la
inance climat…
Alors que s’ouvre à Dubaï la
Conférence des Nations unies
sur les changements clima-
tiques COP 28 (du 30 novembre
au 12 décembre), Action contre
la Faim appelle les pays les
plus responsables de la crise
climatique à respecter leurs
engagements inanciers pour
une justice climatique.
38. TRANSVERSALES
SCIENCES
Une ventouse dans la bouche
Médecine. Des scientifiques se sont inspirés du poulpe pour créer
un dispositif médical qui délivre en continu des médicaments.
—STAT (Boston)
L ’histoire de la dernière
innovation en matière
d’administration de médi-
caments – un patch buccal qui dif-
fuse des peptides et des protéines
dans l’organisme, sans nécessiter
de piqûre – a commencé autour
d’une fondue chinoise.
Zhi Luo, l’auteur principal
de l’article publié dans Science
Translational Medicine qui retrace
l’élaboration de ce dispositif,
dégustait une fondue quand il est
tombé sous le charme du poivre
du Sichuan. Non pas de son goût
– bien que le picotement anesthé-
siant produit par ces petites baies
soit prodigieux –, mais de sa ten-
dance à rester collé aux parois de
la bouche et de la gorge. En tant
que spécialiste de l’administration
de médicaments par voie orale,
il savait que ces parties du corps
ont évolué pour limiter le risque
que des aliments y restent coin-
cés. Alors en quoi le poivre du
Sichuan était-il différent?
Le chercheur a décidé de se pen-
cher sur la question. Son équipe
et lui ont analysé divers aliments
ayant tendance à s’accrocher aux
parois de la gorge et de la bouche,
LES SENTINELLES
UN NOUVEAU PODCAST SIGNÉ
et leurs travaux les ont menés vers
un autre aliment bien connu : le
pop-corn. Le grain de poivre et
le maïs soufflé ont en effet une
forme proche de celle de la ven-
touse, qui leur permet de se coller
à l’intérieur de la joue. Il suffirait
alors de reproduire ce mécanisme
pour créer un dispositif capable de
diffuser des peptides et des pro-
téines sans passer par les piqûres.
“Une sorte de graal”. Mais ces
deux aliments ne sont pas des
modèles parfaits. “Le pop-corn
est plutôt collant, mais les résul-
tats n’étaient pas très concluants”,
se souvient Zhi Luo, qui travaille
au sein du Laboratoire stratégique
des biomatériaux de pointe de la
province du Guangdong, rattaché
à l’université des sciences et tech-
nologies du Sud. “Nous voulions ce
qui se fait de mieux en matière de
succion – alors nous nous sommes
inspirés des tentacules du poulpe.”
Les peptides et les protéines
sont les constituants de plu-
sieurs traitements de première
importance, comme l’insuline et
le sémaglutide [deux molécules
prescrites chez les personnes dia-
bétiques]. Leur libération dans
l’organisme n’est pas toujours
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
aisée, car ces grosses molécules
sont difficilement absorbables par
le système digestif. Les médecins
sont donc généralement obligés
de les administrer par injection.
Cette solution n’est pas idéale :
les piqûres ne sont ni pratiques
ni agréables, surtout pour les
enfants. Les chercheurs ont
donc testé diverses méthodes
innovantes pour adoucir l’admi-
nistration de ces produits, des
micro- aiguilles ou des sprays
nasaux, par exemple. Certaines
molécules (comme le sémaglu-
tide) peuvent être administrées
en comprimés.
Mais d’autres solutions restent
nécessaires. “L’administration par
voie orale est une sorte de graal, ana-
lyse Arturo Vegas, professeur de
chimie à l’université de Boston,
qui n’a pas participé à l’élabora-
tion du patch. Cela reste la méthode
préférée des patients […], qui sont
alors plus enclins à suivre leur trai-
tement, avec de meilleurs résultats
et moins d’effets indésirables.”
Zhi Luo et son équipe ont donc
cherché à s’approcher au plus près
de cet idéal. Leur patch, explique
le chercheur, s’inspire des ven-
touses situées sous les tentacules
des poulpes – tant par sa forme
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCASTS PRÉFÉRÉE
que par sa façon de s’accrocher
aux surfaces.
L’intérieur de la joue étant glis-
sant, la plupart des ventouses ne
sont pas capables d’y adhérer.
Mais “nous avons découvert que de
nombreuses espèces sous-marines
étaient particulièrement douées en
la matière”, explique Zhi Luo. Les
ventouses des poulpes “peuvent
se coller sur n’importe quelle sur-
face cirée ou glissante”.
Silicone. L’équipe a imaginé et
conçu, grâce à une imprimante
3D, diverses structures inspi-
rées de ces ventouses, testant
différentes formes et matières
plastiques. Ils ont finalement opté
pour du silicone alimentaire (le
polydiméthylsiloxane) et créé
une ventouse qui vient s’accro-
cher à l’intérieur de la joue. Ce
dispositif permet de maintenir
le patch bien en place et de faire
pénétrer les peptides dans l’or-
ganisme. Après divers essais, les
chercheurs ont arrêté leur choix
sur un patch d’un centimètre de
diamètre, suffisamment gros pour
permettre aux patients de le mani-
puler, mais pas assez pour créer
une sensation d’inconfort.
Le dispositif a d’abord été testé
sur des chiens, et les chercheurs
ont constaté qu’il permettait de
leur administrer de la desmo-
pressine [qui diminue la produc-
tion d’urine chez les diabétiques]
avec une efficacité comparable à
celle des comprimés. Le patch est
resté fixé dans la bouche des ani-
maux pendant trois heures d’af-
filée, sans tomber ni provoquer
d’irritation ou toute autre forme
de réaction indésirable.
Zhi Luo et son équipe ont
ensuite réalisé un petit essai cli-
nique. Ils ont demandé à 40 volon-
taires en bonne santé de porter le
patch pendant trente minutes tout
en parlant, bougeant, et même
en se rinçant la bouche. La plu-
part des patchs (35 sur 40) sont
restés en place. Deux sont tombés
au bout de dix à quinze minutes,
et trois après vingt-trois à vingt-
sept minutes. Tous les volontaires
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
↙ Dessin d’Andrew Pinder,
Royaume-Uni.
ont exprimé une préférence pour
ce type de dispositif par rapport
aux piqûres.
L’étude a ses limites : l’inno-
cuité du dispositif sur le long
terme doit encore être vérifiée,
en particulier pour les patients
suivant un traitement quotidien,
plus susceptibles de développer
une sensibilité au patch.
Les médecins pourraient ren-
contrer d’autres obstacles, d’ordre
pratique, souligne Arturo Vegas.
“La bouche est très facilement acces-
sible, ce qui est très commode…
Mais cela peut aussi devenir un
problème.” Les patchs empêche-
raient-ils les patients de manger,
les obligeraient-ils à modifier
leurs habitudes ? Résisteraient-
ils à des contacts répétés avec la
langue? Autant de questions aux-
quelles il faudra répondre, bien
que l’invention semble promet-
teuse, ajoute le chimiste.
Ce n’est pas la première fois
que les scientifiques s’inspirent
de la nature pour créer des dis-
positifs médicaux, loin de là. En
2008, le Massachusetts Institute
of Technology a imaginé un pan-
sement reprenant les caractéris-
tiques anatomiques du gecko,
rappelle Arturo Vegas. “Nous
avons beaucoup à apprendre des
autres créatures et animaux,
conclut Zhi Luo. L’observation
de la nature est toujours une excel-
lente source pour de nouvelles idées.”
—Annalisa Merelli,
publié le 27 septembre
SOURCE
STAT
Boston, États-Unis
statnews.com
Lancé en novembre 2015 par
John W. Henry, propriétaire
du quotidien The Boston Globe,
STAT (aussi appelé Statnews)
est un site d’information
spécialisé dans la santé,
IKON IMAGES
la médecine, les biotechnologies
ainsi que dans les découvertes
scientifiques dans ces domaines.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 TRANSVERSALES. 39

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Ça tourne !
Plus de la moitié des satellites en orbite autour de notre planète appartiennent à un seul milliardaire, Elon Musk.

Près de 7 000 satellites tournent Space X

autour de la Terre et assurent 3 395
des fonctions essentielles
à la communication, la navigation
et la recherche scientifique. La flotte Starlink de la société
SpaceX, dirigée par Elon
Musk, représente la moitié
des satellites en orbite
= 10 satellites autour de la Terre.

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Le projet Kuiper d’Amazon, le groupe
fondé par Jeff Bezos, prévoit 1 9 5e t
le déploiement de 3 236 satellites d’ici 75 84 127 137 ion P la n s
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à 2029 afin de rivaliser avec le réseau Iridium Spire Féd Russie
de SpaceX. Les premiers pourraient Communications Global de
être envoyés dès 2024.
Swarm Technologies Source : Union of Concerned Scientists

VISUAL C APITALIS T. Ce site canadien créé en 2011 propose 6 718 satellites, américains pour l’essentiel, étaient en activité
des infographies sur des sujets variés. Celle-ci s’appuie sur les en début d’année. La majorité sert aux télécommunications
données de l’Union of Concerned Scientists pour mettre en lumière militaires et civiles, notamment pour fournir la télévision
La source les principaux acteurs de l’industrie des satellites. Au total, ou Internet à ceux qui sont loin des réseaux terrestres.
40. Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

dossier

S’EXPRIMER
COÛTE QUE COÛTE
La liberté d’expression est toujours en danger. Sur
tous les continents. C’est le triste constat que l’on
peut dresser face aux dix portraits qui émaillent
ce dossier consacré aux militantes et aux militants
mis en avant cette année par Amnesty International.
De la Tunisie à la Pologne en passant par le Canada,
tous sont harcelés, emprisonnés ou poursuivis pour
avoir parlé. La lutte continue.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 41

moyen-
orient
Ahmed Mansour,
le dernier défenseur ÉMIRATS ARABES UNIS

des droits humains Ahmed Mansour

QUI EST-IL ?
Poète et blogueur, Ahmed Mansour
documente depuis 2006 l’état des
ÉMIRATS ARABES UNIS Alors que la COP28 est, pour le pays SOURCE droits humains aux Émirats arabes
du Golfe, l’occasion de briller sur la scène internationale, en matière unis. En mars 2017, les forces de
de droits humains, un long chemin reste encore à parcourir. En THE WASHINGTON sécurité émiraties l’arrêtent. Pendant
POST plus d’un an, personne, pas même
témoignent l’incarcération et les conditions de détention de ce blogueur. Washington, États-Unis sa famille, ne sait où il est détenu.
Quotidien, 475 000 ex. En mai 2018, Ahmed Mansour est
washingtonpost.com condamné à dix ans de prison,
— The Washington Post (Washington) pour les droits humains en 2006, en demandant Le grand quotidien notamment pour “outrage aux Émirats
la libération de deux compatriotes incarcérés à de la capitale arabes unis et à leurs symboles”.
es représentants du monde entier vont cause de commentaires publiés sur Internet. Il Depuis, il est à l’isolement et n’a pas le

D
américaine et l’un des
se réunir à Dubaï, aux Émirats arabes avait ensuite milité contre un projet de loi visant titres les plus influents
unis (EAU), pour la 28e Conférence des à restreindre la liberté d’expression dans les de la presse mondiale.
Nations unies sur le climat, la COP28 médias – et le texte avait été suspendu. En 2011, Traditionnellement
[du 30 novembre au 12 décembre, lire aussi il a passé six mois en prison pour avoir lancé au centre droit,
page 32]. Le pays hôte se targue d’être une pétition réclamant des réformes démocra- The Washington Post
“l’une des nations les plus tolérantes et inclusives tiques. La justice l’avait condamné à trois années se distingue aussi
du monde”, et soutient que sa Constitution d’incarcération pour “injures publiques” par sa couverture très
défend les droits humains. Mais le trai- au régime, mais il avait été libéré plus tôt
pointue de la vie
tement réservé à l’un des détenus de la grâce à la mobilisation internationale. politique américaine,
droit de lire, de regarder la télévision,
ni d’accéder à des espaces extérieurs.
Enfermé dans une cellule sans lit
ni matelas, il n’a pas accès aux soins
médicaux et ne peut voir sa famille.
QUE DEMANDE AMNESTY ?
Sa libération sans conditions et
l’annulation de sa peine. Des garanties

PHOTO COLLECTION PRIVÉE

prison d’Al-Sadr, à [60 kilomètres] à peine Au cours des années suivantes, il s’estses analyses, ses sur ses conditions de détention, qui
d’Expo City, où se tiendra le sommet, présenté comme “le dernier défenseur des reportages, ainsi que doivent être conformes aux normes
témoigne d’une tout autre réalité. ÉDITO droits humains encore actif” aux EAU, tous par ses nombreux internationales, sans actes de torture
Cet homme, c’est Ahmed Mansour, et il les autres ayant été arrêtés et jetés en chroniqueurs de tous ni mauvais traitements, dans l’attente
est enfermé là depuis 2017, sans aucun contact, prison. L’État menait en effet une campagne de bords politiques. de sa libération.
ou presque, avec le monde extérieur, purgeant répression contre tous ceux qui osaient exprimer
une peine injustifiée de dix ans pour son oppo- leur opinion : activistes, juges, avocats, universi-
sition pacifique au régime. Il est le plus célèbre taires et journalistes, sans oublier les étudiants. publié de “fausses informations” pour “attiser la
défenseur des droits humains aux EAU, fédération Ahmed Mansour a de nouveau été arrêté en 2017. haine et les querelles sectaires” et “compromettre la
composée de sept émirats semi-autonomes dans Ses proches ne savaient pas où il était détenu, et réputation de l’État”. Mais aucun acte d’accusa-
lesquels la société civile est réduite au silence et il a dû attendre plus d’un an avant de rencontrer ← Dessin de Boligán tion n’a jamais été rendu public.
où les citoyens n’ont aucun poids dans la nomi- un avocat. Les premiers articles relatant son arres- paru dans Selon une source proche du dossier interrogée
nation de leurs dirigeants. tation laissaient entendre qu’on l’accusait d’avoir El Universal, Mexico. par Human Rights Watch, Ahmed Mansour aurait
Certains responsables émiratis espèrent visi- été jugé en mars 2018, six chefs d’accusation ayant
blement tuer dans l’œuf toute volonté d’évoquer été retenus contre lui. Il a été reconnu coupable
le sort tragique d’Ahmed Mansour – et des autres de cinq d’entre eux, tous liés à son engagement
prisonniers politiques – durant le sommet. [En pour les droits humains, notamment ses tweets
septembre], le Centre d’information sur le climat, dénonçant les injustices, sa participation en ligne
un organe de presse londonien à but non lucra- à des conférences internationales sur le sujet ou
tif, a divulgué le contenu d’enregistrements issus ses échanges d’e-mails et de messages WhatsApp
d’une réunion de hauts fonctionnaires locaux, avec des représentants de Human Rights Watch
en pleins préparatifs pour la COP28. D’après et du Centre du Golfe pour les droits humains.
l’article, l’un des participants suggérait notam- Son jugement en première instance et le procès
ment de couper court aux débats sur les droits en appel se sont déroulés à huis clos. Il s’est plaint
humains qui ne seraient pas liés au change- “Votre signature change l’histoire” à de multiples reprises d’être privé des produits
ment climatique, afin d’éviter que le sommet ne de première nécessité, d’être tenu à l’isolement
devienne “une tribune pour [leur] reprocher tout Du 30 novembre au 11 décembre 2023, Amnesty International et de ne pouvoir recevoir que très rarement la
et n’importe quoi”. France se mobilise dans le cadre de sa campagne annuelle visite de sa famille. En 2019, il a entamé deux
Le sommet de Dubaï reste néanmoins une en faveur de personnes ou de groupes de personnes en danger. grèves de la faim.
excellente occasion, pour la communauté interna- Cette action mondiale, construite autour de la Journée Lors de la COP27, l’an dernier à Charm
tionale, d’attirer l’attention sur la situation déplo- internationale des droits de l’homme, qui a lieu le 10 décembre, El-Cheikh, en Égypte, les militants de la société
rable des droits humains aux EAU, et en premier met en lumière dix cas qui concernent des personnes menacées, civile s’étaient retrouvés en grande partie muse-
lieu d’exiger la libération d’Ahmed Mansour. injustement emprisonnées, disparues ou assassinées lés. Et les EAU semblent vouloir suivre la même
Cet ingénieur et poète de 53 ans, père de quatre du fait de leur combat pour les droits humains. Sur tous voie. Face à cette répression, le meilleur moyen
enfants, a étudié à l’université du Colorado, à les continents : de l’Australie au Brésil, de la Birmanie de résister reste de saisir la moindre occasion
Boulder, dont il est sorti diplômé en 1999, avant aux Émirats arabes unis, de la Pologne à l’Afrique du Sud. d’évoquer “le dernier défenseur émirati des droits
de rentrer dans son pays natal. D’après l’ONG Pour en savoir plus : www.amnesty.fr humains”.—
Human Rights Watch, il a commencé à s’engager Publié le 5 octobre
42. DOSSIER
asie
Le côté obscur
de Facebook
BIRMANIE Depuis le camp de réfugiés de Cox’s
Bazar, au Bangladesh, où s’entassent plus de 1 million
de réfugiés rohingyas venus de Birmanie, Maung
Sawyeddollah mène un combat : faire reconnaître la
responsabilité de Facebook dans le déclenchement du
nettoyage ethnique qui a visé son peuple, il y a six ans.
orsque j’étais enfant, il n’y avait pas de violence
L communautaire dans l’Arakan, se souvient
Maung Sawyeddollah dans une récente tri-
bune publiée sur le site d’Al-Jazeera. Nous
n’avions pas de problèmes majeurs avec nos voi-
sins, même si nous étions des Rohingyas musul-
mans et qu’ils étaient des Arakanais bouddhistes.”
Située dans l’ouest de la Birmanie, en bordure
du Bangladesh, l’Arakan est une région d’échanges
de populations ; au il de l’histoire, les villages
bouddhistes, de l’ethnie arakanaise, ont progres-
sivement partagé leurs terres avec les Rohingyas
musulmans, venus de l’ouest.
“Certes, poursuit Maung Sawyeddollah, l’his-
toire des tensions entre les communautés rohingya et
arakanaise en Birmanie est ancienne. Mais, d’après
mon expérience personnelle, il n’y avait pas d’ani-
mosité quotidienne substantielle entre nos peuples.
Jusqu’à ce que les smartphones, et Facebook, entrent
dans nos vies.”
Après plus de quarante années d’une dic-
tature militaire sans partage, la Birmanie a
entamé une transition vers une forme de gou-
vernement plus démocratique à partir de 2011.
Alors que le pays était resté fermé à Internet,
le nombre d’utilisateurs du réseau a explosé
en quelques années – et c’est le téléphone por-
table qui a été le vecteur de cette pénétration.
Sentant l’aubaine commerciale, Facebook
a rapidement inondé le marché de formules
d’abonnement qui obligeaient les utilisateurs à
passer d’abord par la plateforme californienne
pour accéder à Internet. La manœuvre a été un
énorme succès. Au point de créer un monstre :
“C’est dès 2012, alors que je n’avais que 11 ans,
que j’ai compris que Facebook pouvait être un outil
de haine, rappelle Maung Sawyeddollah. Dans
les posts, les propos haineux à l’encontre de mon
peuple sont devenus monnaie courante.”
Les choses sont allées très vite. Dans une
enquête, The New York Times a remarqué com-
ment, à partir de 2016, “les militaires ont exploité
la grande inluence de Facebook en Birmanie, où
son utilisation est si répandue que bon nombre
des 18 millions d’internautes du pays confondaient
clairement la plateforme de médias sociaux de la
Silicon Valley avec Internet.”
Et avec la vérité : car, à l’époque, le réseau
est inondé d’informations non vériiées – une
femme bouddhiste violée par un musulman,
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
→ Dessin de Niels Bo
Bojesen paru dans
Jyllands-Posten,
Aarhus (Danemark).
la révélation d’un plan de subversion de la les normes de la communauté [Facebook]’. Peu
Birmanie par les Rohingyas… Tout est faux, après, les meurtres ont commencé.”
mais c’est secondaire. Plus les messages sont Massacres de masse, violences sexuelles
outranciers, plus ils génèrent de likes, de com- systématiques, villages réduits en cendres…
mentaires… Et de recettes publicitaires pour L’ONU a rapidement dû se résoudre à parler
Facebook. d’“éléments de génocide” pour décrire le défer-
Le jeune homme a alors écrit à la plateforme lement de violence qui s’est déclenché en
pour lui signaler que des fausses informations août 2017 et qui a poussé plus de 700 000 vil-
et des messages appelant au meurtre circulaient lageois rohingyas à se réfugier de l’autre côté
en masse. “Mais les responsables n’ont rien fait, de la frontière, au Bangladesh.
airmant que ces messages ‘n’enfreignaient pas Le chercheur Azeem Ibrahim a récemment
décrit, pour le site Arab News, les mécanismes
à l’œuvre : “Les algorithmes et les systèmes de
recommandation de Facebook ont exacerbé la pro-
pagande antirohingya en ampliiant les contenus
clivants et incendiaires, contribuant ainsi à l’es-
calade de la violence et au déplacement de cen-
taines de milliers de Rohingyas.”
Aujourd’hui, Maung Sawyeddollah se bat pour
demander réparation à Meta, devenu entre-
BIRMANIE temps la maison mère de Facebook. En face,
Maung Sawyeddollah le géant californien se cache derrière l’idée
qu’il ne serait qu’un “tuyau”, une plateforme
QUI EST-IL ? neutre non responsable du contenu partagé
Ce réfugié rohingya de 22 ans a fui la Birmanie (Myanmar) en 2017 par ses utilisateurs.
avec sa famille pour échapper au nettoyage ethnique perpétré Un argument absolument fallacieux, estime
contre la minorité musulmane des Rohingyas par les forces Azeem Ibrahim : “En concevant des systèmes qui
de sécurité de l’État. Il vit depuis dans le camp de réfugiés maximisent l’attention et l’engagement des utili-
de Cox’s Bazar et réclame justice pour sa communauté. sateurs” sans une régulation adéquate, Meta “a
Il demande notamment un million de dollars de réparations exercé un pouvoir et une inluence considérables
à Meta (maison mère de Facebook), qu’il accuse d’avoir laissé sur le discours public et doit être tenu pour res-
publier des posts incitant à la haine contre la population
PHOTO MUNIR UZ ZAMAN/GETTY IMAGES/AFP
ponsable des conséquences de ses actions sur les
musulmane. Jusqu’à présent, Meta n’a pas répondu à cette communautés vulnérables”.
demande : Facebook ne “s’engage pas directement dans “M. Zuckerberg [le patron de Meta] ne peut
des activités philanthropiques”, répond l’entreprise. pas ramener ceux qui ont perdu la vie, conclut
Maung Sawyeddollah. Mais il peut inancer
QUE DEMANDE AMNESTY ? l’éducation de jeunes gens comme moi à Cox’s
La reconnaissance de la contribution de l’entreprise aux Bazar et nous aider à construire un avenir meil-
atrocités commises en Birmanie et l’attribution de réparations leur. Compte tenu du préjudice que son entreprise
efectives à Maung Sawyeddollah et aux communautés a inligé à mon peuple, c’est vraiment le moins
rohingyas concernées. qu’il puisse faire.”
—Courrier international
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 S’EXPRIMER COÛTE QUE COÛTE. 43

Les deux Oncles

qui attaquent l’État AUSTRALIE
Wadhuam Pabai Pabai (Oncle
Pabai) et Wadhuam Paul Kabai
AUSTRALIE La seule arme que Paul Kabai et Pabai Pabai, deux chefs (Oncle Paul)
traditionnels du détroit de Torres, ont trouvée pour lutter contre QUI SONT-ILS ?
le réchauffement climatique, c’est le droit. Et leur procès est déjà historique. Ces deux chefs des Premières Nations
se sont lancés en octobre 2021 dans
une action légale historique contre
aul Kabai et Pabai Pabai sont deux chefs tra- marées, ce qui affecte les habitations, les infrastruc-

P
ditionnels issus du détroit de Torres, une
étendue d’eau qui se trouve tout au nord de
l’Australie, à la jonction entre l’océan Indien
et le Paciique. Oncle Paul et Oncle Pabai,
comme on les appelle sur place, ont intenté
une action contre le gouvernement australien, en
octobre 2021, pour manquement à son devoir de
vigilance envers les citoyens résidant sur les îles
de ce détroit de Torres. Il y a urgence : si rien n’est
fait, ils seront très bientôt les premiers réfugiés
climatiques d’Australie.
“Nous voulons faire comprendre au gouvernement
australien que nous ne pouvons plus attendre des
le gouvernement australien pour
tures, les plantations et les sites culturels”, précise son inaction face au dérèglement
la NITV. Les eaux ravagent les sols, le sel attaque climatique. Dans le détroit de Torres,
la végétation. Même les cimetières sont en passe où ils vivent, le niveau de la mer
d’être détruits, et les ossements dissous. monte deux fois plus vite que
Lors d’une audience, à laquelle The Guardian la moyenne mondiale, ce qui remet en
a assisté, Oncle Pabai a pu s’exprimer devant cause les droits à l’autodétermination,
la cour : “Les ancêtres sont les personnes les plus à l’éducation ou encore au logement
importantes pour nous. Ils nous donnent ce que des peuples autochtones qui
nous sommes aujourd’hui, ce qui nous permet de y résident depuis des siècles.
nous identifier. Si ma communauté disparaît, je La décision de justice à l’issue
perdrai l’identité de ma terre et je perdrai toutes du procès intenté par Oncle Pabai
les expériences que [les ancêtres] nous ont données, et Oncle Paul sera rendue en 2024.
parce qu’ils ne seront plus avec nous.”

PHOTO TALEI ELU

années pour qu’on agisse sur le climat, explique Oncle C’est là l’autre enjeu de ce procès historique : QUE DEMANDE AMNESTY ?
Paul auprès de la Télévision nationale indigène la lutte contre le changement climatique est Des actions urgentes contre
(NITV), la chaîne de l’audiovisuel public australien d’abord un combat de civilisation. Et ce n’est sans le dérèglement climatique.
consacré aux Premières Nations. Si les autorités doute pas un hasard s’il a lieu en Australie, qui
n’écoutent pas les scientifiques, si nous ne sommes détient l’une des empreintes carbone par habitant
pas entendus, nous serons contraints de partir, nos les plus importantes du monde. Et qui, lors d’un
communautés disparaîtront. Notre vie, nos ancêtres, référendum qui s’est tenu en octobre, a voté non
notre culture… Nous allons tout perdre.” à un projet de réforme constitutionnelle censé
C’est avec cet argument que la plainte portée par reconnaître les droits spéciiques des Premières
les deux “tontons” a été déposée devant la Cour Nations, à savoir les populations aborigènes
fédérale australienne, de sorte que les audiences de l’île-continent et celles qui habitent depuis
de ce procès leuve ont été disséminées dans plu- plus de soixante-cinq mille ans sur les îles du
sieurs tribunaux d’Australie, notamment sur les détroit de Torres, comme l’explique un article KIRGHIZISTAN
îles de Boigu et Saibai, d’où sont originaires les du magazine Nikkei Asia. Rita Karassartova
Oncles Paul et Pabai. Pour la nature comme pour la culture, le combat
À l’image de l’ensemble des îles du détroit, ces des deux Oncles continue. Des audiences sont QUI EST-ELLE ?
deux bouts de terre ne s’élèvent qu’à un mètre et prévues à travers l’Australie dans les mois qui Rita Karassartova dirige l’Institut
demi au-dessus du niveau de la mer : “Elles sont viennent. Le verdict est attendu pour la in de 2024. d’analyse publique, une entité
désormais fréquemment dévastées par les grandes —Courrier international non gouvernementale, et est membre
du Mouvement démocratique uni
du Kirghizistan. En octobre 2022,
Kirghizistan. Une silencieuse bataille pour l’eau elle a été arrêtée pour avoir participé
à des manifestations contre un accord
●●● “Rita Karassartova est devenue à l’Ouzbékistan. Les autorités les après la dissolution de l’Union controversé avec l’Ouzbékistan qui
une véritable star sur les réseaux ont neutralisés en les plaçant dans soviétique, l’objet d’un diférend pourrait limiter l’accès à l’eau des
sociaux lorsqu’elle s’est opposée un centre de détention provisoire”, territorial entre le Kirghizistan et Kirghizes. Elle a passé plusieurs mois
seule à trois agents de la force rappelle le site. De fait, Rita l’Ouzbékistan. Les deux pays ont dans une cellule exiguë, sans pouvoir
publique venus l’arrêter le Karassartova est membre du “Comité conclu en 2022 un protocole de accéder à des soins médicaux ni voir
22 octobre 2022”, rapportait, cinq de défense du réservoir, créé délimitation de la frontière, sa famille. Rita Karassartova est
mois après son arrestation, le site en octobre 2022”, précise l’agence permettant “une gestion conjointe du aujourd’hui assignée à résidence
kirghiz Novyé Litsa. Il revenait de presse kirghize 24.kg. barrage”, expliquait alors le président et accusée d’avoir cherché à “renverser
notamment sur les raisons qui Ce réservoir transfrontalier kirghiz, Sadyr Japarov. le gouvernement par la force”.
avaient conduit à l’arrestation et à d’une supericie de 4 400 hectares C’est précisément contre cet accord QUE DEMANDE AMNESTY ?
la détention de cette militante. Avec est devenu la source principale que s’est exprimée Rita Karassartova : La levée de l’assignation à résidence.
vingt-sept autres activistes, elle a été d’alimentation pour le canal de elle considère que les autorités “ont L’abandon de toutes les charges
accusée d’“avoir posé des questions Fergana, “d’une importance cruciale privé le Kirghizistan de 5 000 hectares retenues contre elle. La garantie
embarrassantes pour les autorités au pour l’agriculture en Ouzbékistan”, de terres arables d’une importance qu’elle puisse mener ses actions
sujet de la rétrocession du réservoir note le site tadjik Asia Plus Info. stratégique”, expliquait-elle au site en faveur des droits humains sans
PHOTO AI

d’eau kirghiz de Kempir-Abad Raison pour laquelle il est devenu, Novyé Litsa en avril 2023. crainte de représailles.
44. DOSSIER
afrique
Chaïma Issa, contre
l’arbitraire du pouvoir
TUNISIE Inculpée dans une ténébreuse affaire de “complot
contre la sûreté de l’État”, Chaïma Issa a fait de l’expérience
carcérale une tribune de témoignage et de lutte.
—Kapitalis, extraits (Tunis)
haïma Issa, poétesse, écrivaine et jour-
C naliste, est membre indépendante de
la principale coalition d’opposition,
le Front de salut national (FSN). Elle
était la seule femme détenue dans l’af-
faire dite du “complot contre la sûreté de
l’État” [activistes politiques, hommes d’affaires,
ancien dirigeant d’Ennahda, fonctionnaires
ont été accusés de “complot contre la sûreté de
l’État”] depuis le 25 février 2023, jusqu’à ce que
le juge d’instruction accepte sa demande de
remise en liberté avec l’autre opposant Lazhar
Akremi, le 13 juillet dernier. Cependant, les
deux activistes politiques sont [restés] pour-
suivis en justice, sous surveillance, interdits
de voyage et empêchés de se présenter dans
les espaces publics.
Cette décision, bien qu’incompréhensible sur
le plan juridique, découle de la même logique
qui a prévalu pendant sa détention. Elle met
en lumière le prix que les militants politiques
paient souvent dans les régimes autoritaires.
Humiliations. Le récit de Chaïma Issa révèle
comment la raison d’État en Tunisie est deve-
nue agressive, et comment les mesures prises en
son nom sont teintées d’absurdité et d’arbitraire.
Interrogée sur sa vie après la prison, l’activiste
décrit sa situation comme un “entre-deux”. Elle
dit avoir le sentiment de ne pas être pleinement
libre, car ses camarades restent en détention.
Cette expérience souligne la complexité
de la réintégration après une longue période
de détention. L’interview révèle également
les épreuves endurées par Chaïma Issa et ses
proches pendant sa détention. Les humilia-
tions, les agressions, ainsi que les mensonges
propagés à son sujet, ont laissé des cicatrices
profondes.
Loin de la liberté qu’elle avait toujours connue,
Chaïma a vécu une réalité brutale. Elle se sou-
vient de deux moments en particulier qui l’ont
profondément marquée. Le premier fut lorsqu’on
lui a retiré ses lunettes, un acte symbolique qui
lui a fait prendre conscience qu’elle avait perdu le
contrôle de sa propre vie. Le deuxième moment
survint lors d’une fouille corporelle, lors de
laquelle elle fut contrainte de se déshabiller et
de tousser. Mais pas seulement…
En Tunisie, où de nombreuses familles ont un
être cher derrière les barreaux, Chaïma Issa se
dit déterminée à se battre contre les injustices
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Thapelo
Mohapi,
l’égalité en
bandoulière
du système carcéral. Elle est convaincue que AFRIQUE DU SUD Dans cette
la prison ne peut être une solution, car elle
a constaté de ses propres yeux que les droits
lettre ouverte, Thapelo Mohapi,
humains y sont bafoués.
Chaïma demeure également une combat-
tante inflexible, continuant à dénoncer ce SOURCE
responsable du mouvement social
Abahlali baseMjondolo (AbM),
réclame le respect des droits
qu’elle qualifie toujours de “coup d’État”, à des plus démunis.
savoir la proclamation de l’état d’exception, KAPITALIS
le 25 juillet 2023. Elle condamne vivement les Tunis, Tunisie
actions polarisantes de l’État et du président kapitalis.com
Kaïs Saïed, accusant leur politique d’attiser la Lancé en mars 2010, —Daily Maverick (Johannesburg)
division et la haine, aussi bien envers les étran- ce portail
gers qu’entre les Tunisiens. vec la montée du désespoir et l’augmen-
A
d’information en
Dans un contexte politique où l’opposition langue française est tation de la faim en Afrique du Sud, on
fait face à des défis considérables, Chaïma consacré à la Tunisie risque d’assister à une hausse parallèle de
insiste sur la nécessité de rétablir le dialogue, et aux autres pays la violence dans la société. Le meilleur
même si la démocratie est diabolisée, et sou- du Maghreb. Bien moyen que nous ayons de rendre cette
ligne que l’abandon de la lutte contre l’isla- que centré sur dernière plus sûre, c’est de restaurer la
misme a contribué à la situation actuelle. l’économie, confiance dans le présent et l’espoir dans l’avenir.
Par ailleurs, elle rejette fermement les accu- il s’intéresse aussi Partout dans le monde, les pauvres sont incri-
sations de complot avec des puissances étran- à la culture, aux faits minés et, dans des pays comme le Brésil, les États-
gères, mettant en lumière les contradictions de société Unis et l’Afrique du Sud, régis violemment. En
flagrantes dans ces allégations, et réaffirme que et à la politique. Afrique du Sud, où le niveau de violence dans
sa détention avec nombre de ses collègues résulte la société engendre, à juste titre, une profonde
de leur défense des libertés et de leurs efforts anxiété, la tendance croissante à rejeter la faute
pour unir l’opposition face à un Kaïs Saïed qui sur les pauvres met vraiment en danger notre
a choisi la division plutôt que la réconciliation. sécurité. La municipalité d’Emfuleni, dans la
—Hssan Briki, région du Cap, a enregistré un record de meurtres
publié le 6 septembre au cours du dernier trimestre, d’après les statis-
tiques publiées par le ministre de la Police, Bheki
Cele. Comme toujours, on en a rejeté la cause
sur la prolifération des bidonvilles, qui “poussent
comme du chiendent” (pour reprendre les mots de
certains), et même sur la vieille idée coloniale de
“surpopulation”.
C’est du moins la thèse qui est reprise par les
TUNISIE médias et les riches. Selon cette thèse, quand on
Chaïma Issa est pauvre, on n’a pas sa place dans les grandes
villes, et quand on parvient malgré tout à s’y
QUI EST-ELLE ? implanter et à exploiter les possibilités qu’elles
Cette militante est une figure du Front de salut national, l’une offrent, on constitue une menace pour la société.
des coalitions d’opposition de Tunisie. En juillet 2021, elle est l’une En fait, il est clair que nous sommes considérés
des premières à s’élever contre le président Kaïs Saïed lorsqu’il comme des rebuts. Nous ne comptons tout sim-
annonce sa décision de suspendre le Parlement, limoger le chef plement pas pour la société, comme le montrent
du gouvernement et prendre le contrôle exécutif du pays. Arrêtée de nombreux exemples.
en février 2023, elle fait l’objet d’une enquête pour “complot”. On peut citer le cas de Zamekile Shangase, une
Elle est aussi poursuivie pour des propos tenus sur une radio. femme originaire d’Umzimkhulu, venue tenter sa
chance à Durban, qui a été abattue par la police
PHOTO COLLECTION PRIVÉE
QUE DEMANDE AMNESTY? à Asiyindawo lors d’une descente pour “contrôler
L’abandon de toutes les restrictions et des charges les papiers” dans le bidonville de Lamontville, à
retenues contre Chaïma Issa. Ne pas prendre Durban, le 29 juillet 2021. Les médias n’ont même
de nouvelles mesures qui menacent son droit pas mentionné son nom dans leurs premiers
à la liberté d’expression. comptes rendus de l’incident, ni celui d’aucun
autre habitant du bidonville, d’ailleurs.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Ils ont juste affirmé que la police avait essuyé
les tirs de dangereux truands et qu’une femme
(dont l’identité n’était pas révélée) avait été tuée
dans la fusillade. Or il s’est avéré par la suite
qu’aucun habitant n’avait ouvert le feu sur la
police. De toute évidence, la vie de Shangase
n’avait aucune importance, et il est également
clair qu’on a incriminé toute une communauté
pour justifier un meurtre commis par la police.
Voilà un exemple particulièrement brutal de
personne pauvre traitée comme un rebut et incri-
minée à tort. Mais c’est tout le temps comme cela
que cela se passe. Si nous croyons à l’égalité et à
la nécessité de respecter et d’affirmer la dignité
de chaque individu, nous ne devrions pas parler
de “chiendent” à propos des lieux où certains
tentent de prendre pied dans les grandes villes.
Dignité. Les bidonvilles abritent des millions de
personnes, et plus d’un milliard dans le monde.
C’est là que les gens tombent amoureux, élèvent
leurs enfants, trouvent un gagne-pain et, tout
simplement, vivent leur vie.
Les personnes qui habitent dans des bidonvilles
devraient être reconnues comme des personnes
qu’il convient d’aider à développer leur quar-
tier et non comme une menace pour la société.
Nous faisons partie de la société, en effec-
tuant souvent des tâches dont dépend l’élite de
la société, comme les tâches ménagères, les mis-
sions de sécurité ou les travaux sur les chantiers
de construction. C’est nous qui construisons les
grandes villes et les gardons propres et sûres.
Nous devons bénéficier du même respect que
n’importe qui. Pourtant, lorsque nous nous orga-
nisons pour demander la reconnaissance de notre
dignité, nous sommes toujours plus, beaucoup
plus, incriminés. La police nous tire dessus avec
des balles en caoutchouc et nous passe à tabac
lors des manifestations.
Nous sommes régulièrement arrêtés et accusés
de “troubles à l’ordre public” pour avoir commis
le crime d’apparaître en public en tant que force
politique organisée.
S’EXPRIMER COÛTE QUE COÛTE. 45
AFRIQUE DU SUD
Thapelo Mohapi et le mouvement
Abahlali baseMjondolo
QUI EST-IL ?
Thapelo Mohapi est le secrétaire
← Dessin d’Otto paru général du mouvement Abahlali
dans Der Freitag, baseMjondolo (AbM), qui milite
Berlin. notamment pour les droits fonciers
et l’accès au logement des personnes
vivant dans des quartiers informels
en Afrique du Sud. Depuis 2021, il vit
dans la clandestinité, car sa vie est
menacée. Vingt-cinq des membres
d’AbM ont été tués depuis la création
du mouvement, en 2005.
Dans les commissariats, il nous arrive d’être QUE DEMANDE AMNESTY ?
PHOTO COILLECTION PRIVÉE
torturés et même assassinés par la police. Quand Une enquête approfondie, impartiale
nos leaders sont tués, la police enquête rarement, et transparente sur le harcèlement et
et n’intervient jamais lorsque des municipalités les homicides des membres de l’AbM,
détruisent illégalement et sans ménagement visant à amener les responsables
nos logements. présumés devant la justice et à mettre
Certes, l’Afrique du Sud connaît de très graves SOURCE un terme à toutes ces attaques.
problèmes de violence et de criminalité, mais il
faut bien voir que ce sont les pauvres qui sont les DAILY MAVERICK
plus touchés, comme pour tous les autres pro- Johannesburg,
blèmes à l’origine de la crise à laquelle notre pays Afrique du Sud
est confronté. Nous, nous n’avons pas de mai- dailymaverick.co.za
sons en brique, d’alarmes ou d’agents de sécu- Le Daily Maverick est
rité privée. Nous sommes toujours vulnérables. né sur les cendres de
Mais les postes de police de nos quartiers ne sont Maverick, un magazine
pas là pour nous venir en aide. Au contraire, c’est d’afaires lancé à la in
là que nous sommes conduits et parfois grave- de 2005. Mais la ESWATINI
ment blessés lorsque nous nous dressons pour société éditrice est Thulani Maseko
affirmer notre dignité d’être humain. emportée par la crise
Même les gens bien qui travaillent dans la inancière de 2008. QUI EST-IL ?
police ne peuvent pas faire grand-chose pour L’équipe de la Avocat défenseur des droits humains,
nous soutenir, car la raison de vivre du système, rédaction ne renonce Thulani Maseko a ouvertement critiqué
c’est de nous opprimer. Nous réclamons des pas : elle crée une les lois répressives et la violence
formes démocratiques de contrôle de la police version en ligne. dont l’Eswatini faisait usage pour
par la collectivité, mais bien sûr ce gouverne- Audacieux, décalé étoufer les manifestations paciiques.
ment ne le permettra jamais. et réactif, le webzine Il présidait un réseau de partis
Nous ne serons pas en mesure de réduire la est devenu l’un des politiques et d’organisations de
violence dans la société ni la prédation souvent sites phares de la la société civile réclamant des réformes
cruelle des personnes vulnérables tant que nous presse sud-africaine. démocratiques lorsqu’il a été abattu, le
n’aurons pas apporté de changements majeurs à 21 janvier 2023, par des tireurs inconnus.
la façon dont la société est organisée. Quelques heures auparavant, le roi avait
Il faut réaliser des investissements massifs prononcé un discours airmant qu’“on
en faveur des pauvres, s’engager clairement à s’occuperait” des personnes réclamant
construire une société dans laquelle chacun est une réforme démocratique. Aucune
respecté, offrir des débouchés aux millions de enquête impartiale et indépendante
jeunes enlisés dans le chômage, et mener une n’a été menée sur ce crime.
grande campagne contre la corruption.
PHOTO GIANLUIGI GUERCIA/AFP
Lorsque les gens auront conscience d’être QUE DEMANDE AMNESTY ?
respectés et pourront croire en la société et en Une véritable enquête sur
l’avenir, ils seront beaucoup moins nombreux cet homicide et des suites judiciaires.
à se laisser entraîner dans des modes de vie L’accès à la justice et à des
qui les conduisent à porter atteinte aux droits recours efectifs pour la famille
d’autrui, au détriment de leur propre vie et de de Thulani Maseko.
la société. Ce sont les citoyens ordinaires → 46
46. DOSSIER
45 ← de ce pays qui sont venus à bout de l’apar-
theid, et non le Congrès national africain (l’ANC)
en exil. Pourtant, en 1994, on a demandé à nos
parents qui avaient risqué leur vie dans la lutte
de rentrer chez eux parce que l’ANC allait avoir
les rênes du pouvoir. Les ONG ont également
pris leurs places de leaders.
Lorsque les pauvres se sont avisés de protester
et de s’organiser, on les a toujours traités de crimi-
nels ou on a dit qu’ils représentaient la “troisième
force”, un complot visant à saper la démocratie.
Abahlali baseMjondolo, l’association à laquelle
j’apporte mes services depuis dix ans, a été jus-
tement créée pour changer cette manière de
voir. Depuis le début, le mouvement, qui compte
aujourd’hui plus de 115000 membres en règle
dans quatre provinces, insiste sur le fait que les
pauvres vivant dans des bidonvilles sont tout à
fait capables de penser par eux-mêmes et que
nous devrions pouvoir participer à toutes les
prises de décision qui nous concernent.
Être pauvre ne signifie pas qu’on est effondré,
mais simplement qu’on n’a pas d’argent. Et nous
n’avons pas d’argent parce que nous avons été
appauvris par le colonialisme et l’apartheid, et
maintenus dans la pauvreté par l’ANC.
Nouvelle vision. Il faut donc trouver une solu-
tion politique pour changer les structures sociales
qui nous maintiennent dans la pauvreté, ainsi
que pour vaincre la corruption et surmonter la
répression de l’ANC.
Avec la montée du désespoir et l’augmen-
tation de la faim en Afrique du Sud, on risque
d’assister à une hausse parallèle de la violence
dans la société, d’autant plus que l’action de la
police, du gouvernement et des partis politiques
laisse la population de plus en plus désabusée.
L’utilisation d’un langage déshumanisant et l’en-
voi de la police pour commettre davantage de
violences à l’encontre des pauvres ne font qu’ag-
graver la situation.
Le plus important, pour rendre cette société
plus sûre pour nous tous, c’est de restaurer la
confiance dans le présent et l’espoir dans l’ave-
nir. Nous avons besoin d’une nouvelle vision
politique pour une société fondée sur le respect
de la dignité humaine, une société dans laquelle
chacun est mis en valeur et invité à apporter sa
pierre à l’édifice, une société pour qui c’est la pau-
vreté, et non les pauvres, qui constitue le fond du
problème. Autrement dit, luttons contre la pau-
vreté et non contre les pauvres! C’est ainsi que
nous construirons une société dans laquelle nous
serons tous en sécurité.
Nous continuerons à nous battre pour notre
dignité, même si notre gouvernement ne nous
reconnaît pas comme des êtres humains, et
même si nos chefs sont régulièrement empri-
sonnés et assassinés.
Nous invitons toutes les personnes de bonne
volonté à se joindre à nous à leur manière, car
nous sommes en quête d’une issue à la crise
actuelle et d’un avenir où chaque individu serait
apprécié à sa juste valeur sans que personne soit
traité comme un rebut.
—Thapelo Mohapi,
publié le 12 mars
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
europe
Vers une dépénalisation
de l’IVG?
POLOGNE Malgré la victoire de l’opposition démocratique aux
élections législatives, la question de l’avortement reste brûlante.
Pour les ONG, il faut que les poursuites judiciaires cessent.
n Pologne, le chemin pour léga- de la Troisième Voie, une coalition d’agrariens
E
→ Dessin de Falco,
Cuba. liser l’avortement jusqu’à la dou- et de démocrates chrétiens, partisans du “com-
zième semaine de grossesse risque promis” précédemment installé en 1993, qui
d’être long, même si l’équilibre des n’autorisait l’interruption d’une grossesse que
forces au sein de la nouvelle chambre si celle-ci résultait d’un viol ou constituait un
basse et l’arrivée au pouvoir, d’ici danger pour la vie de la femme enceinte; ou bien
à la mi-décembre, de trois formations si le fœtus présentait une malformation grave
issue de l’opposition démocratique lui et irréversible.
ouvrent la voie. L’accord de coalition du 10 novembre, signé par
Les nationaux conservateurs du PiS les trois formations victorieuses, “se contente d’une
(Droit et Justice), aux commandes déclaration générale sur l’invalidation du jugement
ces huit dernières années, étaient du Tribunal constitutionnel de 2020”, regrette le site
parvenus, en saisissant une d’information en ligne Oko.press, situé à gauche.
Cour constitutionnelle poli-
tisée, à interdire, à partir Projets de loi. Les résultats des sondages sont
de janvier 2021, l’accès à pourtant clairs : en mars dernier, 75 % des per-
l’avortement en Pologne sonnes interrogées par l’institut Ipsos déclaraient
en cas de malforma- qu’elles voteraient oui en cas de référendum de
tion grave du fœtus. légalisation. Une étude d’opinion réalisée en
L’annonce du jugement, novembre montre, elle, que 35 % des sondés
en octobre 2020, avait souhaitent une légalisation de l’IVG jusqu’à la
jeté des dizaines de mil- douzième semaine de grossesse, quand seuls
liers de Polonaises et de 21 % désirent retourner au compromis de 1993.
Polonais dans la rue des La Nouvelle Gauche a donc déposé,
semaines durant. le 14 novembre, deux projets de loi : l’un qui
La Nouvelle Gauche et la légalise l’IVG jusqu’à la douzième semaine de
Coalition civique (KO) – emme- grossesse, l’autre qui dépénalise l’aide à l’avor-
née par l’ancien Premier ministre tement, aujourd’hui punie par l’article 152 du
Donald Tusk – avaient fait de la Code pénal, lequel prévoit jusqu’à trois ans
légalisation de l’IVG une promesse d’emprisonnement. Un article qui a conduit,
de campagne, mais c’était sans en mars 2023, à la condamnation de la mili-
compter sur le succès inattendu tante pro-choix Justyna Wydrzynska à des tra-
vaux d’intérêt général (voir cicontre).
“C’est un test […]. Nos partenaires de coali-
tion subiront certainement une pression énorme
de la part des organisations de femmes et d’une
partie des médias”, estime un interlocuteur
de gauche du quotidien économique Gazeta
Prawna. L’espoir est pourtant permis, puisque
POLOGNE la Troisième Voie “n’entend pas introduire de
Justyna Wydrzynska discipline [de parti] lors du vote du projet de
loi”, comme le souligne le quotidien libéral
QUI EST-ELLE ? Gazeta Wyborcza.
Elle est l’une des fondatrices d’Abortion Dream Team, un collectif Difficile de prédire pour autant si le pré-
qui se mobilise pour que toutes les femmes qui souhaitent sident, Andrzej Duda, acquis au PiS, validera
avorter puissent le faire. En mars 2023, Justyna Wydrzynska une telle législation sans mettre un veto impos-
a été condamnée à huit mois de travaux d’intérêt général pour sible à contourner. Mais il pourrait bien, en
PHOTO KAROLINA JACKOWSKA
avoir aidé une femme enceinte à obtenir des pilules abortives. attendant, consentir à une “décriminalisation
Une pratique illégale en Pologne. Elle a fait appel de la décision. totale” de l’avortement. De quoi constituer pour
la députée de la Nouvelle Gauche Katarzyna
QUE DEMANDE AMNESTY ? Kotula, citée dans un autre article de Gazeta
L’annulation de la condamnation. L’arrêt des persécutions Wyborcza, “un nouveau compromis”, en atten-
et de la répression sur la personne de Justyna Wydrzynska. dant l’élection présidentielle de 2025.
—Courrier International
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 S’EXPRIMER COÛTE QUE COÛTE. 47

amériques
L’eficacité mortelle
de la police
BRÉSIL
Ana Maria Santos Cruz
BRÉSIL Les meurtres commis par des policiers sont souvent Bilan
dirigés contre des personnes noires et de quartiers populaires, QUI EST-ELLE ?
et la justice ne donne guère suite aux poursuites. DE BONNES Femme noire et défenseure des droits
NOUVELLES humains, Ana Maria Santos Cruz
Les précédentes a perdu son ils Pedro Henrique,
campagnes ont porté assassiné par la police selon sa
’assassinat du ils d’Ana Maria Santos Cruz depuis été inculpés, mais leur procès n’a pas compagne, témoin du crime. Il avait

L
par des policiers qui, six ans plus tard, n’ont
toujours pas été jugés illustre la situation
dramatique qui se joue dans l’État brési-
lien de Bahia, dont les forces de police
leurs fruits. Parmi
encore eu lieu. À l’époque, l’intervention avait les bonnes nouvelles organisé des “marches pour la paix”
été qualiiée d’“énergique” par le pouvoir exé- à célébrer, il y a la pour dénoncer les violences
cutif régional. libération de Yasaman policières. Le 27 décembre 2018,
Dans l’ensemble du pays, le Forum brésilien il a été assassiné. Inculpés en 2019,

PHOTO GABRIEL YJALADE - AMNESTY INTERNATIONAL

sont celles qui tuent le plus dans le pays :
1 464 personnes, en grande majorité afro-
brésiliennes, y ont été tuées en 2022 par des
policiers, un nombre quatre fois plus élevé
qu’en 2015, estime le Forum brésilien de la
sécurité publique, dont les données sont rap-
portées par la rédaction lusophone pour le
Brésil de Deutsche Welle.
Alors qu’au moins dix gangs criminels se
disputent actuellement des territoires de la
région, le gouvernement local, dirigé depuis
près de deux décennies par le Parti des tra-
vailleurs (PT) du président de gauche Lula,
a adopté le choix de la confrontation armée,
et non de l’investigation, comme principale
politique de sécurité publique, sans que cela
vienne pour autant endiguer le narcotraic,
explique BBC News Brasil.
Dans ce contexte, les interventions létales
sont considérées “comme un critère d’eicacité
de la police”, observe le professeur de l’Uni-
versité fédérale de Bahia Samuel Vidal. Cet
ancien dirigeant local du PT explique avoir
quitté le parti après une opération policière
en 2015 dans la banlieue de Salvador, la capi-
tale de Bahia, qui s’était soldée par la mort
de douze jeunes. Accusés d’avoir exécuté
sommairement les victimes, neuf agents ont
Canada. Une lutte pour préserver les territoires
●●● La déception. C’est le quotidien” sur leur territoire
sentiment qui se dégageait traditionnel, rapportait
à la lecture de l’article de le média canadien.
Radio-Canada, en juillet, De fait, “depuis 2019,
Aryani, en Iran. Cette
de la sécurité publique a enregistré 6 430 morts jeune militante avait les agents soupçonnés de l’avoir tué
causées par des policiers l’an dernier ; 83 % retiré son voile pour sont encore actifs au sein des forces
des victimes étaient des personnes noires. traverser un wagon de l’ordre. L’enquête sur cet homicide
Interrogé par le journal O Tempo, un spécia- réservé aux femmes n’a pas été conclue. Ana Maria Santos
liste de l’organisation évoque une “violence en distribuant des Cruz se bat pour que les responsables
sélective” : pour lui, “les agents ont tendance à leurs blanches. répondent de leurs actes.
agir de manière agressive lorsqu’ils pensent qu’ils Une vidéo devenue
ne seront pas sanctionnés”. Cette impunité “est virale en mars 2019. QUE DEMANDE AMNESTY ?
directement liée au proil des victimes, généra- Elle avait été arrêtée Une enquête indépendante, impartiale
lement noires et de quartiers populaires”, qui un mois plus tard et approfondie sur la mort de Pedro
dépendent souvent des organes publics pour et condamnée Henrique, suivie d’une action en justice.
assurer leur défense. Or il existe selon lui tout à une peine de seize
un “réseau de complicité qui commence par les ans de prison pour,
policiers et se termine par les tribunaux”, car “les notamment,
procureurs, qui devraient contrôler ce type d’évé- “incitation
nements, agissent avec connivence, déposent peu à la corruption
de plaintes et n’y donnent guère suite”. et à la prostitution”.
Sept États brésiliens ont décidé d’équiper Yasaman, sa mère
leurs forces de police de caméras corporelles, et d’autres femmes
qui sont par ailleurs en phase de test dans dix défenseurs des droits
autres régions, dont Bahia, explique le site G1, humains ont été
du groupe Globo. Le ministère de la Justice libérées en février CANADA
prépare par ailleurs un protocole national, et mars 2023. Nation autochtone wet’suwet’en
rapporte un éditorialiste du quotidien Correio Mohamed El-Baqer
Braziliense, pour qui cette mesure “doit être a lui aussi été libéré. QUI SONT-ILS ?
adoptée rapidement et dans tout le pays”. Et de Cet avocat égyptien Les membres de la nation autochtone
conclure : “Il est déjà grand temps.” spécialisé dans wet’suwet’en s’opposent à la
—Courrier International la défense des droits construction d’un gazoduc sur leurs
humains avait été terres. Mais l’entreprise TC Énergie,
victime de fausses soutenue par l’État, a entamé les
accusations de travaux au mépris du droit
terrorisme et arrêté
en 2019. Puis
international. Vingt membres de
la nation wet’suwet’en ont été accusés
projet de la compagnie TC condamné à quatre d’avoir désobéi à l’ordre de se tenir
Énergie”, indiquait le site. ans de prison pour à l’écart des sites de construction
Mais les témoignages “diffusion de fausses du gazoduc Coastal GasLink, qui se
devant la Commission nouvelles” en 2021. trouvent sur les territoires ancestraux
PHOTO LA PRESSE CANADIENNE/DARRYL DYCK/ALAMY

après une audience
d’une délégation du peuple
wet’suwet’en devant
la Commission
interaméricaine des droits
de l’homme. Elle était
venue dénoncer la violation
des droits de la nation
wet’suwet’en, l’intimidation
et la surveillance que ses
membres disent subir “au
les chefs héréditaires de la
Première Nation s’opposent
au projet de construction
d’un gazoduc qui traverse
les terres non cédées
de la communauté.
Et de nombreux
autochtones ont été arrêtés
par la Gendarmerie royale
du Canada lors de
manifestations contre ce
semblent vains, bien que
le chef héréditaire
wet’suwet’en Na’moks
ait déclaré : “Nous sommes
les décideurs sur leur
territoire.” La prison reste
souvent la seule conclusion
aux manifestations, et
le gouvernement canadien
poursuit ses projets
de pipelines.
Il a été libéré en non cédés de la nation. Parmi ces
juillet 2023 après défenseurs, 9 sont actuellement jugés.
presque quatre ans
de détention dans QUE DEMANDE AMNESTY ?
une prison à sécurité L’abandon des poursuites contre
maximale. les défenseurs de la terre opposés
à la construction du gazoduc
Coastal GasLink. La cessation
de l’exploitation des terres
des Wet’suwet’en sans
leur consentement préalable.
48. Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

360 MAGAZINE
Ma petite croisière metal • Voyage ............. 52
Ne tirez pas sur les critiques • Idées ......... 54
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
SOURCE
NATURE
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire
nature.com
Depuis 1869, cette revue scientifique
↓ Dessin de Señor Salme, au prestige mérité accueille – après
Espagne. plusieurs mois de vérifications –
Discerner
le vrai de l’IA
Les images trompeuses entièrement créées par
intelligence artificielle générative se multiplient.
Elles menacent la démocratie, estiment certains.
Pour limiter les dégâts, des chercheurs se sont
lancés dans une course au développement d’outils
capables de les détecter. — Nature (Londres)
n juin dernier, dans le cadre des joutes politiques
E
en amont des primaires de la présidentielle
américaine de 2024, plusieurs images ont été
diffusées montrant Donald Trump embrassant
l’un de ses anciens conseillers à la santé, Anthony
Fauci. Sur certains clichés, on voit Trump béco-
ter gauchement le visage de Fauci, le “monsieur santé”
vilipendé par certains conservateurs américains pour
avoir défendu le port du masque et les vaccins pendant
la pandémie de Covid-19.
“Ça sautait aux yeux” qu’ils étaient faux, se souvient
Hany Farid, informaticien à l’université de Californie à
Berkeley et l’un des nombreux spécialistes à avoir exa-
miné ces clichés. En scrutant trois des
photos, on s’aperçoit que les cheveux de
Trump sont flous, curieusement, que les inscriptions
n’ont aucun sens à l’arrière-plan, que les bras et les mains
ont des positions peu naturelles et que l’oreille visible
de Trump défie les lois de l’anatomie. Autant d’éléments
qui trahissent – pour l’heure – l’utilisation d’une intelli-
gence artificielle générative (IAG).
Les images et vidéos de ce type, appelées deepfakes, pro-
duites par des générateurs text-to-image [qui créent des
images à partir d’une indication textuelle] en faisant appel
au deep learning [“apprentissage profond”], sont désormais
monnaie courante. Si les tricheurs recourent depuis belle
SYNERGY ART
lurette à la tromperie pour extorquer de l’argent, influen-
cer l’opinion, voire déclencher des guerres, la vitesse et
la facilité avec lesquelles des volumes considérables de
360o. 49
les comptes rendus des innovations
majeures dans tous les domaines :
de la biologie à la physique, en passant par
l’astronomie. Outre les articles destinés aux
chercheurs et aux scientifiques, la revue
propose des pages d’actualités, de débats
et de dossiers accessibles au grand public.
contenus fallacieux (mais extrêmement convaincants)
peuvent être dorénavant produits et diffusés – associées
à un manque de sensibilisation du grand public – consti-
tuent une menace grandissante.
“Les gens connaissent encore mal la technologie géné-
rative. Ce n’est pas comme si elle était apparue progressi-
vement. Ç’a été fulgurant : tout à coup, elle était là, ce qui
nous empêche d’avoir le recul nécessaire”, observe Cynthia
Rudin, informaticienne spécialiste de l’IA à l’université
Duke de Durham, en Caroline du Nord.
Des dizaines d’outils sont désormais disponibles, per-
mettant à l’internaute lambda de générer artificielle-
ment n’importe quel contenu ou presque, à n’importe
quelle fin, qu’il s’agisse de créer une fausse vidéo de Tom
Cruise sur TikTok pour s’amuser, de faire revivre une
victime d’une fusillade dans une école dans une vidéo
réclamant un durcissement de la réglementation sur les
armes à feu ou de simuler un appel à l’aide d’un proche
pour délester une victime de quelques dizaines de mil-
liers de dollars. Les deepfakes vidéo peuvent même être
générés en temps réel, au cours d’une visioconférence,
par exemple. Au début de l’année, Jerome Powell, le
patron de la Réserve fédérale américaine, a ainsi discuté
en visio avec quelqu’un qu’il pensait être le président
TECHNOLOGIE
50. 360o
ukrainien, Volodymyr Zelensky… sauf
que ce n’était pas lui.
La quantité de contenus générés par IA est incon-
nue, mais elle serait en train d’exploser. Les universi-
taires citent souvent une estimation selon laquelle 90 %
des contenus d’Internet pourraient être créés artificiel-
lement d’ici quelques années. “Tout le reste serait alors
noyé dans le bruit ambiant”, prévient Cynthia Rudin, ce
qui compliquerait la tâche de celles et ceux qui sont à
la recherche de contenus utiles ou authentiques. Les
moteurs de recherche et les réseaux sociaux ne feront
qu’amplifier la désinformation, ajoute-t-elle. “Jusqu’à
présent, on recommandait et on faisait circuler toutes ces
bêtises. Maintenant, on va les générer.”
i les contenus de synthèse ont souvent pour but
S
premier de divertir et d’amuser, comme l’image
devenue virale du pape François portant une
doudoune de créateur, certains obéissent à une
stratégie partisane et parfois malveillante – par
exemple via la diffusion tous azimuts de contenus
pornographiques dans lesquels le visage d’une personne
est associé au corps d’une autre sans son consentement.
Même un seul contenu de synthèse peut être lourd de
conséquences : une image générée par l’IA d’une explosion
au Pentagone s’est ainsi propagée comme une traînée de
poudre en mai dernier, créant un trou d’air sur le marché
boursier. L’existence de ces contenus de synthèse permet
également à des individus de rejeter les preuves bien
réelles d’un délit en les qualifiant de “fausses”.
“Les gens savent de moins en moins à quel saint se vouer.
Et c’est un vrai problème pour la démocratie, analyse Sophie
Nightingale, psychologue à l’université de Lancaster
(Royaume-Uni), qui étudie les effets de l’IA générative.
C’est un point sur lequel il faut réagir, et vite. La menace est
d’ores et déjà considérable.” Elle précise que la question
va se poser avec acuité dans les deux ans à venir, avec
les élections majeures qui vont se tenir aux États-Unis,
en Russie et au Royaume-Uni.
Pour l’instant, certains contenus de synthèse contiennent
encore des indices révélateurs, tels que des mains à six
doigts sur les photos. Mais l’IAG s’améliore de jour en
jour. “C’est l’affaire de quelques mois” avant que les gens
ne soient plus capables de faire la différence, pointe Wael
Abd-Almageed, informaticien et ingénieur informatique
à l’université de Californie du Sud à Los Angeles.
Dans ce contexte, les chercheurs mettent les bouchées
doubles pour tenter de tirer le meilleur parti des deepfakes
tout en concevant des garde-fous contre les abus. Il existe
à ce jour deux parades technologiques : le marquage des
contenus authentiques ou de synthèse au moment de leur
création et l’utilisation de détecteurs d’IA pour repérer
les faux après publication. Aucune de ces deux solutions
n’est parfaite, mais l’une et l’autre compliquent la falsifi-
cation, assure Shyam Sundar, psychologue et fondateur
d’un laboratoire de recherche sur les effets des conte-
nus à l’université d’État de Pennsylvanie. “Si vous êtes
malveillant et que vous avez de la suite dans les idées, vous
pouvez à l’évidence aller assez loin. Le but de la manœuvre,
c’est de vous mettre des bâtons dans les roues”, explique-t-il.
À court terme, affirme Sophie Nightingale, la tech-
nologie jouera le premier rôle, mais “à plus long terme
peut-être mettra-t-on davantage l’accent sur la sensibili-
sation et la réglementation”. L’Union européenne (UE)
ouvre la voie à l’échelle internationale avec sa loi sur
l’IA, qui a été adoptée par le Parlement en juin der-
nier et qui attend l’aval des deux autres instances diri-
geantes de l’Union. “On va certainement en tirer des leçons
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
importantes, juge la psychologue, que leurs efforts soient
couronnés de succès ou non.”
Pour les chercheurs, l’IA générative est un outil très
utile. Elle est par exemple utilisée pour créer des jeux
de données médicales, en contournant la question de la
confidentialité, afin de concevoir des molécules ou encore
d’améliorer les articles et les logiciels scientifiques. On
envisage également d’utiliser les deepfakes pour anonymi-
ser les participants aux thérapies de groupe en visio, créer
des avatars personnalisés de médecins ou d’enseignants
qui soient plus attrayants pour le public, ou améliorer
l’encadrement des études dans le domaine des sciences
sociales. Shyam Sundar assure : “Je suis plus optimiste qu’in-
quiet. Je pense que c’est révolutionnaire comme technologie.”
ace au risque d’abus généralisés, les cher-
F
cheurs et les éthiciens n’en tentent pas moins
de poser des règles encadrant l’usage de l’IA,
comme la Déclaration de Montréal de 2018 et
la Recommandation sur l’intelligence artificielle
de 2019. Le Partnership on AI [“Partenariat
sur l’IA”], une organisation à but non lucratif qui réunit
des poids lourds du secteur, promeut le dialogue sur
les bonnes pratiques, même si certains observateurs et
participants doutent de son efficacité réelle.
Tous défendent les principes de transparence et de
signalement des contenus de synthèse. Les entreprises
s’emparent du sujet : en mars, par exemple, TikTok a
mis à jour les règles de sa communauté en obligeant les
créateurs de contenus à dire s’ils utilisaient l’IA dans les
scènes d’apparence réaliste. En juillet, sept géants de la
tech, dont Meta, Microsoft, Google, OpenAI et Amazon,
se sont engagés auprès de la Maison-Blanche à signaler
les contenus générés par l’IA. Et, en septembre, Google a
fait savoir qu’à compter de la mi-novembre tout contenu
généré par l’IA utilisé dans des publicités à caractère poli-
tique devra être signalé comme tel sur ses plateformes,
y compris YouTube.
Une des manières de marquer les images de synthèse
est de leur appliquer un filigrane en modifiant des pixels.
La retouche est imperceptible à l’œil nu mais décelable à
l’analyse. En modifiant certains pixels de sorte que leur
↑ Une fausse vidéo mettant en scène l’ancien
président américain Barack Obama. Les logiciels
de reconnaissance faciale, comme celui à
l’œuvre ici, peuvent être utilisés pour faire dire
à quelqu’un quelque chose qu’il n’a jamais dit,
notamment en période électorale. Photo AP/Sipa
valeur colorimétrique soit un nombre pair, par exemple,
on crée un filigrane – mais un filigrane rudimentaire qui
disparaît à la moindre manipulation de l’image ou presque,
comme l’application d’un filtre de couleur. Certains fili-
granes ont ainsi été jugés trop faciles à supprimer. Mais
d’autres plus complexes peuvent, par exemple, prendre
la forme d’un dégradé d’un bord à l’autre de l’image,
superposé à plusieurs autres motifs de même type, de
sorte qu’il soit impossible de les effacer en manipulant
les pixels individuellement. Ces filigranes peuvent être
difficiles (mais pas impossibles) à supprimer, explique
Hany Farid. En août dernier, Google a dévoilé un filigrane
destiné aux images de synthèse, appelé SynthID, sans
donner plus de détails sur son fonctionnement; reste à
savoir s’il est vraiment efficace, commente l’informaticien.
Dans le même ordre d’idées, une autre option consiste
à taguer les métadonnées d’un fichier avec des informa-
tions sécurisées sur sa provenance. Pour la photographie,
cette méthode commence à la prise de vue avec un logi-
ciel intégré à l’appareil photo qui vérifie que les coordon-
nées GPS et l’horodatage de l’image sont valides et que
le cliché n’est pas la photo d’une photo, par exemple.
Les compagnies d’as-
surances se servent de
ce type d’outils pour authentifier les images de biens
et de dégâts, et l’agence de presse Reuters a testé cette
technologie d’authentification pour valider des photos
de la guerre en Ukraine.
La Coalition sur la provenance et l’authenticité des
contenus (C2PA), qui réunit des géants de la tech et de
l’édition, a publié en 2022 une première version d’un
document technique sur le traçage des données de pro-
venance, à la fois pour les images réelles et de synthèse.
De nombreux outils conformes à la C2PA permettant
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
d’intégrer, d’identifier et de vérifier les données de pro-
venance sont désormais disponibles, et de nombreuses
entreprises, dont Microsoft, s’engagent à suivre les lignes
directrices de la C2PA. “La C2PA va être très importante,
elle va nous aider”, se félicite Anderson Rocha, chercheur
en IA à l’université de Campinas, au Brésil.
Les outils d’identification de la provenance des images
devraient permettre de réduire le nombre de fichiers
douteux, estime Hany Farid, qui siège au comité direc-
teur de la C2PA et propose ses services de consultant à
Truepic, une société de San Diego (Californie) qui vend
des logiciels d’authentification des photos et des vidéos.
Encore faut-il que les “acteurs bien intentionnés” adhèrent
à un programme comme la C2PA. D’autant que “certains
contenus passeront entre les mailles du filet”, observe-t-il.
D’où l’intérêt des détecteurs d’IA, qui peuvent être un
bon outil complémentaire.
“Je suis plus optimiste qu’inquiet.
Je pense que c’est révolutionnaire
comme technologie.”
S h y a m S u n d a r,
PSYCHOLOGUE ET CHERCHEUR AMÉRICAIN
Les laboratoires universitaires et les entreprises ont
créé une multitude d’outils de classification faisant appel
à l’IA. Ces derniers reposent sur des modèles qui per-
mettent de distinguer les contenus générés artificielle-
ment par IA des photos réelles. La plupart de ces outils
seraient capables de repérer plus de 90 % des faux et ne
prendraient les images réelles pour des faux que dans
1 % des cas. Reste qu’il est facile de les mettre en échec.
Un individu malintentionné peut falsifier des images de
sorte d’induire le détecteur en erreur, prévient Hany Farid.
Les outils faisant appel à l’IA peuvent être associés à
d’autres techniques qui reposent sur l’intuition humaine
pour démêler le faux du vrai. Hany Farid recherche des
indices comme des lignes de perspective qui défient les
lois de la physique. D’autres signes sont plus subtils. Avec
ses confrères, il a découvert que les visages créés par les
générateurs StyleGAN avaient notamment tendance à
placer les yeux toujours au même endroit sur les photos,
ce qui permettait de repérer ceux qui avaient été géné-
rés par IA. Les détecteurs d’IA peuvent faire appel à des
algorithmes sophistiqués qui peuvent, par exemple, lire
une horloge située sur la photo et vérifier que la lumino-
sité de l’image correspond à l’heure qu’elle donne. Le logi-
ciel FakeCatcher, de la société Intel, analyse les vidéos à
la recherche des changements de couleurs attendus sur
le visage en fonction des fluctuations de la circulation
sanguine. Certains détecteurs d’IA, poursuit Anderson
Rocha, recherchent le bruit distinctif créé par les cap-
teurs de luminosité des appareils photo, que l’IA a encore
du mal à reproduire.
Faussaires et débusqueurs de faux se livrent une guerre
féroce. Hany Farid se souvient ainsi d’un article rédigé
par un de ses anciens étudiants, Siwei Lyu, devenu infor-
maticien à l’université de Buffalo (État de New York),
qui mettait en évidence que, sur certaines vidéos géné-
rées par IA, les gens clignaient des yeux à des cadences
différentes. Les générateurs avaient réglé le problème en
quelques semaines. C’est la raison pour laquelle, même
si le laboratoire de Farid publie la grande majorité de ses
travaux, il ne diff use le code qu’au cas par cas aux uni-
versitaires qui en font la demande. Wael Abd-Almageed
pratique la même politique. Il redoute : “Si on met notre
outil à la disposition du public, les gens vont perfectionner
encore leurs méthodes de génération.”
Plusieurs services de détection proposant des inter-
faces utilisateurs publiques ont vu le jour et beaucoup de
laboratoires universitaires sont également sur le coup,
notamment le projet DeFake du Rochester Institute of
Technology à New York et le projet DeepFake-o-meter
de l’université de Buffalo. L’agence américaine Darpa
(Agence de recherche avancée sur la défense) a lancé
en 2021 un projet baptisé SemaFor ayant pour mission
de découvrir le qui, le quoi, le pourquoi et le comment
derrière chaque fichier de synthèse. Dans le cadre du
projet, une équipe d’une centaine d’universitaires et de
chercheurs privés a travaillé main dans la main pour
créer plus de 150 outils d’analyse, explique le respon-
sable du projet, Wil Corvey. La plupart sont des algo-
rithmes de détection qui peuvent être utilisés ensemble
ou séparément.
En raison du très grand nombre de générateurs et de
détecteurs d’IA, et de la spécificité de chaque cas, le taux
de précision est très variable. D’autant que la situation
évolue constamment du fait de la course aux armements
entre ces deux types d’outils. Pour de nombreux types
de contenus, les taux de réussite sont plutôt faibles à
l’heure où l’on parle. Pour un texte généré par l’IA, une
étude menée cette année sur 14 outils de détection a
révélé que tous avaient en commun de n’être “ni précis
ni fiables”. Pour les vidéos, un concours très médiatisé,
organisé en 2020, a été remporté par un outil dont le
taux de précision n’était que de 65 %. Pour les images,
Anderson Rocha explique que, si l’outil de génération est
connu, les détecteurs peuvent afficher un taux de réus-
site supérieur à 95 %. Mais si le générateur est de type
nouveau ou inconnu, ce taux s’effondre dans la plupart
des cas. L’utilisation de plusieurs détecteurs d’IA pour
une même image peut alors augmenter le taux de réus-
site, précise Wil Corvey.
’expert ajoute que la détection des contenus de
L
synthèse ne constitue qu’une pièce du puzzle :
à l’heure où de plus en plus d’internautes font
appel à l’IA pour modifier leurs productions, la
question n’est pas de savoir dans quelle mesure
un contenu est artificiel, mais plutôt dans quel
but il a été créé. C’est la raison pour laquelle une bonne
partie du travail de SemaFor consiste à déterminer
l’intention qui se cache derrière les faux, en attribuant
le contenu à un créateur et en caractérisant son objectif.
Un projet parallèle de la Darpa, l’Incas (Programme
de sensibilisation et d’interprétation du sens), planche
actuellement sur des outils automatisés capables de
détecter les indices des campagnes de désinformation
de masse faisant appel à l’IA.
SemaFor en est actuellement à la troisième et dernière
étape de son projet, qui voit Wil Corvey se concentrer
sur la recherche d’utilisateurs potentiels, comme les
réseaux sociaux. “On a contacté un certain nombre de
sociétés, dont Google. À notre connaissance, aucune ne se
sert de nos algorithmes de manière régulière”, dit-il. Meta
a collaboré avec des chercheurs de l’université d’État
du Michigan, à East Lansing, sur les détecteurs d’IA
mais n’a rien dit sur l’usage qu’il prévoyait d’en faire.
Hany Farid collabore avec la plateforme profession-
nelle LinkedIn, qui se sert de détecteurs basés sur l’IA
pour repérer et éliminer les visages de synthèse appa-
raissant sur les comptes frauduleux.
Wael Abd-Almageed est favorable à ce que les réseaux
sociaux utilisent des détecteurs pour scanner toutes les
360o. 51
images apparaissant sur leurs sites, éventuellement en
mettant un bandeau d’avertissement sur les images soup-
çonnées d’avoir été créées artificiellement. Mais il s’est
cassé le nez lorsqu’il l’a proposé voilà quelques années à
une société qu’il ne nommera pas. Wael Abd-Almageed
soupire : “J’ai dit à un réseau social : ‘Prenez mon logiciel
et utilisez-le gratuitement.’ Ils m’ont répondu : ‘Si vous
n’êtes pas capable de nous mon-
trer comment faire de l’argent
avec, ça ne nous
intéresse pas.’”
Hany Farid estime pour sa part que les détecteurs
automatiques ne sont pas adaptés à ce type d’usage :
même un outil fiable à 99 % se tromperait encore une
fois sur cent, ce qui suffirait selon lui à saper totale-
ment la confiance du public. Pour lui, la détection doit
se concentrer sur des enquêtes approfondies, pilotées
par des humains, sur des cas précis, plutôt que de vou-
loir faire la police sur l’ensemble de la Toile.
Beaucoup soutiennent que les entreprises comme
les éditeurs et les réseaux sociaux auront besoin d’un
cadre réglementaire pour les inciter à adopter un com-
portement responsable. En juin dernier, le Parlement
européen a adopté un projet de loi visant à encadrer les
utilisations à haut risque de l’IA et à imposer la trans-
parence pour les contenus générés par ce type d’ou-
tils. “Le monde regarde, parce que l’UE a pris de l’avance
dans le domaine”, commente Sophie Nightingale. Reste
que les experts sont loin d’être d’accord sur les mérites
d’un tel encadrement et redoutent qu’il ne bride l’in-
novation. Aux États-Unis, quelques projets de loi sur
l’IA sont en cours d’examen, dont l’un visant à empê-
cher les deepfakes d’images intimes et un autre sur
l’utilisation de l’IA dans la publicité à caractère poli-
tique, mais aucun des deux n’est encore sûr de passer.
Les experts s’accordent au moins sur une chose :
l’amélioration de la culture technologique contribuera
à empêcher la société et la démocratie de se retrouver
noyées sous les faux. “Il faut faire passer le message pour
que les gens prennent conscience de ce qui est en train de
se passer, met en garde Anderson Rocha. Quand ils sont
informés, ils ont des leviers. Ils peuvent réclamer que ça
figure par exemple dans les programmes scolaires.”
Même avec tous les outils technologiques et sociaux
à notre disposition, estime Hany Farid, c’est un combat
perdu d’avance que de vouloir enrayer ou repérer toutes
les supercheries. “Mais ce n’est pas si grave, parce que,
même si ça échoue, j’aurais au moins enlevé [cette tech-
nologie] des mains du commun des mortels”, dit-il. Ainsi,
comme avec la fausse monnaie, il sera toujours pos-
sible de duper le monde avec des faux générés artifi-
ciellement par l’IA, mais ce sera beaucoup plus dur.
—Nicola Jones,
publié le 27 septembre
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52. 360o
voyage.
—Politiken, extraits (Copenhague)
N ous serions, paraît-il, 666 per-
sonnes à bord du ferry à destina-
tion d’Oslo sur lequel Copenhell
[un grand festival annuel de Copenhague]
organise une “croisière metal” en ce der-
nier week-end d’octobre. Mais il y a déjà
quelque chose qui ne va pas, car en réalité
nous sommes 800, si l’on compte l’équi-
page et les musiciens. Et même si le navire
est criblé de symboles occultes tels que
des têtes de chèvre, d’inquiétantes croix
inversées ou des pentagrammes, la croi-
sière s’annonce joyeuse.
En tout cas si l’on en juge par le pro-
gramme. Il propose bien entendu des
concerts de metal, mais la traversée aller-
retour de deux jours entre le Danemark et
la Norvège ofre aussi un bufet à volonté,
un loto, un café avec jeux de société et
un karaoké.
Lorsque la musique metal est apparue,
dans les années 1970-1980, les symboles
sataniques traduisaient une rébellion
contre l’ordre établi et le conformisme.
Mais aujourd’hui, en 2023, sur le ferry
d’Oslo, l’esthétique d’autrefois relève
surtout du décorum.
Je me suis embarqué dans cette croi-
sière pour comprendre où est passée la
révolte. La culture metal est-elle devenue
petite-bourgeoise ? Réduite à une simple
nostalgie ? Ou bien une vague de fraîcheur
secouera-t-elle quand même le navire
quelque part entre Copenhague et Oslo ?
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
La croisière metal
s’amuse
Un journaliste danois a embarqué avec quelque
666 fans de metal, le temps d’une traversée aller-
retour entre Copenhague et Oslo au son de
guitares assourdissantes. Mais peut-on encore
défier le système à bord d’un navire de croisière ?
Lorsque nous larguons les amarres à
Nordhavn [port de la capitale danoise]
vendredi après-midi, je suis le premier à
grimper avec détermination les marches
en marbre en direction du pont supérieur.
J’y rencontre en aparté le directeur du
festival Copenhell, Jeppe Nissen. Il porte
un uniforme metal neutre : tee-shirt noir
et jean serré de la même couleur.
Je lui demande comment le heavy metal
peut être concilié avec le ferry d’Oslo [qui
accueille aussi des croisières dansantes ou
destinées aux fans d’Abba, par exemple].
“Ici, tu peux descendre écouter un groupe
que tu aurais pu entendre à Stengade [une
rue de Copenhague]. Mais au lieu de ren-
trer chez toi par le train de nuit, tu peux te
rendre tranquillement au buffet et y passer
un bon moment avant d’aller te coucher dans
ta petite cabine. C’est agréable”, explique-
t-il avec un sourire.
Mais le métalleux n’est-il pas par déi-
nition rebelle ? Quel est le rapport avec
le ferry pour Oslo ? “Pose-moi la question
demain, lorsque tu auras vu comment ça se
passe sur ce bateau”, rétorque Jeppe Nissen.
Pour ceux qui ont déjà pris le ferry
d’Oslo, la métamorphose est frappante :
les clubs qui accueillent d’habitude des
orchestres de danse [entre variété sautil-
lante et pop langoureuse] sont transfor-
més en salles de rock et pris d’assaut par
des artistes de metal danois et internatio-
naux. Mais au Sky Bar, sur le pont 9, qui
est normalement un salon, les tables de
café boulonnées au sol devant la scène ne
facilitent guère la propension du public à
pratiquer un pogo énergique – la danse
consistant à sauter et à se bousculer vive-
ment les uns les autres.
Loto et karaoké. L’un des restaurants
du pont 8 est devenu un salon de tatouage
et dans un autre coin du navire, un café
avec jeux de société a été installé, ainsi
qu’un bistrot provisoire avec nappes à
carreaux rouges et bouteilles de bière.
Au Navigators Bar, également sur le
pont 8, le pianiste a été remplacé par un
karaoké. Le soir, on y chante des morceaux
de Metallica, de Judas Priest… et de John
Mogensen. J’entends une femme quali-
ier les chansons de ce chanteur [popu-
laire danois] de “heavy variété”.
En ce moment, une partie de loto
animée se joue dans le bar bondé, décoré
de fanions à têtes de mort et de croix inver-
sées. J’aperçois Susanne Nielsen, l’incar-
nation même de la fan de heavy, qui m’a
promis de m’en dire un peu plus sur ce
que font les amateurs de ce genre musi-
cal à bord du ferry d’Oslo. Les joueurs de
loto crient pendant que les haut-parleurs
difusent du death metal. Nous nous trou-
vons donc un canapé à l’autre extrémité
du pont pour pouvoir parler.
Inspirant profondément lorsque nous
sommes enin au calme, cette femme de
46 ans m’avoue : “J’ai du mal à te le dire
à voix haute”, et me conie que, même
si elle ne manque pas une édition de
Copenhell depuis ses débuts, en 2010,
et qu’elle adore ce festival au point de
s’en être fait tatouer le logo sur la nuque,
quelque chose a changé avec le temps.
À Refshaleoen [un ancien site industriel,
situé sur une île de Copenhague], qui
accueille Copenhell chaque été, il y avait
cette année 38 000 participants, contre
4 000 en 2010. Susanne Nielsen explique :
“Lorsqu’ils font venir de grosses pointures,
ils attirent d’autres gens que les habitués du
milieu. Alors il y a davantage de tapage, et le
pogo se transforme en bagarre. Les coudes
sont trop hauts. C’est désolant.”
Juste avant notre discussion, elle fai-
sait du crowd-surfing [se faire porter, en
position horizontale par d’autres spec-
tateurs d’un concert] au Columbus Club,
autre lieu du ferry où se produisait le
groupe Skullclub. Elle aime bien qu’il n’y
ait pas trop de monde. “Ici, on forme un
groupe homogène. Au concert, j’ai enlacé
beaucoup de gens que je ne connaissais pas
et ils m’ont aidée à m’élever pour que je
puisse être portée.”
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
↙ À bord du ferry qui accueille la Metal
Cruise 2023, entre Copenhague et Oslo.
Photo Emil Bay/Ritzau Scanpix/Ritzau Scanpix/AFP
Susanne Nielsen a les cheveux courts
et noirs avec une coupe undercut et de
petits tatouages sur les bras. Elle les
appelle son “gilet d’encre”. Alors que les
fans de metal décorent leurs tradition-
nels blousons sans manches – en jean ou
en cuir – de logos de leurs groupes préfé-
rés, Susanne est allée plus loin : elle a fait
tatouer sur son corps des images repré-
sentant les groupes Metallica, Rammstein
et [le groupe danois] Bersærk, qui joue
à bord du ferry.
Passe un groupe de jeunes gens portant
des dreadlocks et de grosses chaînes en
argent accrochées à leur pantalon. Près
d’une poubelle dorée, une femme avec du
rouge à lèvres noir et des piercings aux
sourcils discute avec un colosse en veste
de cuir et grosse barbe en désordre. Les
fans de metal se distinguent des clients
habituels du ferry d’Oslo, mais il n’y a
aucune raison d’avoir peur. Comme me
le dit une jeune femme au bar : “Ce ne
sont que des nerds, bien sûr. Des gens qui
étaient des parias à l’école et qui ont trouvé
une communauté.”
Samedi matin, le ferry accoste en
Norvège. Pour un petit groupe, cela signi-
ie une promenade dans les rues glaciales
d’Oslo jusqu’au petit magasin de musique
Neseblod Records, une excellente adresse
pour les vieux disques, qui passe aussi
pour être un musée oicieux du black
metal. Un genre aujourd’hui davantage
réputé pour des meurtres et des incen-
dies d’églises commis par certains de ses
fans [en Norvège, dans les années 1990]
que pour sa musique proprement dite.
Cependant, la plupart des passagers pro-
itent de la matinée pour avaler des bières
réparatrices dans le café proposant des
jeux de société, où ils peuvent attendre
tranquillement que le soir tombe et que
les concerts reprennent. Le fan de heavy
Brian Stoelaas me propose de prendre
“Le milieu heavy est plus
petit-bourgeois que
tu ne le penses. Personne
ici ne fait exception.”
Lars Evers, GUITARISTE DU GROUPE
DANOIS BERSÆRK
un verre au bistrot du pont 10. “Regarde
ceux-là”, me dit-il en montrant du doigt
la table d’à côté, où quatre hommes en
gilet aux bras tatoués sont plongés dans
un jeu de cartes. “Diicile d’être plus pai-
sibles, non ?”
En tout, durant le week-end, huit
groupes se produisent sur le bateau,
répartis sur deux scènes : le Columbus
Club et le Sky Bar, plus petit. Je décide de
m’asseoir dans ce dernier pour écouter
le nouveau groupe 802. Il n’a sorti qu’un
seul titre, mais il semble bien que ces
gars-là produisent quelque chose de fou.
360o. 53
Originaires de la presqu’île de Djursland tout en fumant une cigarette avec Casper rends alors compte que je n’ai pas pu repar-
[dans l’ouest du Danemark], ils sont emme- Popp sur le pont extérieur. “Le milieu heavy ler avec le directeur de Copenhell, Jeppe
nés par un batteur et chanteur de 43 ans, est plus petit-bourgeois que tu ne le penses. Nissen. Je lui téléphone.
Andreas Asingh, qui faisait auparavant de Personne ici ne fait exception”, me lance-t-il “Ma réponse sera courte : c’est non”, me dit-il
la musique hip-hop et du free-jazz. Les en montrant du doigt ceux qui se trouvent lorsque je lui demande si le genre heavy est
deux jeunes guitariste et bassiste, respec- autour de lui. “Les gens, ils bossent et puis devenu complètement petit-bourgeois et
tivement Andreas Beck et Emil Soerensen, ils viennent ici, où ils peuvent évacuer leur beaucoup trop cosy. “Aujourd’hui, le metal
sont des amateurs de heavy et des sata- agressivité. Après, ils sourient à nouveau est très large. Il a eu le temps d’évoluer pendant
nistes déclarés. Leur musique à base de comme des agneaux”, ajoute Popp. toutes ces années. Donc une partie du genre
guitares lourdes, de caisses percutantes, “Mais on a aussi hâte de rentrer à est sans doute devenue conformiste et confor-
d’accroches pop doucereuses et d’efets Copenhague. On se sent un peu coincés, ici”, table. Mais une autre ne l’est pas du tout.”
Auto-Tune semble être ce que la croisière lâche le chanteur alors qu’un fan qui a — Kristoffer Frederik Norager Moller,
ofre de mieux pour donner un nouveau descendu une bonne série de pintes vient publié le 4 novembre
cap à un genre devenu conservateur. lui taper sur le torse et le remercier pour
Une partie du public se tient tout près du le concert.
bord de la scène et se balance au rythme Avec mon photographe, je réussis à trou-
de la musique, tandis que d’autres sont ver un recoin au Navigators Bar, sur le SOURCE
postés le long des murs, les bras croisés. pont 8, juste pour réléchir un peu. Arrive
“Depuis que nous avons embarqué, hier, je alors l’animateur du loto. “Je vous ai observé POLITIKEN
me dis que nous allons inir par être jetés tous les deux toute la journée”, annonce- Copenhague, Danemark
par-dessus bord”, ricane Andreas Asingh, t-il avec un large sourire en nous mon- Quotidien
le chanteur, lorsque je le rejoins dans sa trant du doigt. Nous portons chacun un politiken.dk
cabine après le concert. “On ne rentre pas sweat, respectivement rouge et blanc, et Fondé en 1884, ce journal
tout à fait dans le moule, non ?” sommes tous les deux en jean bleu clair. désormais de centre gauche aime
“C’est fou ce que vous sortez du lot, les gars. incarner un certain radicalisme
Cornes de diable. Il porte un tee-shirt Il faut vous mettre quelque chose de noir !” culturel. Son côté militant,
de l’ancien groupe de black metal [norvé- Nous n’avons cependant pas changé regrettent certains, va jusqu’à
gien] Burzum. Je lui demande ce que ça de sweats quand, huit à neuf heures plus la provocation. Il parle aussi bien
lui fait de jouer sur le ferry d’Oslo. “Cette tard, le ferry accoste à Nordhavn. Je me du hip-hop que d’architecture.
croisière est un prétexte pour boire de la bière
pression. Mais si, en quittant le bateau, on
a pu marquer quelqu’un qui rentrera chez
lui en pensant à nous dans son petit pavil-
lon de Frederikssund [en province], ça sera
quand même génial, non ?” Il ajoute que sa
musique n’est pas conçue pour provoquer
le public du metal.
Dans un endroit tranquille, je retrouve
le guitariste de 802, Andreas Beck. Il porte
deux chaînes en argent autour du cou.
À l’une est accrochée une croix inversée, à
l’autre un pentagramme inversé – pointe
en bas, cette étoile à cinq branches
symbolise le satanisme. “Cette année,
j’ai caché mes chaînes sous mon tee-shirt.
Je n’ai pas eu le courage de participer à la
fête déguisée”, raconte-t-il. Mais alors
pourquoi jouer ici ? “Copenhell est le plus
grand porte-voix de la musique metal au
Danemark. Lorsqu’une occasion intéressante
se présente, nous devons la saisir.”
Je pars me placer dans la ile d’attente
pour le concert de Bersærk au Columbus
Club. Les gens font la queue, la capacité
est limitée. Deux vigiles comptent donc
minutieusement qui entre et qui sort. Il se
peut que le heavy metal soit devenu sym-
pathique, mais quand on entend la puis-
sance originelle de la voix du chanteur,
Casper Popp, on ne peut tout de même pas
rester de marbre et ne pas se sentir aussi
efaré qu’impressionné (au point de vou-
loir eniler soi-même un truc en denim).
Les fans braillent, lèvent les mains en for-
mant des cornes de diable vers la scène et
se bousculent dans la joie.
“Je vais te dire un secret”, me glisse le
guitariste, Lars Evers, après le concert,
54. 360o Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

idées. ↙ Dessin de Martirena,

Cuba.

n’avait pas reçu l’accueil qu’elle attendait.
Ne tirez pas sur En 2019, [la chanteuse américaine] Lana
Del Rey n’a pas apprécié un très long article,
pourtant bien argumenté, sur le site de [la
les critiques! radio publique américaine] NPR de son
album Norman Fucking Rockwell, elle a
laissé cours à sa colère contre la journa-
liste dans un tweet, ce qui a déchaîné la
À l’ère des réseaux sociaux, il devient difficile pour colère de ses followers.
les journalistes d’analyser l’œuvre d’un artiste pour en pointer Chez les fans, cette susceptibilité exa-
les éventuelles faiblesses. Les fans veillent et peuvent réagir cerbée est très répandue : même une cri-
tique modérée de leur artiste préféré est
avec virulence. Plaidoyer pour une profession menacée. prise comme une attaque personnelle. La
moindre réserve exprimée par un critique
est considérée comme de la persécution,
—New Statesman (Londres) pas été envoyée) à un post de la journa- et cette foule haineuse décourage les
liste de Vulture [le site culturel du New auteurs et les publications, et les conduit
Être fan à une époque voulait dire qu’on
appréciait le travail d’un artiste tout en
gardant un regard critique. En 2023,
être un stan [un fan qui est aussi un
stalker, un harceleur] équivaut à éprou-
ver un amour inconditionnel et immo-
déré pour son artiste préféré et tout ce
qu’il ou elle fait, sans le moindre dis-
cernement. Pour certaines célébrités
avec un nombre de fans considérable,
il faut désormais s’attendre à ce que
toute nouveauté – dernier disque, livre
ou film (souvent à peine passable) – soit
accueillie avec vénération.
Nourrir l’art. Cette intolérance à toute
forme de critique est une manne pour le

L es écrivains, les artistes et les édi-

teurs ont toujours redouté les cri-
tiques. Un seul article au vitriol
pouvait signer l’arrêt de mort d’une
œuvre avant même sa sortie ; les cri-
tiques connus pour leur intransigeance
faisaient régner la terreur. Mais depuis
qu’Internet a donné le pouvoir aux cri-
tiques amateurs et permis aux commu-
nautés de fans de se faire entendre, il y
a eu une petite révolution dans le petit
monde de la critique.
Sur les réseaux sociaux, les critiques
négatives d’albums, de séries ou de films
sont très mal reçues. Tout ce qui ne s’ap-
parente pas une adoration béate est perçu
par les fans comme une insulte, ce qui
fait que les critiques sont traqués et har-
celés en ligne. Les artistes ne sont pas en
reste et n’apprécient guère les critiques,
même globalement positives, de leur tra-
vail. Dans cette nouvelle ambiance cultu-
relle, le critique n’est plus respecté et
considéré comme le garant du bon goût,
mais assimilé à un hater comme un autre
[un internaute qui dénigre sans relâche
des cibles de son choix].
Faux comptes. Cette attitude n’épargne
pas les hautes sphères du monde culturel.
La semaine dernière [début novembre],
Rolling Stone a dévoilé une série de textos
échangés entre Casey Bloys, patron de
HBO, et Kathleen McCaff rey, directrice
adjointe des programmes. Dans ces
échanges, ces derniers discutent d’une
“armée secrète” de faux comptes Twitter
créés [à l’initiative de Casey Bloys] pour
attaquer les journalistes qui auraient
écrit de mauvaises critiques ou posté des
choses négatives sur leurs séries.
Ces dix-huit derniers mois, ces faux
comptes s’en sont pris aux journalistes à
plusieurs reprises sur Twitter. Une stra-
tégie absurde et inutile de la part d’une
plateforme de streaming et chaîne télé-
visée au succès incontesté – d’autant plus
que les réserves exprimées étaient, dans
de nombreux cas, très modérées.
Dans un échange, Bloys propose une
réponse cinglante (qui n’a fi nalement
York Magazine] Kathryn VanArendonk,
qui n’avait pas été emballée par la série
Perry Mason, de HBO. Cette dernière
avait écrit : “Chère télé de qualité, merci de
trouver un autre moyen de me montrer le
à s’autocensurer (en tant que critique, il
y a des célébrités dont j’évite de recenser
le travail à cause des réactions de leurs
fans, et je ne suis pas la seule).
Cela ne s’applique pas uniquement aux
secteur du divertissement, trop content
de pouvoir profiter de cette idolâtrie
aveugle. Les maisons de disques, les socié-
tés de production et les maisons d’édition
savent qu’elles feront un tabac à chaque
traumatisme masculin que d’avoir recours critiques publiées dans les journaux et les nouveauté d’un de leurs poulains, quand
à un flash-back dans les tranchées.” magazines, mais même à toute personne bien même il s’agirait de produits dérivés
Quand le critique télé du New York qui ose partager son avis en ligne. La plu- ou de productions bâclées. Un article de
Times James Poniewozik a tweeté que part des gens sur Twitter vous diront Vulture, en septembre, s’est intéressé au
The Nevers “c’était comme regarder une que les offensives groupées des armées succès de Rotten Tomatoes, un agréga-
série dont quelqu’un aurait mystérieuse- de fans ne se cantonnent teur de critiques, et au déclin de la cri-
ment supprimé un quart des scènes”, Bloys pas aux journalistes qui tique individuelle qui conduit les studios
a demandé à ses employés de riposter écrivent dans des publi- de cinéma et de télévision à payer pour
à partir d’un faux compte en accusant cations avoir des critiques positives et faire
Poniewozik de “pourrir une série sur les qui ont monter la note de leurs films ou
femmes”. pig non de leurs séries.
Bloys s’est excusé jeudi [2 novembre] sur rue. Mais la critique est indisso-
pour ces posts et s’est justifié en disant ciable d’une vie culturelle
qu’il avait passé trop de temps sur r iche. Si tout se
Internet pendant la pandémie. vaut dans le pay-
Mais cet incident s’ins- sage culturel, nous
crit dans un contexte obtenons une off re
de plus grande hos- culturelle standar-
tilité à l’égard de la disée et médiocre,
critique. au détriment des
Les artistes eux- œuvres originales
mê me s s ont e n et créatives. Quand
embuscade : [la chan- des produits cultu-
teuse britannique] rels sans âme, de
Charli XCX a qua- qualité contestable,
lifié les critiques sont portés aux nues
d’“inutiles” après sans discernement,
que son dernier les conséquences sont tra-
album a été éreinté giques. Cette tendance encourage en
p a r le s mé d i a s . effet l’industrie du divertissement à
Interrogé dans un investir uniquement dans ce qui marche
podcast en mars, [le et à reproduire les mêmes modèles artis-
comédien canadien] tiques simplistes.
Seth Rogen a déclaré : Mais la grande erreur de ce mouve-
“Je pense que si les cri- ment de défense des artistes, c’est de
tiques savaient à quel croire que la critique fait du tort à leurs
point les choses qu’ils stars préférées. Or la critique ne nuit pas
écrivent peuvent blesser, à l’art : elle le nourrit. Sans elle, non seu-
ils y réfléchiraient à deux lement l’œuvre de chaque artiste risque
fois.” [L’actrice améri- d’en pâtir, mais la culture stagnera éga-
caine] Amandla Stenberg lement. Les seuls grands gagnants sont
n’a pas hésité à envoyer un ceux qui profitent des retombées hau-
message privé à un critique tement lucratives de la médiocrité. Les
du New York Times l’été autres ont tout à perdre.
dernier parce que son —Sarah Manavis,
film Bodies Bodies Bodies publié le 8 novembre
 Notre nouveau
Hors-Série

Hors-série Décembre 2023-janvier 2024

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2023
Les articles de la presse étrangère
qui ont marqué l’année.

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