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en parler
sans se fâcher
S’
il est un sujet essentiel et fondateur, c’est bien celui de l’identité. Ou, plus
exactement, des identités. Mais comment les concilier, entre elles et avec
celles des autres ? Qu’ils soient familiaux, géographiques ou religieux,
professionnels ou sexuels, ces particularismes qui permettent de nous affirmer
sont-ils aussi voués à nous enfermer ? Comment évoquer ce sujet intime aux multi-
ples résonances collectives de façon lucide et constructive, hors des débats crispés
et souvent stériles ? Et particulièrement à l’heure où les revendications identitaires
n’ont jamais connu d’évolution aussi rapide, sous la poussée de la mondialisation,
des grands brassages de population et des avancées technologiques fulgurantes
— avec notamment l’accélération de la circulation des savoirs et des idées et avec
des réseaux sociaux en pleine expansion ?
La Croix vous invite à comprendre ce qui est aujourd’hui constitutif de nos identités
mouvantes, pour le meilleur et parfois la tentation du pire. En allant à la rencontre
des femmes et des hommes qui entretiennent un rapport particulier à leur identité
ou à celle de leur entourage, nous avons souhaité éclairer les lieux, les idées et les
forces vives à l’œuvre dans la constitution d’une identité partagée, notamment au
sein de nos démocraties occidentales.
Il s’agit ici rien de moins que de comprendre les enjeux sociétaux capitaux qui
fondent la question identitaire, alors que la campagne présidentielle qui s’annonce
charrie déjà son lot d’interrogations légitimes mais aussi de raccourcis dangereux
et délétères. Sans pour autant éluder les risques de clivages, d’instrumentalisation
ou d’incompréhension, nous nous sommes ainsi demandé où, et comment, parve-
nir à expliciter le sujet avec justesse... Et sans se fâcher.
Fabienne
Lemahieu
La Croix [7]
[8] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Entretien croisé
« La reconnaissance
des particularités
n’a plus de limites »
Dominique Schnapper
© A. Morissard/IP3 Press/MaxPPP
Erwan Le Morhedec
Avocat, blogueur et essayiste de 46 ans, il fait entendre
la voix d’un catholique sur des sujets de société ou
© Hannah Assouline
La Croix [9]
sous l’influence de philosophes français des années 1960, a affirmé l’idée que toutes
les vérités sont relatives, conduisant chacun à placer sa vérité sur un pied d’égalité
avec les autres et à renoncer à la quête d’une vérité commune.
Il s’est aussi opéré un glissement depuis la légitime défense des minorités fondée
sur les droits civiques vers une revendication d’une multitude de droits propres.
Pour prendre part au débat public, chacun a fini par saisir qu’il lui fallait invoquer
une identité, et une identité minoritaire. Alors, lorsqu’on n’en dispose pas immé-
diatement, on se doit d’en chercher une. On en arrive à une multiplication sans
fin des particularismes. C’est visible dans le domaine du genre, par exemple, avec
l’émergence de minorités sexuelles qui ne parviennent même plus à avoir un com-
bat solidaire. Le relativisme, conjugué à cette inflation identitaire, explique forte-
ment la situation actuelle.
D. S. : La société démocratique tente de trouver un certain équilibre entre l’individu
et le collectif. Vous avez raison, le danger actuel est que l’individu tend à devenir à
ce point premier que la nécessité et les contraintes du collectif en seraient oubliées.
C’est ce que j’ai appelé « la démocratie extrême ». Sur la question de la vérité que
vous évoquez, il me semble que la difficulté vient de l’indistinction croissante entre
la simple opinion et la vérité, notamment scientifique. Si tout se vaut, il n’y a plus
rien de vrai.
S’agissant de la défense des minorités, on est en effet passé d’une lutte fondée sur
une perspective universaliste, comme celle de Martin Luther King, à des revendi-
cations au nom de différences absolutisées. Face à la lenteur des résultats et à la
persistance des discriminations, s’est développée une revendication de droits « en
tant que » minorité, au nom de ses particularités. Or les particularités ont cela de
particulier d’être sans limites. On le voit sur les questions de genre, mais aussi dans
celles des langues : le breton, par exemple, n’est pas le même dans toute la Bretagne.
Cette fuite en avant a pour effet pervers de renforcer les identités particulières.
L’universalisme qui a été jusqu’à présent l’horizon de la pensée républicaine doit
être réaffirmé face aux dérives des revendications particularistes.
[10] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
E. L. M. : J’ai été marqué dans ma réflexion par cette banderole brandie à l’occa-
sion d’une manifestation : « La France est chrétienne et doit le rester. » Faire de cette
identité quelque chose de figé, d’intangible, me pose problème en tant que chré-
tien. L’adhésion à la foi est quelque chose qui doit être sans cesse renouvelé, retra-
vaillé. On ne peut pas partir du postulat que la France est chrétienne. Cela étant dit,
on ne doit pas négliger ce qu’a représenté pour l’ensemble du pays la perte d’une
matrice chrétienne. Les soldats de 14, qu’ils fussent croyants ou pas, parlaient sur
ce point-là une langue commune.
D. S. : Une langue et une morale communes. L’école républicaine, c’était la morale
chrétienne ou le catholicisme moins Dieu.
E. L. M. : On avait un même système de valeurs. Ce n’est plus le cas aujourd’hui,
du fait notamment de l’effacement de la culture chrétienne et de l’abandon de la
La Croix [11]
recherche même d’une forme de Bien
« Ce qui manque aujourd’hui, supérieur, au-delà des convictions par-
c’est un projet commun. » ticulières. Aujourd’hui alors que la pré-
sence de la religion musulmane, qui ne
Dominique Schnapper partage pas toujours le même vocabu-
laire, est encore récente, on ne propose
plus rien pour inciter à l’intégration. Sur ce sujet, et ce sera peut-être un point de
divergence avec vous, la seule laïcité ne me satisfait pas, en ce qu’elle est certes une
forme de pacte de non-agression mais ne suffit pas à proposer un projet commun.
D. S. : Je pense que vous avez une conception un peu « faible » de la laïcité ! Pacte
de non-agression, c’est loin d’être négligeable. Mais c’est plus que cela. La laïcité
repose sur un système de valeurs qui donne à tous les individus la liberté de chacun
de donner un sens à sa vie. En consacrant l’abstention de l’État, la laïcité accorde
à chacun la liberté et la responsabilité de ses choix métaphysiques. C’est donc une
conception philosophique, avec des conséquences politiques. La laïcité n’est pas
antireligieuse. Elle soustrait le collectif à la puissance de la religion, elle est a-reli-
gieuse, ce qui laisse à chacun la liberté d’être religieux.
C’est donc davantage qu’un pacte de non-agression. Mais là où je vous rejoins, c’est
que sa signification est plus difficile à diffuser et à faire comprendre que les dogmes
religieux. L’idée philosophique selon laquelle l’homme a la liberté de choisir le sens
de son existence n’a pas l’efficacité politique d’un système religieux qui donne ou
même parfois impose un sens à toute vie personnelle et collective.
E. L. M. : Si chacun donne le sens qu’il souhaite à sa vie sans que l’on ait une expres-
sion commune qui nous rassemble, n’y a-t-il pas précisément un manque ? Ne se
retrouve-t-on pas simplement avec des personnes qui se bornent à coexister, sans
adhésion à des valeurs communes fortes ?
D. S. : La laïcité suppose le principe de la non-intervention de l’État pour imposer
le sens métaphysique que chacun de nous donne à sa vie et elle repose sur la recon-
naissance de l’égale dignité de tous les êtres humains, libres de choisir ce sens. Elle
n’est pas vide de contenu. Elle permet à chacun d’entretenir sa conception du des-
tin humain. C’est la condition d’existence de toutes les conceptions du monde, dès
lors qu’elles ne sont pas contradictoires avec les principes de la liberté et de l’égalité
qui fondent la démocratie.
[12] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
de cette société, malgré les échecs et déceptions inévitables d’une telle ambition.
N’oublions pas aussi que l’identité signale d’abord ce qui nous rassemble, alors que
nous la vivons trop souvent comme ce qui nous distingue.
D. S. : Le christianisme est devenu une minorité, et c’est une expérience nouvelle
pour les fidèles et pour l’Église. Mais il reste une minorité particulière car il est fon-
dateur de notre société. On ne peut comprendre la France en ignorant qu’elle est
le produit de l’action des rois et de l’Église catholique. L’expérience républicaine
est encore récente au regard de cette histoire. L’affaiblissement du catholicisme
aujourd’hui est parallèle à celui de l’idée républicaine. Il existait une solidarité de
fait, objective, entre la République et l’Église. Que les deux s’affaiblissent en même
temps n’est pas bon signe. La crise qui ébranle aujourd’hui l’Église catholique en
tant qu’institution est aussi un problème pour la démocratie française.
La Croix [13]
Première partie - Moi/Construire son identité
Jeunes ruraux
et fiers de l’être
— Ils sont en formation en CAP, en bac professionnel ou
lycéen, veulent devenir agriculteur ou avocat. Rencontre
en Haute-Saône avec des adolescents et jeunes adultes,
attachés à leur mode de vie à l’écart des villes et à
l’un des départements les plus ruraux de France.
M
anon a 17 ans et est habillée comme n’importe quelle fille de son âge.
Dans cette salle de classe de la Maison familiale rurale (MFR) de Com-
beaufontaine (Haute-Saône)(1), à une vingtaine de kilomètres de Vesoul,
elle porte un jean délavé, un sweat-shirt gris et une paire de baskets blanches. Pour
le reste, ses goûts sont moins courants. Des photos de tracteurs sont affichées dans
sa chambre. Il lui est déjà arrivé d’aller en boîte de nuit à bord de l’un de ces engins
et elle aime « les chansons qui parlent de la vraie France ».
À l’entendre, rien ne lui fait défaut, surtout pas les lumières de la ville. Pour elle,
Vesoul, la préfecture, est déjà bien trop peuplée avec ses 15 000 âmes. Quant à Paris…
« C’est un autre pays », estime-t-elle. Lors de son passage dans la capitale pour le
Salon de l’agriculture, des passagers dans
le tramway lui ont fait remarquer qu’elle
« Il n’y a pas de honte à avait un « sacré accent ». Elle en a rigolé.
être d’ici. C’est un petit Mais cette défenseuse de la chasse et d’une
département paumé. Il faut agriculture traditionnelle goûte moins les
le mettre en valeur. » avis de ceux qui « forcent les gens à avoir
[14] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
une seule vision de la vie ». Lucie, interne comme elle, est devenue sa copine à la
MFR. Cette autre adolescente est également fille d’agriculteur et, comme elle, pro-
clame sa « fierté » d’avoir grandi en Haute-Saône. Elle ne veut pas non plus vivre ail-
leurs : « Pour faire quoi ? Ici on a de la nourriture, de l’eau, nos bêtes, nos amis et notre
famille. » À ses yeux, les jeunes citadins sont « totalement à l’opposé » d’elle. « Ils sont
un petit peu fragiles, lance-t-elle en riant. Dès qu’il y a une souris, ils ont peur. »
Même le Doubs voisin lui paraît un monde étranger : « Ils ont une façon de parler dif-
férente, d’autres expressions, l’accent est plus prononcé et ce n’est pas la même manière
de travailler la terre. » Lucie n’apprécie pas plus la ville que Manon. Elle avoue tout
de même qu’elle rêve parfois de New York. « Beaucoup d’adultes nous incitent à voya-
ger », glisse-t-elle, tout en listant les obstacles qui se dressent devant elle : le temps, la
langue… « On est nulles en anglais », ajoute Manon. Avant de monter dans un avion,
leur priorité est de passer le permis. « Sinon, ici, la vie est un petit peu compliquée »,
rappelle Marion, une autre élève de la MFR, qui va fêter ses 19 ans. En terminale bac
professionnel commerce, elle habite à Noidans-le-Ferroux, une autre petite com-
mune du département, a un petit copain agriculteur et n’est pas encore fixée sur sa
vie d’après. « Mais je veux rester dans la région », insiste-t-elle.
La Croix [15]
Première partie - Moi/Construire son identité
Deux de ses meilleures amies en sont parties pour poursuivre leurs études, l’une
à Lyon, l’autre à Paris. Elle n’a pas coupé les ponts. « Elles préfèrent rester là-bas, je
préfère rester ici. J’accepte qu’elles fassent d’autres choix que moi », confie-t-elle. Fille
d’une employée de la Poste et d’un chauffeur à la préfecture, Marion ne se sent d’ail-
leurs pas fondamentalement différente de jeunes installés dans des métropoles :
« On est pareils, c’est juste qu’on ne vit pas au même endroit. » Elle ne danse pas non
plus sous les mêmes toits.
Le week-end, cette passionnée d’équitation court les bals organisés à l’abri d’un
chapiteau monté dans un champ. On s’y trémousse au rythme de la musique électro
comme au son de l’accordéon. « C’est rempli de paysans, c’est génial », raconte-t-elle.
Elle assure ne jamais s’ennuyer et s’amuse de ceux qui cachent leurs origines. « Ils
ne veulent pas qu’on sache qu’ils viennent de la cambrousse, souligne-t-elle. Mais il
n’y a pas de honte à être d’ici. C’est un petit département paumé. Il faut le mettre en
valeur. »
Cela ne change rien à son attachement à ce coin de la France moins couru par les
néo-ruraux que d’autres territoires comme les Cévennes. « Les gens qui viennent juste
en vacances disent qu’il faut y être né pour y vivre », concède-t-il, avant d’entamer une
partie de pétanque avec Marion à l’heure de la pause. Juste en face d’eux se dresse
un vieux bâtiment. Le Mouvement rural de jeunesse chrétienne l’a racheté en 2018
à la MFR pour le transformer en « Fabrique du monde rural ». La bâtisse a été pensée
comme un lieu de rencontre et d’échanges ouvert à tous les habitants, notamment
aux jeunes. « Certains ne se projettent pas au-delà de leur envie de s’installer comme
agriculteurs sans attendre, ils ne mesurent pas forcément l’intérêt de faire d’autres expé-
riences », note Lucie, 24 ans, l’animatrice salariée de cette structure expérimentale,
qui défend l’écologie et un modèle agricole alternatif.
Eugénie, 15 ans, a l’habitude d’en pousser la porte. Élève de seconde à Vesoul, elle
est née en Haute-Saône et vit à Combeaufontaine parce que son père, gérant d’en-
treprise, et sa mère, assistante maternelle, ont décidé un jour de s’y installer. Elle
espère pouvoir bientôt changer d’horizon. « Pour être musicienne ou exercer un
métier artistique, explique-t-elle. Je ne sais pas trop où je vais aller, mais je ne reste-
rai pas à la campagne. Les lieux culturels me manquent. »
[16] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Ci-dessus : Photo Note, 19 août 2003. Arena Boulevard, Amsterdam. 18 h 15-19 heures.
La Croix [17]
Première partie - Moi/Construire son identité
Ce jour sans cours, la lycéenne est venue retrouver Thibault, 15 ans, et Leïla, 13 ans,
pour un atelier de cuisine organisé à la Fabrique. Contrairement à elle, tous deux
se disent « fiers » de leurs origines et attachés à ce secteur rural. Leurs parents sont
éleveurs, en bio, dans des villages voisins. « Je ne me vois pas partir, à part pour mes
études », souffle Thibault, les mains dans la farine.
Lui se verrait bien historien ou conservateur, sans être obligé de déménager. Leïla,
elle, s’imagine enfiler une robe d’avocate, sans renier son accent franc-comtois. « Au
contraire, je l’adore et j’aimerais qu’il soit encore plus prononcé », s’esclaffe-t-elle. C’est
le même que celui de Manon, qui rêve de l’autre côté de la rue de continuer à vivre
au milieu des vaches.
Pascal Charrier
notre envoyé spécial à Combeaufontaine (Haute-Saône)
(1)
Les MFR sont des établissements scolaires associatifs implantés dans des zones rurales.
[18] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
A
u tout début de son spectacle(1), Mr. Nouar, son nom de scène, se présente :
« Je m’appelle Jean-Baptiste », avance l’humoriste avec sérieux, déclenchant
l’hilarité du public. Ce n’est qu’après s’être assuré qu’Éric Zemmour n’est
pas dans la salle, qu’il décline son vrai prénom : Mohamed. Mohamed, entré il y
a deux ans dans le top 20 des prénoms les plus donnés en France. Mohamed, qui,
avec ses multiples variantes, serait même le prénom le plus partagé au monde.
Alors, bien sûr, l’acteur ne pense pas à son prénom « chaque matin au réveil ».
Mais la société s’est parfois chargée de lui rappeler combien ces sept lettres pou-
vaient charrier de fantasmes, de clichés, de craintes. « Certains s’imaginent que
quiconque porte ce prénom ne peut être que pieux, très pratiquant, sinon extrémiste.
Qu’il constitue une menace pour leur propre identité. » Ce miroir déformant s’est
dressé face à lui, il y a quelques années, alors qu’il cherchait un logement. À peine
le temps d’indiquer nom et prénom, les portes se refermaient.
La Croix [19]
Première partie - Moi/Construire son identité
Lui est né en 1953 en Algérie, « dans ce qui était alors un département français, à
une époque où Mohamed figurait dans la liste des prénoms acceptés par la Répu-
blique française ». Mohamed Amara est l’aîné d’une fratrie de sept enfants. « Au
Maghreb, la tradition veut qu’on appelle le premier garçon Mohamed. Cela dépasse
de loin le religieux, c’est aussi culturel, estime ce mathématicien. Et en matière de
prénoms, c’est à chaque génération, même après la venue en France, de gérer son
lien avec les origines. C’est là quelque chose d’intime. »
Lui qui a présidé pendant huit ans l’université de Pau est convaincu que son pré-
nom n’a pesé en rien sur sa carrière académique – « on juge la personne à ce qu’elle
vaut, à ce qu’elle sait » –, ni sur son parcours en politique, dans un Béarn « connu
pour son ouverture d’esprit ».
De toute façon, le prénom Mohamed s’est imposé à lui… Ce qui n’est pas le cas
pour Mohammed Colin, fondateur du site d’information musulman SaphirNews.
Âgé de 12 ans lors de sa conversion qui le rapproche de la foi de sa mère, l’ado-
lescent choisit de faire référence au prophète de l’islam. « C’était une façon de
matérialiser mon engagement. Mais contrairement à ce que m’avait alors affirmé
mon imam, j’aurais très bien pu continuer à m’appeler Martin, le prénom qui
figure sur ma carte d’identité et que certains de mes proches continuent d’utili-
ser », indique celui qui est devenu journaliste.
Denis Peiron
(1)
Cadence, au Petit Palais des glaces, à Paris, les jeudis, vendredis et samedis, jusqu’au 31 décembre. Rens. :
palaisdesglaces.com
[20] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
55 ans, chanteuse
du groupe Zouk Machine
« Le zouk a été notre premier
moyen (…) d’affirmer l’art
antillais et d’être fiers, surtout,
de notre identité complexe. »
— Moi
C’était en 1986, je venais d’obtenir mon bac et c’est grâce à mon frère, lui aussi
musicien, que je suis devenue l’une des trois chanteuses du groupe Zouk Machine.
La chance ainsi que les quotas d’Antillais imposés à la télévision française m’ont
souri. Zouk Machine est arrivé à un moment où la France était prête à voir des Noirs
sur le petit écran. Nos homologues de Kassav’ venaient de nous ouvrir la voie, en
popularisant notre musique, le zouk. Un mélange de rythmiques africaines, de
mélodies françaises et de paroles en créole, à l’image du métissage antillais.
— Eux
Le zouk a été notre premier moyen de franchir les frontières, d’affirmer l’art antillais
et d’être fiers, surtout, de notre identité complexe, faite d’un bout d’Afrique, d’un
bout d’Europe, d’un bout de Caraïbes. Enfin nous montrions au reste du monde
qui nous étions, et ce que nous valions. L’Afrique était déjà conquise par le zouk.
Pour l’Europe, c’était « ça passe ou ça casse ». Et c’est passé ! Le tube Maldon a été
un incroyable succès. Nous avons rempli deux Zénith de Paris, en 1989 et 1992.
— Nous
En France, peu de groupes représentent aujourd’hui les Antilles : La Compagnie
créole, Francky Vincent, Kassav’, dont le chanteur Jacob Desvarieux vient de décé-
der, et moi-même. Je poursuis aujourd’hui une carrière en solo, je me produis aux
États-Unis, à l’international, je chante en anglais, en français. Mais parce que je suis
antillaise, je dois toujours faire du zouk…
On trouve pléthore de talents aux Antilles mais ils doivent souvent s’autoproduire.
Il faudrait un véritable circuit de professionnalisation, avec une aide à la création,
un lieu où enregistrer les albums, de belles scènes, un site où les artistes seraient
référencés. Pour la culture aux Antilles, tout reste à structurer.
La Croix [21]
Première partie - Moi/Construire son identité
«M
oi, je suis français de souche, pleinement. » Attablé dans l’appartement
de sa sœur Stéphanie, Mourad Mahdjoubi esquisse un fin sourire,
cigarette électronique à la main. Il est né en 1972 à Marseille. D’un
père algérien et d’une mère du Pas-de-Calais. Trois ans avant lui, le couple a eu
Stéphanie, dans le Nord. « Orphelin de mère, mon père a été recueilli, enfant, par sa
tante à Alger. Il vendait des bricoles, cirait des chaussures… Et puis deux frères pieds-
noirs l’ont pris sous leur aile. Il a commencé à faire de la mécanique auto et il est parti
en France, où l’on cherchait de la main-d’œuvre », synthétise Mourad. Ses parents se
rencontrent dans un bar, à Roubaix. La jeune femme a l’accent ch’ti, elle travaille
aux 3 Suisses ; le jeune homme a passé ses premières années à Khemis Miliana,
patrie de plusieurs militants de la guerre d’Algérie, à une centaine de kilomètres
au sud-ouest d’Alger. « La société française est très conservatrice. Mais mes parents
vivent un vrai amour », reprend leur fils.
Côté maternel, dans le Pas-de-Calais, le grand-père ancien mineur est devenu bou-
langer. Mourad chérit autant le souvenir de ses plateaux d’éclairs au chocolat que
celui des diatribes communistes de ses oncles. De la campagne algérienne, Stépha-
nie se souvient du four en terre glaise que sa tante reconstruisait chaque été pour
y cuire son pain. « J’ai grandi dans ces deux récits et cela ne m’a jamais handicapé »,
[22] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
glisse Mourad. « La force de nos parents, c’est de nous avoir laissés libres de prendre
ce que l’on voulait dans chaque culture », complète son aînée.
Lorsque Mourad enfile la robe noire, pour prodiguer du conseil aux entreprises ou
défendre un dossier pénal comme celui des victimes des effondrements de la rue
d’Aubagne, il sait d’où il vient. « Dès le collège, je voyais bien que c’était toujours les
mêmes qui se faisaient exclure, cataloguer, stigmatiser. Cela je l’ai évidemment vécu »,
reprend-il. Ado, il rappe au sein du groupe marseillais Uptown, façonne des rimes
qui décrivent l’identité et la condition sociale des enfants des quartiers Nord autant
qu’elles pourfendent les discriminations dont ils sont l’objet. Avocat, il mesure sa
chance d’être capable de parler à tous. S’adresser « au petit brigand du quartier »,
comme « clasher » un procureur qui flirte avec le racisme.
La Croix [23]
Première partie - Moi/Construire son identité
Stéphanie prépare des cafés. Sur les étagères rouges de sa cuisine, le sel aux cèpes
voisine avec les graines de fenugrec. Avec les années de plomb, le lien s’est un peu
distendu avec l’Algérie de leur enfance. Puis leur père y a acheté une maison. Mou-
rad y est retourné, il voudrait désormais s’y rendre avec son épouse et ses deux
enfants. Stéphanie convoque le goût de la viande cuite aux pruneaux et l’odeur du
jasmin du jardin. Être dépositaire de cet héritage est « une telle richesse », insiste-
t-elle. « Je ne comprends pas que cela puisse nous être reproché. Mon identité, j’en
serai fière jusqu’à ma mort. »
Unis par une belle complicité, le frère et la sœur nourrissent aussi un regret commun :
ne pas parler arabe. Petits, ils ont suivi des cours, appris l’arabe littéraire et attrapé à
la volée quelques expressions de leurs cousins. « Mes copines sont surtout d’origine
maghrébine. Et je ressens parfois un manque de ne pas maîtriser la langue, comme
elles », analyse Stéphanie qui touche du doigt son désir d’affirmer son appartenance
aux deux communautés.
« Notre père n’a jamais été communautariste », précise Mourad. Sa foi musulmane,
l’avocat l’a embrassée à l’adolescence, au gré d’une quête spirituelle personnelle. Sté-
phanie, elle, est baptisée : « J’ai été conçue hors mariage. À ma naissance, si jamais
je mourais dans l’instant, il ne fallait pas que je sois une brebis égarée ! » Mourad
s’amuse d’une réminiscence. « Ma grand-mère maternelle était catholique, mais mes
oncles “cocos” ne mettaient pas les pieds dans une église. Alors souvent aux mariages
ou aux baptêmes, les seuls hommes à assister à l’office, c’étaient mon père et moi ! »
[24] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [25]
Première partie - Moi/Construire son identité
La famille baigne dans un syncrétisme bien à elle. Lorsque, jeune homme, Mourad
se met à faire le Ramadan, son père lui emboîte le pas. La mère, catholique, croyante,
le fait un temps elle aussi, et ne mange pas de porc, comme son mari.
Depuis l’appartement de Stéphanie, le regard coule des collines qui encadrent Mar-
seille au nord-est aux hautes tours des cités avoisinantes. Mourad et Stéphanie ont
bien conscience d’être le fruit d’un patrimoine familial à la fois singulier et partagé
par de nombreux Marseillais : « On raconte juste une histoire française. »
Coralie Bonnefoy
notre correspondante régionale à Marseille (Bouches-du-Rhône)
[26] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
«C
ertains jours vous vous regardez dans un miroir et vous vous demandez :
pourquoi ai-je ces oreilles ? Ces cheveux ? D’où me vient tel ou tel trait de
personnalité ? » Jeanne L.(1) a 32 ans. Elle en avait 8 lorsqu’elle a décou-
vert qu’elle était née d’un don de sperme. « Pour ma mère, cela n’avait jamais eu vo-
cation à rester un secret. » Lorsque la fillette apprend l’histoire de sa naissance, cela
fait trois ans que son père est mort. Mais 8 ans, c’est tôt pour se poser la question de
ses origines. Et de toute façon, « quand bien même j’aurais voulu savoir, l’anonymat
était, à l’époque, de rigueur pour tous les donneurs de sperme ».
Ce ne sera plus le cas, avec la nouvelle loi de bioéthique(2). Alors Jeanne grandit, se
construit. « De temps en temps, la question de l’identité de mon donneur me traver-
sait l’esprit », admet-elle. Il y a « comme une part de soi qui reste inconnue. Une pièce
manquante ». Surtout, Jeanne est habitée par une interrogation : « Le désir d’enfant
de mes parents, je le connais. Mais le donneur ? Pourquoi avoir fait ce don ? Ce n’est
pas tout à fait un don de sang ou d’organe. »
En 2019, elle voit passer une publicité pour des tests ADN. Interdits en France – les
tests génétiques n’y sont autorisés qu’à des fins de médecine préventive –, ces tests
dits « récréatifs » permettent à tout un chacun de savoir de quelle partie du monde
sont originaires ses ancêtres. « Là, en parcourant le site, je comprends que la base
de données établit aussi des correspondances génétiques. J’avais ouvert la boîte de
Pandore. » En mars, la jeune femme envoie son échantillon. En reçoit les résultats
le 6 avril. On lui signale la présence dans la base de données d’un cousin germain.
« Blanc, comme mon donneur (et mon père), alors que ma mère est Antillaise ! » Dès
lors, elle remonte la piste via des plateformes de généalogie, les réseaux sociaux :
« J’ai eu de la chance, une branche de la famille de mon donneur a un nom peu com-
mun. Je n’ai pas eu à payer un détective privé, comme certains. »
En trois semaines, elle localise son donneur. Lui écrit une lettre. La poste un mardi.
Reçoit une réponse le jeudi. Après des mois d’échanges épistolaires, elle rencontre
Didier. « Nous avons la même corpulence, les mêmes oreilles, un goût certain pour le
chocolat noir. On me dit que l’on se ressemble. Perso, je ne trouve pas ça flagrant. »
Pour Jeanne, mettre un visage sur son donneur, c’était combler un vide mais aussi
La Croix [27]
Première partie - Moi/Construire son identité
Jeanne insiste. Les choses sont claires : ce n’est pas « un parent », qu’elle cherchait,
mais « une histoire ». « J’aurais pu vivre avec cette inconnue autour de mes origines, mais
quand j’ai rencontré Didier, j’ai eu l’impression de terminer un puzzle. » Elle nuance
néanmoins : « Cette pièce de puzzle ne suffit pas. Oui, l’identité se bâtit sur des réalités
biologiques, génétiques, mais pas que. Sur des valeurs que nous inculquent ceux qui
nous élèvent, aussi. Et bien sûr, on se construit par soi-même. » Pierre Lévy-Soussan
confirme : « En matière d’identité, le lien biologique n’est ni nécessaire ni suffisant pour
se construire. En son absence, seul un lien psychique enraciné dans l’histoire du couple
de parents peut assurer une base identitaire solide. »
Alice Le Dréau
(1)
Les prénoms ont été modifiés à la demande de l’intéressée.
(2)
À partir de septembre 2022, tout donneur devra accepter de donner son identité si, à sa majorité, l’enfant
né du don veut la connaître.
[28] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
— Moi
L’éducation populaire est au cœur et à l’origine de mon engagement. Aux Éclai-
reuses et Éclaireurs unionistes, j’ai développé le sens et le goût de l’action collective.
Consciemment ou pas, je suis imprégnée des valeurs qui m’ont été transmises dans ces
espaces éducatifs, au premier rang desquelles le respect de la nature et d’autrui. J’ajou-
terais à cela la confiance qui m’a été donnée, enfant, dans la prise de responsabilité.
— Eux
Dans la composition de mon équipe municipale, il y a eu la volonté de partir du
collectif pour aller vers l’individuel, et non pas l’inverse. Elle a été choisie sur une
base participative, puis complétée par des Poitevins de divers horizons pour une
meilleure représentativité. Il était essentiel que l’équipe municipale soit à l’image
des administrés qu’elle représente. Nous manquions cruellement de personnes
travaillant dans les métiers du soin, par exemple. Enfin, notre force, c’est la mixité
intergénérationnelle, avec une moyenne d’âge de 47 ans. J’ai conscience que des
facteurs touchant à mon identité ont joué lors du processus de désignation de ma
candidature. Que je sois jeune et que je sois une femme sont indéniablement des
signifiants politiques. Je tiens pourtant à ne pas être considérée comme un symbole
car, à ce niveau de responsabilité, il faut que les idéaux passent au-dessus. Nous
avons eu l’occasion d’en débattre lors des cinq heures et demie de discussions qui
ont conduit à un exposé clair des oppositions envers telle ou telle candidature.
— Nous
Sur la commune de Poitiers, nous avons souhaité ouvrir une délibération pour un plan
de formation des élus et des agents de la collectivité à la laïcité, mais aussi des ateliers
en direction des acteurs éducatifs et associatifs de la ville. La laïcité est un principe
républicain qui est au fondement de la cohésion, mais qui suscite de nombreux ques-
tionnements dans son application, en particulier chez les jeunes. C’est vrai notamment
pour le sens de la loi sur le port du voile à l’école. La laïcité est incomprise par bon
nombre de nos concitoyens qui la confondent avec une invisibilisation des religions
dans l’espace public, ce qui ne doit pas être le cas. Selon moi, vouloir reléguer l’iden-
tité confessionnelle à la sphère privée menacerait la cohésion sociale et républicaine.
La Croix [29]
Première partie - Moi/Construire son identité
« On te regarde bizarre
si t’as pas Snapchat »
— Exister sur les réseaux sociaux est devenu la norme,
et presque un impératif pour les adolescents d’aujourd’hui.
D
ans son salon de coiffure du centre-ville de Beauvais, William Godin,
43 ans, peigne la crête bleu turquoise de sa jeune cliente. « Les ados, au-
jourd’hui, c’est très simple : toutes les tendances sont liées à Internet et aux
influenceurs. Ils se font des couleurs après avoir vu des vidéos, et moi derrière, je
rattrape ! » Sur son siège, Mégane ne bronche pas sous son masque. On essaye de
deviner son âge, pendant que William poursuit. « Le problème des réseaux sociaux,
c’est que ça tue dans l’œuf leur personnalité. Ils se plient aux avis des communautés. »
Mégane acquiesce. La coupe terminée, elle se lève, remet son bomber planté de pin’s,
et ôte son masque. Ce n’est pas une adolescente mais une jeune femme de 33 ans,
maman d’un garçon de 13 ans. Son fils, dit-elle, n’a pas de smartphone mais un « vieux
téléphone à touches », car elle veut qu’il se construise à distance des réseaux sociaux.
« Mon compagnon et moi, on a des looks particuliers mais il y a des idées derrière »,
assène-t-elle. « Nous, il y avait encore un lien avec la réalité, complète William. Main-
tenant il y a une fracture avec les ados. Tout est dans leur téléphone ! »
Le coiffeur s’y connaît : sa vitrine offre un point de vue idéal sur les allées et venues
des jeunes Beauvaisiens, entre le lycée Félix-Faure, les sandwicheries de la rue du
27-Juin, et le centre commercial du Jeu de Paume, où on les trouve flânant d’une
enseigne à l’autre, smartphone à la main. Première observation : tous les adolescents
interrogés sont sur plusieurs réseaux sociaux, la plupart depuis le début du collège.
Deuxième point : Snapchat et Instagram ont depuis longtemps dépassé Facebook
– « truc de vieux » – dans leur cœur, tandis que TikTok s’impose chaque jour davan-
tage. Troisième remarque : ils peuvent parler des réseaux sociaux pendant des heures.
Les réseaux sociaux sont aujourd’hui les guichets de l’âge ingrat : les espaces hégé-
moniques par lesquels on intègre la communauté adolescente et sa culture. « Il n’y a
pas d’obligation, mais c’est vrai qu’on te regarde bizarre si t’as pas Snapchat », résume
Raphaëlle, 17 ans, dont « 99 % » des amis sont sur les réseaux. Dès l’entrée en sixième,
les « groupes de classe » se forment sur Instagram pour permettre aux élèves de se
tenir au courant des devoirs à faire. « Même les profs trouvent que c’est une bonne
idée », note Raphaëlle.
[30] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Le succès des réseaux sociaux auprès des collégiens n’est pas un hasard. Ces
plateformes intensifient deux dynamiques fondamentales de cet âge : chercher
un groupe pour s’émanciper de ses parents, et s’exposer au jugement de ses pairs
pour en obtenir l’approbation. « Les lycéens ont la maturité pour faire le tri entre
réel et numérique, mais chez les collégiens il y a une vraie confusion », alerte Mar-
gaux Debruyne, psychologue à Beauvais.
Le problème est aussi lié à l’intensité des bouleversements vécus à la puberté. « Les
changements physiques causent un sentiment de perte de contrôle sur le corps. Sur
les réseaux sociaux, les ados peuvent choisir ce qu’ils donnent à voir d’eux-mêmes,
La Croix [31]
Première partie - Moi/Construire son identité
L’idée que les réseaux sociaux exposeraient les plus jeunes à des comportements
sexualisés est un autre problème fréquemment soulevé. « Les gamines de 13 ans
twerkent, elles font des trucs de fou sur TikTok aujourd’hui, s’amusent Salimata et
Myriam, 17 ans. Nous, quand on fait les belles, on sait ce qu’on fait. Les petites nous
imitent, mais elles n’en ont pas conscience, elles s’affichent. Le problème, c’est que les
rumeurs, ça va vite. »
D’ici là, que ce soit pour explorer des styles ou des centres d’intérêt, Internet et les
réseaux sociaux peuvent permettre de sonder sa personnalité, chercher de l’ins-
piration, faire des rencontres, aborder des sujets « dont on ne parle pas ailleurs ».
Musulmane de 16 ans, intéressée par la religion, Wassila s’est abonnée à de nom-
breux comptes TikTok et Instagram consacrés à l’islam. Une préférence bien com-
prise par les applications. Sur Instagram, son fil « Explorer » lui suggère pêle-mêle
des tutoriels de maquillage, des hadiths (propos rapportés du prophète Moham-
med) et des photos de femmes portant le hijab. Depuis bientôt deux mois, elle a
adopté le foulard. « J’y réfléchissais depuis un moment, ça m’a inspiré. Je me suis dit
que je pouvais essayer. »
[32] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [33]
Première partie - Moi/Construire son identité
collège, elle s’est lancée sur TikTok pendant le premier confinement. Pense-t-elle
que la nouvelle génération, dont elle fait partie, soit plus ouverte sur les questions
de genre ? « Ça dépend des lycées, mais on en parle plus, il y a plus de visibilité. »
« En classe de première, j’ai fait une pause d’un an sur les réseaux. À mon retour, on
ne disait plus LGBT mais LGBTQI +, par exemple (lire ci-dessous). Je ne comprenais
pas ! », poursuit-elle. Finalement Anaëlle s’y est mise, surtout pour dissiper les
malentendus avec ceux qui la prennent pour un garçon. Elle compte aujourd’hui
25 000 abonnés sur TikTok. « Ça m’aide avec mon identité et ça me fait rencontrer
plein de personnes. C’est vraiment mon ouverture. »
Pierre Sautreuil
[34] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
T
ina veut bien parler d’elle à La Croix, mais à une condition : que son nom,
Ruiz, apparaisse clairement, et si possible accompagné d’une photo. Il n’y
a qu’à piocher dans son compte Instagram, où cette Marseillaise de 20 ans
affiche son corps plantureux, son visage émacié et sa bouche pulpeuse, le tout ma-
gnifié par des filtres gommant toute aspérité. Le résultat de plusieurs interventions
qui lui ont coûté l’intégralité de ses économies.
La jeune femme a ainsi déboursé 6 800 € pour subir une « liposuccion complète » :
« cuisses, double menton, ventre et dos », énumère-t-elle. La graisse prélevée a
ensuite servi à augmenter le volume de ses hanches et de ses fesses. « Les filles
qu’on voit à la télé, elles ont des formes, des grosses fesses, des gros seins. C’est ça, la
nouvelle génération », lâche-t-elle.
La télé, justement, c’est l’objectif de Tina. « Ça fait trois ans que j’essaie d’être
repérée sur les réseaux sociaux, mais je galère », confie-t-elle. Avec un peu plus
de 3 000 abonnés à son compte Instagram, elle est encore loin des 3 millions
de « followers » affichés par Maeva Ghennam, l’une des stars de l’émission de
téléréalité de la chaîne W9, « Les Marseillais », à laquelle Tina rêve de participer.
En attendant, elle poursuit son BTS d’assistante manageuse et tourne des vidéos
avec des « influenceurs ». « J’accepte presque tout ce qu’on me propose », raconte
l’étudiante, qui constate que les sollicitations sont plus nombreuses depuis
qu’elle a modifié sa plastique. Ses parents, eux, ne sont pas ravis. « Mon père a
très mal réagi la première fois que je me suis fait opérer, car sa sœur est morte à
cause d’une chirurgie des seins qui s’est mal passée. » Aussi s’est-elle gardée de
leur dire qu’il y a un peu plus d’un mois, elle s’est fait retirer de la graisse des
joues pour affiner son visage, et raboté la petite bosse qu’elle avait sur le nez.
« Le corps, tu peux toujours cacher avec des vêtements si c’est raté. Mais le visage,
c’est plus délicat », concède-t-elle.
La Croix [35]
Première partie - Moi/Construire son identité
à personne en particulier. Je
« Certaines jeunes femmes sont veux construire mon propre
prêtes à être transformées au point parcours », clame-t-elle. C’est
qu’on ne les reconnaisse plus, et au aussi le discours que tient
risque que cela entraîne des troubles Yolande Ytb, une youtubeuse
identitaires », alerte le chirurgien de 19 ans dont les vidéos, tour-
nées avec sa sœur jumelle, ont
esthétique Jonathan Haddad.
été vues plus de 46 millions
de fois. Cet été, elle a reçu une
injection d’acide hyaluronique dans les lèvres – elle les trouvait « trop fines ».
« Sans les réseaux sociaux et la téléréalité, jamais je n’aurais pensé à la chirurgie »,
dit-elle sans détour.
Le docteur Jonathan Haddad ne saurait que trop lui conseiller d’attendre. « Beau-
coup de jeunes femmes ne se rendent pas compte des conséquences de certaines opé-
rations pour lesquelles il n’y a pas de retour en arrière », constate ce chirurgien
parisien, qui sous l’effet des réseaux sociaux, voit se multiplier des « demandes
très spécifiques et souvent démesurées chez des femmes de 20-25 ans ». En vogue
notamment, la canthopexie, une opération consistant à étirer le bord externe
de l’œil pour obtenir un regard félin. « Certaines sont prêtes à être transformées
au point qu’on ne les reconnaisse plus, et au risque que cela entraîne des troubles
identitaires », alerte le médecin.
Pour le moment, Tina, à sec financièrement et échaudée par les douleurs liées
à sa liposuccion, a décidé de lever le pied. Mais elle n’exclut pas de refaire de la
chirurgie dans « un an ou deux », pour « s’améliorer ». Et peut-être, un jour, deve-
nir à son tour une star de la téléréalité.
Jeanne Ferney
[36] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
— Moi
Je suis chef d’un collège classé REP + dans les quartiers Nord de Marseille. Profes-
seur agrégé d’histoire-géographie, j’y ai fait toute ma carrière. De 2014 à 2021, j’ai
été conseiller « établissement » du recteur, référent académique « laïcité et valeurs
de la République », avant de faire le choix de revenir à l’enseignement prioritaire.
— Eux
Le 14 septembre 2001, le ministère de l’éducation nationale nous avait demandé
d’organiser une minute de silence (trois jours après les attentats du World Trade
Center à New York, NDLR). À ma grande stupeur, des élèves ne l’ont pas respec-
tée. Cet instant traumatique a déclenché un travail avec mes confrères et dans
mes classes qui n’a pas cessé. Puis, en octobre 2020, après l’assassinat de Samuel
Paty, nous avons compris que nos collègues étaient parfois démunis pour abor-
der les questions de religions, d’identité, de laïcité.
J’ai en tête une anecdote. Une enseignante a proposé à des sixièmes des travaux sur
la Bible et le Coran. À sa surprise, de nombreux élèves se sont manifestés pour dire
que cela était « contre » leur religion. Elle s’est rendu compte qu’elle les plaçait devant
un conflit de loyauté entre l’école et le contexte familial. Elle a pris le temps d’expli-
citer qu’il s’agissait de se pencher sur les fondements d’une culture commune et non
l’apprentissage d’un culte, et le cours s’est très bien passé.
— Nous
Pour outiller les professeurs, nous avons imaginé Vivre libres ! avec des enseignants
formateurs de l’académie d’Aix-Marseille mais aussi de Limoges ou Paris. C’est un
livre qui propose des pistes pédagogiques à partir de situations vécues autour de
questions sensibles. Nous partons de l’idée que pour développer une connaissance
des valeurs de la République, il faut les vivre. Il s’agit d’offrir aux élèves d’utiliser leur
liberté d’expression, d’éprouver leur citoyenneté en acte. Cette question de l’identité,
il faut la travailler et c’est évidemment le rôle de l’école de le faire.
(1)
Éditions Hors Pistes. Rens. : www.agence-horspistes.fr
La Croix [37]
Première partie - Moi/Construire son identité
D
es slogans retentissent devant Great St Mary’s, l’église de l’université de
Cambridge. « Du sang sur Cambridge, du sang sur vos études », hurle un
étudiant à dreadlocks. Il est applaudi par une dizaine de ses camarades,
également venus dénoncer « la longue histoire de la complicité de Cambridge dans
les abus des droits de l’homme dans les pays du Sud à travers le colonialisme ». Avec
sa concurrente historique Oxford, Cambridge est considérée comme l’élite de l’uni-
versité britannique. Aussi, elle est le terrain de revendications sociétales fortes, en
particulier ces dernières années sur des thématiques qualifiées de « woke », venues
des États-Unis et qui mettent l’accent sur la notion d’identité. « Je me suis présenté
en décembre dernier à l’élection du représentant des minorités ethniques et religieuses
des étudiants de premier cycle de Jesus College pour aider les autres étudiants, car
nous sommes dans une institution qui n’est pas diverse ethniquement, raconte Imran
Mulla, étudiant de 19 ans en histoire. L’université et les collèges prétendent refléter
la société, mais ce n’est pas le cas, que ce soit ethniquement ou socialement. Même si
l’on sent qu’ils cherchent à devenir plus divers et à être plus inclusifs. »
Jesus College est souvent mis en avant pour son avant-gardisme. Outre son activité
en faveur des minorités, Imran Mulla explique avec fierté : « Nous avons convaincu
Jesus College de demander le retrait de la plaque commémorative en l’honneur de
Tobias Rustat, un riche commerçant du XVIIe siècle. La chapelle du collège ne peut
pas être totalement inclusive si elle continue à célébrer des participants à la traite
[38] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
des esclaves comme Rustat, et certains étudiants s’y sentaient d’ailleurs mal à l’aise. »
L’Église d’Angleterre, responsable de la chapelle, doit encore notifier sa réponse
définitive. « Notre objectif n’est pas d’effacer le passé ou de remettre en cause l’histoire
du pays, mais de l’expliquer, assure Imran Mulla, courte barbe et voix assurée. La
plaque serait déplacée dans un environnement propice aux visites et à son replace-
ment dans un contexte historique. »
Tara Choudhury, 21 ans, la responsable des questions liées aux minorités ethniques
du syndicat étudiant au niveau de l’université, insiste sur le fait « qu’il n’est pas ques-
tion de faire tomber des statues », comme ce fut le cas avec celle d’un esclavagiste dans
le port de Bristol en juin 2020, après le refus de responsables politiques et de com-
merçants locaux de voir son rôle de négrier précisé sur une plaque. « Nous travaillons
avec les collèges, les musées et les bibliothèques pour ne pas célébrer les personnes liées
à la traite des esclaves et voir si des objets ont été volés à l’étranger. »
Jesus College se trouve à la pointe sur cette question. Le 27 octobre, il a été la pre-
mière institution au monde à rendre une des pièces de sa collection volée par l’ar-
mée britannique lors de la mise à sac à la fin du XIXe siècle de Benin City, dans le
sud du Nigeria. En 2016, les étudiants avaient voté en faveur de sa restitution. « Le
bronze avait alors été retiré et placé dans un carton avant que le comité d’enquête
sur l’héritage de l’esclavage, créé en 2019, ne prenne le relais, raconte la sociologue
suisse Véronique Mottier, sa présidente. Nous avons reçu le soutien sans faille du
La Croix [39]
collège et de sa dirigeante Sonita Alleyne,
Les thématiques liées au la première femme noire nommée à la tête
genre semblent aujourd’hui d’un collège de Cambridge. »
être prioritaires pour les
Au-delà de son propre collège, elle consi-
activistes les plus déterminés.
dère que « l’université, qui avait peu
changé après s’être totalement ouverte
aux femmes dans les années 1970, a entrepris une démarche autocritique impensable
il y a dix ans. Même si pour certains étudiants activistes, cela n’avance pas encore
assez vite ». Une perception peut-être liée à l’immuabilité des élégants bâtiments
séculaires en pierre de taille du centre-ville.
Si la promotion des femmes et leur sécurité sur le campus demeure un des sujets majeurs,
les thématiques liées au genre semblent aujourd’hui être prioritaires pour les activistes
les plus déterminés. En 2015, l’antenne LGBT +(1) du syndicat étudiant de Cambridge avait
réclamé le boycott de Germaine Greer, féministe australienne et ancienne étudiante de
Cambridge, accusée de transphobie – une attitude d’hostilité envers les personnes trans-
sexuelles ou transgenres(2). Cette thématique a pris une ampleur nationale à la suite de la
démission, le 28 octobre, de Kathleen Stock de son poste de professeure de philosophie à
l’université de Sussex. Des manifestations étudiantes s’étaient multipliées à son encontre
depuis qu’elle a déclaré en 2018 qu’il fallait distinguer les femmes transsexuelles de celles
nées avec un sexe féminin en raison de la différence de leurs expériences personnelles.
Un point de vue similaire à celui de Germaine Greer.
« Jusqu’à peu, ces questions intéressaient avant tout le milieu trans, tandis que nous
étions caricaturés de manière sexiste et discriminatoire par les tabloïds », se souvient
Tamsin Blaxter, une femme transgenre de 32 ans, ancienne étudiante au Pembroke
College, demeurée à Cambridge pour ses recherches universitaires. « Désormais,
l’ambiance est devenue plus anxiogène. » Impliquée dans la cause trans depuis 2013,
elle estime avoir été « interdite d’événements universitaires car (elle) ne portait pas
les vêtements d’un homme, et avoir explicitement été victime de harcèlement moral ».
Un temps représentante LGBT + pour son collège, elle avait mené des campagnes
en faveur d’évolutions très concrètes, comme la mise en place de toilettes mixtes
ou la possibilité de modifier son genre dans les registres universitaires.
[40] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [41]
Première partie - Moi/Construire son identité
Tristan de Bourbon
(1)
L’acronyme LGBT désigne les personnes se reconnaissant comme lesbiennes, gays, bisexuelles ou
transgenres. Le signe « + » inclut d’autres variantes d’identité de genre ou d’orientation sexuelle.
(2)
Les membres de la communauté LGBT + ont tendance à privilégier le terme « transgenre » ou « trans » à
celui de « transsexuel », considéré comme réducteur.
[42] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
«E
n art, point de frontière », notait Victor Hugo. Les incursions des ar-
tistes au-delà de leur propre horizon font régulièrement l’objet de vives
polémiques. Ainsi, en 2018, un spectacle d’Ariane Mnouchkine inspiré
des peuples premiers du Canada fut attaqué pour « appropriation culturelle ». En
2020, l’éditeur anglais de Timothée de Fombelle renonça pour la même raison à
publier le roman Alma, où l’auteur adoptait le point de vue d’une jeune Africaine
au temps de l’esclavage.
Au-delà des débats particuliers et des crispations identitaires qu’elle suscite, son
questionnement de fond ne manque pas d’intérêt. A-t-on le droit de raconter
une histoire qui n’est pas la sienne ? D’utiliser comme matière première d’une
œuvre la culture de l’autre ? Des interrogations auxquelles le metteur en scène
Paul Desveaux a évidemment été confronté quand a germé dans son esprit son
dernier spectacle Angela Davis, une histoire des États-Unis, créé le 9 novembre
dernier à Fécamp(1).
Comment un homme blanc européen, ayant grandi à Bernay dans l’Eure, peut-il
monter un spectacle sur l’icône américaine de la lutte antiraciste et féministe ?
« Bien sûr, je me suis posé la question de ma légitimité, reconnaît-il. L’envie de
créer ce spectacle a surgi à la lecture de sa biographie, j’ai été impressionné par sa
pensée. J’étais davantage intimidé par ce génie intellectuel que par l’idée que mon
identité puisse m’empêcher de travailler autour de la personne d’Angela Davis. »
Une identité que Paul Desveaux a toujours vécue d’ailleurs comme multiple et
complexe au-delà des apparences. « Je porte le nom de ma mère qui est normande
mais mon père biologique est kabyle et mon oncle, pour moi une figure tutélaire, est
La Croix [43]
Première partie - Moi/Construire son identité
Pour la création de sa pièce, il s’est entouré d’Astrid Bayiha, une actrice française
noire, qui elle aussi défie toute étiquette hâtive cumulant les talents d’autrice,
de metteuse en scène et de chanteuse ; et à la plume, également une femme,
Faustine Noguès. Des choix précieux pour le metteur en scène. « Je ne conce-
vais pas ce travail autrement, souligne-t-il. Ensemble, nous formons un collectif
pluridisciplinaire. »
« Ce sont des parcours de découverte, raconte-t-il. Sur scène, par le texte, je cherche
à interroger ces identités qui sont liées à un pays, à une histoire, mais dont l’inti-
mité confine à l’universel et touche l’inconscient collectif. Où qu’ils vivent et quels
que soient leurs modes de vie, les humains ont les mêmes préoccupations fondamen-
tales. Il est nécessaire d’identifier les particularités de chacun mais sans exclure,
sans dresser des murs. Si, au théâtre au moins, on peut prendre le temps de ce dia-
logue-là, c’est déjà une bonne chose. »
Marie-Valentine Chaudon
(1)
Les 18 novembre à Lisieux (Calvados), le 30 à Pont-Audemer (Eure), le 2 décembre à Granville (Manche),
les 15 et 16 mars Saint-Valery-en-Caux (Seine-Maritime), du 22 au 24 mars à Rouen.
[44] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
— Moi
Je suis pédopsychiatre, j’exerce depuis plus de vingt ans. J’ai toujours travaillé à
l’hôpital public, entre les services d’hospitalisation et une activité de consultation.
Quand j’ai été formé, on pensait que « normalement » on devait accepter son corps
biologique. En France, il n’était pas question de genre. Ce n’était pas le sujet !
— Eux
Il y a dix ans, interpellé par une collègue, je me suis rendu à un congrès international
où j’ai été stupéfait d’apprendre qu’en Angleterre, au Canada ou aux Pays-Bas, les
études évoquaient des cohortes d’enfants et d’ados qui consultaient pour une « tran-
sition ». On leur proposait des bloqueurs de puberté ou un changement de prénom.
Nous avons alors ouvert une consultation sur cette thématique. Les demandes ont
depuis augmenté de manière exponentielle.
Notre principe est d’aider le jeune à définir comment il se sent, comment il s’imagine
adulte… On ne remet pas en cause ce qu’il « ressent être », même si on laisse toujours
la porte ouverte à un changement de sa perception de lui-même.
— Nous
Aujourd’hui, les adolescents se sentent plus légitimes dans leur démarche de ques-
tionnement, ils ont souvent vu des témoignages qui ont guidé l’expression de leur
malaise. Il y a une révolution sociétale sur la manière d’être autorisé à se définir,
il n’est plus nécessaire de tenir compte des limites biologiques du corps. C’est un
positionnement politique qui a un impact sur ma discipline.
Ce qui reste très conflictuel, c’est de savoir à quel moment le discernement d’un enfant
ou d’un adolescent est suffisant pour qu’il puisse s’engager dans une démarche médi-
cale, du blocage de puberté à l’intervention chirurgicale. Les choses se sont beaucoup
tendues là-dessus, entre les pressions des associations LGBT + et les débats parfois
houleux entre collègues. La difficulté est qu’on ne peut pas décrire un parcours typique
de transidentité. Chaque situation a sa particularité, il faut accepter la complexité
La Croix [45]
Première partie - Moi/Construire son identité
En quête de soi
Devenir pleinement et sereinement soi, Les 5 Blessures qui empêchent d’être soi-
même, Devenir soi : la voie essentielle… Chez Zeugma, belle librairie généraliste
de Montreuil, en région parisienne, les ouvrages de développement personnel
accueillent le lecteur dès l’entrée. « Le rayon se développe énormément depuis la crise
sanitaire, avec une augmentation de 46 % du chiffre d’affaires cette année, explique
Lucile Samak, fondatrice du lieu. Les gens sont tellement bombardés d’informa-
tions face auxquelles ils sont impuissants qu’ils viennent chercher dans ces livres de
quoi se recentrer, des conseils pour changer ce qui est à leur portée : leur vie, la façon
de prendre soin de leur corps, de leur esprit. » Le marché de ces ouvrages, à la fois
refuges rassurants et promesse de nouvelles expériences, a rarement été aussi flo-
rissant : selon les derniers chiffres du Syndicat national de l’édition (SNE), le secteur
« bien-être, santé et développement personnel » a vu son chiffre d’affaires progres-
ser de 7,5 % dans un marché qui a globalement pâti du Covid avec, par exemple,
une chute spectaculaire de 25 % du secteur « livres religieux », domaine apportant
pourtant également des réponses à cette quête intérieure. Un paradoxe ? Pas vrai-
ment. « Ces livres répondent eux aussi à une vraie soif de spiritualité, mais qui prend
d’autres voies que les religions traditionnelles, poursuit Lucile Samak, avec l’écologie
ou le féminisme comme terrain d’action. »
Au fil de ces pages se déroule un discours positif et valorisant autour de notre place
particulière à tenir sur cette terre… à la seule condition d’un changement profond,
suivant différentes méthodes appelant autant au travail sur le corps, au change-
ment de nos habitudes qu’à la relecture de notre histoire et de nos désirs (exercices,
routines quotidiennes, pensées positives et régimes alimentaires…). À la clé, la
promesse de « réussir sa vie » en restant loin des normes matérialistes en vigueur
et en « osant s’accomplir » sans se soucier du regard des autres, avec une estime de
soi regonflée. Une révolution intérieure souvent présentée comme une rupture
rapide, radicale… et exclusive.
[46] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
« La formule “devenir soi” pose problème car on est déjà dans le domaine de la perfor-
mance », analyse Jean-Michel Hirt, psychanalyste, spécialiste de psychologie clinique
interculturelle et auteur de plusieurs essais sur le religieux dans la vie psychique, dont
le récent Le Témoin des écritures (Actes Sud). « “Oser être soi”, c’est comme oser porter
telle couleur, c’est dans l’air néolibéral du temps. Il faut se vendre donc il faut mettre
dans la vitrine la marchandise la plus exaltante et la plus désirable. Il faut même se
désirer soi-même pour se mettre en représentation. »
Ces livres sont souvent l’œuvre d’influenceurs et de coachs de vie, qui prolongent
leurs discours dans des vidéos YouTube et sur les réseaux sociaux, charriant fré-
quemment un discours spiritualiste qui remet au goût du jour certaines antiennes du
new age ayant circulé dans les années 1970 et 1980. Associant changement de soi et
changement du monde, ces théories convoquent, souvent très rapidement, les neu-
rosciences, la physique quantique, les taux vibratoires du corps ou les états modifiés
de conscience (EMC), afin d’introduire l’idée d’une « énergie vitale » qui permettrait
à notre conscience de transformer l’esprit en matière et d’influer sur la réalité grâce
à la force de son désir propre.
« Cette idée d’un bonheur à la force du poignet, c’est l’illusion des illusions !, réa-
git Jean-Michel Hirt. Les sentiments dépressifs liés à la pandémie et, au-delà, à la
crise écologique sont très présents, on a envie de croire que l’on pourrait avoir un
homme qui serait à nouveau naturel, dans une sorte d’harmonie. Mais le malheur,
c’est que l’harmonie, je ne l’ai jamais rencontrée, ni en moi ni ailleurs. Au fond, la
question posée, c’est “ça ne va pas, je ne suis pas bien, comment faire pour que ça
aille mieux ?”, dans un contexte de montée de l’insatisfaction, une sorte de tristesse
régnante qui a pris des formes plus ou moins pathologiques, avec l’idée qu’on pour-
rait être autrement que nous-mêmes, que ce soit physiquement ou psychiquement.
De plus en plus de gens ne se plaisent pas et voudraient être différents… mais c’est
La Croix [47]
Première partie - Moi/Construire son identité
[48] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Loin des recettes toutes faites, ce « devenir soi » est un chemin de vie éminem-
ment personnel et qui échappe, de fait, à toute tentative de récupération, au cœur
de nos expériences et de ce que nous pouvons en témoigner. « C’est partir de ce
qui ne va pas pour en faire le tour, précise Jean-Michel Hirt, et explorer toutes les
dimensions de sa vie psychique en laissant la parole vous emporter, car c’est elle qui
va mettre en mots l’individu. Nous ne sommes que ces mots que nous pouvons avoir
sur notre compte, sur notre histoire. Il faut apprendre à jouer avec ces dissonances,
pour éviter la routine, les répétitions, comme dans une improvisation de jazz. On peut
alors aspirer à être un peu moins dans le malaise, à connaître une forme de liberté
de vivre et de penser. Freud disait : “La vie n’est pas une chambre d’enfant. À l’issue
d’une analyse, si vous pouvez déjà aimer et travailler, ce n’est pas si mal !” » Un chemin
qui est, peut-être, celui de l’aventure d’une vie.
© Bruno Levy
La Croix [49]
Première partie - Moi/Construire son identité
Q u’elle soit appelée soi ou âme, il existe bien une part intime et singulière de cha-
cun d’entre nous dont il faudrait prendre conscience et aller rechercher par un
retournement du regard de l’extérieur vers l’intérieur. Une véritable « conversion »,
résumée par cette parole de Dieu à Abraham dans la Genèse : « Va vers (ou pour)
toi » et poursuivie, avec tant d’autres, dans Les Confessions de saint Augustin : « Ne
t’en va pas au-dehors, rentre en toi-même ; au cœur de l’homme habite la vérité. »
Cette quête de soi, verticale, est fréquemment symbolisée par la métaphore de la mon-
tagne, vue comme l’image de l’épanouissement personnel et de la rencontre avec le
divin. C’est l’ascension du mont Fuji au Japon, pèlerinage tant physique que spirituel
pour les bouddhistes, la colline Arunachala pour les hindous (résidence des 33 dieux
de la mythologie du Rig-Véda), le mont Sinaï ou le mont Carmel en Israël, « vignoble
de Dieu », ou encore la montagne spirituelle de Qâf que l’on trouve par exemple dans
la célèbre épopée mystique du poète persan Attâr, Le Langage des oiseaux.
[50] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
couvent des Carmes de Paris. C’est engager notre volonté pour faire du bien à l’autre.
La croissance spirituelle va toujours de pair avec un décentrement. Mais il faut pour
cela que je me laisse délivrer du narcissisme présent dans mon cœur. Méfions-nous
de tous les marchands de bonheur. Une bonne méthode de discernement consiste à se
demander qui est au centre : celui qui parle ou Dieu ? Le menteur se met au centre, le
véritable maître spirituel montre le chemin vers Dieu et laisse libre, y compris de ne
pas l’emprunter. C’est la parabole du jeune homme riche dans les Évangiles. »
Cette ouverture à l’autre qui passe aussi par l’empathie et la compassion est ce qui
permet d’éviter l’illusion d’une toute-puissance sclérosante. « Ce n’est pas être soi
qui importe, poursuit Jean-Michel Hirt, mais oser être plus grand que soi. Un dépas-
sement non pas narcissique, mais qui implique l’autre et une forme de verticalité, qui
s’exprime diversement selon les croyances de chacun. Dans la mystique arabo-mu-
sulmane, où il n’y a pas d’incarnation, la rencontre de cette présence divine se réa-
lise chez quelqu’un d’autre, qui peut être n’importe qui mais dont il faut reconnaître
la face (ou part) divine particulière. C’est la théophanie. Les mystiques musulmans,
comme Ibn Arabi, utilisent fréquemment la métaphore de “polir son miroir”, pour
qu’un jour, soi-même comme un miroir, nous puissions réfléchir à notre tour à la face
du divin qui nous concerne. »
La Croix [51]
Première partie - Moi/Construire son identité
Cette quête est un travail tout aussi mental que physique. Dans le christianisme,
corps et âme forment d’ailleurs un tout indissociable, signe de la personne humaine
prise dans ses trois dimensions (ré)conciliées. Comme l’écrivait François Varillon
dans Joie de croire, joie de vivre (Bayard) : « L’âme n’est jamais sans le corps, le corps
n’est jamais sans l’âme, le corps et l’âme ne sont jamais sans le monde. »
Les modes d’accès à cette dimension spirituelle sont très différents : l’ascèse pour
les chrétiens, la pénétration du texte jusqu’à être texte soi-même pour les juifs et
dans de très nombreuses traditions, des formes multiples de méditations. « Dans
l’hindouisme, par exemple il existe deux voies méditatives d’accès à ce soi », explique
Martine Le Peutrec, animatrice au centre parisien interreligieux Forum 104 de
séances de méditation dans la voie du sage indien Ramana Maharshi, qui a juste-
ment centré son enseignement sur la recherche de la nature ultime de notre réalité
intérieure. « Il y a une voie directe, le jnana yoga, voie de la connaissance faite d’une
introspection qui pose la question “qui suis-je ?” jusqu’à la source de l’être, et une voie
de l’abandon, le bhakti yoga, dévotion totale à cette force plus grande que nous, et
qui correspond à l’“ainsi soit-il” chrétien. » Alors, pour soi, réflexion ou abandon ?
Cela donne… à réfléchir.
[52] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
L’oraison silencieuse a été précisément décrite par les deux grands réformateurs de
l’ordre du Carmel au XVIe siècle, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. « Par rapport à
d’autres, cette méditation a pour spécificité non seulement l’intériorité, le recueille-
ment, mais surtout la rencontre d’une personne autre que moi : le Christ », explique
le frère carme déchaux Anthony-Joseph Pinelli.
Dans son livre Le Château intérieur, écrit en 1577, Thérèse d’Avila propose l’image
du château pour symboliser l’âme, la dimension spirituelle de la personne humaine,
capable d’entrer en relation avec Dieu. Elle considère que l’oraison est la porte de
ce château intérieur. « On dirait un guerrier qui se retire dans une forteresse pour se
mettre à couvert des attaques de l’ennemi, écrit-elle. Ainsi, l’âme appelle au-dedans
d’elle-même tous ses sens et les détache des objets extérieurs avec un tel empire que
les yeux du corps se ferment d’eux-mêmes aux choses visibles, afin que ceux de l’âme
acquièrent un regard plus pénétrant. » Dans ce château, elle décrit sept demeures,
qui balisent l’aventure de l’oraison, depuis le chemin de ronde à l’extérieur, jusqu’à
la demeure la plus intérieure, où Dieu lui-même réside et désire nous unir à lui.
Dans ce parcours, une place très importante est faite à « la connaissance de soi ».
« La connaissance de nous-même est le pain avec lequel il faut, dans cette voie de
l’oraison, prendre tous les autres mets », continue Thérèse d’Avila. Cette observa-
tion, qui nécessite intelligence, volonté, persévérance mais surtout charité, est
posée dès la première demeure. « Quelle ignorance ne serait pas, mes filles, celle
d’une personne à qui l’on demanderait qui elle est, et qui ne connût pas elle-même
ou qui ne sût pas quel est son père, quelle est sa mère, ni quel est son pays ! Ce serait
La Croix [53]
Première partie - Moi/Construire son identité
là une insigne stupidité. Or, la nôtre est incomparablement plus grande dès lors que
nous ne cherchons pas à savoir ce que nous sommes, et que nous ne nous occupons que
de notre corps. » Mais, pour elle, cette connaissance de soi n’est pas une fin. « Ce
n’est que le début d’une ouverture essentielle, orientée vers la rencontre du Christ,
explique le frère Anthony-Joseph Pinelli. Dans l’oraison, c’est Dieu qui donne la
grâce de se connaître vraiment. C’est sous sa lumière qu’est révélée la vérité la plus
profonde de mon être. Elle commence d’ailleurs son livre en parlant de la beauté
inaliénable de l’âme de toute personne. » Mais que permet cette rencontre avec le
Christ ? Ce chemin, écrit Thérèse dans la septième et dernière demeure du château
intérieur, n’a qu’un but : produire des œuvres.
Le chemin, bien sûr, ne se fait pas sans embûches, et comporte des périodes
de crises, de désolations, de désorientations, appelées par Jean de la Croix
des « nuits ». Et quand Thérèse d’Avila parle du péché, c’est d’un décalage
par rapport à l’amour de Dieu et de son prochain dont il est question. « Elle
prend l’image d’un voile noir qui recouvre le château de l’âme et empêche la
lumière de Dieu, toujours présent au plus profond du château, de rayonner.
Mais la source de lumière est toujours là. Il y a une circulation entre la connaissance
de soi et la connaissance de Dieu : la connaissance de soi est ouverte à la rencontre de
l’Autre qu’est Dieu. » « Il n’y a pas de recettes, conclut-il. C’est un chemin de liberté,
toujours personnel et en communion avec nos frères et sœurs. » Le but de la vie chré-
tienne, comme le disait saint Augustin, est bien : « Soyez ce que vous voyez, et recevez
ce que vous êtes, le corps du Christ. »
Au terme de ce périple, simple survol de cette quête sans fin, dont la destination
ne peut être inscrite sur aucune carte d’identité sous peine de l’entraver, peut-être
faut-il garder en mémoire le bon mot de l’auteur du Portrait de Dorian Gray, Oscar
Wilde, contre tous les faux reflets : « Sois toi-même, tous les autres sont déjà pris. »
[54] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [55]
Première partie - Moi/Construire son identité
[56] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [57]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
D
ans l’escadrille des noms d’oiseaux du répertoire créole guadeloupéen, il en
est un terrible : « Espèce d’Haïtien. » « L’insulte est synonyme de “larbin”, de
“couillon” », traduit Johnny Désir. « Ici, nous sommes considérés comme des
êtres inférieurs », assure le jeune père de famille. Cantonnés à des tâches ingrates,
parqués dans des logements insalubres, les Haïtiens les plus vulnérables – soit les
immigrés clandestins, que l’on estime à plusieurs dizaines de milliers en Guade-
loupe – sont honnis des Antillais.
Johnny Désir, lui, appartient à la catégorie des plus intégrés. Il a fait d’honorables
études et enseigne désormais la physique-chimie dans un lycée de Pointe-à-Pitre.
Débarqué vingt-trois ans auparavant, grâce à sa grand-mère, il n’a jamais été une
cible facile. En témoignent son menton, qu’il garde haut levé, et son regard franc :
personne, semble-t-il affirmer, ne lui ôtera sa dignité. S’il a essuyé peu d’injures
en face, elles lui sont rapportées, nombreuses, par les petits Guadeloupéens qu’il
côtoie. Lorsqu’il écume les écoles pour son association Tèt Kole (« solidarité », en
créole haïtien), afin d’y faire connaître sa culture, il y entend « à chaque fois » que
l’Haïtien est « moche, trop noir, méchant et analphabète », récite-t-il de tête. Indé-
pendante très tôt, en 1804, l’île d’Haïti a conservé davantage de traces africaines
que ses voisines antillaises : la société y est moins métissée et, surtout, le vaudou y
demeure très répandu. « Certains essaient de le fuir ou de l’ignorer, mais le vaudou
est essentiel à l’identité haïtienne », concède Johnny Désir. Une pratique assumée
donc, mais méconnue des Guadeloupéens, qui la réduisent souvent à un culte san-
glant, sauvage et très proche de la sorcellerie.
Ainsi, pour cet enseignant retraité, interrogé par l’ethnologue Christiane Bougerol
lors d’une étude de terrain(1), les Haïtiens font office « d’arriérés », « encore animés par
(les) superstitions ». De l’avis du vieil homme, les Guadeloupéens, français et christia-
nisés, seraient plus évolués, notamment dans les domaines modernes que sont l’édu-
cation et l’hygiène. Entre les étals du marché, Christiane Bougerol croise également
[58] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [59]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
pense qu’il ne s’y passe rien de bon, et que, forcément, rien ni personne de bon ne peut
en venir », se désole Johnny Désir.
L’éternel fardeau du migrant haïtien se trouve être son pays : « On ne nous parle que
de ça », regrette Johnny. « J’arrive dans une soirée, censée être festive, et on m’inter-
pelle sur le pays pour s’attrister de ce qui s’y passe. J’aimerais qu’on comprenne que
nous avons d’autres sujets de conversation ! », s’agace l’enseignant. D’autant que
ses interlocuteurs ont des connaissances bien souvent limitées d’Haïti. Beaucoup
s’étonnent, raconte Johnny Désir, qu’on y trouve des plages et des hôtels de luxe.
Un soir, alors qu’il achève une intervention pour Tèt Kole, il est interpellé par une
Guadeloupéenne. Une vieille dame, décrit-il, qui le remercie : « J’ai réalisé que je ne
connaissais pas vraiment les Haïtiens. Et pourtant, j’en ai raconté des conneries sur
eux ! », lui confie-t-elle. Malgré la mer des Caraïbes et la créolité qu’ils partagent,
malgré plus de quarante ans d’immigration des Haïtiens vers la Guadeloupe, les
uns n’ont jamais vraiment rencontré les autres.
« C’est compliqué de faire des efforts d’intégration lorsqu’on se sait d’emblée rejeté »,
justifie Johnny Désir. D’autant que la communauté reste traumatisée par la xéno-
phobie manifeste dont elle a été victime dans les années 2000. À l’époque, le
médiatique conseiller municipal d’extrême droite Ibo Simon se déchaîne dans
l’émission qu’il anime, sur la très populaire chaîne Canal 10. Il y traite les Haï-
tiens de « vermine », de « racaille », allant jusqu’à assurer que leur vie a moins de
valeur « que celle d’un chien ». En 2001, quatre associations déposent plainte pour
incitation à la haine et à la violence raciale, l’homme est condamné à du sursis et
interdit d’accès aux ondes.
Une victoire historique pour les Haïtiens, « qui ont trop longtemps encaissé les coups
sans oser rien dire », déplore Johnny Désir. Désormais organisées en associations,
avec des moyens juridiques, les nouvelles générations ne craignent plus d’occuper
l’espace. Tèt Kole, dans ce sens, effectue un véritable travail d’utilité publique. « À
force de régler tous les problèmes de la communauté, avec la préfecture, le tribunal, les
voisins, on est connu de tous », soutient Johnny Désir. Des antennes de l’association
ont éclos en différentes villes et aident les usagers haïtiens à défendre leurs droits.
Les bénévoles œuvrent aussi à réconcilier les identités, en proposant des presta-
tions culturelles, culinaires, musicales – les Guadeloupéens raffolent du kompa,
une musique typiquement haïtienne.
« Il n’est plus question de se renier », assume Johnny Désir : « Notre culture est aussi
riche qu’une autre. » Son fils, de 2 ans à peine, est élevé dans un mélange de créole
haïtien et de français, de zouk et de kompa. Il ira à l’école publique et côtoiera des
Guadeloupéens : « C’est en partageant le même goûter, en apprenant les mêmes
leçons qu’ils comprennent que nous sommes les mêmes », affirme Johnny, qui note
[60] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [61]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Marion Lecas,
notre correspondante à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe)
(1)
« Une rumeur à la Guadeloupe », revue Terrain n° 54, 2010.
(2)
« Stéréotypes et préjugés dans l’espace créole : Maryse Condé et les “voisins haïtiens ”», Journal of
Caribbean Literatures, 2006.
[62] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
D
ans la vallée du Lez, une éclaircie se dessine. Ce matin de novembre, deux
silhouettes se détachent de la maison aux volets bleus à l’entrée du vil-
lage d’Engomer (Ariège). Un convoi se prépare, synonyme d’une nouvelle
vie pour Elmira et Ervis Huna, des demandeurs d’asile albanais accueillis en sep-
tembre 2018 dans cette commune rurale de 300 habitants. Posté au bord de la route,
le couple guette l’arrivée de la berline de Jean-Gérard. À 75 ans, cet ingénieur à la
retraite, bénévole au sein de l’association Acarm09, a remué ciel et terre pour que
ce jour arrive : l’octroi d’un permis de séjour à titre exceptionnel qu’ils doivent aller
chercher à la préfecture de Foix.
Quatre années se sont écoulées depuis que le couple a fui l’Albanie avec sa fille
pour échapper à la famille d’Elmira qui refusait leur union. « Nous n’avions pas le
choix », assure Ervis, 33 ans. Le chemin fut long et le retour en arrière impossible.
Après un séjour en centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada), c’est dans cette
maison à l’orée du pont d’Engomer, acquise par Acarm09 au profit de la famille,
que les exilés ont trouvé refuge.
Engomer n’est pas une commune rurale quelconque. Bon nombre de néoruraux
en quête d’un mode de vie alternatif s’y sont installés dans les années 1980, à l’ins-
tar de Françoise Marcq qui, avec son compagnon, tient une colonie de vacances.
Même si le mélange entre ces nouveaux Ariégeois et les autochtones fait le sel de
ce territoire, l’accueil des étrangers n’est pas toujours évident. À la différence de
peuples victimes de guerre, les Albanais sont parfois perçus comme des profiteurs.
« Ils viennent pour les allocs. » Cette remarque, Françoise l’a entendue dans les allées
du marché dominical d’Engomer. Elmira y vendait chaque semaine ses pittas et
La Croix [63]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
gâteaux. Mais les clichés ont la vie dure. « Les Albanais sont réputés voleurs et bri-
gands », se désespère Françoise qui rappelle qu’Ervis n’a qu’un objectif en tête :
exercer son métier de maçon.
Antoine Oberdorff,
notre envoyé spécial à Engomer (Ariège)
[64] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
— Moi
J’ai grandi dans une famille nombreuse, avec une pratique religieuse intense et la
messe traditionnelle en latin. Cela m’a apporté une profonde sensibilité à la belle
liturgie, au silence « habité ». Maylis, elle, a grandi en province et en Afrique, avec
des messes très chantantes, instrumentales. Elle a découvert, adolescente, les ses-
sions de l’Emmanuel à Paray-le-Monial, qui ont fait grandir sa foi. Nous y sommes
aussi allés ensemble, et cela a renforcé notre conviction que Dieu souffle à travers
les différentes sensibilités.
— Eux
Aujourd’hui, nous alternons, pour faire connaître cette richesse de l’Église à nos
enfants, les messes en forme extraordinaire et ordinaire. Je me sens profondément
catholique, et je suis pétri de cette fidélité à Rome, à nos papes, de Jean-Paul II à
François. La parution du motu proprio Traditionis Custodes a fait naître en nous
la crainte de voir se raviver la lutte entre « cathos tradis » et « non tradis ». Nous
ne comprenons pas ce besoin de mettre des étiquettes, nous sommes avant tout
catholiques… Plutôt que de percevoir la diversité comme une richesse, on finit par
dépenser plus d’énergie à se quereller qu’à prier ensemble. Cela fait entrer un esprit
de division dans l’Église, et nous fait oublier l’essentiel.
— Nous
En 2019, nous avons monté, avec un aumônier scout, le chapitre missionnaire des
« Pèlerins d’Emmaüs », pour porter la prière de ceux – quelles que soient leurs sen-
sibilités, opinions, rapports à la foi… – que nous croisons sur la route du pèleri-
nage de Chartres, organisé par Notre-Dame de Chrétienté. À ceux qui blâment les
communautés traditionalistes, nous redisons qu’« il y a plusieurs demeures dans la
maison du Père ». Et, à l’inverse, nous invitons ceux qui critiquent le pape à relire
les immenses actions de son pontificat.
La Croix [65]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Le combat de jeunes
identitaires
— Privés de leur principale bannière depuis la
dissolution du mouvement Génération identitaire,
en mars dernier, de jeunes militants d’extrême droite
poursuivent leur lutte pour sauver leur « lignée ».
L’
identité ? Étienne Cormier, 24 ans, balaie du regard la terrasse du très chic
café Le Lutetia, à Paris, où il donne rendez-vous. « C’est ce petit amas de
choses passées et présentes qui t’inscrivent dans un commun avec d’autres,
définit l’étudiant en commerce et marketing. Là, par exemple, je pense partager une
identité avec la plupart des gens autour de nous. Ils sont parisiens, français ou euro-
péens. » Et ils sont blancs. « Bref, on n’est pas à la Goutte-d’Or », résume l’étudiant en
référence à un quartier populaire du nord de la capitale où cohabitent des dizaines
de nationalités. Illustration abrupte, assumée, d’une notion sur laquelle le jeune
homme se construit depuis une dizaine d’années.
[66] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [67]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Aucun n’avoue donner du coup de poing, « sauf pour se défendre », contre leurs
opposants de gauche ou de présumés membres de ces minorités qu’ils pointent du
doigt. Mais tous revendiquent avec fierté leur participation à des actions média-
tiques souvent violentes. Pour Étienne Cormier, ce fut l’occupation de la frontière
dans les Alpes et les Pyrénées contre l’immigration. Pour Roland, celle du siège de
l’ONG SOS Méditerranée et le déploiement d’une banderole sur un toit de la place
de la République, à Paris, lors d’une marche antiraciste. Chez Génération identi-
taire, les mobilisations faisaient l’objet de formations spécifiques, tout comme les
interpellations et gardes à vue consécutives. L’arrestation a valeur de rite initiatique.
« Comment vraiment se connaître sans adversité, sans avoir pris de coups ? La pre-
mière bagarre marque pour le reste de sa vie », raconte Étienne Cormier en souvenir
d’une conférence que des « antifas » voulaient empêcher.
Chez Tenesoun, il est inconcevable qu’un militant mange chez McDo ou prenne
son café au Starbucks, explique Stanislas. « On dénonce autant le grand remplace-
ment que le grand effacement : l’américanisation ne menace pas moins notre identité
que l’immigration. » Cette « éthique » individuelle a aussi pour horizon un projet
collectif.
[68] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [69]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Corentin Lesueur
(1)
Le prénom a été modifié.
[70] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
L’
image, d’emblée, est brouillée. L’apparition au milieu des années 1980
en France des groupes de supporteurs ultras, nés en fait dans l’Italie de
la décennie précédente, coïncide avec des drames majeurs comme celui
du Heysel, en 1985, et son sinistre bilan : 39 morts et plus de 400 blessés dans les
tribunes lors de la finale de Ligue des champions entre Liverpool et la Juventus
Turin. Alors très vite, dans le grand public, l’équation « ultras = hooligans » est po-
sée, pour longtemps.
Les ultras pourtant n’ont rien à voir avec ces bandes de hooligans qui ne se défi-
nissent que par leur violence. « Les ultras forment des associations structurées qui
s’investissent beaucoup dans les tribunes à travers des chants et des chorégraphies
spectaculaires – les tifos –, et qui se positionnent aussi comme les défenseurs de leurs
intérêts, un peu comme un syndicat, explique Nicolas Hourcade, sociologue et
professeur à l’École centrale de Lyon. Leur objectif est la victoire, sur la pelouse et
dans les gradins, pas la violence pure comme les hooligans. Même si parfois, il peut
y avoir des dérapages. »
Être un ultra, c’est un engagement qui va bien au-delà du stade. « L’identité ultra
recouvre tout. L’appartenance au groupe prend le dessus sur la vie professionnelle,
voire familiale. “Ultra 7 jours sur 7”, cela revient souvent dans les slogans. C’est un
mode de vie », souligne Sébastien Louis, professeur d’histoire-géographie et socio-
logue à l’École européenne de Luxembourg(1).
Bien sûr, le supporteur ultra affirme son attachement au club et à sa ville. « Telle-
ment ma ville est belle », chantent les ultras de Butte Paillade 91 à Montpellier. « Ma
ville, c’est la plus belle, mon club c’est le plus beau », entonnent ceux de la Horda
Frénétik à Metz. La fierté du territoire s’expose par l’utilisation dans les tifos de
blasons municipaux, par la référence à des monuments ou des personnages his-
toriques de la ville.
Elle est aussi marquée par une envie de se montrer acteur à part entière de la com-
munauté locale. Nombre de groupes privés de stade pendant les confinements
se sont ainsi impliqués dans des opérations de solidarité avec certains quartiers
ou en soutien d’associations. « Mais l’identité de leur groupe spécifique est la plus
La Croix [71]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Pas plus qu’ils ne sont unanimes sur l’utilisation des réseaux sociaux. Certains
groupes s’en méfient, d’autres moins. Un nouveau supporterisme virtuel mena-
cerait-il l’identité ultra-classique ? « Je ne crois pas, conclut Sébastien Louis. Dans
tous les cas, il s’agit de s’investir à 100 %. Dans ces groupes, c’est toujours la mérito-
cratie qui règne. »
Jean-Luc Ferré
(1)
Auteur d’Ultras, les autres protagonistes du football, chez Mare & Martin.
[72] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
Ministre déléguée
de la ville
« Cette ouverture à la différence
s’apprend dès le plus jeune âge. »
— Moi
Née et ayant grandi à Trappes, ville de tous les paradoxes, qui a vu émerger de
grands talents, j’ai eu l’honneur d’être élue députée de ce beau territoire en 2017,
puis d’être nommée ministre de la ville en 2020. Mère de famille, cadre de banque,
j’ai toujours eu pour boussole la lutte contre toute forme de fatalité, aussi bien dans
mon parcours que dans mes engagements. Je crois profondément à la réussite répu-
blicaine pour tous, c’est ce qui m’a permis d’arriver à ce niveau de responsabilité
mais aussi à façonner mon engagement politique.
— Eux
Je ne crois pas que la question identitaire sous-entende qu’on aurait une identité
différente selon que l’on soit né ou que l’on ait vécu dans un quartier. La question
s’est imposée lors de mon engagement politique. Parfois on m’a renvoyé l’idée que
les habitants des quartiers seraient des étrangers dans leur propre pays… Bien
entendu, je m’érige totalement contre cette idée de division et ne conçois la ques-
tion identitaire que sous l’angle de l’unité dans la diversité : la France comme une
nation une et indivisible mais aussi riche de sa diversité. C’est l’esprit du projet
« Portraits de France », qui vise à réhabiliter le rôle joué par des visages issus des
diversités et qui font l’histoire de France.
— Nous
C’est par l’instauration du dialogue, de l’esprit critique et la reconnaissance de la
diversité que nous parviendrons à faire société. Cette ouverture à la différence, elle
s’apprend dès le plus jeune âge, et c’est le sens des ateliers à visée philosophique
que j’ai souhaité généraliser dans les quartiers avec le dispositif des cités éduca-
tives. L’expérimentation menée dans une école à Trappes et qui s’est multipliée a
montré que les enfants sont prêts à affronter la complexité du monde lorsque l’on
accompagne leur réflexion. Former les consciences des générations futures à reje-
ter les idées simplistes, sexistes, obscurantistes ou racistes, c’est s’assurer que nos
valeurs républicaines s’enracinent et perdurent.
La Croix [73]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
A
vec sa peau claire et son nom allemand, Daniel Grebeldinger n’a vraiment
pas « l’air » d’un Rom. « Je ne nie ni ne revendique mon identité, mais lorsque
les gens savent que j’appartiens à cette communauté, ils me disent : “Toi, tu es
différent.” » Daniel est pourtant issu d’un mariage mixte – mère de la minorité alle-
mande, père rom –, comme tant d’autres en Roumanie, pays qui reconnaît officiel-
lement 19 minorités nationales aux côtés de la communauté roumaine, ultra-ma-
joritaire. Dans le village de son enfance, ses copains s’appelaient Hans et Attila, des
prénoms typiques allemand et hongrois, et son père était le violoniste du village.
Ils étaient pauvres. Mais « on vivait ensemble, je ne me suis jamais senti discriminé ».
[74] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
De leur côté, les Roms rechignent à se déclarer comme tels. Pour ne pas être stigma-
tisés. « Ma grand-mère me disait toujours : “Ne dis pas que tu es rom.” Le souvenir de
la Shoah est fort dans les mémoires et la confiance dans les autorités est nulle », fait
valoir Adrian Tudor. Mais aussi, pour certains, parce qu’ils s’intègrent à la société.
« Lorsque l’on a une bonne situation, se revendiquer Rom n’apporte rien, et ne pas s’af-
firmer, c’est aussi vouloir protéger ses enfants », estime le sociologue Ion Goracel. Ils
n’ont ainsi été que 635 000 à se déclarer Rom lors du recensement de 2011 alors qu’ils
seraient au moins le double.
À Mociuri, c’est donc une première. Quelque 190 familles ont été extirpées des
taudis des insalubres barres d’immeuble. Avec le groupe d’action local asso-
ciant habitants, mairie, entreprises et associations, Nevo Parudimos a soulevé
des montagnes pour mener à bien le projet. Certains habitants, effrayés à l’idée
d’avoir des voisins roms relogés en divers lieux de la ville, ont réclamé un policier
devant chaque porte. Et la municipalité renâclait à embaucher des Roms pour
rénover des logements sociaux. Lidia Rosianu, responsable des services sociaux
La Croix [75]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
le reconnaît : « Avant, ils travaillaient au noir, nous n’avions aucune garantie sur
leur compétence. »
Milos Mircea, Varadi Boby et Demeter Moise manient pourtant la truelle avec
entrain et dextérité pour retaper un studio dans le quartier de l’ancien Universal,
du nom d’un centre commercial disparu. « On a déjà rénové 15 appartements ! »,
s’exclame Milos Mircea, le chef d’équipe. Pour ce faire, l’ONG a dû financer un pre-
mier chantier test pour briser les résistances. Depuis lors, la municipalité confie
les travaux à Nevo Parudimos.
Calin Rus explique que les parents roms ont beaucoup d’appréhension à l’égard de
l’école dont ils ont des souvenirs désastreux lorsqu’ils étaient élèves dans les années
1990. Ils ont alors été les premières victimes de la chute du communisme. Lorsque
les terres des coopératives démantelées ont été restituées à leurs anciens proprié-
taires, les Roms furent exclus de cette redistribution. « Pour survivre, beaucoup ont
été contraints de voler du bois et des produits agricoles, rappelle Calin Rus. À l’époque,
il y a eu des conflits ethniques violents, des Roms ont été chassés dans les campagnes. »
De fait, Timisoara n’a pas que ses quartiers pauvres à majorité rom. Les Roms vivent
un peu partout dans la ville. Ceux qui se sont enrichis, en faisant du trafic avec
l’Allemagne au sortir du communisme, se sont construit des villas démesurément
[76] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [77]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
cossues. Une jolie formule dit que « les Roms sont les plus intimes de nos “étran-
gers” ». Cette diversité témoigne du kaléidoscope des communautés.
Roms hongrois, Roms allemands, Roms parlant romani (environ 40 % d’entre eux), Roms
marginalisés, Roms intégrés, mais aussi Roms assimilés, de force ou non, qui ont perdu
leur identité, et inversement Roms traditionalistes isolés dont la culture s’est forgée
depuis des siècles en opposition aux « gadjé », aux non-Roms. « L’identité est une affaire
très personnelle, prévient Calin Rus, il est fondamental de ne pas enfermer les personnes
dans une identité et de les laisser libres de leur choix. »
Marie Verdier,
notre envoyée spéciale à Timisoara, Resita (Roumanie)
[78] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
L
eur présence aimante le regard des étudiants à la recherche de leur salle de
classe. Accrochés aux murs, les portraits en noir et blanc d’Abram Popinsky,
de sa femme Judith et d’autres rescapés d’Auschwitz rappellent le passé du
lycée Borgarskola. Plus grand établissement scolaire de Malmö, dans le sud de la
Suède, le lycée avait été transformé en hôpital pour réfugiés au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale. En tout, ce sont environ 15 000 survivants des camps
de la mort nazis qui ont trouvé refuge à Malmö, au printemps 1945.
Depuis plusieurs années, la multiplication des actes antisémites vient pourtant trahir
l’honorable passé de la ville de 350 000 habitants – la troisième de Suède – autrefois
surnommée « le port de l’espoir ». Alors que les plaintes pour antisémitisme ont aug-
menté de plus de 60 % entre 2016 et 2018 au niveau national selon les statistiques
officielles, Malmö, qui accueille une forte population venue du Moyen-Orient, se
trouve en première ligne. Fredrik Sieradzki, porte-parole de la communauté juive de
la ville, regrette que « le nombre de juifs à Malmö est passé d’environ 2 500 personnes
dans les années 1970 à 500 aujourd’hui ».
À Malmö, l’antisémitisme s’immisce sur les bancs de l’école. « Ces actes prennent
la forme d’un vocabulaire insultant. Il y a aussi la diffusion de théories complotistes
et une forme d’importation du conflit israélo-palestinien », explique Mirjam Katzin,
coordinatrice de la lutte contre l’antisémitisme dans les écoles de la ville, un poste
unique en Suède.
« C’est assez rare, mais on entend parfois des blagues sur les juifs », confirme Ali, un
lycéen de 17 ans, croisé non loin du portrait de Zlatan Ibrahimovic, footballeur star
issu de l’immigration, et qui fait la fierté de Borgarskola et de la ville tout entière.
Selon Peter Vig, assistant pédagogique en charge de la lutte contre l’antisémitisme,
les comportements antisémites sont assez récurrents : « Hier, un professeur de culture
religieuse est venu me voir. Il a présenté un drapeau d’Israël en classe et certains élèves
ont vivement réagi en disant qu’ils prenaient cela comme une provocation. »
La Croix [79]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
William Gazeau,
notre envoyé spécial à Malmö (Suède)
[80] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
— Eux
Bien plus tard, et à partir de la parution de mon premier livre, l’une des questions
à laquelle j’étais systématiquement confronté portait sur les raisons de mon choix
d’écrire en français. Lorsque je répondais que je n’avais rien choisi du tout, et que
le français était ma langue maternelle, je voyais se dessiner le même étonnement
et les mêmes mimiques dubitatives devant cette bizarrerie consistant pour un
individu venant d’un pays lointain d’avoir le français comme langue principale,
voire quasi unique.
— Nous
Mon identité est le résultat d’histoires complexes. D’abord celle de l’acculturation
(qui n’est pas la déculturation, l’« a » n’étant pas privatif, ici, au contraire) des chré-
tiens arabes appelés chrétiens d’Orient, et de la synthèse qu’ils ont opérée au cours
des siècles entre leurs traits culturels spécifiques et ceux de la culture arabo-isla-
mique. Ensuite celle des Libanais d’aujourd’hui et de la manière singulière avec
laquelle ils ont géré leur existence à la croisée des mondes. Et si cette identité me
procure joie et satisfaction, si je m’en amuse par provocation, c’est parce qu’en ces
temps sinistres de fascination pour les replis, elle parle de mélanges et de croise-
ments et constitue un enseigne d’aversion pour tout ce qui s’enferme complaisam-
ment avec soi-même ou qui revendique une origine unique et pure de tout contact.
La Croix [81]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Q
uand le serveur dépose la note sur la table à la fin du repas, Jean-Marc(1) sort
systématiquement sa carte bleue, sans la moindre hésitation. La femme avec
laquelle il vient de partager ce moment tente souvent une phrase du type :
« Non, tu es certain ? » Il ne se formalise pas et répond, comme il en a l’habitude :
« Je suis vieux jeu, j’ai du mal à me faire inviter par une femme… » Cet indépendant
de 48 ans, installé dans la région toulousaine, se sent même profondément « gêné »
lorsque son interlocutrice insiste pour régler ou partager la facture. Le poids de
l’héritage sans doute : il évoque son père, qui ramenait l’argent au foyer et qu’il a
toujours vu inviter sa mère.
Dans sa jeunesse, la répartition des rôles était encore assez systématique et cela
convenait bien à Jean-Marc. Lancé en 2017, le mouvement social libérant la parole
des victimes de violences sexuelles #MeToo l’a ébranlé en profondeur, symptôme
d’une crise de la masculinité face aux changements socio-économiques. Cependant
Jean-Marc a aujourd’hui « l’impression de passer sur le gril » en entendant certaines
féministes parler de leur combat dans les médias. À ses yeux, les débats qui agitent
la société française ne font que compliquer les relations hommes-femmes. « À l’heure
de briser la glace avec une personne qui me plaît, je fais plus attention, poursuit-il.
#MeToo m’a inhibé. » Il reconnaît cependant qu’il n’a pas véritablement changé ses
rituels avec les femmes, fondés sur les règles de « la galanterie à la française ».
Faire le premier pas, tenir la porte au restaurant, laisser la banquette, payer les
consommations… Les comportements des hommes et des femmes font apparaître
une société encore largement régie par les codes amoureux traditionnels, si l’on
en croit plusieurs sondages publiés sur le sujet depuis la prise de parole engendrée
par le mouvement #MeToo autour des violences sexuelles. Même sur les sites de
rencontre, « ce sont toujours les hommes qui prennent l’initiative, observe l’anthro-
pologue Mélanie Gourarier, chercheuse au CNRS(2). La norme de la réserve féminine
demeure en même temps que celle de la nécessaire initiative masculine. »
Loin d’être un point de détail, la question de qui règle l’addition lors d’une scène
de séduction est une loupe bien utile pour penser les rapports sociaux. Les études
[82] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Kupicoo/Getty Images
montrent en effet que le geste n’est jamais gratuit. Consciemment ou non, l’homme
attend une compensation en retour : un second rendez-vous, un baiser, un rapport
sexuel, une forme de valorisation de son estime de soi… « Payer la note au restau-
rant lors d’un premier rendez-vous, c’est aussi une façon d’établir un rapport impli-
cite de pouvoir », observe le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez(3). Le séducteur
soigne au passage son identité masculine, autrement dit sa virilité, qu’il associe à
la force et à la capacité à protéger le « sexe faible » suivant un mode paternaliste.
« En refusant, la femme instaure au contraire un cadre relationnel qui fonctionne
davantage sur le partage et l’égalité », poursuit le psychiatre.
Une partie des hommes interrogés ferment les yeux sur les enjeux qui se nouent
autour de l’épineux règlement de l’addition. Ils préfèrent insister sur les règles de la
galanterie ou parlent plus volontiers de leur « générosité ». Philippe, quadragénaire
parisien à l’allure de Jim Carrey, cite son salaire supérieur à la moyenne qui le pous-
serait naturellement à payer pour ses partenaires dont il suppose qu’elles ont des
revenus inférieurs au sien. Il compenserait ainsi le déséquilibre des salaires entre
les hommes et les femmes. « Cela ne me pose aucun problème de me faire inviter si
la personne a les moyens », tient-il à ajouter. Un scénario qui, dans les faits, avoue-
t-il, intervient rarement, et seulement après plusieurs rendez-vous.
Payer peut aussi se révéler un piège pour les deux sexes. De même que de nom-
breux hommes vivent difficilement le fait de devoir assumer une posture « virile »,
La Croix [83]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Chez les hommes comme chez les femmes, « on peut désirer une chose et son
contraire », rappelle le psychanalyste Serge Hefez. C’est le constat de Jérémy, un
quinquagénaire naviguant dans des cercles intellectuels et aisés de la capitale, qui
rêve d’une vraie émancipation de ses partenaires, tout en étant conscient d’alimen-
ter les codes sexistes de la rencontre amoureuse. La semaine dernière, il a croisé une
Américaine dont les revenus étaient très supérieurs au sien. « Lors de la deuxième
soirée, elle a tenu à m’inviter au Crillon (un luxueux hôtel parisien, NDLR). Je l’ai
laissé faire mais j’ai trouvé cela très déstabilisant », confie-t-il avec lucidité.
L’apparition de ces nouveaux rituels dans le jeu de la séduction est une histoire
d’âge mais aussi de milieu social. Julien reconnaît vivre entouré de jeunes gens pas-
sionnés par les sciences sociales et les questions de genre. « La virilité n’a jamais été
valorisée dans mon entourage », constate-t-il. La tendance est à l’écoute de l’autre,
à la douceur, à l’introspection en tant qu’homme. « La masculinité est toujours
inquiète. C’est son mode normal de fonctionnement : pour se maintenir ascendante,
elle doit se réaffirmer en permanence, décrypte l’anthropologue Mélanie Gourarier.
Par exemple, une stratégie d’adaptation aux transformations apportées par les fémi-
nismes est de dire : “Je me remets en question en tant qu’homme et j’écoute les femmes.”
Une masculinité trop démonstrative, violente, est dépréciée et discriminante. »
[84] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [85]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Olivier Tallès
(1)
Tous les prénoms ont été modifiés.
(2)
Autrice d’Alpha mâle, Seuil.
(3)
Transitions. Réinventer le genre, Calmann-Lévy.
[86] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
N
ovateur dans beaucoup de domaines, comme le recours à la vidéo ou la
sonorisation des arbitres, en vigueur dans le rugby bien avant le foot-
ball, l’ovalie a du retard sur le terrain de l’arbitrage féminin. Une femme,
la Française Stéphanie Frappart, a dirigé un match de Ligue des champions
masculin, le plus haut niveau professionnel européen, mais le rugby ne re-
court encore à des femmes qu’au niveau de la deuxième division nationale.
Pour l’instant.
Nul doute qu’Aurélie Groizeleau, 32 ans, sera aux premières loges quand il s’agira
d’envoyer une femme sur les champs du Top 14. Première à avoir arbitré un match
du Tournoi des six nations féminin en 2019 – « devant 10 000 Anglais, le plus beau
souvenir de ma carrière » –, elle est en pole position pour accéder à l’échelon supé-
rieur du championnat de France et des Coupes d’Europe.
À l’âge de 20 ans, elle a lâché le ballon à la suite d’une grave blessure pour attraper
le sifflet, grimpant quatre à quatre les escaliers de la promotion. « C’est allé très vite,
j’étais une des premières, c’est vrai que ça a été plus facile pour monter, mais les exa-
mens et les évaluations permettant de passer d’un niveau à l’autre ne sont pas plus
faciles pour les femmes », dit cette épouse d’un arbitre (également en Pro D2). Quand
elle n’arbitre pas, cette semi-pro bénéficiant d’un CDD à temps partiel à la fédéra-
tion officie dans un autre monde réputé masculin : l’élevage de pigeons familial en
Charente, aux côtés de son frère et de son père.
« J’ai commencé le rugby à 5 ans dans le club du village, jusqu’à mon départ à 15 ans
pour le centre de formation de la section féminine de Toulouse, j’ai toujours été la seule
fille sur le terrain », raconte la jeune femme au profil longiligne. « On ne peut pas
courir aussi vite que les joueurs sur le terrain, alors il faut apprendre à lire le jeu, à
anticiper encore plus pour être toujours au bon endroit au bon moment, pour le reste
on n’arbitre pas différemment des hommes », explique-t-elle.
La Croix [87]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Ces messieurs ont depuis longtemps appris à respecter cette jeune femme, qui a
su désamorcer de véritables guerres de tranchées au niveau inférieur, quand les
derbys opposent des villes voisines et concurrentes. « Je n’ai jamais eu peur d’être
agressée, au début ma mère avait un peu peur pour moi que deux gars de 150 kg me
tombent dessus par accident, c’est vrai que c’est possible, mais c’est à moi d’être vigi-
lante. » « Ça se passe bien, je pense qu’ils savent reconnaître la compétence, et dans
le rugby, on est habitués à ne jamais contester verbalement l’arbitre, du moins à bon
niveau », poursuit-elle.
Selon elle, rien ne s’oppose à ce que la part des 10 % d’arbitres féminines, objectif
affiché de la fédération française, soit bientôt atteinte. « Le foot a montré la voie,
de plus en plus de jeunes femmes s’intéressent au rugby, donc on va y arriver, pré-
dit-elle. Il reste encore à éduquer le public, dès qu’une arbitre siffle quelque chose qui
ne plaît pas, les insultes sexistes commencent à voler depuis les tribunes. Bien sûr on
m’a demandé plusieurs fois de retourner à mes casseroles, je n’y prête pas attention,
je suis formée pour rester concentrée, et un jour ça disparaîtra. »
Jean-François Fournel
[88] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
Présidente de la Fondation
des femmes
« Nous voulons permettre à tous
de s’épanouir dans ses différentes
composantes de personnalité. »
— Moi
J’ai créé la Fondation des femmes en 2015. Avant cela, j’ai été diplômée de
Sciences Po Lille et ai travaillé dans l’économie sociale et solidaire, notamment
pour une ONG américaine qui assurait l’accès à l’eau potable en Afrique. Long-
temps, la lutte contre les inégalités sociales était ma préoccupation première.
— Eux
Un jour, j’ai fait l’expérience de la violence. De là, ma vie a pris une direction nou-
velle. J’ai soudain compris qu’il n’était pas besoin d’aller au bout du monde pour
trouver des causes à défendre, qu’une injustice fondamentale était là, sous mes
yeux : le risque de vivre des expériences traumatisantes. J’ai alors commencé à
militer au Mouvement du Nid, contre la prostitution. Plus tard, je suis entrée à
Osez le féminisme !, où, avec des jeunes militantes, nous avons bataillé tous azi-
muts pour l’obtention de places de crèche, l’égalité des salaires, etc.
— Nous
Avec la Fondation des femmes, j’ai voulu trouver des financements pour la cause
des femmes. Jusque-là, il était difficile de trouver une association de solidarité fémi-
niste à qui faire un don et le manque de moyen est toujours la règle, d’ailleurs ! Pour
autant, nous ne souhaitons pas que les femmes – comme les hommes – restent dans
une identité qui enferme, mais nous voulons permettre à tous de s’épanouir dans ses
différentes composantes de personnalité.
La Croix [89]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
L
es transfuges de classe sont les Argonautes de la réussite sociale. Ils ont lar-
gué les amarres de leur milieu d’origine, traversé le fleuve des incertitudes
grâce au « bac » qui les a conduits vers de nouveaux rivages. Rebaptisés
« transclasses », ils avancent comme des explorateurs en terre inconnue. Caméléons,
ils doivent se fondre parmi « les premiers de cordée », vivre avec un sourd sentiment
de trahison, d’arrachement, voire d’imposture. Usant de ruses pour camoufler leur
passé, par crainte du regard et du jugement condescendants, ils parlent rarement
de ce long voyage, semé d’humiliations, de mépris. Il leur arrive de connaître la
honte d’avoir eu honte.
[90] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
En quête d’une stabilité financière et d’un statut social, le transfuge de classe reste
hypersensible à la condescendance qu’il perçoit dans les regards, la curiosité, les
sous-entendus. Sébastien Leban, 34 ans, journaliste et photographe, n’a jamais
cessé de détecter ces alertes, tant sa nouvelle identité demeure accrochée à l’an-
cienne. « Je ne me sens jamais à ma place, écartelé entre la force invisible qui m’a
poussé à fuir mon milieu d’origine et mon entrée dans un monde qui n’est toujours pas
le mien. Toute ma vie, on m’a renvoyé à mes façons de parler, de me tenir, de réagir,
aux codes culturels que je ne possédais pas. »
La Croix [91]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Constante de ces cheminements, les retours dans la famille créent des tensions
d’incompréhension, marquées par des phases de rejet. Les transfuges sont sou-
vent suspects d’avoir trahi leurs origines : « Tu te prends pour qui, maintenant ?
On n’est pas assez bien pour toi ? » Sébastien Leban s’était investi d’une « mission
divine », vouloir partager avec les siens ce qu’il avait acquis. Peine perdue. L’écart
désormais était trop grand.
Fille d’immigrés portugais, Claudia Pires Da Cruz, 33 ans, est DRH chez
Bouygues Construction. Père, ouvrier ; mère, femme de ménage. Celle-ci avait
décroché une loge de concierge dans le XVIe arrondissement de Paris pour assu-
rer à sa fille une scolarité de qualité. Sauf que les rejetons des beaux quartiers
sont impitoyables à l’égard de leurs « inférieurs ». Le passage au collège fut une
sévère épreuve de discrimination pour cette adolescente mal dans sa peau, assi-
gnée à sa condition.
« Les vêtements étaient un marqueur très violent », se souvient Claudia qui harce-
lait sa mère pour être habillée comme les autres. Plus tard, elle a réalisé le sacrifice
financier que ces achats avaient représenté. Sa mère se conformait à cette pression
sociale ; le père encourageait la résistance et l’affirmation de son caractère. Comme
beaucoup de transclasses, Claudia retire de son parcours une force intérieure et
demeure redevable à ses parents de lui avoir légué des valeurs comme le travail,
l’abnégation, la persévérance.
Fils de cantonnier, fratrie de dix frères et sœurs, enfance bretonne, cursus de phi-
losophie à la Grégorienne de Rome, de théologie à la Catho de Paris, longtemps
chroniqueur vedette à Télérama, aujourd’hui billettiste à La Croix, Alain Rémond
publie, en 2000, à 53 ans, Chaque jour est un adieu. Il révèle son parcours. « Je n’en
parlais jamais, confesse-t-il. C’était compliqué de me dévoiler. » Signature recon-
nue dans les médias, il avoue : « Je me suis toujours senti comme un étranger dans ce
milieu de gens bien nés qui avaient les clés. L’impression, dans cette comédie sociale,
d’être le péquenot avec ses sabots ne m’a jamais quitté. »
[92] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [93]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Dans son livre Et tes parents, ils font quoi ? (JC Lattès), le journaliste Adrien Naselli,
lui-même transfuge de classe, résume cette perpétuelle ambivalence. « Vivre avec
deux identités pour le restant de ses jours. Aimer et détester les représentants de ses
deux mondes à tour de rôle, en espérant pouvoir un jour aimer les deux vraiment. »
Jean-Claude Raspiengeas
[94] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La langue d’écriture,
lieu de redéfinition de soi?
— Nombre d’écrivains étrangers ont choisi d’écrire en
français, qui n’était pas leur langue maternelle. La langue
d’écriture façonne-t-elle et exprime-t-elle l’identité ?
L
angue d’accueil dans l’exil comme l’est un pays, langue parfois choisie
avant même l’émigration, le français est le matériau littéraire privilégié de
nombre d’écrivains dont ce n’est pas la langue maternelle. Cette élection
ressortit à des situations très variées, du Tunisien Albert Memmi au Japonais
Akira Mizubayashi, de l’Irlandais Samuel Beckett à l’Algérien Kateb Yacine, de la
Slovène Brina Svit à l’Argentin Santiago Amigorena… L’oreille de ces immigrés
de la langue s’est affinée singulièrement, sensible à des modulations de sens (ho-
mophonies, homonymies…) qui nourriront leur poésie différemment de celle de
Français sourds à ces subtilités.
« Je ne crois pas que les identités “pures” existent, je parlerais plus volontiers de
cultures, souligne la Vietnamienne Anna Moï. La recherche d’identité est une
recherche de la différence. » Si la romancière aborde les langues comme des outils
et non des marqueurs, elle se souvient toutefois de la lecture en français comme
du lieu où l’imaginaire a pu se déployer. « C’était même le seul imaginaire possible
car ces livres me transportaient ailleurs, loin de la guerre et de la mort. Je vois aussi
qu’il m’est difficile de parler de l’intime en vietnamien, tandis que je me sens libre
avec le français et l’anglais : “Sans contrôle parental !” »
La Croix [95]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Pour le Libanais Oliver Rohe, le français était une langue familière de l’enfance
comme l’arabe et l’anglais : ni langue maternelle, ni langue étrangère. Adulte, il s’est
attaché à la dompter à l’écrit comme nouvelle, faisant de sa distance culturelle un
atout précieux. Son premier roman, Défaut d’origine (Allia, 2003), défendait qu’il
n’existe ni identité propre, ni langue à soi : « On se construit artificiellement son
propre langage pour échapper au chaos indéchiffrable du passé », y écrivait-il de
l’exil, plaidant pour une auto-redéfinition par la langue et l’écriture.
Sabine Audrerie
[96] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
— Moi
Je suis né en 1968 à Strasbourg, où j’ai suivi mes études de théologie, avant d’être
pasteur, pendant vingt ans, dans plusieurs paroisses de la région. En 2012, peu après
les attentats de Toulouse (Haute-Garonne), j’ai organisé une marche interconfes-
sionnelle dans ma ville, Barr, avec les autres responsables des cultes – musulman,
catholique… – locaux. C’est là que le président de la région Alsace a pris contact avec
moi pour m’engager sur l’interreligieux. J’y travaille donc depuis près de huit ans,
au sein de ce qui est devenu depuis le 1er janvier la collectivité européenne d’Alsace,
dans le sillage de la fusion des deux départements Haut-Rhin et Bas-Rhin. À ce titre,
j’accompagne une quarantaine de groupes de dialogue sur le terrain.
— Eux
En Alsace, il y a une vie de rencontre qui fait partie de l’ADN du territoire. Ici,
beaucoup de « minorités » religieuses ne sont pas minoritaires : le judaïsme a une
grande empreinte, le protestantisme représente près de 15 % de la population, il y
a aussi d’importantes communautés musulmane, bouddhiste… Il y a une tradition
de connaissance mutuelle, qui fait que l’on se parle facilement lorsque quelque
chose explose. Les relations entre les cultes, et avec les autorités, sont aussi plutôt
apaisées, avec cette particularité du système concordataire.
— Nous
Ces dernières années, nous avons ainsi mis en place un rallye interreligieux pour les
lycéens, autour des édifices religieux de Strasbourg : la cathédrale, la grande mos-
quée, la synagogue… Plusieurs milliers de jeunes y ont participé. Pour lutter contre
l’antisémitisme, nous avons aussi lancé il y a deux ans l’initiative des « veilleurs de
mémoire », avec des citoyens de toutes confessions qui protègent les cimetières juifs
des dégradations. Même si cela demande des moyens, je pense que la création de
postes tels que le mien pourrait permettre d’avoir, ailleurs en France, une meilleure
compréhension du religieux, et de ses liens avec la politique.
La Croix [97]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Débat :
Que faire de nos quêtes
identitaires ?
— « Je suis je, voilà tout », affirmait Michel Serres.
Pourrait-il encore le dire alors que se multiplient les
questionnements sur nos identités, que ce soit au plan
du genre, de l’origine ou de la religion ? Faut-il se réjouir
de ces interrogations, permettant de prendre en compte
les minorités, ou redouter que cela n’aboutisse à mettre
chacun de nous dans une case particulière ? Nous vous
proposons trois points de vue distincts : ceux d’une
psychanalyste, d’une historienne et d’un religieux.
[98] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Dominicain
S
aint Albert-le-Grand dit quelque part, en empruntant une image platoni-
cienne, que le chrétien est un arbre dont les racines sont au ciel. Cette image
paradoxale souligne un aspect essentiel : s’il existe évidemment une iden-
tité proprement chrétienne, elle s’ancre moins dans le passé que dans l’avenir. Nos
racines, qui nous nourrissent et nous font grandir, c’est notre destination, cette
condition divine à laquelle Dieu nous appelle. Les chrétiens des premiers siècles
avaient une conscience très nette de la rupture qu’opérait pour eux leur adhésion
à la foi chrétienne par rapport à leur origine païenne, dont la culture était souvent
marquée par la célébration de l’autochtonie, de la cité, et donc une forme de célé-
bration collective de soi. À cette satisfaite tautologie, « Nous sommes ce que nous
sommes », le christianisme répondait : « Vous êtes enfants de Dieu, mais vous devez
encore accueillir ce que vous êtes. » L’identité chrétienne est alors vécue non comme
une réalité qu’on porte en soi, mais comme un don à recevoir et à faire grandir, qui
oblige précisément à sortir de soi-même.
Notre situation n’est plus aussi simple. Si le Christ est toujours notre avenir, le chris-
tianisme fait aussi partie de notre passé, en particulier de notre passé collectif :
l’histoire de la France est inséparable de la foi chrétienne, qui l’a très profondément
marquée jusqu’à une période très récente, dans ses valeurs, ses idées, sa sensibilité,
sa littérature, ses institutions, son architecture… L’identité chrétienne tournée vers
l’avenir doit composer avec cette dimension chrétienne de l’identité nationale, qui
est, quant à elle, ancrée dans le passé. Il n’y a à cela rien d’incompatible, mais l’ar-
ticulation des deux éléments est parfois un peu délicate.
Ce passé chrétien commun ne fait pas des catholiques les gardiens du musée
national. En effet, ce passé n’appartient pas seulement aux seuls catholiques,
mais à tous, croyants ou non. Les églises de village ont à ce titre un double
statut : elles sont avant tout des lieux du culte chrétien, qui est leur raison
d’être et la cause de leur construction ; mais elles sont aussi bien souvent
le seul monument historique de l’endroit et son principal lieu de mémoire,
d’une mémoire commune à tous. Bien qu’elle l’ait fait pour des motifs tout
à fait différents, la loi de 1905, en municipalisant la propriété de ces églises
dont l’usage reste affecté au culte catholique, a dans les faits assez bien rendu
compte de ce double statut.
La Croix [99]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
Mais les églises ne sont pas les seules à être partagées : les croyants le sont aussi.
C’est qu’ils ne sont pas seulement des chrétiens dont les racines sont au ciel ; ils
sont aussi, en même temps, des citoyens qui, à ce titre, ont aussi des racines dans le
passé. Ils ne sont pas absents des discussions qui traversent la société française sur
la place de cet héritage chrétien, dans une France où les catholiques sont devenus
assez récemment minoritaires. Il est normal que les chrétiens prennent leur part
de ces débats, et il est assez normal qu’ils y expriment parfois aussi une forme de
nostalgie. Mais ils doivent garder à l’esprit qu’il s’agit là d’une discussion politique,
et non religieuse ; comme croyants, ils ne peuvent se contenter de cette fonction
notariale : le véritable « héritage chrétien », ce n’est pas un patrimoine, si riche
soit-il, mais bien cette vie éternelle dont Dieu nous a fait les héritiers. L’identité
chrétienne, l’identité propre des chrétiens, ce n’est pas la cathédrale de Chartres,
mais le royaume de Dieu – et c’est un amoureux de l’architecture médiévale qui le
dit ! Au milieu des discussions sur ce qu’être français veut dire, ne perdons pas de
vue que pour nous, l’essentiel reste de devenir ce que Dieu nous donne d’être, des
fils et des filles de Dieu.
[100] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Psychanalyste et philosophe
Q
ui suis-je ? » est une question que chacun peut rencontrer dans sa vie, quand
bien même il a à sa disposition un certain nombre d’identités en guise de
réponses prêt-à-porter. Le discours sur les identités de genre, de race, so-
ciale, culturelle, religieuse ne tend-il pas à effacer ce qui reste mystérieux en chacun
concernant son identité ? Sommes-nous vraiment obligés de nous attribuer une
identité nous conduisant à rejoindre une communauté de « tous pareils » ?
Il est vrai qu’il est quelquefois rassurant de se conforter dans la croyance que l’on
connaît son identité. Il est vrai qu’il est aussi angoissant de s’affronter à son étran-
geté. Il n’est pas aisé d’assumer quelque chose de sa vie en première personne. Il
n’est pas aisé d’assumer le « Je », lorsque le discours commun nous invite à être
normal, c’est-à-dire à nous conformer à la voie la plus commune et la plus attendue.
Entre la voie du narcissisme de masse proposé par le monde virtuel, nous invitant
à exhiber l’image de notre corps en guise d’identité, et la voie du discours scientiste
nous invitant à objectiver nos angoisses et nos traumas, quelle place reste-t-il pour
l’énigme du « Je », l’énigme de « ce que je suis » ? Frayer un chemin au « Je », suppose
de ne pas s’enfermer dans la comparaison et la rivalité avec ses semblables, voie
qui conduit bien souvent à se perdre dans l’agressivité et à oublier son désir propre.
Frayer un chemin au « Je », c’est aussi ne pas se laisser entièrement coloniser par
l’empire du nombre et continuer de croire qu’il existe en chacun une singularité
énigmatique qui ne pourra se quantifier, mais qui devra se déchiffrer.
La question de « ce que je suis » est finalement celle de l’énigme qu’est pour cha-
cun son destin propre. Ce destin, qui n’est pas fait que de liberté, mais aussi de
la carte que nous avons tirée sans le savoir, et qui semble revenir sans cesse dans
La Croix [101]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
notre existence à la façon d’une carte forcée, ce destin donc peut être transformé
à condition de le déchiffrer.
Freud a fait de l’inconscient un des noms du destin, pour montrer qu’il y avait à
l’origine de chaque existence comme un oracle qui se réaliserait de façon inéluc-
table tant que le sujet ne chercherait pas à le déchiffrer. Lacan a fait du Surmoi
cette instance en nous-même qui nous force sans cesse à nous conformer à ce que
nous ne désirons pas.
[102] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
A
u départ, les recherches autour de l’identité étaient légitimes. Après la chute
du mur de Berlin et le repli des préoccupations sur des dimensions plus so-
ciétales, il était nécessaire de s’intéresser à ceux qui, dans les démocraties,
devaient bénéficier d’émancipations, que ce soit des minorités encore persécutées,
des victimes du racisme ou des femmes et des enfants subissant des violences…
À noter pourtant que, assez vite, des sociologues ont mis en garde contre le risque
d’une culture du narcissisme. Christopher Lasch a ainsi attiré très tôt l’attention
sur l’émergence d’un grand fantasme de perte de l’identité qui risquait d’évoluer en
affirmation identitaire. Dans l’histoire de la psychanalyse, on parlait de souffrances
pathologiques « du soi par rapport à soi » : la Self Psychology.
Mais en quarante ans, cette approche s’est retournée en son contraire : ainsi, une
conception réellement novatrice des études sur la sexualité distinguant le genre et le
sexe a pu dériver vers une régression normalisatrice. L’idée qu’il n’y a pas une iden-
tité biologique fixée, mais que cela dépend aussi d’une construction sociale est tout
à fait importante. Cette conceptualité a permis des avancées essentielles comme la
dépénalisation de l’homosexualité. Cependant j’avais senti, dès les années 1995-1998
aux États-Unis, que cet individualisme menait à une dislocation des identités et pro-
voquait des impossibilités de retrouver culture commune. Cette autoaffirmation de
soi, transformée en hypertrophie du moi, est ainsi devenue le signe d’une époque où
chacun cherche à être soi-même comme un roi, et non soi-même comme un autre.
Nous avons tous une identité plurielle : nous ne sommes pas réductibles à notre
sexe, origine, religion, territoire. Il faut refuser l’appartenance au sens de l’enracine-
ment, pour souligner que l’identité est d’abord multiple, et qu’elle inclue l’étranger
en soi. C’est pour cela que j’aime bien l’expression de Michel Serres, « je suis je, voilà
tout ». Ce qui a mal tourné, c’est d’affirmer que nous devrions être désormais assi-
gnés à une construction sociale après avoir été réduits à une identité anatomique.
Ceci dit, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida ou de Paul Ricœur, l’hos-
pitalité à l’identité de l’autre doit être inconditionnelle. Sinon, on ne pourra jamais
régler les conflits d’identité. Si tout le monde se ressemble, l’humanité se dissout
dans le néant. Et si chacun cesse de respecter l’altérité de l’autre en affirmant sa dif-
férence identitaire, l’humanité sombre dans la haine perpétuelle de l’autre. Le droit
La Croix [103]
Deuxième partie - Eux/Approcher l’identité de l’autre
doit être capable de gérer ces conflits d’identité. Les États, qui garantissent à chaque
sujet les grands principes de 1789, doivent fixer les limites de là où on ne peut pas
aller. Par exemple, il y a des lois qui répriment le racisme, et je ne suis pas d’accord
quand on parle d’un État français raciste de façon « systémique ». On confond l’État
avec la société civile. L’État n’est pas raciste, il y a le recours possible au droit. C’est en
ce sens que je prends mes distances avec les tenants de la philosophie analytique, qui
fait entrer dans le droit l’idée de la subjectivité lésée : je dis que j’ai été violé, donc c’est
vrai. Or, ce n’est pas forcément vrai en droit. Pendant des années, on a considéré que
la parole des femmes, des enfants ou des homosexuels ne valait rien. On doit s’assu-
rer aujourd’hui que cette parole soit écoutée, et ces personnes bien accueillies. Mais
ensuite, il faut ce que la justice appelle des preuves. Sinon, on entre dans une justice
de lynchage. Et on a tendance à oublier que le droit doit fonctionner au cas par cas.
D’un côté, nous avons donc une exacerbation des identités, et de l’autre un dis-
cours fasciste qui veut les anéantir. Toutes ces dérives doivent trouver leurs limites
dans un cadre légal. Depuis 1789, la République repose sur ce contrat : chacun peut
librement cultiver son identité à la condition de ne pas prétendre ériger celle-ci en
principe de domination.
[104] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [105]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
L’
une est professeure associée à HEC, spécialiste de l’innovation ; un autre
vice-président Asie-Pacifique d’un groupe chimique, un troisième président
du conseil de surveillance d’un grand cabinet d’audit… Au total, une ving-
taine de profils de haut niveau figurent sur la liste de possibles administrateurs de
grands groupes présentée par le Club XXIe siècle. Leur point commun : être des re-
présentants de la « diversité » que l’association, qui milite « en faveur de l’égalité des
chances et de la promotion des talents issus de tous horizons », souhaite promouvoir.
Directeur général d’un groupe de matériel médical pour l’Europe du Sud et l’Afrique
du Nord, lui-même en est persuadé : « La diversité est un levier de performance pour
l’entreprise. » « Goldman Sachs a montré que les entreprises qui s’introduisent en Bourse
avec des représentants issus de la diversité dans leurs organes de direction, ont vu
leur cours progresser sur quatre ans de 44 %, contre 13 % pour les autres », insiste-t-il.
« Quand toute une équipe sort du même moule, ses membres, quelles que soient leurs
compétences, ont tendance à avoir les mêmes idées. Au contraire, si les vécus, les ori-
gines, les expériences sont diverses, elle sera plus capable d’innovation », résume Réza
Hariri, vice-président de la « transformation digitale » du groupe Renault et secrétaire
général du Club XXIe siècle.
[106] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
© Renaud Khanh
La France ne part pas de zéro en la matière. Le baromètre mis en place par le Club
XXIe siècle et le cabinet McKinsey, révèle un « top management » moins mono-
lithique qu’on ne le croit. Sur les 800 cadres interrogés, dirigeants de grandes entre-
prises parmi lesquelles quelques fleurons du CAC 40(1), 46 % sont nés à l’étranger,
tandis que, parmi les Français, 40 % ont des origines hors de France remontant à
la deuxième ou troisième génération.« C’est légèrement supérieur à la population
française issue de l’immigration », constate Réza Hariri, tout en reconnaissant « une
surreprésentation de la diversité venue de l’Union européenne élargie, et une sous-re-
présentation du Maghreb ».
La Croix [107]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Pour lever les objections, le Club XXIe siècle s’est appuyé sur la nationalité et le lieu de
naissance des cadres interrogés, et celles de leurs parents et grands-parents, comme
l’enquête « trajectoires et origines » de l’Insee. Cela aura permis une mesure objecti-
vée de la diversité.
Si l’origine cette fois sociale des dirigeants est plus diverse qu’on ne le pense, c’est
grâce aux cadres… d’origine étrangère. « Les étrangers sont davantage recrutés en
fonction de leur expérience et de leurs réalisations, quand le recrutement des Français
est plus homogène, notamment via les grandes écoles », décrypte Réza Hariri. Avant
de mettre en garde : « C’est une moyenne : certaines entreprises vont beaucoup plus
recruter à la sortie des grandes écoles, d’autres, au contraire, beaucoup plus jouer le jeu
de la promotion interne. » « Cela fait longtemps que nous ne regardons plus seulement
du côté des grandes écoles parisiennes, mais aussi vers les universités ou la formation
en alternance », explique Nathan Zélany, directeur du marketing et de la commu-
nication du cabinet d’audit BDO France. « La pénurie de talents est telle que, à Paris
comme en région, nous avons recruté pas mal de personnes qui n’ont pas fait de grande
école et qui ont pourtant connu des parcours brillantissimes. »
La diversité fait ainsi son chemin en entreprise, comme cela a pu se faire en matière
d’égalité femmes-hommes. « Il faut, à un moment, que l’exemple vienne d’en haut pour
créer des réflexes à tous les niveaux, insiste cependant Nathan Zélany. Sinon le message
sur la diversité devient vide de sens. »
Nicolas Senèze
(1)
Accor, AXA, Crédit agricole, Legrand, Orange, Sanofi, Société générale, Sodexo et Total Énergies.
[108] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Comment progresser ?
S. H. : Il faut d’abord que l’entreprise ait conscience de ses dysfonctionnements en
la matière et qu’elle ait envie d’agir. Ceci suppose de se donner un objectif et de se
doter d’une stratégie. À partir de là, des méthodes et des outils existent : se consti-
tuer un vivier de candidats, former les personnes chargées du recrutement, sensi-
biliser les managers, etc. Il faut parallèlement inciter les candidats à se rapprocher
d’entreprises qu’ils ne connaissent pas forcément mais qui recrutent.
La Croix [109]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
chose au niveau des politiques publiques mises en place, qui peuvent souffrir des
alternances politiques. Il n’y a mais pas forcément de suivi dans la durée.
[110] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [111]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
L
a vie bat son plein dans le quartier populaire de Carnisse, au sud
de Rotterdam. Loin des gratte-ciel à la rive nord de cette « Manhat-
tan-sur-Meuse », la sortie des écoles donne à voir les visages des cinq conti-
nents. Les rues bordées de commerces témoignent d’une ville aux 174 nationalités.
C’est là que le maire Ahmed Aboutaleb, qui a reçu cette année le titre de « meil-
leur maire du monde » par l’organisation britannique City Mayors Foundation, a
promis de venir travailler au moins un jour par semaine. Aux beaux jours, on le
prend à s’asseoir sur un banc, en terrasse du Wijnbar et de se laisser interpeller par
les gens. « Ce quartier, il en a fait son laboratoire », souligne Gilbert van Drunen,
gérant de ce café qui fait place au jazz et à la poésie – l’une des grandes passions
d’Ahmed Aboutaleb – et qui publie depuis huit ans le Carnisser Courier, journal
de quartier où le maire figure souvent en bonne place.
« C’est sa méthode depuis plus de dix ans. Ahmed Aboutaleb a été le premier maire
à descendre dans les rues de la ville, pour parler aux gens d’égal à égal et leur
demander ce qu’ils peuvent apporter. Il le fait parfois incognito, casquette sur la
tête », explique Marcel Dela Haije, « city marine » en charge de la lutte contre le
racisme et les discriminations. Cette fonction, qu’il occupe depuis plus d’un an,
n’a pas vraiment d’équivalent en France ou ailleurs. Cet agent en baskets et sweat
à capuche est à la fois un super-conseiller et un agent de terrain, à l’instar de son
maire. À Rotterdam, il existe huit « city marines ». Certains veillent sur un quar-
tier, d’autres sont en charge d’un thème, comme l’endettement. « Nous sommes
des électrons libres avec notre budget propre. Et nous avons cette ligne directe avec
le maire qui nous donne du poids », poursuit Marcel Dela Haije, qui a longtemps
œuvré contre la délinquance.
Son nouveau poste a été créé dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. La
vague de colère partie des États-Unis après le meurtre de George Floyd a déferlé
sur Rotterdam le 3 juin 2020. Plusieurs milliers de personnes ont manifesté sur
le pont Erasmus qui fait la jonction entre les rives nord et sud de la Meuse, en
[112] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Le city marine s’aide d’universitaires pour bâtir d’ici à Noël un indicateur d’in-
clusion, sur le modèle de celui qui existe déjà pour la sécurité. « Il faut savoir si ce
que nous faisons va ou pas dans la bonne direction, et si nous sommes efficaces ou
s’il faut changer de stratégie. » Peter Scholten, chercheur de l’université Erasmus
prévient des biais possibles : « La ville de Rotterdam a essentiellement abordé la
question sous le prisme de l’emploi, du logement, et parfois de l’éducation, alors
qu’Amsterdam a beaucoup plus insisté sur les aspects historiques, culturels et com-
munautaires. » Les deux villes rivales ont des approches différentes. En juil-
let dernier, la maire d’Amsterdam Femke Halsema a été la première à s’excuser
publiquement pour l’implication de la ville dans le passé colonial et esclavagiste.
Rotterdam, qui a fait publier trois volumes de recherche sur le passé colonial et
La Croix [113]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Ahmed Aboutaleb ne caresse pas toujours les communautés dans le sens du poil. Le
city marine Marcel Dela Haije retient deux coups de sang mémorables. Le dernier
en date s’adressait aux casseurs des émeutes anti-confinement. L’autre remonte à
2015, après l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo. « Si vous n’aimez pas la liberté,
par pitié, faites vos valises et partez », avait-il lancé à l’adresse de ceux qui seraient
tentés par le djihad islamiste. Le maire incite les nouveaux arrivants à travailler dur,
en échange de quoi il promet la tolérance zéro face aux actes de racisme.
Au quotidien, Marcel Dela Haije peut accompagner une victime d’injures pour
qu’elle ose pousser la porte du commissariat. Parallèlement, l’agent de terrain
a ouvert un grand nombre de chantiers, de la lutte contre l’abstention aux diffi-
cultés d’embauche. Il met à disposition son réseau pour développer l’association
010 Inclusief pour la diversité en entreprise. « Les grands groupes dotés de services
en ressources humaines ont déjà entamé cette démarche, mais les PME du port sont
moins armées, elles ne savent pas par où commencer », note Alice Odé, de l’organi-
sation. Marcel Dela Haije voudrait porter de 17 à 40 le nombre de sociétés signa-
taires de la charte de la diversité.
Ahmed Aboutaleb, fils d’imam né au Maroc, arrivé aux Pays-Bas à l’âge de 15 ans,
veut donner l’exemple, dans la gestion des ressources humaines. Le maire a intégré
au personnel de la mairie une équipe de 26 « confidents » en charge de prêter une
oreille attentive aux cas de discrimination. Meryem Fitiwi, première diplômée du
supérieur de sa famille – en sociologie –, en fait partie. La jeune femme d’origine
érythréenne s’est fait embaucher au culot, en adressant un courriel au maire. « Je
lui ai écrit que Rotterdam était la ville dans laquelle j’ai grandi, que je ne voudrais
travailler pour personne d’autre, mais que je ne disposais d’aucun réseau. » C’est
ainsi que sa carrière a débuté en alternance, sous la plus influente des recomman-
dations. Elle est à présent chargée de mission inclusion et diversité. « Cette histoire
m’incite tous les jours à voir le potentiel dans l’autre, dans une perspective où chacun
peut être soi-même. »
Mais la politique ouverte du maire est loin de faire l’unanimité, et l’approche d’élec-
tions locales en mars prochain n’aide pas. En témoigne le dernier tweet de Maurice
Meeuwissen, opposant d’extrême droite (PVV). Ce dernier ne supporte pas qu’une
femme voilée fasse la une du journal de la ville, il dénonce une « islamisation du
[114] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [115]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Rotterdam Sud. « Dans mon esprit, rien n’a changé, mais je préfère mettre mon éner-
gie dans un travail essentiel, faire en sorte que les gens occupent bien leur journée,
c’est-à-dire à l’école pour les enfants, et au travail pour les adultes. » Deux critères en
amélioration constante ces dix dernières années.
Jean-Baptiste François,
notre envoyé spécial à Rotterdam (Pays-Bas)
[116] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
I
l s’est arrêté à 80. En essayant de recenser le nombre de nationalités représentées
dans sa paroisse, le père Adalbert Ntonga, lui-même originaire du Cameroun, a
rapidement fait un voyage sur les cinq continents. L’église Saint-Paul, qui se fraie
un chemin dans le ciel de Massy (Essonne), au milieu des tours d’immeuble du quar-
tier populaire sobrement baptisé Le Grand Ensemble, rassemble en effet des fidèles
du monde entier. À quelques encablures de l’opéra de Massy, cette paroisse multi-
culturelle, témoin des différentes vagues de migrations, tente de vivre à l’unisson
en évitant les fausses notes. Mais comment concilier toutes ces identités au sein de
l’Église de France et créer une unité ?
Parmi les fidèles de divers horizons, qu’ils viennent des Antilles, de différents pays
du continent africain, du Sri Lanka ou d’ailleurs, le débat n’est pas tabou. Origi-
naire du Gabon, Véronique Di Mascio, qui fréquente la paroisse depuis vingt ans,
raconte se sentir « chez elle ». « Nous formons une famille et, comme dans toutes les
familles, parfois il peut y avoir des disputes mais les gens finissent toujours par reve-
nir », sourit-elle.
Si elle apprécie cet apprentissage de la diversité sur les bancs de l’église, elle
regrette toutefois qu’il y ait peu de « personnes de souche française », créant,
selon elle, un « déséquilibre ». Habitant dans une autre ville de l’Essonne, Nico-
las Michaud a, lui, « adopté » cette paroisse, où il s’est senti « accueilli » et dont il
est désormais membre de l’équipe animatrice. « Il ne faut pas être naïf, tout n’est
pas rose, concède-t-il. Mais, oui, je crois qu’elle a valeur d’exemple dans sa façon
de vivre ensemble. » Lui-même raconte spontanément avoir été bousculé dans son
identité de catholique au contact de croyants qui expriment leur foi diversement
selon leurs origines.
« Ce qui frappe ceux qui viennent dans notre paroisse, c’est la joie et le dynamisme
des célébrations avec de nombreux jeunes, indique François Beuneu, diacre. On
voit que les gens sont bien ensemble. » Ce dernier avoue avoir encore un peu de mal
à se familiariser avec un enthousiasme qui se manifeste parfois par des applau-
dissements après l’homélie ou des « Amen » sonores à la manière des protestants
évangéliques.
La Croix [117]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Alors pour défendre cette unité dans la diversité, le père Ntonga s’appuie largement
sur l’autorité de l’équipe animatrice, qui se veut la plus ouverte possible. « Mais nous
ne représentons pas une communauté », tient à souligner Rogith Ranjith, 20 ans, né
en France de parents tamouls, originaires du Sri Lanka.
Les Tamouls, parmi les arrivants les plus récents, peuvent, comme d’autres, par-
tager leur culture, notamment lors de la messe des peuples. Chaque année, cette
célébration offre l’occasion de valoriser les différences. « C’est très émouvant d’en-
tendre chacun prier le Notre Père dans sa langue : on perçoit l’Église universelle »,
s’enthousiasme le père Ntonga.
Implantée dans un quartier populaire, cette paroisse plurielle ne veut pas se renfer-
mer sur elle-même, au contraire. « Dans le Grand Ensemble, chrétiens et musulmans
sont tolérants, témoigne encore le prêtre. Pour les grandes fêtes, l’imam vient prendre
le café et les fidèles apprécient cette convivialité. Ils se sentent partie prenante de la
vie de leur quartier. »
Arnaud Bevilacqua
[118] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
Chanteuse
— Eux
Une identité mélangée, à mes yeux, quoi de plus normal ? J’ai puisé à toutes mes
sources pour chanter, et elles se sont exprimées à travers ma voix. Je suis devenue
choriste de George Benson, Mory Kanté, Manu Dibango, Sylvie Vartan, Robbie
Williams, Florent Pagny… J’ai accompagné pas mal d’artistes qui m’ont beaucoup
appris. J’ai grandi avec mon prochain et je me sens prête maintenant à chanter en
solo pour partager tout ce qui m’anime et révéler ma foi.
— Nous
Dans mon nouvel album Joy(1), je chante dans dix langues différentes, de l’hébreu
au breton, de l’arabe à l’espagnol ou le zoulou dans un esprit de dialogue et d’ou-
verture. J’ai toujours été attirée par d’autres cultures, car le plus beau voyage, c’est
celui que l’on fait l’un vers l’autre, ses traditions, ses joies, son identité. Je me sens
proche du bouddhisme par ma grand-mère et chrétienne également car, depuis le
catéchisme, Marie m’a toujours accompagnée. Ma quête spirituelle passe par une
musique qui parle à tous et annonce la bonne nouvelle. Je la partage avec mes musi-
ciens, aussi multiples que moi : ils viennent de Bulgarie (la harpiste), du Sénégal (le
bassiste), de Guinée (le violoncelliste), de l’île Maurice (le batteur), d’Espagne (le
guitariste), un pianiste est d’origine juive et l’autre non… et nous sommes Français !
(1)
Un CD Bayard Musique, 18,90 €.
La Croix [119]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Intégration, le savoir-faire
de l’armée
— Les différences sociales et ethniques sont lissées
dans l’institution militaire, qui assume un rôle social
auprès de jeunes en situation de précarité.
A
l’écran, l’image est arrêtée sur le port de la ceinture de sécurité. En treillis,
assis derrière leur table comme en classe, seize stagiaires du 2e régiment du
service militaire volontaire (SMV) de Brétigny-sur-Orge (Essonne) suivent
une formation pour obtenir le permis de conduire. Leur chef de section et les per-
sonnels encadrants accompagnent leur progrès, au cas par cas, au jour le jour.
Ils font de « la dentelle », assurent-ils, afin que ces jeunes obtiennent le précieux
sésame, nécessaire à une recherche d’emploi. Dans la salle d’à côté, ils sont huit
autres, penchés sur des exercices de pourcentages, ou de périmètres et aires de
triangles. Deux professeurs de l’éducation nationale et deux volontaires du service
civique les aident dans leur remise à niveau scolaire. L’objectif est de décrocher le
certificat de formation générale ouvrant les portes d’une formation qualifiante. Un
diplôme pour prendre de l’assurance. « J’ai arrêté l’école à 16 ans. Je suis venue ici
pour avoir une expérience, avoir confiance en moi », explique Élisabeth, 21 ans, qui
veut être bagagiste aéroportuaire.
Comme elle, 66 % des 18-25 ans intégrant le SMV pour huit à douze mois n’ont
aucun diplôme. Et 20 % sont illettrés. « Ce sont des jeunes de tous les horizons :
des décrocheurs sociaux ou familiaux, des bacheliers ou titulaires de BTS tom-
bés dans une spirale, des jeunes au passif judiciaire léger. Le premier défi est de
créer l’alchimie entre eux. Chacun est assuré qu’on lui propose un, deux voire trois
emplois. Plus de 70 % sont insérés à la sortie », décrit le général Benoît Brulon,
commandant le SMV, qui a formé 1 200 volontaires par an depuis sa création
en 2015.
Quand ils se présentent dans les cinq régiments et centres hexagonaux du SMV,
la plupart de ces jeunes sont en situation de précarité voire d’isolement. Cer-
tains n’ont pas eu de rendez-vous chez un médecin ou un dentiste depuis l’en-
fance. D’autres souffrent de dyslexie ou de dyspraxie. Tous restent discrets sur
leur parcours cabossé. « Avant, je me foutais de beaucoup de choses. J’habitais
en Guyane, dans un quartier où on ne faisait rien, raconte Cathy, 20 ans, mère
[120] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
d’un enfant depuis un an. Au début, c’était dur car on n’a pas l’habitude des
ordres, et on est obligé de les respecter. On apprend à bien se tenir, ne serait-ce que
physiquement, à vivre en communauté et à se respecter. J’aime bien, ça change
de mon quotidien. »
La Croix [121]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Depuis la suspension de l’appel sous les drapeaux, annoncée par Jacques Chirac
en 1996, et après les émeutes dans les banlieues, en 2005, l’État a multiplié les
programmes pour l’insertion des publics défavorisés et discriminés. Parmi eux,
le plan pour « l’égalité des chances », lancé par le ministre de la défense Hervé
Morin en 2007, avait vocation à diversifier la composition sociologique des
grandes écoles militaires. Un an plus tôt, le chef d’état-major de l’armée de terre,
Bruno Cuche, avait déploré l’absence d’officiers issus des « minorités visibles ».
Aujourd’hui, elles restent encore peu représentées au sein du haut commande-
ment, mais forment une part importante des soldats du rang et croissante des
sous-officiers.
[122] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
La Croix [123]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Corinne Laurent
[124] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
L
e phénomène n’est pas massif, mais il émerge ici et là. Les établissements
scolaires sont confrontés à des revendications autour de l’identité de genre
de la part de certains élèves qui ne veulent plus se définir de façon binaire.
Principalement des filles qui refusent cette identité sans pour autant s’inscrire
dans une démarche de transition. « À Louis-le-Grand, plusieurs élèves, lycéens et
étudiants en classe préparatoire, ont demandé à être désignés par un autre prénom
que celui de leur état civil, relève le proviseur Joël Bianco. J’avais déjà eu à gérer ces
situations à la cité scolaire Montaigne, il y a deux ou trois ans, y compris au collège. »
La Croix [125]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Bien que marginales, ces revendications sont prises très au sérieux par le ministère
de l’éducation nationale, qui vient de publier une circulaire à destination des éta-
blissements. Ce texte, qui s’inscrit dans la lutte contre l’homo- et la transphobie,
a pour but d’accompagner le personnel éducatif confronté à ces questions sen-
sibles et parfois très pratiques, comme « l’usage des lieux d’intimité », toilettes ou
vestiaires, auxquelles on apporte aujourd’hui des réponses « disparates et souvent
improvisées ».
Peu formé sur ces sujets, le personnel est parfois déstabilisé. Voire critique. « Je
pense que sans discernement, les adultes risquent d’alimenter ce qui est de l’ordre
de la fragilité de l’adolescence et du droit de l’enfant à se chercher, regrette Arnaud
Patural. Il faut absolument que nos établissements protègent les élèves. » Le direc-
teur explique que, l’année dernière, il a refusé un changement de prénom à une
jeune fille mineure, mais assure que cette année, en terminale, « elle n’en parle plus
et semble épanouie ».
(1)
Le prénom a été changé.
(2)
Auteur de Moi, je ! De l’éducation à l’individualisme, Albin Michel, 2020.
[126] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
— Eux
En 2015, les attentats ont été un déclic. Au-delà du choc, j’ai été heurté par les récu-
pérations politiques et les décisions prises dans la foulée, dans l’urgence. J’ai été
touché indirectement puisque des proches ont été victimes de la vague de perqui-
sitions qui a eu lieu à ce moment-là. J’ai ressenti le besoin d’agir contre les discours
de haine et pour un meilleur vivre-ensemble. Je me suis donc engagé, en intégrant
Coexister. Cette association offre un cadre bienveillant d’écoute et d’échange à pro-
pos des convictions de chacun.
— Nous
Avec des ateliers de sensibilisation dans les écoles, auprès de jeunes, nous nous
inscrivons dans une démarche d’éducation populaire pour déconstruire les pré-
jugés sur les religions et prôner un dialogue interconvictionnel – pas seulement
« interreligieux » car nos membres sont des croyants et des non-croyants. Après
deux années comme responsable du comité de pilotage de l’antenne parisienne,
j’ai pris la tête de l’association pour la faire grandir, et qu’elle soit reconnue comme
un acteur de dialogue, notamment auprès des institutions.
La Croix [127]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Paysan, eurodéputé
mais pas hors-sol
— De la Bourgogne à Bruxelles, Jérémy Decerle
défend les agriculteurs français et européens.
«S
alut Jérémy, ça PAC ? » Jérémy Decerle laisse échapper un petit rire,
puis échange quelques mots courtois avec la députée qui l’a interpellé
dans les couloirs du Parlement européen à Bruxelles. La PAC – pour
« politique agricole commune » –, c’est le dada de Jérémy Decerle, l’un des dossiers
sur lesquels il s’est le plus investi. Et au sein de l’institution, le député bourgui-
gnon est clairement identifié comme l’un des grands artisans de la refonte de la
politique agricole. Avec ses collègues et ses collaborateurs, il a passé des nuits
entières à négocier chaque ligne de cette réforme – parfois jusque très tard, au-
tour de pizzas tièdes. Fin novembre, à Strasbourg, les textes de la « nouvelle PAC »
ont été soumis aux votes. Et adoptés. Une « fierté » aux yeux de l’eurodéputé.
Des listes de vote, des amendements, des décomptes de voix… Depuis fin 2019
et son élection « à l’Europe » – comme le député européen aime à le dire –, c’est
ça, la « nouvelle vie » de Jérémy Decerle. Avant, il comptait plutôt les vaches
sur son exploitation, en Saône-et-Loire. « Aujourd’hui, je ne connais peut-être
pas le nom de toutes mes bêtes sur le bout des doigts, mais je sais encore parfai-
tement combien il y en a ! », s’exclame-t-il. L’élu passe le plus clair de son temps
à Strasbourg ou à Bruxelles, la semaine, quand il officie en tant qu’homme
politique, et en Bourgogne, le week-end, quand il rentre chez lui à la ferme.
« Ceux qui se définissent comme “députés-paysans” me font doucement rigoler,
admet-il. Moi aussi, je suis les deux. Mais je n’ai pas besoin de le répéter à tout
bout de champ ! »
Au bout de son champ à lui, Jérémy Decerle a construit un vaste hangar pour
accueillir ses vaches, quand elles ne paissent pas au grand air – elles ont pour elles
une centaine d’hectares, répartis sur trois communes. Adolescent, Jérémy Decerle
œuvrait déjà comme « aide familial » sur l’exploitation, avant de la reprendre.
Mais il n’a jamais tenu à consacrer tout son temps au travail agricole. Une fois
sa seizième bougie soufflée, il se tourne vers la puissante fédération des Jeunes
agriculteurs (les « JA »), « d’abord pour faire la fête et retrouver les copains », puis
rapidement « pour remporter des victoires syndicales pouvant aider la jeunesse
[128] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
« J’aurais pu dire non, mais syndicalement, quelque chose aurait changé, et politi-
quement, j’aurais loupé le coche, estime l’élu. Alors j’ai choisi de sortir de ma zone
La Croix [129]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
« On reproche sans cesse aux politiques d’être trop éloignés de la population, d’être
hors-sol, alors il est important pour eux de dire qu’ils connaissent le territoire,
qu’ils savent d’où ils viennent, que leur terroir, c’est leur identité. Il s’agit là d’un
enjeu de légitimation démocratique », explique encore Emmanuelle Reungoat.
Depuis son élection au Parlement européen, Jérémy Decerle l’admet : « Ce n’est
pas évident d’avoir tout le soutien du monde agricole. Mais malgré tout, je défends
ardemment l’ensemble des agriculteurs. » À ceux qui lui reprochent d’être « trop
loin » et qui maintiennent que « ce qui se décide là-haut à Bruxelles, c’est pas très
concret », l’eurodéputé essaie de répondre « de temps en temps ». « Et parfois,
je laisse courir », lâche-t-il avec un naturel désarmant, avant d’ajouter : « Si le
lundi matin, quand je quitte ma ferme direction Strasbourg ou Bruxelles, je me
dis que tout est foutu, que tout est nul, alors autant que je fasse demi-tour et que
je reste auprès de mes vaches ! »
Les médias, pour la plupart, l’agacent, les associations de protection des animaux
(L214 en tête, avec ses vidéos « coup de poing » dans les abattoirs) et Europe Écolo-
gie-Les Verts aussi. « Face à Nagui qui est anti-viande, à Hugo Clément qui se fait le
défenseur des ours et à Yann Arthus-Bertrand qui est écolo au possible mais ne résou-
dra certainement rien avec ses photos, les agriculteurs manquent de porte-parole »,
regrette Jérémy Decerle, qui est bien décidé à tout faire pour que les agriculteurs
jouissent d’un peu plus de « reconnaissance ».
[130] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Pour leur collègue Fabienne Keller, c’est la diversité des personnalités, des parcours
comme des origines qui rend le Parlement européen si riche : « Ce matin, j’ai pris
mon petit déjeuner avec un collègue chypriote. Il m’a expliqué la situation sur son
île, de même que son attachement aux questions de sécurité et au dialogue avec les
pays voisins. » Selon l’élue de l’est de la France, grâce à ce genre de discussions, « on
comprend mieux qui sont nos interlocuteurs – leur identité bien sûr, mais aussi leur
manière de penser, de se positionner, de voter… » Mais elle, qui est-elle alors ? « Je
suis tout à la fois ! », sourit-elle, avant de lister : « Je suis strasbourgeoise, alsacienne,
française, européenne… Mes identités s’additionnent. »
« L’enjeu pour l’Union européenne aujourd’hui, c’est de montrer qu’elle est capable
de défendre les valeurs du cosmopolitisme, de la solidarité et de l’humanisme. Les
La Croix [131]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
eurodéputés doivent y prendre leur part alors que l’Europe est dans une situation com-
pliquée en termes de popularité, de crédibilité et d’identité », abonde la politologue
Emmanuelle Reungoat. Jérémy Decerle, lui, compte, tout au long de ce mandat (et
des suivants, s’il y en a), se battre pour trois principes, qu’il considère centraux : « La
solidarité, la loyauté et la fidélité. » Ce père de famille regarde d’un œil intéressé mais
sévère certains débats qui rythment la campagne présidentielle tricolore, et qui ne
vont pas franchement de pair avec les valeurs qu’ils prônent : « Depuis la cour de ma
ferme, la question du port du voile ou de l’usage du pronom “iel”, ce n’est pas essentiel. »
Céline Schoen,
notre correspondante à Bruxelles
[132] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
«Q
uand on vient de la société civile, on ne peut pas se revendiquer tout de
suite “femme politique” car il y a un apprentissage à faire. Mais pour les
gens, cela commence dès l’annonce de la candidature. » Comme l’illustre
la députée LREM du Lot Huguette Tiegna, les novices de la majorité ont vécu un
véritable bouleversement lorsqu’ils ont accédé, en 2017, au statut d’homme ou de
femme politique. Un changement d’identité qui s’opère avant tout dans le regard
des autres. « La toute première fois que j’ai pris la parole au début de ma campagne, à
la fin d’une réunion publique dans un village, instantanément quelqu’un dans le pu-
blic a lancé : “Vous, les politiques…” », se remémore ainsi Caroline Abadie, députée
de l’Isère. « On passe immédiatement de l’autre côté de la barrière, notamment dans
le milieu professionnel », témoigne Bruno Studer, député du Bas-Rhin, professeur
d’histoire-géographie avant son élection. « Certains pensent que vous avez le pouvoir
de tout changer tout seul, et donc vous reprochent de ne pas le faire. »
« Dès lors qu’on devient un élu, surtout national, on est visé par la défiance envers la
politique », confirme le sociologue Étienne Ollion, auteur d’un récent ouvrage sur
les députés novices(1). « Les novices de LREM en ont vécu un exemple très clair au
moment de la crise des gilets jaunes. Ils se sont vus reprocher par ces derniers d’être
“hors-sol”, déconnectés de la réalité du pays. Or c’est exactement ce que ces députés
novices reprochaient à leurs prédécesseurs. Pour certains, c’était même la raison de
leur engagement. » Cette évolution, de la notoriété apportée par l’élection, impose
aux nouveaux élus des transformations substantielles dans leurs habitudes quo-
tidiennes. « On les sollicite dans la rue, ils sont scrutés, et cela entraîne des change-
ments de leurs habitudes : l’habillement, la coiffure… », illustre Étienne Ollion. « Je
ne klaxonne plus au volant », confirme Caroline Abadie dans un sourire.
Cette conscience d’être sous le regard permanent du public devient très vite « une
seconde nature », témoigne la députée. « Quand j’ai compris que j’avais mes chances
d’avoir l’investiture aux législatives, j’ai passé deux jours à enlever les photos de mes
enfants de mon compte Facebook. D’une certaine manière, j’ai dû cacher aux yeux du
monde une part de ce que je suis. » Son collègue Bruno Studer relate une expérience
similaire, lorsqu’il a refusé, peu après son élection, qu’une équipe de télévision
vienne chez lui et filme ses enfants.
La Croix [133]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
« Je ne suis pas qu’une femme politique, estime aussi Caroline Abadie. C’est très
limitant. Je suis aussi une entrepreneuse, une mère, une sportive… Mais c’est pour-
tant bien cette appellation qui m’a fait découvrir aux yeux des autres. Ce n’est qu’une
facette, mais elle nous dévore. »
Gauthier Vaillant
(1)
Les Candidats. Novices et professionnels en politique, PUF, 304 p., 22 €.
[134] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
acteur du dialogue
— Moi
Député français, j’ai également la nationalité britannique héritée du côté de mon
père, je parle volontiers de cette double nationalité qui figure dans tous mes profils
politiques. Néanmoins, je n’ai jamais présenté cette identité comme une double
culture, car je considère que mon identité est une composition multiple avec des
accents plus ou moins forts. Par exemple, je me sens très européen aussi.
— Eux
Avec le Brexit, j’ai été le témoin d’un modèle intégré dans la mondialisation, mais
avec une grande partie de la population qui se sent flouée, et dont la colère mute en
crise identitaire. Des deux côtés de la Manche, la classe politique prend conscience
d’une mauvaise gestion du territoire. Pendant la campagne présidentielle, nous
avons tout intérêt à tirer des leçons de l’expérience de nos voisins britanniques,
qui nous invitent à nous regarder dans le miroir.
— Nous
La France doit soigner ses politiques de redistribution, veiller à conserver encore
davantage les grands équilibres territoriaux, pour éviter les décrochages. Sur le
volet identitaire, nous devons composer avec notre propre héritage, qui diffère de
la culture anglo-saxonne. La République française s’est construite dans le conflit
avec le clergé, duquel a émergé le principe de laïcité, alors que le Royaume-Uni
a fondé une Église nationale il y a près de cinq cents ans.
Il y a des points communs, cependant : dans les deux pays, les responsables poli-
tiques ont cette tendance à parler de l’immigration comme d’un objet uniforme,
sans distinction entre l’immigration légale, illégale, intra- ou extra-européenne,
l’asile… Mais à mon sens, les sociétés sont plus apaisées lorsqu’elles pratiquent
la nuance et qu’elles font une lecture tolérante de leur doctrine. Mon histoire
personnelle me pousse à essayer de comprendre la perspective de l’autre. Cela
n’empêche pas d’être exigeant, quand il le faut.
La Croix [135]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
A Saint-Denis,
une flèche qui nous relie
— Le projet de reconstruction de la flèche de la basilique
de Saint-Denis, en Île-de-France, est accueilli comme
une opportunité pour modifier l’image de la commune.
E
n ce mardi de novembre, le marché de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)
déploie ses couleurs au pied de la basilique et de la mairie. Dans le soleil
d’automne, les tissus orientaux scintillent et, sur les étals, les Cocottes-Mi-
nute côtoient les plats à tajine. Née au XIIe siècle, la basilique gothique veille sur
le quotidien bigarré de cette ville dite « aux 80 nationalités », souvent citée pour
ses difficultés économiques et sociales, ses taux de chômage (22 %) et de pauvreté
(37 %). Ce matin-là, deux jeunes Togolaises de retour du marché sont entrées dans
l’édifice pour y déposer deux bougies, après avoir regardé « l’émission “Secrets d’his-
toire” sur sainte Thérèse à la télé » et « parce que c’est important ». « Ici, on voit l’arc-
en-ciel de Saint-Denis, souligne Danielle, bénévole martiniquaise de la paroisse,
tout en alimentant son petit stand en bougies neuves. D’ailleurs, ma collègue de
l’accueil va chez les Évangéliques et je rencontre souvent deux femmes musulmanes
qui viennent prier ici. »
Alors qu’en plein cœur de Paris, Notre-Dame attend de retrouver sa flèche, de l’autre
côté du périphérique, la basilique Saint-Denis aspire elle aussi à revoir ce doigt
pointé vers le ciel. Sa tour Nord et sa flèche furent démontées en 1846, après de vio-
lentes intempéries qui les avaient fragilisées. Elles devaient être remontées, mais
depuis plus de cent soixante-dix ans, les pierres sont restées à terre. La municipalité
n’a pourtant jamais abandonné le rêve de rendre au monument son intégrité. « La
première résolution du conseil municipal en ce sens date de 1848 », rappelle Julien
de Saint Jores, directeur de l’association Suivez la flèche, présidée par le maire de
Saint-Denis, qui porte le projet de reconstruction. Serpent de mer depuis les années
1970, celui-ci a gagné en consistance sous l’ancienne mairie communiste, avant
d’être accepté par l’État, propriétaire du monument, en 2018. Les fouilles devraient
commencer au printemps prochain, suivies des travaux de consolidation du mas-
sif occidental, pour un début de chantier à l’automne 2023. « Le temps est loin où la
basilique servait de toile de fond à la rivalité entre catholiques et communistes, sou-
rit Pierre Flament, militant CGT et membre de l’Action catholique ouvrière (Aco),
qui soutient le projet. Autrefois, l’Église aimait rassembler les communiants devant
la basilique pour manifester sa vitalité, tandis que certains communistes mettaient
un point d’honneur à ne jamais y entrer. Aujourd’hui, l’idéologie s’est estompée. On
essaie déjà de vivre tous ensemble, c’est assez de boulot comme cela. »
[136] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
Simon Lambert/Haytham-REA
Pour les Dionysiens, qui souffrent de la mauvaise image de leur ville, la basilique
est un motif de fierté. « Il s’agit non seulement de réparer une injustice mais aussi de
tirer la ville vers le haut », estime Jaklin Pavilla, ancienne conseillère municipale
(PCF). « Symboliquement, construire une flèche, c’est inviter chacun à se redresser,
quelle que soit son appartenance culturelle ou religieuse », confirme Julien de Saint
Jores, qui associe à l’entreprise une forte dimension politique : « À l’heure où cer-
tains pourraient stigmatiser Saint-Denis comme la ville du “grand remplacement”,
ce projet est un bel exemple d’un vivre-ensemble fécond. »
La Croix [137]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
Pour la communauté chrétienne, composée pour une large part de fidèles d’origine
antillaise et africaine, la basilique aussi permet de se réinscrire dans le temps long. « Ici,
l’assemblée dominicale est noire de monde, dans tous les sens du terme, sourit le jésuite
Christian Mellon, qui vit en communauté à Saint-Denis, heureux de cette diversité et de
cette ferveur. Et les 20 % de “visages pâles” sont souvent des Polonais ou des Portugais. »
Pour Jaklin Pavilla, catholique et originaire de la Guadeloupe, « la basilique permet de
redécouvrir une longue histoire qui nous précède et de nous y inscrire ».
La question financière s’est d’ailleurs détendue, depuis que les départements d’Île-de-
France ont fléché vers le projet une enveloppe de 20 millions d’euros, initialement pré-
vue pour Notre-Dame. Cette manne a conduit à l’abandon du projet initial, participatif
et s’étalant dans le temps. Désormais, la mairie voudrait voir la flèche prête en 2028,
afin d’appuyer sa candidature comme capitale européenne de la culture. S’il reste
favorable sur le fond au projet, Pierre Flament s’inquiète de ces nouvelles orientations.
[138] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
« Si le but ultime, c’est de rendre Saint-Denis plus belle, sans les habitants, pour haus-
ser les prix de l’immobilier et gentrifier le centre-ville, ce sera un échec », prévient-il…
Élodie Maurot
La Croix [139]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
A
trois cents mètres des arènes d’Arles, le café Le Tambourin est le repère
des aficionados de courses de taureaux. En cette mi-novembre, même si la
saison des ferias est terminée, c’est là qu’il faut se rendre pour rencontrer
Paquito. Stature de rugbyman, barbe poivre et sel, le « petit François » est une lé-
gende de la tribu Leal : cinq frères toreros et deux neveux, dont Juan, 28 ans, jeune
espoir. La photo colle parfaitement à une tradition bien ancrée dans la culture lo-
cale. Pourtant, même à Arles, il faut se méfier des clichés.
L’aventure commence au début des années 1960, par un hasard de trajet de train qui
dépose sur les bords du Rhône une famille de pieds-noirs. François, d’une fratrie de
onze enfants, n’a pas dix ans quand un copain de cité lui fait découvrir les toreros.
Ce fut le coup de foudre. Des années d’efforts plus tard, le voilà consacré, en 1987,
dans les arènes d’Arles lors de son « alternative » (la cérémonie qui fait le torero).
« J’ai dû me débrouiller tout seul, se souvient Paquito. C’est pour cela que j’ai décidé
de créer l’école taurine, en 1989. » Un centre qui compta jusqu’à une quarantaine
d’élèves et s’est révélé être une école d’intégration. Membre de la première pro-
motion, Rachid Ouramdane, alias Morenito d’Arles, n’a toujours pas déposé les
banderilles, torero jusqu’en 2005 et depuis peone (assistant du torero au sein d’une
quadrilla, l’équipe).
L’enfant d’origine algérienne a grandi dans le quartier Barriol. « Lors des fêtes tau-
rines, on allait aux lâchers de taureaux, boulevard des Lys, pour la bagarre d’œufs
et de farine, se souvient-il. Mais les arènes d’Arles, on n’y mettait pas les pieds. »
Rachid a douze ans lorsqu’il entre à l’école. Durant une dizaine d’années le minot
apprend une discipline et plus que cela. « J’ai découvert un pays, la Camargue, et
ses manades, les fermes d’élevage taurin. »
Barriol a donné une dizaine de toreros, assure Mohamed Rafaï, l’un des aficionados
les plus engagés. L’ancien éducateur développe les événements dans le pays d’Arles
qui compte plusieurs petites arènes, comme aux Saintes-Maries-de-la-Mer. « Cela
permet aux élèves de s’aguerrir et, comme l’entrée est gratuite, on fait découvrir aux
jeunes les courses taurines. » À ses débuts, l’école pouvait sortir quatre toreros
par an. Pas plus d’un, aujourd’hui, pour des promotions moins nombreuses. La
[140] La Croix
Identités, en parler sans se fâcher
concurrence sur le circuit, la difficulté à trouver des contrats incitent les respon-
sables à la retenue. « L’idée est d’abord que les enfants découvrent une culture, insiste
Mohamed Rafaï, pas d’en faire des professionnels. Les arènes sont une France en
miniature, diverse et populaire. Et ce qui fait le lien, c’est le taureau. »
En 2018, Mehdi est redevenu peone. « En pause », dit celui qui a gardé le sourire
mais perdu l’insouciance. « Je ne voulais plus m’user pour deux contrats par an. »
Il a repris depuis la direction de l’école taurine et transmet à son tour sa pas-
sion. Rachid, lui, a intégré la quadrilla du grand matador Emilio de Justo. Le
25 décembre, il part le rejoindre en tournée en Colombie. « La tauromachie, c’est
une école de la vie qui m’a ouvert des horizons », affirme le quadra. Et quand on lui
demande qui il est, il tranche : « Arlésien, torero et passionné. »
Bernard Gorce,
notre envoyé spécial à Arles (Bouches-du-Rhône)
La Croix [141]
Troisième partie - Nous/Construire une identité partagée
acteur du dialogue
Enseignant-chercheur à l’université
de Nouvelle-Calédonie(1)
— Moi
Je suis arrivé en Nouvelle-Calédonie il y a trente ans, sur un poste d’enseignant d’his-
toire-géographie. Depuis, je suis devenu enseignant-chercheur à l’université, où je
travaille sur le christianisme en Océanie. En arrivant, j’ai été rangé d’emblée dans la
catégorie des « zoreilles » (les métropolitains expatriés). Mon temps de résidence s’étant
allongé, je suis devenu un « calzor », la contraction de Calédonien-zoreille, et je mourrai
dans cette catégorie n’ayant, selon la formule consacrée, « aucun ancêtre au cimetière ».
— Eux
J’ai vite compris que la Nouvelle-Calédonie était une société très compliquée, où
le développement séparé des communautés est la règle. La notion d’identité y est
au cœur des relations interpersonnelles : personne ne cache son ethnie d’appar-
tenance, pas plus d’ailleurs que sa confession religieuse ou ses convictions philo-
sophiques. Mieux, certains choisissent leur ethnie. Les enfants d’un couple mixte,
Kanak-Blanc par exemple, choisissent à quelle ethnie ils veulent être intégrés. Cela
explique l’inexistence, pendant longtemps, d’une culture métisse. Les rapports
entre les uns et les autres sont parfois brutaux, sans doute hérités de la société péni-
tentiaire et des rivalités coloniales. Mais il existe des terrains neutres : les églises,
l’école, l’université, l’hôpital ou, de façon paradoxale, l’armée.
— Nous
Parmi mes étudiants, ceux qui s’expriment sont farouchement pour un destin commun
et une entente entre les groupes ethniques. Il va sans dire que j’aimerais bien assister à
l’affirmation d’une identité calédonienne inclusive, c’est-à-dire permettant à de nou-
veaux venus de s’y retrouver à terme. Mais nous n’y parviendrons qu’en réduisant les
inégalités économiques qui clivent les ethnies. Si l’on réussit à bâtir un pays avec la
volonté d’une véritable politique sociale et non un assistanat, alors on construira une
identité commune qui ne sera plus le décalque exotique d’une identité française, mais
une identité supplémentaire dans le monde océanien.
(1)
Auteur d’une Histoire du Pacifique, Perrin, 2008.
[142] La Croix